➕ L’antiquité rêvée

Avant d’habiter notre Moyen Âge imaginaire, la licorne fut à la Renaissance une figure de l’Antiquité rêvée des peintres, sculpteurs et écrivains. Elle était à Rome, à Troie, mais surtout en Égypte et à Babylone.

L’empereur Tibère, entouré de ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises.
Valère Maxime, Dits et faits mémorables, début du XVe siècle.
BNF, ms fr 290, fol 4

Sur une miniature des Dits et faits mémorables de Valère Maxime, l’empereur Tibère tel qu’on l’imaginait alors, et tel que nous imaginons aujourd’hui Charlemagne, devise avec ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises, sans que l’on sache très bien lesquelles. Il ne manque qu’un petit éléphant.

Dans un long traité de jurisprudence du XVIIe siècle, un passage sur les châtiments réservés aux condamnés est l’occasion d’une digression sur les jeux du cirque, où l’on apprend que « Flave Josephe en l’onziesme chap du quinziesme livre et au neufviesme du seziesme des Antiquités Judaïques: où il dit que Herodes roy de Judee ordonna grand nombre d’escrimeurs, de jeux de luttes & de course, qui se dévoyent faire de cinq en cinq ans, en l’honneur de Cesar. Et pour donner plus grand embat au peuple de Hierusalem, il fit chercher diligemment des bestes sauvages comme Lyons et autres animaux qui sont dignes d’estre mis en monstre, ou pour leur force, ou pour quelque chose singulière. […] Les jeux se faisoyent en public, & se monstroyent des bestes sauvages comme lubernes, tigres, chameaux, loups cerviers, rinoceros, ours, licornes, basiliques & autres semblables. ». L’auteur ayant eu la diligence d’indiquer des passages précis des Antiquités Judaïques, je suis allé vérifier ; le seul animal à y être nommément cité est le lion.

En 1470, deux érudits italiens, Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, rédigèrent un recueil, resté manuscrit, décrivant les antiquités de Rome. Sur l’un des premiers feuillets, une grande cage abrite une ménagerie exotique. Des animaux ramenés des quatre coins de l’empire, parmi lesquels une licorne, sont observés avec curiosité par des citoyens romains en justaucorps Renaissance, la dague au côté. Malgré la présence d’un lion, les bêtes cohabitent très pacifiquement.

Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, Collectio antiquitatum, circa 1470.
Princeton University Library, ms Garrett 158, fol 12 r

Un passage ambigu de la guerre des Gaules, où l’on voit aujourd’hui un renne ou un élan, a été interprété comme décrivant un animal unicorne. Jules César avait ensuite passé quelques temps en Égypte, qui était, plus que la Gaule, un coin à licorne. Il n’en fallait pas plus aux peintres ou graveurs de la Renaissance, illustrant le thème classique des triomphes de César, pour faire défiler une licorne aux côtés des plus classiques éléphants. La blanche bête n’apparait pas sur la série la plus connue, les fresques d’Andrea Mantegna pour le palais ducal de Mantoue, mais elle est là, solitaire, sur une série de gravures de Jacob de Strasbourg, réalisées une dizaine d’années plus tard, en 1504, et fréquemment recopiée. César, qui trône un peu plus loin sur un char richement décoré, ne monte pas l’animal, mais la légende précise bien qu’il s’agit du « cheval de César ». Si c’est une licorne d’Égypte, le jeune cavalier souriant est sans doute Césarion, le fils de César et Cléopâtre. On peut aussi voir dans cette licorne un cousin du Bucéphale unicorne, voire imaginer que le graveur a mélangé les récits concernant Alexandre et César.

Le dessin laisse cependant un léger doute, la corne pouvant être factice, attachée au front de l’animal par des sangles de cuir. Dans d’autres représentations, c’est clairement le cas, et la fausse corne fixée au chanfrein comme elle l’était sur les chevaux de tournoi, est alors un signe de la noblesse des cavaliers. Sur une édition de la Vie des douze césars de Suétone, la même gravure représentant un personnage dont la barbe fournie, la couronne ornée d’une croix et le blason à l’aigle bicéphale font, là encore, plus penser au Saint Empire romain germanique qu’aux débuts de l’empire romain est utilisée pour les douze empereurs.

Les anciens avaient leurs chariots de guerre à faux tranchantes, les Chars de leurs Princes, ceux de leurs Triomphateurs, & ceux de leurs Divinités. Les uns étaient tirez par deux chevaux seulement, les autres par quatre, six, huit, ou dix attelés de front. Ils y attelaient aussi quelquefois des lions, des ours, des licornes, des bœufs, des cerfs ,des éléphants, des rhinocéros, des dragons, des aigles, des loups, des daims, et d’autres animaux selon les diverses choses qu’ils voulaient représenter. Pour représenter les licornes, les éléphants, et quelques autres animaux, on se sert des chevaux que l’on déguise en diverses formes. On travestit aussi des hommes en ours, en lions, en tigres, et en autres animaux de basse taille.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

S’il y avait des licornes à Rome, vraies ou fausses, il y en avait bien sûr en Grèce. Bien que le texte n’en dise jamais rien, elles figurent ici et là sur les illustrations de plusieurs manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César, une compilation mêlant récits bibliques, histoire grecque et histoire romaine.

Sur une miniature en pleine page de l’Histoire de la destruction de Troye de l’auteur italien Guido delle Colonne, on distingue sur les bas-reliefs ornant la salle du conseil de Priam, roi de Troie, deux armées se préparant à la bataille. Les grecs, à gauche, sont menés au combat par un capitaine à cheval ; leurs adversaires exotiques, Perses ou Mèdes, sont commandés par un guerrier monté sur ce qui est soit une licorne au long cou, soit une girafe unicorne. Une adaptation anglaise de ce roman, le Livre de Troie de John Lydgate, décrit longuement les effrayantes bêtes sauvages sculptées sur les remparts de Troie, parmi lesquelles éléphants, tigres, griffons et licornes.

At every tour wer grete gunnys sette
For assaut and sodeyn aventurys;
And on tourettis wer reysed up figurys
Of wylde bestis, as beris and lyouns,
Of tigers, bores, of serpentys and dragouns
And hertis eke with her brode hornes,
Olyfauntes and large unicornes,
Buglis, bolys, and many grete grifoun,
Forged of brasse, of copur and latoun,
That cruelly by sygnes of her facys
Upon her foon made fel manacys.

— John Lydgate, Troy Book, circa 1420

Une autre chronique du début du XVIe siècle, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, décrit des jeux sportifs tenus devant les remparts de Troie. Le meilleur lutteur remporte une peau de lion. Le coureur le plus rapide gagne une statue de tigre en argent massif. « Le plus grand sailleur[1] et le plus léger avait la corne précieuse d’une licorne, mise en œuvre et étoffée richement d’or fin, ensemble une jeune pucelle serve et esclave de l’âge de quinze ans, singulière en beauté, bien endoctrinée en tout ouvrage d’aiguille et de broderie[2] ».

L’Astrée, de Honoré d’Urfé, est un roman fleuve dont l’action, ou les actions car c’est assez embrouillé, se déroulent dans une Gaule mythique peuplée de druides, de fées, de héros et de bergers  et dans les forêts de laquelle vivent, certes rares, lions et licornes. On peut voir dans ce texte de 1607 un roman nationaliste, participant à la construction politique d’une identité gauloise, donc française, au sortir des guerres de religion. La licorne et le lion étaient donc aussi gaulois.

Érudits et collectionneurs ont longtemps pensé que l’image de la vierge et de la licorne nous venait de l’antiquité grecque ou romaine, voire égyptienne. Il n’est pas rare de voir des médailles, sculptures ou camées datant sans doute de la Renaissance décrits dans des recueils comme des pièces antiques. En 1612, dans son traité des symboles de la sagesse égyptienne, le père jésuite Nicolas Caussin consacre même deux chapitres à l’image de la vierge et de la licorne[3].

Du XVIe au XIXe siècle, toute l’Europe savante s’est passionnée d’abord pour les hiéroglyphes, puis pour les ruines de Persépolis, dont les bas-reliefs ont été plus ou moins bien reproduits dans de nombreux ouvrages. Des animaux de profil dont il n’est  pas certain qu’ils aient été unicornes, et qui avaient plutôt des silhouettes bovines, deviennent, sur les planches d’ouvrages traitant des Antiquités de Perse ou des Coutumes des anciens peuples, de très élégantes licornes.

Bref, si tout le monde ne pensait sans doute pas qu’il y ait eu des licornes à Rome, Thèbes ou Troyes, leur présence à Karnak, Babylone ou Persépolis ne faisait guère de doute.


[1] Danseur.
[2] Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, Lyon, 1549, p.130
[3] Nicolas Caussin, De Symbolica Ægyptiorum Sapientia, Paris, 1612, p.686 sq.

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