Des trois tableaux représentant la belle Giulia Farnese en dame à la licorne, seuls deux sont reproduits dans mon livre. Les voici donc accompagnés du troisième, ainsi que de quelques unes des représentations de vierges et de licornes dans les nombreux palais et jardins de la belle Giulia et de sa famille.
Pour comprendre toute la petite histoire de licorne et de fausse vierge qui se cache derrière les tableaux ci-dessous, il vous faudra lire mon livre….
Avant d’être l’épouse du Christ (quel surnom!), la belle Giulia était celle d’Orsino Orsini. Cela explique cette peinture du château de Vasanello, propriété des Orsini, représentant les animaux emblématiques des deux familles.
Dans les diverses propriétés de la famille Farnese, et tout particulièrement celles dont les décorations furent commandées par Giulia et son frère le pape Paul III, les licornes sont partout. La plupart sont accompagnées de belles dames légèrement vêtues et à la virginité pour le moins douteuse.
Dans la villa Farnese à Caprarola, au Nord de Rome.
Tout près de là, dans le Castello Farnese de Carbognano, où résida longtemps Giulia Farnese.
Les poses des vierges et des licornes dans les appartements romains du pape Paul III, frère de Giulia, au Castel Sant’ Angelo, sont particulièrement suggestives, et cela est bien trop systématique pour ne pas être intentionnel. Des licornes assez ambigües décorent d’ailleurs également le livre d’heures d’Alessandro Farnese, aujourd’hui à la Morgan Library de New York, mais je n’ai pu en trouver d’images de bonne qualité.
Les fresques du Palais Farnese de Rome, aujourd’hui ambassade de France, sont plus violentes et moins érotiques.
Les Farnese, dont je parle dans mon livre, ne furent pas la seule grande famille italienne de la Renaissance à faire de l’unicorne son emblème. La licorne des Farnese était sensuelle, celle des Este était politique et religieuse, et celle des Borromée plutôt guerrière.
À la vierge à la licorne des Farnese, la famille rivale des Este, à Ferrare, préféra l’autre scène emblématique, l’autre légende, celle de la licorne purifiant les eaux pour que les autres animaux puissent la boire en toute sécurité.
Borso d’Este (1413-1471) avait deux animaux emblématiques, la licorne et le worbas. Ce dernier, corps de lynx, queue de sirène et ailes de griffon, est absent du bestiaire médiéval et semble bien être une invention de la Renaissance allemande ou italienne. Selon l’image qu’il voulait donner, dangereuse ou pacifique, guerrière ou diplomate, le rusé Borso préférait l’une ou l’autre créature.
Toutes deux figurent sur bien des pages de ce qui est sans doute le plus beau manuscrit enluminé du XVIe siècle, la bible de Borso d’Este, aujourd’hui à la bibliothèque de Modène. La licorne y est le plus souvent représentée seule, dans une position accroupie, assise sur ses pattes arrière, trempant la pointe de sa corne dans une fontaine, devant un palmier symbole de la résurrection. On la voit aussi parfois aux côtés d’un cerf, autre animal christique, ou s’attaquant à un dragon, donc un serpent, figure du démon. Le message est politique autant que religieux, mais on est très loin, chez le brutal Borso, des double sens et de l’érotisme de l’iconographie farnésienne.
En 1542, accompagné de l’empereur Frédéric III de retour de Rome où il venait d’épouser Eléonore de Portugal, Borso d’Este fit dans Ferrare une entrée remarquée, «dans un char tiré par quatre licornes artificielles, sur lequel se trouvait un palmier dans lequel était assise la Charité brandissant une torche enflammée[1] » – sobre et de bon goût.
Les quelques mariages entre les deux grandes familles rivales des Este et des Farnese auraient pu donner à quelque peintre de cour l’idée de représenter les deux scènes de la vierge à la licorne et de la licorne purifiant les eaux sur le même tableau. J’ai cherché un peu, mais je n’ai rien trouvé.
Plus au Nord, la famille lombarde des Borromée adopta au XVe siècle des armoiries complexes, sur les lesquelles une licorne rampante pointe sa corne vers un serpent. Ce serpent, de la bouche duquel s’échappe un enfant, était l’emblème des Visconti, famille alliée des Borromée, mais la licorne était l’ennemie des serpents. On peut donc, selon l’humeur, voir dans la scène une signe de l’alliance indéfectible entre les familles, également illustrée par le fameux nœud borroméen, ou une sorte de mise en garde…
Quoi qu’il en fut, la licorne des Borromée était un animal puissant, rapide et sauvage, que l’on n’imagine ni se reposant dans le giron d’une jeune vierge, ni même prenant le temps de tremper tranquillement sa corne dans les eaux d’un fleuve. Elle est rampante, debout sur ses pattes antérieures, sur le blason familial. Elle est mise en scène sans finesse dans les palais et jardins baroques que la famille Borromée fit construire au XVIIe siècle sur Isola Bella, l’une des îles du Lac Majeur.
Surplombant les jardins, une statue de licorne montée par un amour ailé y semble prête à s’envoler – mais elle n’a pas d’ailes, cela viendra bien plus tard.
La licorne est aussi à l’honneur sur deux des tapisseries flamandes du XVIe siècle qui décorent la galerie du palais. Sur l’une, une variante de la scène traditionnelle du combat entre le lion et la licorne se termine d’une manière plus favorable à cette dernière, qui embroche sur sa corne le fauve coincé contre un arbre. Sur l’autre, une licorne grise à l’épaisse crinière tient tête aux attaques de deux lions, une panthère et un dragon. Plus ancienne que le palais, cette suite de tentures montrant des combats d’animaux, peut-être issue du même atelier que la série à la girafe unicorne qui se trouve à Cracovie au musée du Wavel, n’a pas été réalisée pour les Borromée, mais la présence de la licorne au centre de ces deux scènes a certainement motivé son acquisition.
Virginale et érotique chez les Farnese, christique et pacifique chez les Este, fière et sauvage chez les Borromée, la licorne de l’Italie de la Renaissance pouvait donc, selon les besoins et les circonstances, hériter de l’une ou l’autre des qualités, des natures disait-on alors, de l’unicorne médiéval.
[1] Edmund G. Gardner, Dukes and Poets of Ferrara, 1904, p.75.
II y a eu des licornes sur les jeux de cartes, sur les tarots, sur les échiquiers, sur les jeux de l’oie, et il y en a aujourd’hui sur les jeux de société pour les plus jeunes, mais aussi pour les adultes.
Sur les premiers jeux de cartes fabriqués en Europe au début du XVe siècle, les imprimeurs avaient encore le choix des séries, des couleurs, le plus souvent des végétaux ou animaux. Si la licorne n’eut jamais droit à une série entière, elle côtoie parfois ses cousines les biches. Dans les jeux de cartes allemands des XVIe et XVIIe siècles, dont les couleurs étaient carreaux, cœurs, glands et grelots, les glands sont fréquemment illustrés par des cerfs, et la carte où la licorne se rencontre le plus souvent est le deux de glands, ce qui fait un peu d’elle un cervidé.
Sur un jeu parisien du XVIIe siècle dont les as sont des animaux tenant des drapeaux, l’as de coupes est un cheval, celui de deniers un lion, celui de bâton un aigle ou un griffon, et celui d’épée une licorne ; sans doute le graveur a-t-il assimilé à une lame la longue corne de l’animal. Sur un autre, l’as de pique est encadré par deux licornes, et le deux de cœur illustré d’un cheval et d’une licorne. Les cartiers, comme tous les imprimeurs-libraires-éditeurs, avaient aussi parfois pour logo une licorne, que l’on retrouve alors sur le bouclier de l’un des valets.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est par les jeux de tarot que les animaux, disparus de jeux classiques de plus en plus standardisés, reviennent sur les cartes à jouer. Les atouts sont illustrés par des scènes animalières réalistes – un chien chassant, un chat rapportant un poisson. Comme ceux, apparus au XIXe siècle et encore utilisés aujourd’hui, qui illustrent les inégalités sociales, ces tarots étaient destinés au jeu et non à la cartomancie ; même si les cartiers s’efforçaient de rester à peu près logiques, il ne faut pas donner trop de sens au fait que telle bête figure sur tel ou tel arcane. À l’exception de l’ours, qui illustre toujours le 21ème et dernier atout, les animaux représentés peuvent figurer sur plusieurs cartes. On voit souvent la licorne sur les arcanes VII (le chariot) et VIII (la justice), ce qui peut faire sens, mais aussi sur le XIIe atout (le pendu), allez savoir pourquoi. Plus significatif est le fait qu’elle côtoie le chien, le chat, le lapin, l’ours, le lion ou la grenouille, des animaux qui n’ont rien de fantastique.
Aujourd’hui, bien sûr, les licornes sont partout, et donc sur les jeux de cartes. Vous pouvez acheter des jeux de poker des plus classiques, des Bicycle, avec au dos une licorne qui combine posture héraldique et reflets arc-en-ciel. Côté tarot, des jeux de divination très kitsch, vaguement new-age et plus hideux les uns que les autres, ont une licorne, parfois deux ou trois, sur chaque carte. J’ai pris les photos sur Amazon, et je vous jure que je n’ai pas choisi les plus moches.
Le seul qui ait du charme est sans doute le tarot d’ambre, inspiré des romans lourds et datés de Roger Zelazny mais illustré par la talentueuse Florence Magnin, dont la technique n’est pas sans rappeler celles des enlumineurs du Moyen Âge. Ses originaux, à peine plus grands que les dessins imprimés, ressemblent à des miniatures.
Dans les nombreuses variantes du jeu d’échecs proposées au Moyen Âge et à la Renaissance, il arrive que l’une des nouvelles pièces soit baptisée licorne – ou rhinocéros, ce qui est la même chose. L’un des jeux présentés dans le fameux Livre des jeux d’Alfonse le Sage, qui se trouve à la biliothèque de l’Escurial à Madrid, se joue sur un échiquier de 12 x 12 cases. Chaque joueur y dispose de deux licornes, des pièces d’attaque qui font d’abord un saut de cavalier puis se déplacent comme des fous
En Catalogne, les auques étaient des tableaux quadrillés servant de support à des jeux de dés et à la divination. Beaucoup ont pour thème les animaux, et la licorne y est bien sûr présente. Les jeux de l’oie ont été particulièrement populaires en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècle, et la licorne y occupe aussi souvent l’une des cases, sans y avoir d’effet particulier.
J’ai acheté chez un antiquaire parisien cette petite licorne en ivoire, ivoire d’éléphant et non de narval, qui a bien la silhouette et la taille d’une pièce d’échecs des années 1900. Si c’est le cas, ce n’est sans doute qu’un cavalier auquel le sculpteur s’est amusé à donner une silhouette.
Plus récemment sont apparus les jeux de société modernes, avec leurs thèmes et leurs règles. Curieusement, alors même que créer des jeux de société est mon métier et que j’ai fait une thèse d’histoire sur les licornes, je n’ai pas combiné les deux pour traiter en jeu de société course de licornes ou chasse à la licorne. Quelques amis illustrateurs se sont quand même amusé à dessiner des licornes sur quelques cartes des plus médiévalisants de mes créations Castel, Citadelles ou Ménestrels.
M’étant fait doubler, Je vais donc vous parler des jeux des autres. Pour les tout-petits, Licornes dans les Nuages est bien plus intéressant que ne le laisse supposer sa boite rose bonbon. Pour les plus grands, on reste dans les tons roses, mais on passe clairement au second degré. Unstable Unicorns est un succès commercial, en grande partie du fait de ses illustrations pleines d’humour, mais le jeu est quand même d’un intérêt très limité. Préférez-lui Kill the Unicorns ; on n’y tue pas vraiment les licornes, on les vend aux gnomes, et ce qu’ils en font ensuite ne nous regarde pas. C’est un jeu d’enchères très dynamique, un peu dans le style de mes propres créations – je n’en parle donc pas parce qu’il est distribué par le probable futur éditeur de ce livre. Dans Unicorn Fever, dont l’un des auteurs est mon ami (et éditeur de mon jeu de vampires) Lorenzo Silva, des licornes de toutes les couleurs font la course sur un arc en ciel. Les teintes dominantes de tous ces jeux ne sont plus le blanc des unicornes de la Renaissance, mais bien le rose bonbon et le bleu ciel des licornes enfantines d’aujourd’hui.
C’est à la littérature médiévale fantastique anglo-saxonne que les univers riches mais simples du jeu de rôles et du jeu video ont emprunté leurs nombreuses licornes. Les licornes de ces Moyen Âges fantasmés y sont donc le plus souvent blanches et pures, ou à l’inverse noires et cruelles. Ces derniers temps, signe que ces médias sont devenus suffisamment adultes pour se permettre le second degré, elles tournent parfois au rose.
Et un dernier conseil – on ne joue pas à saute-mouton avec une licorne.
Grylles, grotesques et chimères, les étranges créatures hybrides ou monstrueuses qui décorent certains manuscrits médiévaux, sont aussi souvent un peu licornes. Et là encore, j’ai des dizaines d’images qui n’ont pas trouvé place dans mon livre.
On appelle grylles les créatures étranges, humains déformés ou hybrides d’hommes, d’animaux et de plantes, qui se battent ou parfois se cachent dans le décor des manuscrits médiévaux. On les croise aussi, plus rarement, sur les frises sculptées ou les chapiteaux des églises, et dans des tableaux comme ceux de Jérôme Bosch.
Dans les marges de ces deux livres d’heures, tous deux copiés et enluminés à Bruxelles, par la même équipe, au début du XVe siècle, se promènent toutes sortes de créatures unicornes, bipèdes et quadrupèdes, qui n’ont en commun qu’une corne droite et spiralée.
Si quelques unes de ces étranges créatures participent à des scènes moquant la réalité du temps, la plupart n’ont guère de signification particulière. Ils nous montrent cependant que les hommes du Moyen Âge, au delà des discours religieux, étaient bien conscients tout à la fois de l’absurdité du monde et d’une certaine continuité entre l’humain, le végétal et l’animal.
L’enlumineur a horreur du vide, et dans les plus beaux manuscrits, chaque fin de ligne était l’occasion de peindre parfois une longue bande de motifs géométriques ou végétaux, parfois une drôle de bestiole, un reptile dont le long corps se termine, dans la mage à droite de la page, par une tête d’évêque, de roi, de chevalier, de cerf ou de licorne.
Revoici d’ailleurs le livre d’heures de Cambridge dont je vous parlais la semaine dernière dans mon post sur les licornes gambadant dans les marges – d’autres licornes semblent vouloir s’y échapper du texte.
Beaucoup de ces grylles, grotesques et chimères sont cornus, et plus souvent qu’à leur tour unicornes. À la fin du Moyen Âge, comme les licornes, ils ne disparaissent pas des manuscrits et se contentent de se faire plus discrets se cachant, comme les singes, licornes et hommes sauvages, dans les entrelacs végétaux un peu trop bien rangés qui envahissent les marges.
Ménestrels est un petit jeu de cartes, que j’ai conçu avec mon amie Sandra Pietrini, qui a fait sa thèse sur les troupes de théâtre ambulantes à la fin du Moyen Âge. Chaque joueur y gère une troupe d’acteurs, de musiciens et d’acrobates et s’efforce de donner le plus beau spectacle aux nobles du coin, et surtout à la cour royale. Il a été illustré par mon ami David Cochard, qui a bien compris l’esprit des grylles médiévaux et en a mis sur toutes les cartes. Plusieurs, bien sûr, sont unicornes.
Si quelques unes en ont peut-être un, il serait certainement vain de chercher un sens à toutes les licornes qui galopent dans les marges des bréviaires ou des livres d’heures des XIIe et XIIIe siècles, puis qui se cachent dans les entrelacs de feuillages de ceux des XVe et XVIe. Ce n’est pas une raison pour ne pas vous en montrer quelques unes qui n’ont pu trouver leur place dans un livre qui manque sans doute un peu de marges.
L’enlumineur de ces deux bréviaires copiés vers 1300, aujourd’hui à la bibliothèque de Cambrai, a dessiné dans les marges de nombreuses scènes de chasse, dont certaines mettent en scène des créatures fantastiques, voire monstrueuses. Les chasses à la licorne, parfois à courre, y sont représentées sur le modèle de la casse au cerf.
Parfois, des singes, figures récurrentes des décors enluminés de l’époque, se mêlent à la chasse, sans que l’on sache bien s’ils sont complices des chasseurs ou amis des licornes, ou s’ils profitent juste de l’occasion pour s’amuser un peu. C’est en particulier le cas sur les productions d’un atelier d’enluminure flamand dont je parle dans un autre post.
Une grande partie de l’humour médiéval nous échappe sans doute, faute de références, mais quelques gags que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans des bandes dessinées sont encore très actuels. Des enlumineurs malins exploitaient ainsi le recto et le verso des feuillets, et le lecteur surpris devait sans doute prendre garde à ne pas rire trop bruyamment pendant l’office. Si le gags graphiques mettent plus souvent en scène singes, lapins, renards ou escargots, la licorne s’y glisse parfois.
La scène de la licorne piégée par une jeune et jolie vierge, empruntée aux bestiaires, se retrouve bien sûr également dans les décors marginaux de bien d’autres manuscrits, comme par exemple ce psautier du début du XIVe siècle, aujourd’hui à la bibliothèque de Metz.
Si leur nombre reste inférieur à celui des singes, des lapins ou même des biches, les licornes sont une figure assez fréquente des décors, qu’ils soient réalistes, fantastiques ou burlesques. Elles sont assises sur le bord des lettrines ou gambadant au dessus du texte, parfois chevauchées par des singes, sur les pages des bréviaires, psautiers et livres d’heures des XIIIe et XIVe siècle. En voici donc une dizaine d’autres, un peu au hasard.
Les marges des manuscrits des XVe et XVIe siècle sont plus chargées, parfois même un peu confuses. Les animaux s’y perdent de plus en plus dans une végétation envahissante. Les licornes y ressemblent plus à celles que nous connaissons aujourd’hui, blanches, mi-caprines mi-équines, sabots fendus. Sur le premier feuillet d’un manuscrit, ou revenant régulièrement toutes les dix ou douze pages, elles peuvent être une sorte d’ex-libris indiquant le propriétaire originel de l’ouvrage, en particulier lorsqu’elles sont accolées, ou colletées, c’est à dire arborent un collier ou une couronne autour du cou.
Le plus souvent cependant, elles restent purement décoratives, comme celles des manuscrits plus anciens. Dissimulées dans les feuillages, certaines sont juste un peu plus difficiles à débusquer.
Et elles continuent à entretenir avec les singes des relations bizarres.
Ces licornes marginales qui n’ont le plus souvent pas de sens particulier, se croisent dans les manuscrits mais aussi sur les chapiteaux ou les frises sculptées des églises, qui sont aussi des marges, des lieux où tout n’a pas nécessairement de sens. Voici une licorne suivie par deux animaux plus difficilement identifiables sur une frise murale de l’église Sainte Marie de Bloxham, en Angleterre.
Quand les licornes se laissent encore par une jeune vierge, ou à la fin du Moyen Âge s’approchent des fontaines, les images prennent plus de sens – mais ces histoires là, je les raconte dans mon livre.
Une série de six gravures de Jean Duvet, vers 1560, font un curieux récit de chasse à la licorne où s’entremêlent l’antiquité grecque, les légendes médiévales et les guerres de religion.
Je pensais d’abord ne citer ici que très incidemment la série de gravures sur cuivre en taille-douce du Langrois Jean Duvet, parfois appelé le Maître à la licorne, réalisées vers 1560. N’appréciant guère son style très particulier, à la fois naïf et surchargé, qui a la complexité de celui d’Albrecht Dürer sans jamais en avoir l’évidence, je n’avais jamais vraiment regardé de très près ces six images. Elles présentent un récit quelque peu alambiqué et inhabituel de la chasse à la licorne, mêlant références antiques, légendes médiévales et clins d’œil à l’actualité du temps. Bref, je n’aimais guère et n’y comprenais goutte.
Mais bon, plus ce projet de livre et de site a pris un tour encyclopédique, plus il était difficile de continuer à ignorer une série de gravures qui est l’un des deux seuls exemples iconographiques de chasse à la licorne soigneusement scénarisée, l’autre, plus ancien d’un demi-siècle, étant les sept tapisseries vertes du musée des Cloisters. Les deux récits ont quelques points communs : la licorne trempe sa corne dans les eaux où vont s’abreuver les autres animaux, se défend lorsqu’elle est attaquée, puis tombe dans le piège d’une jeune vierge. Rien ne suggère cependant que Jean Duvet ait pu connaître les tapisseries et s’en inspirer, et on ne retrouve pas dans les gravures, où la licorne n’est pas tuée, les allégories religieuses des tentures.
La licorne des gravures, dont on ne peut savoir si l’artiste l’imaginait blanche, n’est donc guère christique. Au corpus légendaire médiéval sur la bête s’ajoutent des références iconographiques à l’antiquité gréco-romaine. Les chasseurs, dont aucun ne peut être l’ange Gabriel, sont vêtus de toges ; Diane chasseresse est au côté du roi auquel ils présentent des fumées de licorne – les fumées du Christ, ce ne serait pas du meilleur goût. La licorne n’est d’ailleurs pas mise à mort, elle est capturée vivante à l’issue d’une chasse à courre, puis exhibée en triomphe sur un char tiré par des chiens, scène qui semble être un unicum. En arrière de la licorne chevauchée par un amour venu des triomphes de Pétrarque, le roi pose une couronne sur le chef de la jeune vierge, dont on ne sait pas bien si elle est aussi Diane chasseresse. Sur ce qui est sans doute la dernière gravure de la série, roi et reine reine tiennent tous deux par la bride une licorne enguirlandée. Saturée de symboles et de références, cette chasse à l’unicorne est moins naturaliste encore que celle des tapisseries, mais sa lecture allégorique est aussi embrouillée que la composition des gravures.
Nous sommes dans le contexte des guerres de religion et de l’affirmation de la puissance royale. Jean Duvet, ardent catholique, avait organisé la mise en scène de l’entrée à Langres d’Éléonore d’Autriche, épouse de François Ier, puis représenté plusieurs fois Henri II sur d’autres gravures. On peut donc légitimement penser que cette chasse à courre d’un animal plus noble encore que le cerf, se terminant en couronnement et en triomphe, est une mise en scène du rôle providentiel du roi de France. Cela expliquerait notamment la présence, inquiétante et inhabituelle, d’un gibet en arrière-plan de la capture de la licorne, qui figurerait le châtiment des hérétiques qui ne se soumettent pas, comme la licorne, à la puissance royalei[1].
Si le roi représenté sur les gravures est Henri II, il est bien sûr tentant de voir dans la présence de Diane chasseresse une allusion à sa maîtresse Diane de Poitiers. Le procédé, qui n’est pas d’une grande finesse, a été utilisé sur plusieurs peintures par d’autres artistes[2].
L’œuvre la plus connue de Jean Duvet est sa série de vingt-huit gravures illustrant l’Apocalypse. Il a pourtant longtemps été appelé Le maître à la licorne alors que la bête n’apparait que sur les scènes de la chasse, et peut-être sur une gravure dont il n’est pas certain qu’elle doive lui être attribuée et qui reproduit l’Allégorie au miroir solaire de Léonard de Vinci,. Cette image, peut-être alchimique, montre un impressionnant combat entre une licorne, un dragon, un ours, un lion et une panthère.
C’est un lion qui rampe et rugit sur le blason écossais, et c’est un peu par hasard que la blanche licorne héraldique est devenue l’animal emblématique de l’Écosse.
La licorne blanche est l’animal emblématique de l’Écosse. On la croise partout, dans les Lowlands et les Highlands, sur les vitres et les enseignes des pubs. Elle trône au sommet des Mercat Cross, ces colonnes de pierre qui indiquent la place du marché, tenant entre ses pattes un écu portant non pas le blason écossais, mais le drapeau national, une croix de Saint-André sur champ d’azur. Sur le blason écossais rampe en effet un lion de gueules sur champ d’or, mais tout comme la licorne figure aujourd’hui l’Écosse et le dragon le pays de Galles, le lion est aujourd’hui au Royaume Uni l’emblème de l’Angleterre – qui a pourtant sur son blason traditionnel trois léopards d’or sur champ de gueules. Comment expliquer cette bizarrerie, cette schizophrénie symbolique ?
À la fin du Moyen Âge, les armes des royaumes et des grandes familles se sont enrichies de figures nouvelles, en support et en cimier. C’est à cette occasion que la licorne, jusque-là peu présente sur les anciens blasons, a réellement commencé sa carrière héraldique. Au XVe siècle, sous le règne de James II (1460-1488), deux licornes sont venu encadrer les armes écossaises, sans autre raison sans doute que le fait que l’animal était alors à la mode.
En 1480, au mariage parisien de la reine d’Écosse Marie Stuart avec le dauphin de France, le futur et éphémère roi François II, défilèrent en son honneur « douze belles licornes sur lesquelles estoient montez jeunes princes, tant richement vestuz et acoustrez que sembloit que le drap d’or et d’argent ne coustassent riens[1] ». Les belles cavales ainsi déguisées symbolisant d’une part le royaume de la jeune princesse, et d’autre part sa pureté et sa beauté, c’était assez bien trouvé. De 1484 à 1525, les rois d’Écosse frappèrent des pièces d’or appelées licorne, ornées d’une licorne accroupie (eh oui, en héraldique accroupi se dit accroupi, ça m’a surpris) accolée (ayant autour du cou) d’une couronne et tenant le blason écossais. Il y eut même des demi-licornes, sur lesquelles la bête est aussi entière que sur les licornes.
Voilà, ma foi ! des pièces de monnaie écossaises, anglaises et étrangères des XVe et XVIe siècles, et quelques-uns de ces articles rari et rariores, etiam rarissimi. Voici le bonnet de Jacques V ; la licorne de Jacques II ; le vieux teston d’or de la reine Marie, avec son effigie et celle du dauphin… — Walter Scott, L’Antiquaire.
Tout cela n’aurait cependant pas suffi à faire de la licorne l’emblème de l’Écosse si, lors de l’union de 1603, le roi James (I ou VI, c’est compliqué) n’avait astucieusement décidé de faire supporter les armes du nouveau Royaume-Uni à dextre par un lion, qui s’occupait jusque-là des armes anglaises, et à sénestre par une licorne venue d’Écosse. Ainsi est née la tradition de représenter le Royaume Uni par un lion anglais et une licorne écossaise, et ce alors même que lion et licorne ne sont que des supports, donc des figures héraldiques secondaires et, en principe, de bien moindre importance que ce qui se trouve à l’intérieur de l’écu. Cela illustre bien la place de la licorne en héraldique, importante mais marginale, renaissante plus que médiévale.
Je pensais avoir terminé ce livre, et me trouvais un peu court sur les licornes d’Écosse, lorsque la British Library a très opportunément mis en ligne un très bel armorial écossais, le Harley ms 115, de la toute fin du XVIe siècle, peu avant l’union des deux royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Aucune licorne n’y apparaît sur les écus d’une centaine de clans, mais on en compte une dizaine en support ou en cimier, dont quelques-unes assez intéressantes.
Sur l’armorial de Gilles de Bouvier, dit Berry, héraut d’armes du roi de France Charles VII, les deux seuls écus à la licorne sont ceux de nobles écossais, Charleston et Samuelston, ses alliés dans la guerre contre les anglais.
[1]J.B.A.T. Teulet, Relations politiques de la France et de l’Espagne avec l’Ecosse au XVIe siècle, Paris, 1862, vol.1, p. 310 sq.
mprimeurs, éditeurs, papetiers, relieurs, tout ce petit monde a, dès les débuts de l’imprimerie, fréquemment pris la licorne pour emblème. On la croise dans les filigranes, sur les marques d’imprimerie, dans les lettrines, et aujourd’hui encore sur bien des ex-libris.
Vous ne connaissez sans doute qu’une licorne de papier, celle en origami argenté du film Blade Runner, mais elle n’est que la dernière d’une très longue série. Depuis le Moyen Âge, la bête unicorne semble avoir des affinités mystérieuses avec le monde du papier, de l’imprimerie, de l’édition.
Le filigrane, ou marque d’eau, est un dessin qui apparaît en transparence sur une feuille de papier. La technique date du XIIIe siècle et le tracé, réalisé à l’aide d’un fil de cuivre ou de laiton posé sur le tamis, est nécessairement grossier. Le filigrane permettait de connaître l’origine d’un papier, et permet aujourd’hui à quelques passionnés d’entretenir des bases de données hallucinantes classant et comparant plusieurs dizaines de milliers de dessins utilisés du Moyen Âge à l’époque moderne.
À en croire ces catalogues, la blanche bête fut du XIIIe au XVIIe siècle non seulement l’animal fabuleux, mais même l’animal le plus représenté sur les marques d’eau. Un recensement récent des filigranes entre 1342 et 1663 a trouvé 1496 licornes, les deux autres créatures fabuleuses les plus souvent représentés, le dragon et le griffon, apparaissant respectivement 763 et 195 fois[1]. Malgré la grossièreté du trait imposée par la technique, les artisans ont parfois représenté avec soin quelques détails caractéristiques de la licorne, sabots bifides ou corne spiralée.
La licorne symbolise pureté et chasteté ; l’usage des filigranes est apparu au XIIIe siècle ; il n’en fallut pas plus, dans les années 1900, à quelques historiens romantiques un peu trop férus de symbolisme pour imaginer que les cathares persécutés s’étaient répandus dans toute l’Europe occidentale, s’étaient spécialisés dans l’industrie naissante de la papeterie, et avaient fait de la licorne un signe de reconnaissance secret[2]. Les raisons sont vraisemblablement beaucoup plus simples. La blancheur de la licorne renvoie à celle du papier, signe de qualité, et il est bien plus facile de dessiner avec un fil de cuivre la silhouette d’une licorne que celle d’un phénix ou d’un pégase.
Lorsque, à la fin du XVe siècle, l’imprimerie se développa, la licorne fut dès l’origine l’un des animaux les plus représentés sur les colophons et marques d’imprimeurs, précurseurs de nos logos, que les imprimeurs-éditeurs-libraires, car c’était un peu la même chose, plaçaient d’abord à la dernière, puis très vite à la première page de leurs ouvrages. Snellaert, imprimeur de Delft, dont le nom suggère en flamand la vitesse, prit pour logo une créature doublement rapide, une licorne pégase ; la cinquième patte que le graveur semble lui avoir dessiné lui donne un côté arachnoïde et quelque peu inquiétant, mais cette marque maladroite resta en usage pendant plusieurs années.
Le blason au mystérieux monogramme de l’imprimeur parisien Thielman Kerver, spécialisé dans les livres religieux, est encadré par deux licornes ; son fils Jacques y ajouta une devise tirée du psaume 29, dilectus quemadmodum filius unicornium, aimé comme le fils des licornes. Les Kerver restèrent imprimeurs sur plusieurs générations, et gardèrent toujours au moins une licorne sur leur marque. La licorne se retrouve aussi en Europe orientale sur les marques d’imprimeurs juifs, comme Kalonymus ben Mordechai Jaffe à Lublin.
Point trop n’en faut cependant. Dans l’une de ses Lettres à une inconnue, daté de 1857, Prosper Mérimée lui demande « Si vous trouvez à Venise un vieux livre latin, quel qu’il soit, de l’imprimerie des Aldes, grand de marge et qui ne coûte pas trop cher, achetez-le moi. Vous le reconnaîtrez aux caractères italiques et à la marque, qui est une licorne avec un dauphin qui s’y tortille ». L’épistolier se trompait, car la marque du célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce et de ses successeurs est une ancre autour de laquelle s’enroule un dauphin, ce qui a plus de sens qu’une licorne.
L’influence des filigranes de papier que les imprimeurs maniaient quotidiennement, et le fait que la licorne ait, de manière générale, été assez à la mode à la toute fin du Moyen Âge peuvent aussi expliquer cette popularité – à moins que tous les imprimeurs, même les juifs, et même celui qui a imprimé l’édition lyonnaise de 1519 du Malleus maleficarum, traité de chasse aux sorcières rédigé par deux inquisiteurs dominicains, n’aient aussi été cathares.
L’édit du 7 mars 1771 énumère les formats de papier pouvant être fabriqués en France, parmi lesquels «…le grand Louvois, le grand éléphant, le chapelet, le capucin, le royal ordinaire, le grand raisin, le Joseph bat sa femme, les licornes à la cloche, le papier à la pigeonne, le grand atlas, le petit atlas, le pantalon, le carré ou grand compte, le papier tellière, l’écu, le compte à la pomponne, le grand cornet, le griffon, le petit nom de Jésus, la pigeonne… ». Le licorne à la cloche, 19 pouces sur 12, était un grand format.
Aujourd’hui encore, on ne compte pas le nombre d’imprimeurs, d’éditeurs, de revues littéraires, qui portent le nom de la licorne, ou parfois de l’unicorne, et ce dans tous les pays occidentaux. Dans les années cinquante, ce fut notamment le cas d’éditeurs traditionalistes, très marqués à droite, fascinés soit par une image de pureté ésotérique, soit par les références chrétiennes, souvent par les deux. Depuis, l’univers littéraire et éditorial de la licorne s’est largement diversifié, à gauche, à droite et ailleurs, chez les éditeurs de poésie, de revues universitaires, de littérature fantastique.
[1] Gerhard Piccard, Wasserzeichen, t.X, Fabeltiere: Greif, Drache, Einhorn, Stuttgart, 1980. [2] Par exemple Harold Bayley, A New Light on the Renaissance, 1909
Beaucoup d’églises gothiques d’Europe avaient des murs peints, mais c’est en Scandinavie que ces dessins ont été le mieux conservés, et c’est là-bas qu’il faut aller pour y voir des licornes .
Dans mon livre, vous découvrirez le bestiaire de bois des miséricordes et des sablières des églises, et celui de pierre des gargouilles et des chimères. Il fallait faire un choix, et c’est le bestiaire de craie des églises d’Europe du Nord qui se retrouve sur ce blog.
On connaît assez bien les fresques italiennes de la Renaissance, qui égaient les murs des cathédrales et des monastères, mais aussi bien des riches palais. On y croise des licornes, dans des scènes religieuses, création du monde ou chasse mystique, et nous en croiserons d’autres dans des contextes plus profanes, illustrant des scènes mythologiques ou littéraires. Le terme fresque vient de la technique de peinture utilisée, al fresco, c’est à dire sur un enduit encore frais, ce qui permet à la peinture de le pénétrer et aux couleurs de durer plus longtemps. En toute rigueur, on ne devrait donc pas l’utiliser pour les décorations réalisées al secco, sur un mur parfaitement sec – mais bon, un mot n’a jamais que le sens qu’on lui donne, et personne ne dit une secque..
On connaît moins les peintures murales ou dessins à la craie des églises d’Europe du Nord, et notamment de Scandinavie, réalisées tout au long du Moyen Âge et jusqu’à la Réforme, le plus souvent al secco. De tels décors étaient présents dans les églises de toute l’Europe, des plus modestes aux riches, mais la plupart ont disparu, ou n’ont laissé sur les murs et plafonds que de vagues traces où l’on devine parfois un quadrupède dont on ne sait pas très bien s’il avait des cornes, et si oui combien.
Dans l’Europe catholique, les ravages du temps ont en effet contribué à effacer en tout ou partie bon nombre de ces œuvres, tandis que d’autres étaient recouvertes de nouveaux dessins plus au goût du jour, notamment à l’âge baroque – et le baroque, ça a mal vieilli et il y a peu de licornes.
Les luthériens, et plus encore les calvinistes, n’appréciaient ni les couleurs vives, ni certains des thèmes récurrents de ces décors, scènes mariales, vies de saints, démons ricanant. Du coup, dans l’Europe protestante, la plupart de ces peintures ont été effacées. Peut-être les Scandinaves étaient-ils des réformés moins féroces, ou craignaient-ils un possible retour des papistes ? Toujours est-il que, tandis que les fresques des églises allemandes étaient le plus souvent détruites, celles des églises suédoises et danoises étaient simplement cachées sous une petite épaisseur de chaux. Lorsque, à la fin du XIXe siècle, des historiens de l’art un peu curieux s’y sont intéressé, il leur a été possible de retrouver, sous la couche d’enduit, des images que la chaux avait protégé des injures du temps, quitte à les restaurer parfois avec moins de prudence que l’on n’en aurait aujourd’hui.
Il faut donc aller en Suède ou au Danemark pour voir de belles peintures médiévales sur les murs des églises. Les motifs sont surtout religieux, des scènes des deux testaments, des vies de saints. Le dragon s’était glissé dans les légendes nordiques, ce qui explique la fréquence des scènes de Saint Michel ou de Saint George combattant la bête – si le saint est à pied, c’est Michel, s’il est à cheval, c’est Georges. L’histoire de Josaphat poursuivi par la licorne et menacé par le dragon, récit qui a donc fait un très grand chemin d’Inde en Scandinavie, figure aussi sur les murs ou les plafonds de nombreuses églises et abbayes.
À l’époque gothique, beaucoup des artistes qui décorèrent les murs des églises scandinaves venaient d’Allemagne. Le plus connu d’entre eux, Albertus Pictor – Albert le peintre – (1440-1507) a peut-être importé le thème germanique de la chasse mystique à la licorne. Il a peint plusieurs Annonciations à la licorne, qui semblent avoir été presque du travail en série puisque, sur l’une d’entre-elles, dans l’église d’Almunge, il a bêtement oublié la corne. Cela nous vaut une chasse mystique à la chèvre qui ne fait pas bien sérieux.
Tout à la fois peinture et sculpture, il faut glisser un mot des reliefs peints ornant les murs et les plafonds des cathédrales. Je ne savais pas trop où les mettre, je vais donc glisser ici quelques photos de croisillons gothiques, notamment ceux de la cathédrale de Norwich, en Angleterre. Ils sont plus de mille, il n’est donc pas vraiment étonnant que deux licornes soient parvenu à s’y glisser, l’une lors de la création du monde, l’autre à sa place habituelle, dans l’Arche de Noé.
Où l’on croise les neuf preux, les sept vertus, la vierge Marie, le poète persan, et le prince de Guise, tous à dos de licorne.
ême si les récits de capture de la licorne ne se terminent pas toujours par la mise à mort de l’animal, jamais il n’est suggéré que la jeune vierge puisse l’enfourcher et s’enfoncer dans la forêt. Les vierges chevauchant la licorne comme celle que l’on voit sur un vitrail de la cathédrale Saint-Jean à Lyon, sont des exceptions. Dans les marges des bréviaires ou livres d’heures, ce sont plutôt les singes qui montent les licornes dans des cavalcades pleines d’humour, ou les diables dans d’autres plus inquiétantes.
Les neuf preux étaient neuf héros incarnant collectivement l’idéal chevaleresque, trois païens, Hector, Alexandre le Grand et Jules César, trois de l’Ancien testament, Josué, le roi David et Judas Maccabée, et trois chrétiens, le roi Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. Ils sont le plus souvent représentés en pied mais, lors des cavalcades qui accompagnaient les fêtes urbaines, ils chevauchaient souvent des montures qui pouvaient être des hommes ou des chevaux déguisés, et parfois déguisés en licorne. Défilant en 1511 lors des fêtes de la ville de Metz, « il y avoit les ix preux tous montés à chevaulx avec leurs gens, dont l’ung estoit sus. Une licorne, l’aultre estoit sus ung dromaudaire, aultre estoit monté sus ung mouton d’Inde[1], les aultres sus de diverses bestes tantrichement acoustrés, c’on ne le sauroit croire. Et estoient yceulx ix preux acoustrés en diverses nations, comme l’ung en Turc, l’aultre en Grec, l’aultre en Albainez [2] ». Le preux chevauchant une licorne était-il Alexandre dont le cheval Bucéphale est parfois représenté cornu [3] , Hector comme quelques années plus tard lors de l’entrée de François Ier à Caen, ou César qui monte en amazone un lion unicorne sur les sculptures de la façade de la cathédrale de Ratisbonne ? À propos d’amazones, la liste des neuf preuses était plus fluctuante, mais Penthésilée, reine des amazones, était toujours l’une d’entre elles. En cherchant bien, on peut peut-être trouver une image où elle chevauche une licorne, mais ce n’était pas encore Wonder Woman.
Le chevalier délibéré d’Olivier de la Marche est un poème en l’honneur de Charles le Téméraire. D’un humour désabusé, il décrit la vie humaine comme un tournoi dans lequel, devant la mort qui arbitre, le chevalier ne cesse de devoir affronter Accident et Maladie. Dans un moment de répit, deux licornes, Bonté et Doulce manière, annoncent l’arrivée d’une belle compagnie.
La viz venir une lictiere De deux licornes soustenue, Dont l’une fut Bonté Entière; L’autre si fut Doulce Manière,
La plus qui fust oncques cougneue. Toute d’or se monstroit a veue La lictiere et le parement, Qui cousta mervilleusement.
Les deux licornes par le frain Quatre grans princes adestroient : Fleur de Jours fut le souverain Et Bon Renon Qui N’est Pas Vain —
Ces deux la premiere menoient. Les autres deux qui la suyvoient, L’un fut Noble Cuer Sans Envie Et Desdaing Contre Vilennye.
— Olivier de la Marche, Le chevalier délibéré, 1483.
L’Arioste, au début du XVIe siècle, emprunta à la France médiévale sa chanson de geste, pour la lui restituer sous la forme d’un long poème typique de l’Italie de la Renaissance, l’Orlando Furioso. Parmi les nouveautés, des hippogriffes très remarqués, croisement de pégase et de griffon, et deux licornes. Au sixième chant, la Beauté et la Grâce demandent à Ruggiero de les aider à vaincre la femme monstre Erifilla. « Cependant voici sortir de la porte de ces murs deux jeunes damoiselles qui, aux gestes et accoutrements, montraient n’être pas sorties de bas lieu, n’y être nourries en mésaise avec les laboureurs, mais entre les délices des palais royaux. L’une et l’autre était assise sur une licorne plus blanche qu’une blanche hermine [4] ». La Beauté et la Grâce, c’est bien sur un piège, la blancheur des licornes est trompeuse, et Rugierro se retrouve pris dans les rets de la sorcière Alcina. La scène est cependant assez rare, la littérature et l’iconographie de la Renaissance préférant représenter dames et vertus dans des chars tirés par des licornes que chevauchant l’animal.
Dans les traités sur les sept vertus et les sept péchés capitaux, en Allemagne et en Italie, la chasteté peut être représentée montant une licorne, et arborant un drapeau à l’hermine, autre animal symbole de tempérance.
Les artistes ne vont cependant que très rarement jusqu’à représenter, comme sur le grand vitrail de la cathédrale de Lyon, la Vierge Marie montée en amazone sur une belle licorne blanche. Sur le livre d’heures de la famille Ango, copié au début du XVIe siècle, deux albes unicornes symboles de pureté figurent sur la même page, l’une est chevauchée par la vierge, l’autre entourée d’angelots. Le poète persan de Gustave Moreau arrive en ville sur une blanche licorne, même si les dessins préparatoires que j’ai pu voir au musée qui lui est dédié révèlent que le peintre pensait d’abord lui faire monter un cheval à la robe grise.
La licorne, bonne ou mauvaise mais toujours sauvage et indomptable, est donc rarement montée, mais lorsqu’elle l’est, que ce soit dans les marges des manuscrits ou dans les défilés qui accompagnent les festivités urbaines, ce peut-être aussi bien par des sauvages ou des démons que par des vertus ou de nobles personnages. Ce peut même être les deux à la fois, noble et sauvage, lorsque, en 1662, pour le grand carrousel qui donna son nom à la place devant le Palais du Louvre, le prince de Guise défila déguisé en chef indien d’Amérique monté sur une licorne, entretenant sans doute dans le nombreux public la croyance en la présence de licornes au Canada.
Voici la description de la selle qui se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum dans un catalogue des années 1900 : « Les sculptures de cette selle, qui comme la précédente est faite de bois recouvert de plaques d’os, ont été peintes, au moins en partie, les arbres et les feuillages en vert, les drapeaux et quelques ornements en rouge, et les fonds en bleu d’outremer. En commençant par le pommeau de la selle, on voit à droite un personnage portant le costume du milieu du xv“ siècle, qui tient à la main une banderolle sur laquelle un singe trace avec une baguette les lettres gothiques M. M. Du côté gauche du pommeau, sont deux anges et plus bas la Sainte Vierge assise. La grande scène du côté droit du siège paraît être tirée de quelque roman de chevalerie. Une dame, richement vêtue, ayant un faucon au poing et accompagnée de deux jeunes gens, contemple un dragon mort, que lui offre un chevalier agenouillé. De l’autre côté est une scène tirée de l’histoire de la dame à la licorne. On voit une dame tenant une licorne en laisse et au premier plan un seigneur caressant une dame, qui tient une bague. Le seigneur et la dame à la bague sont répétés sur le troussequin de la selle. Sur les panneaux, on voit, à droite, un homme assommant un dragon à coups de massue et un autre qui tient un lion par la gueule, sujets peut- être tirés d’un roman sur les travaux d’ Hercule. A gauche, on voit un saint Georges à cheval, armé de toutes pièces sauf le casque, qui tue le dragon, et la princesse en prière devant son château. Une femme complètement nue, un homme perché dans un arbre et tenant une banderole à la main, un dragon et un homme à queue de reptile sur le devant de la selle, complètent la décoration de cette pièce précieuse, qui, quoique la sculpture, très finement exécutée, soit d’ un dessin un peu primitif et d’une composition bizarre, est une des selles les plus riches que nous connaissions. L’envers du troussequin est recouvert de cuir découpé sur un fond de cuir doré et le même travail se trouve sur le devant de l’arçon[5] ».
[1] Je ne sais pas ce que c’est qu’un mouton d’Inde. [2]La Chronique de Philippe de Vigneulles éditée par Charles Bruneau, Metz, 1933, tome IV, p.108 [3].Il y aura tout un chapitre sur Bucéphale dans mon livre. [4]Le Roland Furieux de messire Loys Arioste traduit d’italien en françois, Lyon, 1582, p.67. [5] Charles-Alexandre de Cosson, Le cabinet d’armes de Maurice de Talleyrand-Périgord, duc de Dino, 1901, p.49