➕ Post coitum animal triste

Irrésistiblement attirée par les jeunes dames, et arborant une corne unique en plein front, la licorne ne semblait pas destinée à devenir un symbole de pureté et de chasteté. Elle ne l’a pas toujours été.

Livre d’heures, circa 1300.
Cambridge, Trinity College, ms B 11 22, fol 11r.

C’est une bête félonne à merveilles, du tout semblable à un beau cheval, excepté qu’elle a la tête comme un cerf, les pieds comme un éléphant, la queue comme un sanglier, et au front une corne aiguë, noire et longue de six ou sept pieds. Laquelle ordinairement lui pend en bas comme la crête d’un coq d’Inde[1]. Quand elle veut combattre ou autrement s’en aider, elle la lève raide et droite.
Une d’icelles je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété. Car ainsi comme elle purifiait l’eau des mares et fontaines d’ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui farfouiller sans danger de chancre, vérole, pisse-chaude, poulains grenés et tels autres menus suffraiges, car si aucun mal était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse. – Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l’essai sur votre femme

— Rabelais, Le Cinquième livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, 1552

Toute corne est susceptible de symboliser la puissance virile, non seulement de par sa forme, mais également parce que, chez de nombreuses espèces, seul le mâle porte cornes ou bois ; que l’on pense seulement aux différents usages, en anglais, de l’adjectif horny. Une corne unique semblerait plus encore se prêter à une telle interprétation, même s’il semble bien que les licornes femelles aient été, selon la plupart des auteurs, armées de même manière que les mâles.

Sablière de l’église de Le Tréhou, circa 1600.
Photo Jean-Yves Cordier

Rabelais, dont je parle plus en détail dans mon livre car ce passage n’est pas le seul à mettre en scène la licorne, fut peut-être le plus direct, mais il ne fut ni le premier, ni le dernier à exploiter la dimension érotique latente de la licorne et de sa corne, d’ailleurs plus évidente dans la scène de sa capture avec l’aide d’une jeune vierge que dans celle de la purification des eaux. Dès le Moyen Âge, les enlumineurs avaient glissé dans leurs miniatures des clins d’œil d’une subtilité très variable.

Je me suis d’ailleurs livré à une petite expérience, faisant lire les récits de chasse à la licorne à des amis qui, n’étant pas de culture européenne, ne savaient rien de la symbolique associée à la blanche bête ; il ne leur est pas venu à l’idée que cet animal ait pu devenir un symbole de chasteté.

La Fior di Virtu fut l’un des ouvrages les plus populaires de l’Italie de la Renaissance ; on en connaît pas moins d’une cinquantaine d’éditions imprimées entre 1470 et 1500. Dans ce texte dont les premiers manuscrits datent du début du XIVe siècle, trente-cinq vices et vertus sont figurés par des animaux. C’est la tourterelle, et non la licorne, qui est image de chasteté, et le chameau figure de la tempérance. La licorne, à l’inverse, représente l’intempérance, comme on peut le lire dans l’une des premières traductions françaises : « Se peult approprier et ressembler le vice de intempérance à la licorne, qui est une beste laquelle prend si grand délectation à demourer et estre avecques les filles vierges que quand elle en voit quelqu’une, s’en va à elle et sendort en son giron[2] ». Elle s’endort, bien sûr, parce que post coitum animal triste.

Léonard de Vinci, qui avait lu la Fior di Virtu, note dans ses carnets que « La licorne, par intempérance et parce qu’elle ne sait pas réfréner son goût des jouvencelles, oublie sa férocité et sa sauvagerie. Mettant toute crainte de côté, elle va vers la jeune vierge assise et s’endort sur ses genoux. Ainsi les chasseurs s’emparent d’elle[3]». Léonard a dessiné à trois reprises dans ses carnets la dame et la licorne. Sur l’un de ces croquis, la licorne est tenue en laisse, ce qui nous renvoie aussi aux interprétations courtoises.

La Dame au bain, tableau de François Clouet peint en 1571, représente l’une des nombreuses maîtresses de Henri II, peut-être Diane de Poitiers. La licorne y est blanche et discrète, tissée sur un dossier de chaise à l’arrière-plan. Au centre du tableau, on ne voit pourtant qu’elle, et elle n’est certainement pas ici un symbole de chasteté.

La même idée apparait dans une fable italienne de la fin du XVIe siècle ou le loup se moque ainsi de la licorne : « Tu n’as aucun contrôle sur tes désirs. Alors même que la vitesse t’a sauvée[4] de la force des chasseurs, que tu es si loin qu’ils ne te voient même plus et n’espèrent plus te capturer ; tu vois une jeune vierge et le désir charnel te fait te précipiter dans ses bras et être capturée, incapable de combattre Oh, faiblesse de l’esprit ! Oh, ignorance animale ! Oh appétits mortels ! [5]». Le loup et la licorne est une histoire assez innocente, mais quelques autres des contes et fables du napolitain Girolamo Morlini, comme ceux de La femme dont l’amant est sodomisé par le mari  ou de La religieuse et la succube le sont moins, même en latin, et ont valu à son recueil de contes et nouvelles d’être mis à l’index ; la plupart des exemplaires ont fini brûlés, et il n’en reste que trois dans des bibliothèques.

Le char de Phyllis et Aristote.
Album de tournois et parades de Nuremberg, circa 1650.
Metropolitan Museum, New York

“I’m just going to feed Adolphe,” she said, pointing to a little reticule of buns that hung from her arm. Adolphe was her pet unicorn. “He is such a dear,” she continued; “milk-white all over excepting his black eyes, rose mouth and nostrils, and scarlet John.”

— Aubrey Beardsley, The Story of Venus and Tannhaüser.


[1] Dindon.
[2] Bibliothèque Nationale, ms fr 1877, fol 65r.
[3] Léonard de Vinci, Carnets, éd. MacCurdy, Gallimard, 1986, t.II, p.460.
[4] J’hésite à utiliser le féminin, mais bon, grammaticalement, c’est quand même une licorne.
[5] Girolamo Morlini, Novellæ, Fabulæ, Comediæ, 1855, p.200.

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