➕ Les triomphes de la vertu

Les Triomphes de Pétrarque sont l’un des grands succès littéraires de la Renaissance. Sur les miniatures des luxueux manuscrits, les licornes tirent le char de la Chasteté sur lequel est attaché l’amour vaincu.

Les licornes sont plus nombreuses encore dans les triomphes littéraires que dans ceux des rois et reines entrant en ville. Pétrarque, à la fin du XIVe siècle voit en rêve défiler des figures emblématiques, l’amour, la chasteté, la mort, la renommée, le temps et l’éternité, accompagnées d’une multitude de personnages historiques et mythologiques. Chacune des figures vainc la précédente ; la chasteté l’emporte sur l’amour avant d’être terrassée par la mort.

De ces poèmes dont le succès fut immense, il nous est resté des centaines de luxueux manuscrits enluminés. Chacun des six Triomphes y est représenté dans une grande miniature en pleine page dont la figure centrale est un grand char triomphal, alors même que le poète ne décrit une telle cavalcade que dans le triomphe de l’amour.

Le texte des Trunfi fait tirer le char de l’amour, jeune garçon cruel, par quatre destriers blancs. Les illustrateurs y ajoutèrent le char de la Chasteté tiré par des licornes, celui de la mort par des bœufs, celui de la renommée par des éléphants, celui du temps par des cerfs. Pour l’éternité, tout le monde n’est pas d’accord, beaucoup optent pour des anges, d’autres pour les prophètes ; parfois, le char avance tout seul, comme sous l’effet de la puissance divine. Parfois, notamment dans des peintures ou vitraux de petite taille, les chars disparaissent, et la chasteté chevauche une unique licorne, la mort un bœuf, etc.


Sur le char de la chasteté, tiré donc pas des licornes, l’amour vaincu est assis, attaché, bâillonné ou les yeux bandés ; Laure, la muse de Pétrarque, debout sur le char, tient une colonne de Jaspe et le bouclier qui permit à Persée d’aveugler la Méduse. Parfois, le char arbore, sur une bannière bleue ou verte, la blanche hermine, elle aussi symbole de chasteté.

La popularité de Pétrarque ne faiblit guère au XVe siècle, et graveurs puis éditeurs reprirent ensuite les mêmes compositions.

Les fresques italiennes reprennent aussi tout au long du XVIe siècle, le thème des triomphes de Pétrarque et tout particulièrement celui de la chasteté qui, mariant un thème séculier et une conception presque chrétienne de la vertu, avait sa place dans un cadre aussi bien humaniste que religieux. Curieusement, le thème du triomphe de la chasteté sur l’amour décore aussi souvent des coffres de mariage.

Les licornes sont bien présentes en revanche, un siècle plus tard dans un texte plus hermétique mais inspiré de celui de Pétrarque, le Songe de Poliphile ou Hypnerotomachia de Francesco Colonna, où elles tirent le char de la chaste déesse Diane: « Ce chariot était tiré par des licornes ressemblant à des cerfs par la tête. Leurs colliers étaient de passements de fils d’argent et de soie jaune, ensemble les traits attachés à boucles d’or, avec les autres harnais et garnitures nécessaires. Chaque licorne portait une nymphe vêtue de toile bleue, tissue à fleurs et à feuillages[1]».

Les licornes de l’Hypnerotomachia ont une tête de cerf, qui vient sans doute du monoceros de Pline. C’est ainsi, comme des cervidés au poil roux ou brun, à la silhouette un peu sauvage, qu’elles sont représentées par des artistes italiens, comme Piero della Francesca dans le hiératique Triomphe de la duchesse d’Urbino, aujourd’hui à Florence à la galerie des Offices. Les enlumineurs français leur préfèrent les fines unicornes des tapisseries, dont la robe invariablement blanche convient mieux, il est vrai, tant à l’amour qu’à la chasteté.

Au XVIe siècle, les triomphes des vices et des vertus, et parfois leurs combats, sont aussi mis en scène sur de coûteuses et ostentatoires séries de tapisseries flamandes. Si la licorne traîne le plus souvent le char de la chasteté, elle passe parfois aussi du mauvais côté, monture de l’envie ou de l’orgueil, qui ont toujours été ses faiblesses.

Sur les luxueux livres d’heures de Geoffroy Tory, imprimés dans les années 1520, le char triomphal de la Vierge Marie, tiré par quatre licornes, est escorté de rien de moins que les sept vertus, les neuf muses et les sept arts libéraux – ces derniers, bien qu’enseignés aux hommes, étaient traditionnellement figurés par des femmes. Seules manquent à l’appel les neuf preuses.

Triomphe exquis au chevalier fidèle, Tableau du Puy de Notre Dame d’Amiens, 1548.
Musée de Picardie, Amiens.

Dans le Nord Est de la France, et en pays flamand, les Puys étaient des confréries qui, chaque année, organisaient un concours de poèmes en l’honneur de la Vierge, dont quelques-uns sont cités dans d’autres chapitres. Celui d’Amiens commandait également un tableau offert à Marie. Le tableau de 1548 montrer la Vierge dans un char volant tiré par deux licornes montées par des angelots triomphant de l’hérésie protestante représentée par la bête de l’apocalypse.

Louis Jean-Jacques Durameau, Le Triomphe de la Justice, 1767.
Palais de justice de Rouen.

Deux siècles plus tard, en 1767, ce n’est plus la Vierge mais la Justice dont le char est tiré par deux licornes dans un tableau sans allusions religieuse, réalisé pour le palais de justice de Rouen, qui n’était pas du goût de Diderot : « Ce tableau blesse les yeux. C’est un exemple de l’art de papilloner en grand. Les licornes s’élancent bien ; mais ce qui me déplaît surtout, c’est ce mélange d’hommes, de femmes, de dieux, de déesses, d’animaux, de loup, de mouton, de serpent, de licornes. Premièrement, parce qu’en général cela est froid et de peu d’intérêt. Secondement, parce que cela est toujours obscur et souvent inintelligible. Troisièmement, la ressource d’une tête pauvre et stérile; on fait de l’allégorie tant qu’on veut : rien n’est si facile à imaginer. Quatrièmement, parce qu’on ne sait que louer ou reprendre dans des êtres, dont il n’y a aucun modèle rigoureux subsistant en nature. Quoi donc ! est-ce que ce sujet de l’Innocence implorant le secours de la Justice, n’était pas assez beau, assez simple, pour fournir à une scène intéressante et pathétique ? Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau d’un peintre ancien, où l’on voyait la Calomnie, les yeux hagards, s’ avançant, une torche ardente à la main, et traînant par les cheveux l’Innocence sous la figure d’un jeune enfant éploré, qui portait ses regards et ses mains vers le ciel. » Le tableau n’est en effet pas terrible, et si je vous le montre ici c’est surtout parce que ces deux licornes allégoriques ailées, que l’on n’aurait pas imaginé à la Renaissance, y préfigurent celles de l’iconographie New Age ou enfantine d’aujourd’hui.

Francesco del Cossa, Allégorie de Minerve, circa 1470.
Palazzo Schifanoia, Ferrara.

Vertus ou muses, la Vierge Marie elle-même parfois, ce sont presque toujours des femmes dont le char triomphal est tiré par de pures licornes qui ont perdu toute équivoque. Déesses ou saintes, ces femmes ne sont pas n’importe qui, ce qui permet aux peintres et poètes de faciles compliments lorsqu’ils mettent en scène leur patronne ou protectrice.« Qui tire ce grand char ? Quatre licornes pures » lit-on dans l’éloge d’Elizabeth première d’Angleterre qui termine le troisième livre des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.

Quatre licornes, ce n’est déjà pas mal, et il y en a même parfois six, comme sur les gravures accompagnant le Songe de Poliphile. Sans doute, en cherchant bien,  peut-on monter jusqu’à huit. Les triomphes sont donc l’une des rares occasions pour les licornes, dont la vie en société n’est habituellement pas le fort, de côtoyer leurs congénères.

Le char de Pluton est certes tiré par des dragons, mais les deux petits basiliscs ont quand même un petit air de licornes.
Dessin à la plume italien, circa 1470. British Museum.

[1] Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, trad. Jean Martin, 1546.

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