➕ Le bestiaire de Bronze

Des quatre petits chapitres que j’avais écrit sur le bestiaire de pierre des gargouilles et chimères, le bestiaire de bois des miséricordes et des stalles, le bestiaire de craie des fresques décorant les églises d’Europe du Nord et le bestiaire de bronze des médailles de la Renaissance italiennes, les deux premiers sont restés dans mon futur livre, et les deux derniers vont se retrouver sur ce site. Sur les médailles de Sperandio ou Pisanello, la licorne illustre la pureté des dames, la foi des princes d’église, la force des condottieres.

La médaille, une pièce de métal sans valeur faciale et qui n’est donc pas destinée au commerce, apparaît à la fin du Moyen Âge. La grande époque en est la Renaissance italienne, avec des artistes comme Vittore Pisano, dit Pisanello (1397-1455), qui fixa les canons techniques et esthétiques du genre, et ses successeurs et imitateurs Sperandio Savelli, dit de Mantoue, ou Niccolo Fiorentino.

J’ai sûrement écrit ici et là dans ce livre que telle ou telle médaille avait été frappée à telle ou telle occasion; c’est une facilité de langage. En effet, alors que la plupart des monnaies d’Europe étaient frappées, les médailles de la Renaissance étaient le plus souvent coulées, c’est à dire réalisées en versant du métal fondu, le plus souvent du bronze, dans un moule réalisé à partir d’une sculpture de cire, de plâtre ou de bois. Cette technique connue de l’antiquité mais passée de mode au Moyen Âge explique les reliefs tout en rondeurs qui font le charme de ces disques de métal.

Les médailles des XVe et XVIe siècle sont un genre artistique créé de toutes pièces, et aux règles très précises. Une médaille est coulée – je ne sais pas combien de temps je vais faire attention à ne pas écrire frappée – en l’honneur d’une personnalité dont le portrait est à l’avers. Au revers figure une composition allégorique ou symbolique, souvent accompagnée d’une dédicace ou d’une citation en latin illustrant les qualités du dédicataire. C’est bien sûr là que posent sagement des licornes symboliques, dont le sens peut être assez différent selon que la médaille honore une noble dame, un prince d’église ou un condottiere.

Pour évoquer les qualités de Camilla Covella d’Aragon, épouse du condottiere Costanza I Forza, Sperandio Savelli de Mantoue (1425-1504) a coulé sur une médaille son image parmi des animaux symboliques. Elle apparaît de face, sur un trône mi-partie licorne, mi-partie chien ; un serpent enroulé autour de son bras gauche semble lui parler à l’oreille. La chasteté de la licorne, la fidélité du chien, la prudence du serpent sont les vertus de Camilla, et, comme l’indique la légende qui entoure le portrait, sic itur ad astra, c’est ainsi que l’on parvient au ciel.

On doit également à Sperandio de Mantoue cette médaille à l’effigie d’un poète inconnu, le docte Parupus. Une licorne pégase avait sans doute à l’époque plus de poésie qu’aujourd’hui, mais sa signification n’est pas évidente. La phrase latine sur le pourtour de la médaille, dont le sens est assez obscur, ne nous apprend guère plus.

Encore une autre médaille de Sperandio de Mantoue, à l’effigie du sénateur bolonais Andrea Bentivoglio. La licorne porte sur son dos ce qui semble être un coffre à trésor. La devise, Integritatis thesaurum peut se traduire par Trésor de pureté, voire de chasteté, mais la licorne à la corne dressée peut aussi sembler protéger les richesses de la famille du sénateur. Andrea Bentivoglio est mort en 1491, trop tôt pour constater l’inefficacité de cette protection, qui n’allait pas empêcher quelques années plus tard la conquête de Bologne par les troupes papales.

Le chasseur de licorne est un peu tenté de voir partout des sous-entendus érotiques, et dans toute licorne un phallus. C’est parfois pertinent, c’est souvent une erreur. Au revers d’une médaille de Pisanello coulée en 1447 en l’honneur de Cecilia Gonzaga, fille du marquis de Mantoue, la princesse est représentée les seins dénudés – enfin, un sein et demi –  au côté d’une licorne, sous un croissant de lune. Le geste par lequel elle saisit dans ses deux mains la corne d’une licorne particulièrement velue peut sembler équivoque. Cecilia est morte jeune, en odeur de sainteté et d’érudition, et le croissant de lune est un attribut de Diane, déesse antique de la chasteté. Sur son portrait à l’avers, les cheveux de la jeune fille sont remontés en un très sérieux chignon, et ses épaules sont couvertes. Il n’y a donc pas la moindre ambiguïté dans les intentions de Pisanello. C’est de cette médaille que s’inspira sans doute Jean Cocteau pour peindre la licorne sous la lune qui orne la grande salle de sa villa Santo-Sospir, et cette fois, l’ambiguïté ne fait aucun doute.

Le puissant Borso d’Este, marquis de Ferrare au milieu du XVIe siècle, apparaît sur plusieurs médailles. Au revers, on retrouve toujours son emblème, la licorne accroupie purifiant les eaux d’une fontaine ou d’une rivière de la pointe de sa corne, souvent devant un palmier. Sur cette médaille en plomb de Jacopo Lixignolo, vers 1460, la scène se déroule dans un paysage de montagne, ce qui est inhabituel et est peut-être lié à un épisode particulier de la vie du marquis.

Guglielmo Batonatti était probablement un chanoine de l’ordre hospitalier  des Antonins, dont la croix en Tau, ou croix de Saint Antoine, était le symbole.  On retrouve donc cette croix au revers de la médaille, au-dessus d’une licorne, symbole de l’humilité du Christ et peut-être clin d’œil à l’activité médicale de l’ordre. Cette médaille coulée vers 1485 est l’œuvre de Niccolo Fiorentino.

Niccolo Fiorentino a également dessiné cette médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni, fille du riche marchand  Florentin Giovanni Tornabuoni. La scène représentée n’a pas de lien avec la fable de la licorne et du corbeau, qui n’était guère connue que dans le monde germanique. La licorne et la colombe font ici un peu doublon comme figures de chasteté et de pureté.

Celui-ci, vous l’avez reconnu à sa barbe taillée et son chapeau en feston. Il s’agit de François 1er, roi de France fasciné par l’art et la littérature italienne. Si l’on ignore par qui, à quelle date et à quelle occasion précise cette médaille italienne, ou à l’italienne, a été frappée coulée, la signification de la scène de la licorne purifiant les eaux, entourée de la devise Christianæ Reipublicæ Propugnatori (Je protège la communauté chrétienne) est évidente. François, pour une fois, n’est pas ici la salamandre qui se nourrit du bon feu et éteint le mauvais, mais la licorne qui éloigne le poison de l’hérésie protestante.

Sur cette médaille de Giovan Federico Bonzagni, en 1534, la  licorne purifiant les eaux est accompagnée de l’âne et du bœuf, et la scène entourée de la devise In virtuti tua servati sumus, Nous sommes sauvés par ta vertu. Ceux qui comptaient pour leur salut sur la vertu d’Alexandre Farnese, le pape Paul III, commanditaire des fresques de Perino del Vaga que nous avons vues dans un chapitre précédent et frère de Giulia dont nous parlerons bientôt, étaient pourtant assez mal barrés.

Cette médaille anonyme du milieu du XVIe siècle représente Cornelio Musso, frère mineur et évêque de Bitonto. Même si l’on peut s’interroger sur la compatibilité entre l’humilité franciscaine et la frappe de médaille à son effigie, la devise Sic virus a sacris, Comme le poison (qui s’éloigne) des lieux sacrés, semble convenir au personnage. La scène est, une fois encore, celle de la purification des eaux, et l’on distingue à l’arrière-plan le troupeau des brebis chrétiennes menées par leur berger-évêque.

Sur cette médaille en l’honneur de Gianbatista Orsini, frappée  coulée à Florence au tout début du XVIe siècle, la licorne trempe encore la pointe de sa corne dans une fontaine. La devise, experior – je teste, j’essaie, j’expérimente –  illustre la principale fonction des cornes de licorne pour la noblesse romaine d’alors, s’assurer  de l’absence de poison dans les mets qui étaient apportés sur la table des puissants.

Le style maniériste et passablement chargé du médailleur milanais Leone Leoni apparaît sur cette pièce d’argent coulée vers 1549 en l’honneur d’Antoine Perrenot de Granvelle, évêque d’Arras et conseiller de Charles Quint. La devise Caeteris aeque ac sibi, Pour les autres autant que pour soi-même, entoure la scène classique de licorne purifiant les eaux avant que les autres animaux, au premier rang desquels le lion, puissent boire.

Outre des médailles classiques en l’honneur des personnalités de l’époque, le médailleur de Vérone Moderno, au début du XVe siècle, réalisé une série de pièces à une face illustrant le mythe d’Orphée. Une licorne figure ici parmi les animaux sauvages charmés par le poète musicien. Les triomphes de Pétrarque sont aussi le sujet de bien des séries de médailles, et c’est toujours la licorne qui tire le char de la Chasteté, comme sur cette pièce de Giovanni di Fondulini Fonduli.

On peut bien sûr aussi trouver des licornes sur des séries du même type illustrant la Genèse, comme celle-ci, du médailleur allemand Hans Reinhardt l’ancien, qui illustre le thème du Christ, nouvel Adam.

À partir du XVIIe siècle, les licornes, comme les autres animaux apparaissant sur les médailles, perdent de leur valeur symbolique et ne sont plus guère que des figures héraldiques.  C’est le cas par exemple en 1613, sur cette médaille à l’effigie de la princesse Elizabeth Stuart frappée à l’occasion du mariage de la fille du roi d’Angleterre et d’Écosse avec l’électeur Palatin. Élizabeth, dont le père avait réalisé dix ans auparavant l’union dynastique anglo-écossaise,  est représentée au revers dans un char tiré par le lion d’Angleterre et la licorne d’Écosse. 

Les images, en deux dimensions,  des manuscrits et tableaux du Moyen Âge et de la Renaissance sont  aujourd’hui dans le domaine public. Pour les médailles, qui ne sont pas tout à fait en deux dimensions, il peut y avoir ambiguïté. Fort heureusement, les musées publics américains ont clairement fait savoir que leurs photos étaient utilisables librement. À l’exception de celles en l’honneur de Gianbatista Orsini, qui se trouve à New York au Metropolitan Museum, de celle d’Andrea Bentivoglio dans une collection privée, de celles d’Antoine Perrenot de Granvelle et d’Elizabeth Stuart au British Museum,  les médailles présentées ici proviennent de la même collection, celle de Samuel H. Kress, à la National Gallery of Art de Washington.

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