➕ La licorne, une bellue

La licorne de la Renaissance, celle du moins des voyageurs et des érudits, est une « féroce beste », une « fère », une « bellue » – bref, un animal sauvage plus qu’une monture de dame.

La Chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, parue en 1549, est un faux roman médiéval qui voulait sans doute reproduire le succès d’édition de l’Amadis de Gaule[1]. Les licornes, qu’elles soient sauvages ou apprivoisées, y sont des bêtes de combat.

il marchoit an milieu de ce désers aride & glacé, lorsqu’une troupe d’animaux entre lesquels il remarqua des loups, des ours & des licornes, vint lui barrer le passage, faisant les plus grands efforts pour se jeter sur lui & le dévorer. Il les écarta avec sa lance & en fit un carnage si effroyable que la blancheur de la neige disparut et prit la couleur du sang.

Gérard se mit donc en route, couvert d’armes noires; l’écu était chargé d’un cœur enflammé, et ayant pour devise Au delà du tombeau. Il traversa une forêt et se trouva au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[2].

La licorne d’Orient était tout aussi belliqueuse que celle des romans. Au milieu du XVIe siècle, le chroniqueur italien Paolo Giovio (1485-1552), que Brantôme qualifiait de « grand menteur », entreprit de conter, dans quelques volumes épais mais d’une lecture divertissante, les grands événements de son époque. Au cœur du chapitre consacré à l’Éthiopie, royaume du Prêtre Jean, une description de la licorne résume ce que pensaient sur cet animal les lettrés de la Renaissance.

« Or, en nous enquêtant amplement de la source du Nil, trouvions qu’il y a au Royaume Gogian, qui s’étend depuis celui de Sceva vers le pôle antarctique, un immensurable monceau de très hautes montagnes, beaucoup plus élevées que Caucase et Atlas, et que ces nôtres Alpes d’Europe. Leurs coupeaux, environnés de neiges perpétuelles et tous raides de gelées, semblent se mêler avec les nues et soutenir le ciel. De tant excessivement grands et gros rochers est manifeste que les places du milieu et les bases sont revêtues de très épaisses forêts d’arbres fort longs et hauts. Lesquelles places, inaccessibles aux hommes, sont tanières de bêtes sauvages et bellues[3] de toutes sortes. Car elles sont couvertes de lions à grands crins, de panthères, de tigres, d’ours et de sangliers. Mais les troupeaux d’éléphants vagabondent aux champs, qui sont au bas du pied des montagnes. Aussi assurent les habitants du royaume Gogian qu’en ces vallées s’engendrent des dragons avec des ailes lesquels, ayant pieds semblables à ceux des oies, marchent sur terre petit à petit, et qu’illec se trouve le camélopardal, que ceux de notre quartier nomment Girafe, autrefois vu à Florence, présent fait par le Grand Soudan à Laurent de Médicis auquel il l’envoya. Autant en affirment-ils de la licorne. Laquelle, étant de la forme d’un poulain de couleur cendrée, de col à crins et de barbe de bouc, est armée sur le devant de son front d’une corne de deux coudées, laquelle corne, polie et blanche comme ivoire mais bigarrée de pâles couleurs, est estimée avoir merveilleuse puissance à diminuer et assoupir les venins et poisons. Au moins tiennent-ils pour certain que, l’ayant plongée et tournoyée dans l’eau où auront bu premièrement quelques bêtes venimeuses, l’abreuvoir est purgé en sorte qu’elle peut boire sainement. Bien disent-ils qu’elle ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut être surpris par nuls aguets. Toutefois, que on la trouve bien aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons avenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature. Ils racontent que cette corne, apposée aux repas des rois, manifeste à ceux qui sont présents en jetant incontinent une merveilleuse sueur, les poisons s’il y en a aucunes de mêlées parmi les viandes.  Nous en avons vue deux, de deux coudées chacune et presque de la grosseur du bras. La première fut à Venise, que le Sénat envoya, puis après à Soliman, seigneur des Turcs, et la seconde, presque de pareille grandeur mais ayant la pointe coupée et étant soutenue d’une base d’argent fut celle que le pape Clément, quand il fut à Marseille, porta au roi François pour insigne présent. De ces tant âpres et immensurables rochers, qui sont nommés Monts de la Lune par les chorographes, sortent efforcément, par fréquente et abondante source, les fontaines du Nil, en lieu fort caché qui se nomme Beth, c’est-à-dire désert en langue Abyssine[4]. »

Les maures et les hommes sauvages, tapisserie rhénane, circa 1460.
Boston, Museum of Fine Arts

Le succès de l’ouvrage de Paul Jouve a fait beaucoup pour la renommée de la licorne d’Éthiopie. Il emprunte aux récits des missionnaires jésuites portugais en Éthiopie, nombreux à avoir vu des licornes, et y ajoute des considérations sur les cornes de licorne que l’on pourrait retrouver, presque identiques, dans bien des textes du XVIe siècle. Surtout il décrit la licorne comme une bellue, du latin bellua, un mot disparu qui désignait un animal féroce, violent – sa racine est la même que celle de bellum, la guerre. La bellue ne pouvant être capturée, sa précieuse corne ne peut être arrachée de son vivant, on peut juste avoir la chance d’en trouver une par hasard quand on se promène en Éthiopie.

Cette sauvagerie doit beaucoup au monoceros de Pline l’ancien, que nul ne pouvait capturer vivant, et au Cartazon d’Élien de Préneste, qui tolère les autres animaux mais ne cesse de se battre avec ses congénères : « cet animal a une voix forte et discordante. Il se laisse approcher par les autres animaux, mais il combat ceux de sa propre espèce. Non seulement les mâles s’affrontent entre eux, mais ils sont également agressifs envers les femelles, et se battent jusqu’à la mort.[…] Ce n’est que pendant la saison des amours que mâle et femelle se côtoient en paix, pouvant même brouter côte à côte. Dès que la femelle est grosse, le mâle redevient agressif[5] ». Curieusement, alors que bien des auteurs citent ce passage, les images de combats de licornes sont rarissimes.

Illustration de Robert Anning Bell pour Le vaillant petit tailleur, 1912.

L’agressivité de la licorne est également attestée par des contes traditionnels comme Le Vaillant Petit Tailleur – il y a tout un chapitre sur cette histoire d’arbre et de licorne dans mon livre. La licorne est un animal indomptable, rapide, parfois féroce, capable d’affronter le lion ou l’éléphant. « Unicornu est brutum quadrupes, indomitum, ferocissimum, solitarium, mugitu horrido[6] » lit-on en 1669 dans une monographie consacrée à l’animal – je ne traduis pas, vous avez saisi l’idée générale. Pour Shakespeare, dans Le viol de Lucrèce, seul le temps peut « tuer le tigre qui vit de tuerie, apprivoiser les féroces lion et licorne ».

La silhouette de la licorne de la Renaissance hésitant entre le cheval et la chèvre, on l’imagine herbivore. C’est ce que sous-entendent la plupart des textes, et le père Jérôme Lobo assure que, pour peu que l’on reste discret, on peut voit les licornes d’Éthiopie « du haut des rochers, cependant qu’elles paissent dans des plaines qui sont au bas[7]». Certains, cependant, font de la licorne un carnivore, comme Arnoldus Montanus, un érudit hollandais, quand il décrit à la fin du XVIIe siècle les unicornes d’Amérique du Nord [8]. Léonard de Vinci a dessiné une licorne s’apprêtant à dévorer un bœuf dont on imagine qu’il a d’abord été embroché.

Les licornes des contrées imaginaires ne le cédaient en rien à celles des pays lointains. Dans la Gaule légendaire de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, au début du XVIIe siècle, elles sont avec les lions les plus féroces des bêtes :

« Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. »

Louis Moe, Après la chasse, 1919.
Collection privée.

On ne croit plus guère à l’existence de la licorne à l’âge des lumières et des révolutions, mais ces licornes auxquelles on ne croit pas restent assez féroces, comme le montre cette anecdote. Le 17 avril 1792 dut présenté à l’Assemblée Nationale le rapport de Claude Fauchet, membre de la municipalité de Lyon, sur les activités contre-révolutionnaires dans le département de Rhône-et-Loire. Il y accuse le directoire local d’être à la solde de l’étranger et d’intriguer contre la République. L’un des thèmes abordés est le sort de licornes héraldiques sculptées sur le fronton de l’église Saint-Just. On lit dans le rapport que :

« Le directoire se répand en injures contre les officiers municipaux, les traite de barbares, de Goths et de Vandales, pour avoir fait abattre les licornes vraiment barbares, gothiques et vandaliques qui armorioient l’église des ci-devant barons de Saint-Just. A la manière dont les administrateurs de Lyon interprètent le décret qui enjoint de ne point dégrader les monumens publics qui font décoration, et qu’on doit conserver pour la gloire des arts, les plus monstrueuses insignes de la féodalité devroient être respectées à l’égal des chefs d’oeuvres des Grecs et des Romains.
Le directoire a poussé l’oubli des bienséances jusqu’à ordonner aux officiers municipaux de refaire à leurs frais ces grosses licornes saillantes qui épouvantoient les nourrices et les petits enfans, à l’entrée de l’église de messieurs les chanoines-barons. Il est vrai que ces honorables gentilshommes ecclésiastiques regardoient tellement les licornes comme le plus bel apanage de leur seigneurie, qu’ils ont fait et gagné des procès contre d’autres nobles qui osoient mettre des licornes dans leur blason. Ce privilège exclusif devoit être conservé par le directoire à la noble église de Saint-Just, et il falloit que les municipaux, barbares comme la constitution, fussent condamnés, au nom de la constitution même, à faire ériger à neuf ces deux monstres féodaux. [9] »

Les blanches licornes qui font aujourd’hui rêver les petites filles étaient donc alors des créatures « barbares, gothiques et vandaliques», des « monstres qui épouvantent les nourrices et les petits enfants ».



[1] Gérard Polizzi, Deux romans déguisés à la Renaissance, Le chevalier doré et Gérard d’Euphrate, 2011.
[1] Le premier livre de l’ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, 1549
[3] De bellua,æ : bête féroce.
[4] Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, Lyon, 1552, liv.XVIII, p.298 sq.
[5] Élien de Préneste, De natura animalium, 16 :20
[6] Georg Caspar Kirchmaier, De Basilisco, Unicornu, Phœnice, Behemoth, Leviathan, Dracone, Araneo, Tarantula et Ave Paradisi Dissertationes, Wittenberg, 1669, p.43.
[7] Ieronymo Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV.
[8] John Ogilby & Arnoldus Montanus, America: Being the Latest, and Most Accurate Description of the New World, Londres, 1671, p.173.
[9] Albert Metzger, Lyon en 1792, Lyon, 1888, p. 45 sq.

William Bowen,
Solario the tailor, his tales of the magic doublet, 1922.

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