➕ Cartes, portulans et mappemondes

Si certaines des licornes de terre ou de mer sur les portulans et mappemondes indiquaient bien la présence supposée de l’animal, ici ou là, d’autres ne font guère que remplir les blancs de la carte.

Les licornes, solitaires ou accompagnées de lions, chameaux ou dragons, sont fréquentes sur les anciennes cartes, mappemondes et portulans. Elles gambadent sur les terres d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, et même sur quelques continents qui n’ont finalement jamais été découverts. Il n’y a guère qu’en Europe, que les cartographes connaissaient mieux, qu’on ne les voit jamais.

L’interprétation des unicornes cartographiques demande néanmoins quelques précautions. Leur présence peut indiquer que le peintre ou graveur croyait à l’existence réelle de la bête dans telle ou telle région lointaine et mal connue mais, comme le dragon, le lion ou l’éléphant, la licorne peut aussi signifier simplement le caractère exotique et mystérieux d’une terre peu ou pas explorée. Lorsqu’elle remplit les blancs de la carte, la licorne ne montre pas les connaissances de l’époque ou de l’artiste, ni ne révèle ses erreurs, elle met en scène, tout à fait délibérément, son ignorance. « Toutefoys, écrit dans son atlas le pilote malouin Guillaume le Testu, en 1555, ce que je en ai marqué et depainct n’est que par imaginaction, n’ayant notté ou faict mémoire aucune des comodités ou incomodités d’icelle, tant des montaignes, fleuves que aultres choses. Pour ce qu’il n’y a encor eu homme qui en aict faict decouverture certaine, pourqupy je differe en parller jusque a ce que on en aict eu plus ample declaration. Toutefoys en atendant que cognoysance en soit plus grande jay marqué et dénommé quelques promontoires, ou caps… [1]». – et il a aussi, comme vous le voyez ci-dessus, laissé dessiner quelques licornes et autres bestioles.
Comme les monstres marins représentés ici et là dans l’océan, qui peuvent d’ailleurs à l’occasion être unicornes, elle peut aussi n’avoir de fonction qu’ornementale sur des cartes dont les plus belles et les mieux illustrées étaient plus des œuvres d’art et des signes extérieurs de richesse que des utilisés par les voyageurs ou les savants.

Dès le Moyen Âge cependant, d’autres licornes sont plus signifiantes. La mappemonde de la cathédrale d’Hereford, en Angleterre, datée de 1300 environ, est la plus ancienne carte du monde entièrement conservée. Elle illustre la vision médiévale d’un monde circulaire, que la Méditerranée, le Nil et le Don divisent en trois continents, Afrique, Asie et Europe. Apparaissent sur cette immense carte où les mers semblent des fleuves griffons, dragons, sphinx, et la quasi-totalité du bestiaire médiéval, mais rien n’y est placé au hasard. Rhinocéros et licorne, tous deux présents en Éthiopie, sont soigneusement distingués. Le premier, court sur pattes, a une silhouette de renard et une courte corne recourbée. La seconde, à la figure plus fine, est armée d’une très longue lance torsadée. Le commentaire latincite Solin pour le rhinocéros et Isidore de Séville pour le monocéros ou licorne, alors pourtant qu’Isidore pensait que les deux étaient le même animal.

Reconnaissables à leur quadrillage très particulier, les portulans sont des cartes, à l’usage des navigateurs, utilisées du XIIIe au XVIIe siècle. Ils sont le plus souvent dessinés sur vélin, qui résistait mieux à l’humidité que le papier. Les côtes et les récifs y sont dessinés avec soin, les ports nommés avec exactitude, mais l’intérieur des terres, sans grand enjeu, laissait à l’illustrateur plus de liberté pour dessiner des villes, des voyageurs, des indigènes et, surtout, des bestioles. Les portulans de la Méditerranée sont les plus nombreux. Sur celui de Mateo Prunes, en 1586, l’Afrique du Nord est peuplé de toutes les créatures de l’Orient imaginaire médiéval, licornes, dragons, basilics, satyres, cynocéphales, panthères, lions jaunes et blancs, dragons, chameaux et cynocéphales. La plupart des cartographes sont cependant plus modestes et plus réalistes, et la faune d’Afrique n’y est représentée par des éléphants, dromadaires, lions et licornes, plus rarement des dragons. Pour les artistes qui dessinaient ces cartes, comme, au XVIIe siècle Francesco Oliva ou Pietro Giovanni Prunes, la licorne était un animal africain, au même titre que d’autres qui se sont depuis avérés plus réels.

La licorne est en Chine sur la carte dite de Sébastien Cabot, que l’on peut observer, sous verre, au fond du cabinet des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale. Moins richement ornée que les précédentes, cette mappemonde n’était pas seulement destinée à la décoration ; elle avait, ou affectait d’avoir, une fonction pratique d’aide à la navigation. Les animaux s’y comptent sur les doigts de deux mains. La quasi-totalité (ours, tigre, lion, éléphant et crocodile) sont fidèlement représentés et correctement placés, ce qui laisse à penser que les trois créatures imaginaires qui s’y ajoutent, une licorne à corne spiralée et au poil frisé en Chine, un cynocéphale en Asie centrale et un lézard volant en Afrique du Sud, sans doute un basilic, passaient pour très réels aux yeux du dessinateur. À cette date le basilic, ou basilisc, était, avec la licorne, l’un des rares animaux fantastiques du bestiaire médiéval dont l’existence fût encore tenue pour probable, même si nul ne pensait plus qu’il naisse d’un œuf de poule couvé par un lézard, à moins que ce ne soit l’inverse.

La licorne est aussi en Asie en 1531, sur le planisphère du vicomte Maggiolo, qui est en vente à la date où j’écris ce texte, mais pas vraiment dans mes prix. C’est encore près de là, en Sibérie, qu’elle apparaît sur le grand planisphère en soixante planches d’Urbano Monte dessiné à Milan en 1587 ; dans la même région, s’il faut en croire les indications manuscrites sur la carte, se trouvent les dix tribus perdues d’Israël. Je vous avais dit qu’on les retrouverait.

Planisphère d’Urbano Monte, 1587.
David Rumsey Map Collection, Stanford University

Lorsque, au milieu du XVIe siècle, se répand la rumeur de la présence de licornes en Amérique du Nord, elles apparaissent aussi vite sur les cartes à défaut de se faire repérer sur le terrain. Sur une mappemonde du dieppois Pierre Descelliers, en 1550, deux licornes observent, impassibles, le combat des pygmées et des grues, que Pline situait en Éthiopie. Non loin, deux ours dont l’un mange un poisson : le cartographe a peint ce qu’il savait de l’Amérique du Nord, puis enrichi son dessin de quelques exotismes qui pouvaient passer pour probables. Sur la même cartes, autruches et éléphants peuplent l’Australie. À la même date, sur la mappemonde dite harleienne, également à la British Library, les deux seules licornes sont encore au Canada, et ce quand bien d’autres merveilles peuplent encore l’Asie. Sur l’atlas dit du Dauphin, dessiné vers 1540, aujourd’hui à la Bibliothèque royale de la Haye, lions et licornes côtoient ours, indiens et porcs-épics à Terre Neuve.

C’est en Inde que l’on a le plus longtemps voulu voir des licornes, plus ou moins confondues avec les rhinocéros. C’est donc logiquement en Inde que les graveurs ont aussi continué, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à les représenter sur les cartes.

L’érudit Aylett Sammes publia, en 1677, Britannia Antiqua Illustrata, livre dans lequel il explique que les Britanniques, et tout particulièrement les Gallois, seraient les descendants des Phéniciens. On y voit une licorne dans le désert du Sahara, à une date où l’on ne croyait plus guère à la présence de l’animal dans ces régions. La carte illustre l’expansion de la puissance Phénicienne, et s’il n’y avait pas de licornes en Afrique du Nord à la fin du XVIIe siècle, rien n’empêchait qu’il y en ait eu dans l’antiquité.

Un peu oubliés, et à vrai dire d’une lecture un peu fastidieuse aujourd’hui, les longues épopées de la Renaissance, l’Orlando Furioso, La Jérusalem libérée, l’Astrée ou Amadis de Gaule sont un peu le chaînon manquant entre le roman arthurien et la fantasy moderne. Ils empruntent à la matière de Bretagne ou de France les codes de l’aventure chevaleresque, mais leur rapport distancié, voire ironique, à l’histoire les rapproche déjà des univers de l’heroic fantasy. En tête de chacun des tomes de l’Amadis de Gaule, ou du moins de l’une de ses éditions françaises, se trouve une carte de l’île Ferme, où se déroulent les épisodes les plus marquants, qui n’est pas sans faire penser aux cartes qui accompagnent aujourd’hui bien des sagas fantastiques. Eh bien sûr, on y trouve des licornes, près d’une fontaine.

Feliciano de Silva, L’onzième livre d’Amadis de Gaule, traduit d’espagnol en francoys, continuant les entreprises chevalereuses et aventures estranges, tant de luy que des princes de son sang, 1559.

Les licornes de mer tiennent tout à la fois du grand hippocampe grec et du narval. Plus encore que leurs cousines terrestres, elles n’ont le plus souvent sur les cartes qu’une fonction décorative, au même titre que le char de Neptune, les navires pris dans la tempête, les serpents de mer, les pieuvres géantes et les combats de triton. Il n’y a donc pas grand chose à en dire.

[1] Cité in Frank Lestringant, Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, 2012

➕ Alexandre et le Dent Tyran

Unicorne dans les premières versions orientales du roman d’Alexandre, le féroce et solitaire odontotyrranos ou dentirant est devenu tricorne dans l’Europe médiévale.

Si une licorne est un animal ayant une corne unique, une bonne partie de ce petit chapitre est hors-sujet. Mais si une licorne est une créature ayant une corne au milieu du front, il faut parler des animaux tricornes, oubliés, largement ignorés des historiens, mais dont l’histoire est, en Europe tout au moins, aussi ancienne que celle des quadrupèdes unicornes.

Le taureau gallo-romain d’Avrigney, au musée de Besançon.
Wikimedia Commons, photo Wikipedro

Au musée de Besançon se trouve un très beau taureau tricorne en alliage de cuivre, que l’on pense être une représentation du dieu celto-romain Tarvos Trigaranus, le taureau aux trois grues, adoré dans le monde alpin. Les quadrupèdes tricornes, taureaux ou cerfs, étaient encore présents dans l’imaginaire médiéval, et les artistes ignorants de l’aspect de leurs cornes les ont parfois représentées longues et torsadées, à la manière des licornes. Un bestiaire, celui de l’Imago Mundi de Gauthier de Metz, consacre un bref chapitre au bœuf tricorne d’Inde, déjà cité en passant par Pline. De la fin du Moyen Âge au XVIIe siècle, nombres de savants ont cru, et écrit, que les rennes de Scandinavie, ou du moins certains d’entre eux, les rangifères, portaient trois bois, mais ce sujet a été suffisamment discuté pour mériter un autre chapitre.

Horoscope médiéval: Un taureau à trois cornes : Il y aura une personne qui a tous les sens en éveil.
Heidelberger Schicksalbuch, Universität Bibliothek Heidelberg, cod Palm germ 832, fol 68v

On ignore quand fut écrite la première version du Roman d’Alexandre. Le plus ancien texte connu figure sur un manuscrit du XIe siècle, le grec 1711 de la Bibliothèque Nationale, qui recopie sans doute un texte grec du IIIe siècle, soit cinq-cents ans après les événements qu’il est censé décrire. Si l’on y trouve déjà quelques merveilles, Bucéphale n’y a pas de corne, et les troupeaux de licornes comme les hommes cornus d’Inde en sont absents. L’armée d’Alexandre y affronte en revanche déjà un unicorne solitaire, l’odontotyrannos.

Alexandre combat le dentirant en Inde, Manuscrit arménien du Roman d’Alexandre, XVIIe siècle.
BNF,, ms Arménien 291, fol 136v,

« Et voici que soudain a surgi une bête plus gigantesque que tous les éléphants… elle a bondi au milieu des flammes, est entrée dans le camp et a tué vingt-six hommes. Alors certains d’entre nous, s’armant de courage, ont affronté ce monstre à corne unique et l’ont tué. C’est à grand peine que mille trois cents hommes ont ensuite réussi à le traîner hors de la place. Puis, comme la lune se couchait, des renards de nuit longs de dix coudées ont surgi du sable et ont tué plusieurs des nôtres. Des crocodiles sont sortis de la forêt et ont tué nos bêtes de somme. Il y avait aussi des chauve-souris dont les dents ressemblaient à celles des hommes… J’ai aussitôt fait mettre à mort les cinquante guides qui nous avaient entraînés dans cette tragique aventure[1] ».

Le roy Alixandre se combast à la beste qui a trois cornes,
Le livre de la conqueste du roy Alixandre, circa 1445.
British Library, Royal ms 15 E V, fol 16r

Dans les versions médiévales en latin et en langues vulgaires du roman d’Alexandre, l’odentotyrranos devient odenthos, dent-tyran, dentirant ou odonte en français. La traductrice d’une édition récente l’a astucieusement appelé dentirausore. Sur nombre de miniatures, ses trois cornes sont longues et spiralées comme celle de la licorne. Curieusement, ce ne sont pas ses cornes mais ses os qui ont un pouvoir thérapeutique, celui qui en boit une déciction étant protégé de la mort pendant un an.

Voici comment la même scène est décrite dans la première version en français, celle d’Alexandre de Paris. Comme toujours lorsqu’une histoire circule, chaque rédacteur en rajoute un peu ; les vingt-six morts deviennent vingt-sept, et la bête passe de une à trois cornes.
« Quelques heures avant l’aube, voici venir une bête que l’on nomme Dentirant. Elle a le front armé de trois grandes cornes. À la vue du feu, folle de rage, elle regarde le camp, le contourne en courant et vient droit sur les logis à travers le feu. Mais les hommes d’Alexandre viennent à sa rencontre, la criblent de coup d’épée, de lances tranchantes, de haches aiguisées ou lui lancent des flèches. Elle ne prête aucune attention à toutes ces attaques. De ses coups, elle tue vingt-sept chevaliers et blesse cinquante-deux sergents puis, malgré les grecs, s’enfonce dans l’eau sous leurs yeux.
Seigneurs, dit Alexandre, n’y touchez plus ! Laissez la bête boire et se désaltérer. Quand elle aura bu, elle aura perdu son courage et ne se défendra plus contre les assauts et les cris. Je l’attaquerai le premier[2]. » 

Histoire ancienne jusqu’à César, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 20125, fol 239r

Dans une autre version du texte, la bête ne tue que vingt-six chevaliers, et c’est l’ami d’Alexandre, Emenidus, qui finit par l’abatttre : “Apres vint sor eaus une beste de merveillouse grandor, plus fort d’olyfant et avoit le chef noir et III cornes ou front et avoit nom selonc langage yndien arine qui het le tirant. Et avant qu’ele venist a l’aighe, si lor court sus mout vigherosement et ocist d’eaus XXVI et navra LII, mais en la fin l’ocist Emenidus.[3]“.

Dans les manuscrits arméniens, très proches du texte grec originel, le tyran des dents s’appelle bṙnažani et reste modestement unicorne[4]. Il en va de même dans les nombreuses versions perses ou arabes, où il est identifié au karkadan.

Mult fu hydus e laid, grant cum olifant;
Noir chef ot de cheval, e treis cornes avant.
Ly Indien apellent cest mustre dent tirant.


Le peintre qui, au XIVe siècle illustra ce Roman d’Alexandre, hésitait visiblement entre donner une et trois cornes à son dent-tirant.
BNF, ms fr 24364, fol 54v.

On retrouve l’odontotyran, au XIVe siècle, dans les récits de voyage, largement imaginaires, de Jean de Mandeville. Cette bête « aussi grande qu’un destrier » a « la tête très noire, et sur le front trois cornes rouges tranchantes comme des épées. Elle a le corps tout fauve ». En lisant que « c’est une bête trompeuse qui chasse les éléphants », on se demande du coup si, lui aussi, l’odenthos n’est pas un rhinoceros, même si son nom grec de « tyran des dents » faisait penser à l’éléphant et sa tendance à plonger dans les étangs à l’hippopotame et au crocodile. La bête doit sans doute un peu à chacun de ces quatre animaux, et beaucoup à l’imagination des rédacteurs successifs du roman d’Alexandre.

Au XVIe siècle, le roman d’Alexandre est encore l’une des sources exploitées par l’érudit protestant Sebastian Munster. Si le massacre de 8450 licornes par les armées macédoniennes, sans doute jugé excessif, est passé sous silence, l’odonte tricorne et les griffons d’Inde sont toujours là.

La licorne, comme au Moyen Âge bon nombre d’animaux réels ou imaginaires, se rangeait selon les récits tantôt dans le camp du Christ, tantôt dans celui du démon. Le dentyran n’a pas cette ambiguïté, il est, comme les serpents, toujours  mauvais. On le trouve donc dans cet inventaire du bestiaire de Satan compilé par Umberto Eco dans Le nom de la rose  « les faunes, les êtres à double sexe, les brutes aux mains à six doigts, des sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, chimères, cénopères au museau de chien qui lancent du feu par les naseaux, dentyrans, polycaudés, serpents villeux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres lisses, bicéphales à échine armée de dents, hyènes, loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en scie, grenouilles, griffons, singes, cynocéphales, léoncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes, chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues, scorpions, sauriens, cétacés, scytales, amphisbènes, schirims, dipsades, remoras, murènes, lézards verts, poulpes et tortues ».

Guillaume de Machaut, Le Dit du lion, circa 1350.
BNF, ms fr 1586, fol 106r

Dans le Dit du lyon, poème courtois de Guillaume de Machaut,le héros débarque sur une île peuplée

De bestes crueuses et fieres,
Dragons, serpens, escorpions,
De toutes générations,
Buglos[5], chameus, tygres, panthères,
De tous genres, pères et mères,
Olifans, liepars et liepardes,
Ourses, lions, renars et renardes,
Loiemiers, grans alans d’Espaingne,
Et pluseurs matins d’Alemagne,
Castors, aspis et unicornes,
Et une autre beste a deus cornes,
Trop diverse et trop périlleuse,
Trop estrange et trop venimeuse.
Son nom ne saroie nommer.
Je croy qu’elle vint d’outre mer,
Si vorroie bien qu’elle y fust
Et que retourner n’en peust.

La licorne, là encore, n’est qu’un animal dans une longue liste. L’enlumineur d’un superbe manuscrit conservé à la bibliothèque nationale jugea sans doute que « l’autre beste » paraitrait plus étrange et périlleuse encore avec trois cornes qu’avec deux. Le lion gris aux trois cornes de licorne, dont il était suffisamment fier pour le peindre une dizaine de fois sur le manuscrit, est peut-être un avatar du dent tyran.


« Une moult dommagable beste et espouvantable qui gens et bestes devoroit et despoilloit toute la terre ». La bête, qui n’est pas décrite dans le texte des métamorphoses d’Ovide, est représentée ici sous la forme d’une blanche licorne à trois cornes. Fin du XVe siècle.
BNF, ms Velins 559, fol 79r

[1] Le Roman d’Alexandre, traduit du grec par Aline Tallet-Bouvalot, 1994, p.129.
[2] Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, Lettres Gothiques, 1994, p.381
[3] Roman d’Alexandre, manuscrit de Bruxelles (KBR 11040), XIIIe siècle.
[4] Alex MacFarlane, Alexander re-mapped, Geography and Identity in the Armenian Alexander Romance, 2020.
[5] Personne ne sait ce que c’est qu’un buglo.

➕ Les sylvains, les licornes et les chevaliers noirs

Les miniatures d’un livre d’heures de la fin du XVe siècle apportent sur la vie des hommes sauvages, et leurs relations avec les licornes, un éclairage presque ethnographique.

Je pensais avoir quasiment terminé d’écrire ce livre lorsque j’ai découvert un manuscrit à côté duquel j’étais passé jusqu’ici, les Vanderbilt Hours. Copié à Bourges à la toute fin du XVe siècle, ce livre d’heures en français a été illustré par deux enlumineurs, Jean de Montluçon et son fils Jacquelin. Il est aujourd’hui dans les collections de la bibliothèque Beinecke de l’université de Yale, aux États-Unis.

Dans les bandeaux inférieurs de presque tous les folios sont dessinées des scènes de la vie très mouvementée d’un peuple d’hommes des forêts, barbus et trappus, le corps couvert de poils blancs ou bruns à l’exception du visage et des genoux. L’ensemble des miniatures forme non pas un récit linéaire, mais comme une série d’instantanés de la vie de cette tribu sylvestre, dans lesquels on devine une critique pleine d’humour mais assez féroce de la société chevaleresque.

Faute de texte, puisque tout cela illustre un livre d’heures, nous n’avons que les images pour tenter de comprendre la vie des sylvains et la place qu’y tiennent les licornes. Je vais sûrement dire quelques bêtises, mais l’historien a déjà sur l’ethnologue ou le journaliste l’énorme avantage que son sujet d’études ne risque pas de venir lui faire remarquer qu’il écrit n’importe quoi ; cet avantage est encore plus manifeste lorsqu’il travaille sur une peuplade imaginaire.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 51v-52r, Vanderbilt Hours

Beaucoup de représentations d’hommes sauvages à la fin du Moyen Âge montrent, par inversion parodique, une société dominée par les femmes. La tribu représentée ici soit, par exception, plutôt patriarcale, ou que les femmes y soient peu nombreuses puisqu’elles apparaissent rarement sur les miniatures, qui il est vrai mettent en scène de très nombreux combats.

Sur près de la moitié des pages du manuscrit, les sylvains affrontent les créatures féroces qui infestent la région, dragons bipèdes ou quadrupèdes, lions, ours, éléphants, chameaux et porcs épics géants. Les blanches licornes, sans doute herbivores comme les cerfs, ne semblent pas leurs ennemies et ne sont jamais agressives.

Une guerre oppose les hommes de la forêt à une troupe de chevaliers protégés par des armures noires. S’il arrive que les sylvains se battent entre eux, ils se défendent surtout contre les envahisseurs. Ces derniers sont le plus souvent sur des chevaux à la robe sombre, tandis que les hommes sauvages montent des ours, des chameaux, parfois même des dragons… ou des licornes. Tout nus et sauvages qu’ils soient, les indigènes ne sont en rien des primitifs et savent manœuvrer des navires à voiles, utiliser des bombardes contre les fortifications, et même danser au son de la harpe.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 26v, Vanderbilt Hours

Ici, un sylvain monté sur une licorne tente d’en capturer une autre, montrant que si l’animal est bien sauvage, il peut être maîtrisé et apprivoisé. On remarque que la licorne chassée a une silhouette plutôt caprine, et des sabots fendus, tandis que celle qui la poursuit, d’allure plus équine, a des sabots pleins. Peut-être s’agit-il de deux espèces différentes ?

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 15v, Vanderbilt Hours

Un homme sauvage aux épais poils bruns chevauche une licorne équine couverte d’un caparaçon de brocart rouge, dont on devine qu’il a dû être volé aux  envahisseurs. Le sylvain semble jouer au chevalier, et peut-être se moque-t-il des étrangers vêtus de métal noir, qui dans l’ensemble n’ont pas le beau rôle sur cette série de miniatures postcoloniales avant l’heure. Peut-être les Montluçon père et fils avaient-ils lu Tacite décrivant la résistance des Pictes et des Germains à l’invasion romaine.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 75r, Vanderbilt Hours

Une femme sauvage, montée en amazone sur une licorne à la démarche tranquille, mène par une laisse un cheval noir et un envahisseur récemment capturé. On devine que le prisonnier doit se sentir un peu humilié sous son épaisse armure. 

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 86r, Vanderbilt Hours

Découvrant qu’il y avait des licornes dans la région, les chevaliers noirs ont décidé eux aussi d’en capturer une. Ils ont donc installé une jeune vierge dans un lieu discret, et se sont postés aux alentours. C’est lorsque la licorne s’est approché que les sylvains, dissimulés dans les fourrés, ont pris les chasseurs à revers et se sont emparé de l’animal et de la demoiselle. Un chevalier a été tué, ou au moins laissé nu dans la forêt, puisque l’un des hommes sauvages a rapporté son épée, qui semble un peu trop grande pour lui, et revêtu son tabard bleu.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 82v, Vanderbilt Hours

J’avoue ne pas savoir trop qui dire de cette dernière peinture. La licorne et le cerf ont une forte symbolique christique, mais c’est moins le cas de l’ours, et les yeux de la fontaine regardent la scène un peu bizarrement. Si l’écu de tanné aux quatre étoiles d’or, le seul qui apparaisse sur tout le manuscrit, indique le propriétaire originel du livre d’heures, l’image est peut-être une sorte de rébus qui pourrait aider à retrouver son nom.

Bibliothèque de Grenoble, ms 1011, fol 41r

Cette miniature provient d’un autre livre d’heure illustré par les mêmes enlumineurs, jean et Jacquelin de Montluçon, et présentant aussi, quoi que de manière beaucoup moins scénarisée, la vie des hommes sauvages. À défaut de licorne, j’y ai trouvé cet espèce de griffon sans ailes et unicorne.

Copiées et illustrées à la fin des années 1490, les Heures Vanderbilt sont plus ou moins contemporaines de la découverte du nouveau monde. La première lettre de Christophe Colomb dans laquelle il décrit ses rencontres avec des Indiens, était traduite et publiée en latin dans toute l’Europe dès 1493. Chacun savait qu’il y avait en Inde des licornes et des dragons, et les Indiens du Nouveau Monde furent d’emblée assimilés aux hommes sauvages de l’imaginaire médiéval. Peut-on donc voir dans les illustrations de ce livre d’heures une allusion à la conquête de l’Amérique, qui ne commençait qu’à peine ?
Ce n’est pas absolument impossible, mais cela semble quand même un peu tôt, et donc improbable. Le thème de l’affrontement entre hommes sauvages et chevaliers apparait d’ailleurs sur des tapisseries dès les années 1400. S’il y a dans les curieuses images de ce manuscrit une critique de la colonisation, c’est plus vraisemblablement de celle, un peu abstraite, des sylvains vivant dans les profondeurs des forêts d’Europe.

Licorne et homme sauvage
Cette scène bizarre, dans laquelle une licorne pointe sa corne vers la plante du pied d’un homme sauvage, apparait sur plusieurs manuscrits du XVe siècle. Il s’agit peut-être d’une fable ou légende qui, faute d’être passée dans la tradition écrite, a été oubliée.
Yale, Beinecke Library, ms 1216, fol 41r