La corne de licorne exposée dans la cathédrale Saint-Bertrand de Comminges, tout comme celle de l’Abbaye de Saint-Denis dont je parle longuement dans mon livre, eut une vie assez mouvementée, notamment pendant les guerres de religion.
Le bâton pastoral de Saint Bertrand, exposé dans la cathédrale. Wikimedia Commons
La petite ville de saint-Bertrand-de-Comminges, sur les contreforts des Pyrénées, fut longtemps siège épiscopal et porte le nom de l’un de ses premiers évêques, de 1183 à 1023, canonisé au début du XIIIe siècle. Dans le trésor de la cathédrale se trouve une défense de narval, ou corne de licorne, dont la légende veut qu’elle ait été le bâton pastoral du saint.
Photo Martin Miles, Flickr
Sur les murs de la cathédrale se trouve également ce crocodile empaillé, sans doute rapporté par quelque chevalier croisé. La légende, encore elle, assure néanmoins que le monstre hantait la vallée voisine de Vallat-Lenbès, où il dévorait les jeunes filles qu’il attirait en imitant le vagissement des nouveaux nés. Saint Bertrand l’approcha et lui toucha la tête de son bâton. Le terrible monstre devint alors doux comme un agneau et suivit Saint Bertrand jusqu’à la cathédrale, où il mourut.
On ne sait pas bien quand la corne de licorne fit son entrée dans le trésor. Il n’est pas totalement impossible qu’elle ait été là dès la fin du XIIe siècle. Au XVIe siècle, elle était dans la cathédrale « depuis temps duquel n’est mémoire » et excitait les convoitises de nobliaux locaux, comme l’illustrent les épisodes suivants.
Sires, Les syndics du clergé et chapitre de l’église cathédrale et habitants de notre pauvre ville de Saint-Bertrand […], vous remontrent très-humblement qu’ores dez le commencement de l’année 1593, ladite ville, ensemble tous les circonvoisins avec elle, se fussent déclarés vos très-humbles et très-fidèles sujets et serviteurs et eussent été mis sous votre protection et sauvegarde, par le traité fait sous votre bon plaisir avec le féal sieur de Monlucet autres seigneurs de l’armée qu’il commandoit pour lors en ces quartiers […] et que, par ce moyen, ils eussent espérance d’être en pleine paix et assurance, et laissant toutes méfiances fait cesser les gardes-sentinelles et autres moiens de se conserver en leur ville ; si est-ce qu’un an ou environ après et lorsqu’on ne pensoit plus être en guerre, les sieurs vicomte et seigneur de Larboust, quoiqu’ils ne pussent ignorer la reconnaissance et traité susdit, pour avoir assisté, consenti et mis leurs soins en iceux, et, en compagnie d’environ 3 ou 400 Huguenots, […] de nuit et par un trou de murailles, à main armée, entrés en la dite ville, et en icelle commis tous actes d’hostilité, rançonement et désordres, extorqué mil écus au chapitre et plusieurs autres diverses sommes des particuliers d’icelui, même entre autres choses pris et emporté des archives et reliquaires de ladite église, et même une extrêmement belle alicorne de prix inestimable, soigneusement conservée puis temps duquel n’est mémoire pour joyau précieux en icelle, et depuis celui égaré ou engagé pour quelque somme de deniers, au grand scandale et mécontentement de tout le pais et préjudice des suppliants. Sy aurait ledit vicomte, sous prétexte de certaines prétendues lettres de capitainerie par lui obtenues de Votre Majesté pour commander en ladite ville, établi en icelle une garnison de certains soldats, lesquels n’ayant d’autres moïens cle s’entretenir que ce qu’ils prenoient des habitants, les auroient tant travaillés qu’ils auroient été contraints de quitter leurs maisons et familles et laisser leur ville déserte à la discrétion des soldats, jusqu’à ce que le sire de Luscan […] au mois d’août ensuivant auroit reprise ladite ville et délivrée des mains et tyrannie desdits soldats et remis les habitants en leurs libertés et maisons, se remettant à ce que par vous seroit ordonné sur l’invalidité des provisions de ladite capitainerie proposée par les supplians ; et quoique par ce moïen ils dussent en être en assurance et en tranquillité si est-ce à cause des préventions desdites lettres et provisions, se jactent et font leurs efforts de se saisir et emparer de ladite ville, qui seroit son entière ruine et désolation, si qu’on est contraint d’entrer en grand frais pour la continuation de la garde, sentinelle et garnison qui ne peut être qu’incommodité et dépense ; et d’ailleurs lesdits sieurs de Larboust emportent par force et violence tous les ans la meilleure partie des fruits et revenus du seigneur Évêque, chapitre et autres bénéficiers, lesquels privés des moïens de s’entretenir ne peuvent vous payer les décimes et autres impositions qu’ils vous doivent. Ce considéré et pour ce que par la capitulation faite sur ladite prise, dont copie est cy attachée, les suppliants se doivent retirer à Votre Majesté pour avoir réparation de ce-dessus, plaise à icelle ordonner que les informations faites tant sur ladite prise que excès commis ensuite d’icelle, seront rapportés à votre conseil pour y être les coupables punis comme il sera de raison, et néantmoins que, conformément à vos édits, commandement sera fait auxdits sieurs de Larboust de remettre ez mains dudit chapitre, ou leur procureur, ladite alicorne entière en l’état qu’elle étoit lorsqu’ils la prirent, sous peine d’être punis comme sacrilèges avec inhibition de troubler ni molester le dit évêque, chapitre et autres bénéficiers en la perception et jouissance de leurs fruits et revenus. Et d’autant qu’en ladite ville, il n’y a jamais eu de capitaine en l’état […] et que lesdites prétendues lettres sont obtenues par impunité et faux.
Cette « requête au roy et aux seigneurs de son conseil », enregistrée en 1594 au parlement de Toulouse, confond en partie, peut-être par souci de simplification, les événements de 1594 avec une première occupation de la ville de Comminges par les huguenots en 1586. C’est vraisemblablement à cette occasion que l’alicorne fut pillée, et se retrouva bientôt dans les propriétés du seigneur de Larboust – à moins qu’elle n’ait été prise à deux reprises, mais l’on n’a pas trace d’une première restitution.
Une première décision du parlement de Toulouse, en 1587, ordonnait déjà que « les reliquaires et autres ornemens appartenant à ladite église cathédrale, et mesme l’alicorne dont mention est faicte en ladite requeste et information, seront remis en ladite église[…] et enjoignons à tous gentilhommes, seigneurs juridictionnels, consuls et autres s’employer à la restitution de ladite alicorne, à peine de dix mille écus et autres arbitres. »
En témoigne une lettre dans laquelle Catherine de Médicis elle-même s’émeut des doléances du chapitre et écrit à Henri III : « Ce sera, Monsieur mon fils, chose à quoy vous aurez égard […] qu’il vous playse escrire expressément au baron Jacques, frère du Vicomte de Larboust (que vous savez bien quels gens ils sont) qu’ils aient à rendre tous les ornemens dont ils se sont saisis des églises dudict Saint-Bertrand, et mesme une licorne appartenant à la grande église de ladicte ville, laquelle a de hauteur environ cinq pieds et qui est de fort grande valeur.».
Tout est bien qui finit bien, comme nous l’apprend le très hypocrite procès-verbal de la restitution de l’alicorne au chapitre de la cathédrale, en 1601, dans lequel nous apprenons que le sieur de Larboust est tombé sur l’alicorne un peu par hasard, et l’a emporté sans faire très attention :
« L’an 1601 et le 5e jour du mois de mars, en ladite cité de Saint-Bertrand de Comenge, régnant Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, dans le cloître de l’église cathédrale d’icelle, établi en personne messire Adrien d’Aure, vicomte de Larboust, chevalier de l’ordre du Roy, capitaine de cinquante hommes d’arme de ses ordonnances, lequel se serait présenté par devant vénérables personnes […] les tous chanoines, capitulairement assemblés, disant qu’à la prise de la présente ville de Saint-Bertrand faite par lui au temps des derniers troubles, il avait trouvé une corne d’alicorne dans l’église d’icelle et derrière le grand autel, et craignant qu’elle fut prise et égarée par les gens de guerre qui étaient avec lui à ladite prise, il l’aurait prise et retirée, désirant la conserver pour le profit d’icelle et affection qu’il a toujours eue en son coeur d’aimer l’Église et tout ce qui en dépend, le clergé et habitans d’icelle, comme leur prie de croire qu’il désire demeurer leur bon ami et voisin, et que ledit alicorne eût été brisé et mis en pièces sur le gast étant en proie quand prindrent ladite ville sous ledit vicomte : comme ayant le roy approuvé ladite prise aynsi qu’il lui a apparu par l’aveu de sa susdite Majesté, aïant été fait pour son service, comme dit est, aïant donné mandement à Mr le maréchal de Matignon, pour faire l’établissement de ladite garnison et paiement de cinquante soldats à prendre sur les tailles et taillons. Pour ces considérations, volontairement il est venu et a porté ladite alicorne, laquelle il redonne présentement de sa dévotion et bonne volonté à Mr St Bertrand, en son église, au chapitre et au pais, lui requérant s’il leur plaît de le recevoir, et l’assure même comme c’est le même alicorne en grandeur et longueur, et n’a été en rien diminué ; lesquels chanoines dudit chapitre ont répondu par l’organe du sieur Gemito, président audit chapitre, que c’est le même alicorne qui fut pris de l’église dudit Saint-Bertrand en pareille grandeur et longueur que soulait être, sans être en rien diminué ; lequel ils ont reçu présentement dudit vicomte par les mains dudit sieur de Gemito et le tiennent pour reçu et en ont remercié tous très humblement audit vicomte et l’en déchargent et tiennent quitte, tant à lui qu’à tous autres, ensemble de toutes choses prises à l’occasion de ladite ville, et tout ainsi qu’il plaît au sieur vicomte, promettant ne le rechercher en aucune façon que ce soit, tant en général qu’en particulier, déclarant lesdits chanoines dudit chapitre avoir ci-devant entendu l’aveu fait par sadite Majesté de la prise de ladite ville, et tout ainsi qu’il plaît au sieur vicomte offrir toute amitié et bon voisinage audit chapitre, promettant ledit chapitre lui offrir toute amitié et services, le tout sans obligation des biens communs dudit chapitre qu’ils ont soumis à toutes les rigueurs de justice […][1]
Bref, Henri IV semble avoir été plus efficace que Henri III.
Les cornes de l’église de Bayeux
Cependant le susdit sieur Duc deBouilion , prévoyant tels désastres qui se commettaient, retourne pour la seconde fois de Rouen en cette ville, pour y penser donner ordre. Mais cependant il fait publier que tous les Reliquaires de Bayeux & Caen, chasses, joyaux, & ornements ecclésiastiques soient apportés par devers lui au château dudit Caen, où il s’était retiré, pour y être gardées. Suivant ceste publication tous les Reliquaires & précieux ornements y sont apportés, estimant les pauvres ecclésiastiques qu’ils y seraient en bonne assurance. Mais aussitôt qu’ils y sont, quelques saints, précieux et riches qu’ils fussent, ledit sieur les fait fondre, et de partie des deniers qui en sortirent, il disait que c’était pour soudoyer des soldats, et deux compagnies de chevaux légers qu’il fit lever, sans avoir regard aux saintes reliques ni aux corps saints, où ils avaient été dévotement enchâssés, et que l’on n’a depuis vus. Mais il fit bien garder deux des plus belles licornes qui fussent en ce royaume, du nombre des joyaux de l’église de Bayeux, l’une entière de la longueur de quinze pieds et l’autre de près de neuf. J’ai souvenance que passant le grand roi François par dedans la ville de Bayeux en l’an mil cinq cent trente deux, lorsqu’il partit de cette ville, et visitant celle église, le sieur évêque, doyens et chanoines lui présentèrent lesdites deux licornes, comme un présent autant rare et exquis qu’on eut pu voir, qu’il accepta, mais il les remit entre leurs mains, se confiant d’eux, leur disant que puisqu’ils les avaient bien gardés depuis le temps du roi duc Guillaume le Batard, et déluré évêque Odo, et de son frère utérin, ils les gardassent. il serait bon de savoir ou seraient ces deux licornes, parce que par l’édit de pacification, il est dit que ce sui se trouve encore en essence doit être restitué à qui elles appartiennent. suis le duc de Bouillon ne les prit par hostilité, mais elles avaient été mises en ses mains pour les garder et conserver, comme gouverneur du pays.
— Charles de Bourgueville, Les recherches et antiquités de la province de Neustrie, à présent duché de Normandie, Caen, 1588.
La corne de la cathédrale de Strasbourg
En 1380, il est fait mention pour la première fois d’une corne de licorne, qui était déposée dans le trésor de la cathédrale, & que plusieurs ont regardé comme une des grandes raretés de la ville de Strasbourg. On prétend que c’est un présent que le roi Dagobert fit à cette église, & qu’en conséquence la ville de Saverne, chef-lieu de l’Évêché, prit pour armes une licorne. Ce qui est certain, c’est que cette corne fut toujours précieusement conservée dans le trésor de l’église cathédrale. On lit même dans un manuscrit du grand-chapitre qu’un chanoine nommé Rodolphe de Schawenbourg enleva en 1380 la pointe de cette corne, qu’il regardait comme un spécifique contre la peste & le poison. Ce chanoine fut exclu du chapitre et ses confrères firent un statut par lequel ils jurèrent de ne plus recevoir parmi eux aucun descendant de cette famille. Cette corne disparut en 1584 pendant les troubles de religion : le Grand-Doyen manda cette perte à l’Évêque Jean de Manderscheidt, comme si le bonheur de son église en dépendait. Les chanoines catholiques l’avaient réfugiée à Luxembourg, d’où elle fut renvoyée en 1638 dans une boëte de sapin fermée de trois serrures. Elle existe encore aujourd’hui : elle est haute de huit pieds, moins quelques pouces à cause de la pointe qui a été enlevée.
— Abbé Grandidier, Essais historiques et topographiques sur l’église cathédrale de Strasbourg, 1783.
Scènes de la vie de Saint Augustin, circa 1490. Metropolitan Museum, New York.
[1] Vous vous doutez bien que je n’ai pas consulté moi-même tous ces documents d’un accès difficile et pas près d’être numérisés. Tous ces passages proviennent du Bulletin de la société d’archéologie du midi de la France, 1874, n°2 et surtout de la Revue de Comminges, tome VII, 1892, p.208 sq., vers lesquels m’a orienté une note sous les Lettres françaises inédites de Joseph Juste Scaliger, Paris, 1879, p.227.
Le bouc du livre de Daniel, qui parcourt la terre sans la toucher et a une longue corne entre les deux yeux, est la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible. Ce n’est pas tout à fait une licorne, mais un peu quand même.
Vision de Daniel, Manuscrit espagnol du Xe siècle. On y reconnait l’influence du style très particulier des miniatures mozarabes. British Library, Add ms 11695, fol 243v
Je levai les yeux, je regardai, et voici, un bélier se tenait devant le fleuve, et il avait des cornes; ces cornes étaient hautes, mais l’une était plus haute que l’autre, et elle s’éleva la dernière. Je vis le bélier qui frappait de ses cornes à l’occident, au septentrion et au midi; aucun animal ne pouvait lui résister, et il n’y avait personne pour délivrer ses victimes; il faisait ce qu’il voulait, et il devint puissant. Comme je regardais attentivement, voici, un bouc venait de l’occident, et parcourait toute la terre à sa surface, sans la toucher; ce bouc avait une grande corne entre les yeux. Il arriva jusqu’au bélier qui avait des cornes, et que j’avais vu se tenant devant le fleuve, et il courut sur lui dans toute sa fureur. Je le vis qui s’approchait du bélier et s’irritait contre lui; il frappa le bélier et lui brisa les deux cornes, sans que le bélier eût la force de lui résister; il le jeta par terre et le foula, et il n’y eut personne pour délivrer le bélier. Le bouc devint très puissant; mais lorsqu’il fut puissant, sa grande corne se brisa. Quatre grandes cornes s’élevèrent pour la remplacer, aux quatre vents des cieux. De l’une d’elles sortit une petite corne, qui s’agrandit beaucoup vers le midi, vers l’orient, et vers le plus beau des pays. Elle s’éleva jusqu’à l’armée des cieux, elle fit tomber à terre une partie de cette armée et des étoiles, et elle les foula. Elle s’éleva jusqu’au chef de l’armée, lui enleva le sacrifice perpétuel, et renversa le lieu de son sanctuaire. L’armée fut livrée avec le sacrifice perpétuel, à cause du péché; la corne jeta la vérité par terre, et réussit dans ses entreprises. J’entendis parler un saint; et un autre saint dit à celui qui parlait: « Pendant combien de temps s’accomplira la vision sur le sacrifice perpétuel et sur le péché dévastateur? Jusques à quand le sanctuaire et l’armée seront-ils foulés? Et il me dit: Deux mille trois cents soirs et matins; puis le sanctuaire sera purifié ».
Vision de Daniel, Livre d’emblèmes bibliques du XIIIe siècle. BNF, ms lat 11560, fol 211v.
Tandis que moi, Daniel, j’avais cette vision et que je cherchais à la comprendre, voici, quelqu’un qui avait l’apparence d’un homme se tenait devant moi. Et j’entendis la voix d’un homme qui cria et dit: Gabriel, explique-lui la vision. Il vint alors près du lieu où j’étais; et à son approche, je fus effrayé, et je tombai sur ma face. Il me dit:
« Sois attentif, fils de l’homme, car la vision concerne un temps qui sera la fin. Comme il me parlait, je restai frappé d’étourdissement, la face contre terre. Il me toucha, et me fit tenir debout à la place où je me trouvais. Puis il me dit: Je vais t’apprendre, ce qui arrivera au terme de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin. Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes, ce sont les rois des Mèdes et des Perses. Le bouc, c’est le roi de Javan, La grande corne entre ses yeux, c’est le premier roi. Les quatre cornes qui se sont élevées pour remplacer cette corne brisée, ce sont quatre royaumes qui s’élèveront de cette nation, mais qui n’auront pas autant de force. À la fin de leur domination, lorsque les pécheurs seront consumés, il s’élèvera un roi impudent et artificieux. Sa puissance s’accroîtra, mais non par sa propre force; il fera d’incroyables ravages, il réussira dans ses entreprises, il détruira les puissants et le peuple des saints. À cause de sa prospérité et du succès de ses ruses, il aura de l’arrogance dans le cœur, il fera périr beaucoup d’hommes qui vivaient paisiblement, et il s’élèvera contre le chef des chefs; mais il sera brisé, sans l’effort d’aucune main. Et la vision des soirs et des matins, dont il s’agit, est véritable. Pour toi, tiens secrète cette vision, car elle se rapporte à des temps éloignés ». — Daniel, 8
Rien dans le texte ne suggère que le bouc soit vert mais, bon, on est dans un rêve, tout est possible. Amiens, Bibliothèque municipale, ms 108, fol 136v
Et je vis jusqu’à ce qu’il poussa des cornes à ces agneaux, et les corbeaux faisaient tomber leurs cornes. Et je vis jusqu’à ce qu’une grande corne poussa à une de ces brebis, et leurs yeux s’ouvrirent. Et elle (la brebis) les vit, et leurs yeux s’ouvrirent ; et elle cria vers les brebis, et les béliers la virent et ils accoururent tous auprès d’elle. Et malgré cela, tous ces aigles, ces vautours, ces corbeaux et ces éperviers ravissaient encore les brebis, fondaient sur elles et les dévoraient. Et les brebis se taisaient, et les béliers se lamentaient et criaient. Puis ces corbeaux entrèrent en lutte et combattirent avec elle (la brebis), et ils voulurent lui enlever sa corne, mais ils ne le purent pas. Et je les vis jusqu’à ce que survinrent les pasteurs, les aigles, les vautours et les éperviers ; ils crièrent aux corbeaux de briser la corne de ce bélier, et ils combattirent et ils luttèrent avec lui, et lui combattit avec eux, et il cria pour qu’on vînt à son secours. Et je vis arriver l’homme qui avait inscrit les noms des pasteurs et qui avait apporté (le livre) devant le Seigneur des brebis, et il le secourut et le sauva, et il lui montra tout. Il descendit au secours de ce bélier. Et je vis venir auprès d’elle le Seigneur des brebis en fureur, et ceux qui le virent s’enfuirent tous, et ils tombèrent tous dans les ténèbres devant sa face. — Enoch, 90
Vision de Daniel, Bible catalane, Xe siècle. BNF, ms latin 6 (3), fol 66v.
Rien ne laissant vraiment penser que le reem hébreu était une licorne, la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible se trouve dans le livre de Daniel. Un texte apocryphe, qui ne figure plus dans les canons juif ni chrétien, le livre d’Enoch, fait un récit similaire.
Le prophète Daniel a la vision du combat entre un bélier et un bouc, avec des histoires un peu compliquées de cornes doubles, puis unique ou triple, puis quadruple, puis on s’y perd un peu. Fort heureusement, l’archange Gabriel intervient pour rendre la prophétie sinon claire, du moins un peu moins obscure. Comme ailleurs dans l’Ancien Testament, comme plus tard dans l’Apocalypse de Jean qui est par certains aspects un rappel du livre de Daniel, la corne est le symbole de la force physique, du pouvoir temporel, qui peut selon le cas être bon ou mauvais. Au Moyen Âge, la lecture la plus répandue de cette prophétie voyait dans le bouc unicorne une préfiguration d’Alexandre le Grand, encore lui, et donc parfois une raison de plus de caser une licorne dans les miniatures du roman d’Alexandre.
Roman d’Alexandre en prose, circa 1300.
British Library, ms Harley 4979, fol 27v
Roman d’Alexandre en prose, circa 1300.
Bibliothèque royale de Bruxelles, ms 11040, fol 23v.
Face au bélier dont une corne est plus longue que l’autre accourt donc, ou plutôt vole, un bouc « qui parcoure la terre sans la toucher, et a une longue corne entre les deux yeux ». L’animal a certes une corne mais il reste un bouc plus qu’une licorne. Aucun des traducteurs de la Bible ne l’a jamais appelé unicornis ou monoceros, mais les enlumineurs le dessinèrent parfois sur le modèle de la licorne, ce qui était d’autant plus facile que cette dernière avait, à la fin du Moyen Âge, une barbichette et des sabots fendus très caprins[1].
« Et comme, moi Daniel, je cherchais l’intelligence de cette vision, un ange descendit du ciel, et vint vers le lieu où j’étais ; et, le voyant tout resplendissant de la lumière céleste, je tombai le visage contre terre, le cœur palpitant et le corps tout frissonnant de crainte. » Alors, il me toucha, et, me faisant tenir debout, il me dit : « Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes dont l’une était plus haute que l’autre, est le roi des Perses et des Mèdes, qui commande à deux royaumes, dont l’un est plus grand que l’autre. » Et la licorne est le roi des Grecs ; et les quatre cornes qui sont nées de sa corne brisée, ce sont les quatre rois qui naîtront de sa nation, et qui lui succéderont, mais non pas avec une force et une puissance égales aux siennes ! » — Alexandre Dumas, Isaac Lacquedem, 1852
Le prophète Daniel adepte de la fumette. Pas étonnant qu’il fasse des rêves bizarres. Enluminure de Jean Pucelle sur une bible historiée du XIVe siècle. BNF, ms fr 167, fol 218r
Rapportant son rêve, le prophète décrit donc un bouc « ayant une longue corne entre les deux yeux » (cornu insigne inter oculos suos). Cette phrase peut, en latin comme en français, et sans doute en hébreu, être comprise de deux manières. On peut imaginer un animal portant une unique corne recourbée de bouc au milieu du front. C’est le choix que firent régulièrement la plupart des sculpteurs, miniaturistes et graveurs, se recopiant souvent d’ailleurs les uns les autres.
Bible en allemand de Johann Grüninger, 1485.
On peut aussi voir dans cette bête de rêve un bouc classiquement bicorne, avec une troisième corne, souvent droite et proche de celle de la licorne, entre les deux autres. Le modèle, certes moins fréquent, se rencontre dès l’époque romane, si du moins c’est bien cette scène qui est représentée sur le tympan de l’église anglaise de Beckford, et ne disparaît jamais vraiment. Sur une gravure de l’une des premières bibles imprimées en allemand, celle de Johann Grüninger, en 1485, la bête a deux cornes recourbées à l’arrière de la tête, et une longue corne rectiligne et spiralée de licorne au milieu du front, ce qui en fait tout à la fois un bouc et une licorne ; du coup, le bélier à deux cornes en face n’a pas l’air très rassuré. Le bouc a aussi trois cornes sur les portes de bronze de la cathédrale de Pise, où il côtoie une licorne trempant sa corne dans l’eau d’un fleuve et un rhinocéros accompagné de ses trois petits rhinocérosaux.
Tympan de l’église Saint-Jean Baptiste de Beckford, en Angleterre, XIIIe siècle. Photo Groenling, Flickr.
Porte de bronze de la cathédrale de Pise, XVIIe siècle. Wikimedia Commons, photo Sailko
Nous avons déjà croisé, sur quelques miniatures de bestiaires tardifs, des enlumineurs qui avaient compris de la même manière la description par Pline du monoceros, et l’avaient généreusement armé de deux bois de cerf complétés par une longue et rectiligne corne centrale. Le même raisonnement a parfois fait attribuer trois cornes à Bucéphale, le cheval à tête de bœuf d’Alexandre le grand, puis au cerf portant une haute corne au milieu du front vu par César dans la forêt hercynienne.
Dans ce pamphlet anticatholique publié en Angleterre en 1615, le bouc venu de l’Occident du livre de Daniel a fini par se confondre avec l’unicorne des prophéties papales, et est donc bien devenu une véritable licorne – the Unicorne of the West. Egredietur unicornis de plaga occidentali cum vexillo leopardorum dit la version latine, c’est donc bien une licorne portant les armes anglaises, et le pape en est tellement surpris qu’il en laisse tomber tiare, crosse et clefs de Saint Pierre.
[1] Voir la thèse de d’Adriana Gallardo Luque, La representación del unicornio en la cultura del occidente cristiano plenomedieval, 2019.
Si certaines des licornes de terre ou de mer sur les portulans et mappemondes indiquaient bien la présence supposée de l’animal, ici ou là, d’autres ne font guère que remplir les blancs de la carte.
Les licornes, solitaires ou accompagnées de lions, chameaux ou dragons, sont fréquentes sur les anciennes cartes, mappemondes et portulans. Elles gambadent sur les terres d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, et même sur quelques continents qui n’ont finalement jamais été découverts. Il n’y a guère qu’en Europe, que les cartographes connaissaient mieux, qu’on ne les voit jamais.
Cosmographie universelle, selon les navigateurs tant anciens que modernes, par Guillaume Le Testu, pillotte en la mer du Ponent, de la ville francoyse de Grâce, 1555.
BNF, Service historique de la défense, Vincennes, D.1.Z14, fol 35v
Un chien et une licorne.
Une femme unicorne.
La mystérieuse île des griffons.
Cosmographie universelle, selon les navigateurs tant anciens que modernes, par Guillaume Le Testu, pillotte en la mer du Ponent, de la ville francoyse de Grâce, 1555.
BNF, Service historique de la défense, Vincennes, D.1.Z14, fol 39v
Non, je ne sais pas ce qu’est la drôle de bête bleue à longues oreilles. On dirait quand même bien le Cheshire cat.
Cosmographie universelle, selon les navigateurs tant anciens que modernes, par Guillaume Le Testu, pillotte en la mer du Ponent, de la ville francoyse de Grâce, 1555.
BNF, Service historique de la défense, Vincennes, D.1.Z14, fol 31v.
Remarquez le rangifère tricorne, aussi rare que la licorne.
Et une curieuse vache unicorne.
L’interprétation des unicornes cartographiques demande néanmoins quelques précautions. Leur présence peut indiquer que le peintre ou graveur croyait à l’existence réelle de la bête dans telle ou telle région lointaine et mal connue mais, comme le dragon, le lion ou l’éléphant, la licorne peut aussi signifier simplement le caractère exotique et mystérieux d’une terre peu ou pas explorée. Lorsqu’elle remplit les blancs de la carte, la licorne ne montre pas les connaissances de l’époque ou de l’artiste, ni ne révèle ses erreurs, elle met en scène, tout à fait délibérément, son ignorance. « Toutefoys, écrit dans son atlas le pilote malouin Guillaume le Testu, en 1555, ce que je en ai marqué et depainct n’est que par imaginaction, n’ayant notté ou faict mémoire aucune des comodités ou incomodités d’icelle, tant des montaignes, fleuves que aultres choses. Pour ce qu’il n’y a encor eu homme qui en aict faict decouverture certaine, pourqupy je differe en parller jusque a ce que on en aict eu plus ample declaration. Toutefoys en atendant que cognoysance en soit plus grande jay marqué et dénommé quelques promontoires, ou caps… [1]». – et il a aussi, comme vous le voyez ci-dessus, laissé dessiner quelques licornes et autres bestioles. Comme les monstres marins représentés ici et là dans l’océan, qui peuvent d’ailleurs à l’occasion être unicornes, elle peut aussi n’avoir de fonction qu’ornementale sur des cartes dont les plus belles et les mieux illustrées étaient plus des œuvres d’art et des signes extérieurs de richesse que des utilisés par les voyageurs ou les savants.
Une copie du XIXe siècle, plus lisible que l’original, de la mappemonde d’Hereford. Le long du Nil, on distingue centaure, éale, mandragore, rhinocéros, monoceros et un serpent, c’est à dire un dragon, « dont le visage est semblable à celui d’une jeune fille ».
Konrad Miller, die ältesten Weltkarten, 1896
Une copie du XIXe siècle, plus lisible que l’original, de la mappemonde d’Hereford. Le long du Nil, on distingue centaure, éale, mandragore, rhinocéros, monoceros et un serpent, c’est à dire un dragon, « dont le visage est semblable à celui d’une jeune fille ».
Konrad Miller, die ältesten Weltkarten, 1896
Dès le Moyen Âge cependant, d’autres licornes sont plus signifiantes. La mappemonde de la cathédrale d’Hereford, en Angleterre, datée de 1300 environ, est la plus ancienne carte du monde entièrement conservée. Elle illustre la vision médiévale d’un monde circulaire, que la Méditerranée, le Nil et le Don divisent en trois continents, Afrique, Asie et Europe. Apparaissent sur cette immense carte où les mers semblent des fleuves griffons, dragons, sphinx, et la quasi-totalité du bestiaire médiéval, mais rien n’y est placé au hasard. Rhinocéros et licorne, tous deux présents en Éthiopie, sont soigneusement distingués. Le premier, court sur pattes, a une silhouette de renard et une courte corne recourbée. La seconde, à la figure plus fine, est armée d’une très longue lance torsadée. Le commentaire latincite Solin pour le rhinocéros et Isidore de Séville pour le monocéros ou licorne, alors pourtant qu’Isidore pensait que les deux étaient le même animal.
Portulan de Mateo Prunes, 1586. BNF, CPL GE AA 570.
Reconnaissables à leur quadrillage très particulier, les portulans sont des cartes, à l’usage des navigateurs, utilisées du XIIIe au XVIIe siècle. Ils sont le plus souvent dessinés sur vélin, qui résistait mieux à l’humidité que le papier. Les côtes et les récifs y sont dessinés avec soin, les ports nommés avec exactitude, mais l’intérieur des terres, sans grand enjeu, laissait à l’illustrateur plus de liberté pour dessiner des villes, des voyageurs, des indigènes et, surtout, des bestioles. Les portulans de la Méditerranée sont les plus nombreux. Sur celui de Mateo Prunes, en 1586, l’Afrique du Nord est peuplé de toutes les créatures de l’Orient imaginaire médiéval, licornes, dragons, basilics, satyres, cynocéphales, panthères, lions jaunes et blancs, dragons, chameaux et cynocéphales. La plupart des cartographes sont cependant plus modestes et plus réalistes, et la faune d’Afrique n’y est représentée par des éléphants, dromadaires, lions et licornes, plus rarement des dragons. Pour les artistes qui dessinaient ces cartes, comme, au XVIIe siècle Francesco Oliva ou Pietro Giovanni Prunes, la licorne était un animal africain, au même titre que d’autres qui se sont depuis avérés plus réels.
Parmi les animaux d’Afrique sur ce portulan de Joan Martines, en 1582, on reconnaît le chameau et le lion, mais aussi le dragon, le basilisc et la licorne.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 8323
Portulan de Joan Oliva, 1595. BNF, Cartes et Plans, GEC 2342.
Portulan de Joan Oliva, 1595. BNF, Cartes et Plans, GEC 2342.
Une licorne en Afrique du Nord sur ce portulan de Giovanni Prunes, en 1651.
Musée Correr, Venise.
La côte de Lybie sur un portulan de Juan Riezo, 1590.
Yale University Library, ms 49 cea 1590
Deux licornes s’affrontent en Afrique du Nord sur un portulan d’Augustin Roussin, 1663.
BNF, ms fr 20122
Portulan d’Oliva Placido, circa 1580.
Les trois animaux représentant l’Afrique, pourtant bien connue à cette époque, sont la licorne, l’éléphant et le dragon.
Washington, Library of Congress, G5672.M4P5 158- .O4
La licorne est en Chine sur la carte dite de Sébastien Cabot, que l’on peut observer, sous verre, au fond du cabinet des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale. Moins richement ornée que les précédentes, cette mappemonde n’était pas seulement destinée à la décoration ; elle avait, ou affectait d’avoir, une fonction pratique d’aide à la navigation. Les animaux s’y comptent sur les doigts de deux mains. La quasi-totalité (ours, tigre, lion, éléphant et crocodile) sont fidèlement représentés et correctement placés, ce qui laisse à penser que les trois créatures imaginaires qui s’y ajoutent, une licorne à corne spiralée et au poil frisé en Chine, un cynocéphale en Asie centrale et un lézard volant en Afrique du Sud, sans doute un basilic, passaient pour très réels aux yeux du dessinateur. À cette date le basilic, ou basilisc, était, avec la licorne, l’un des rares animaux fantastiques du bestiaire médiéval dont l’existence fût encore tenue pour probable, même si nul ne pensait plus qu’il naisse d’un œuf de poule couvé par un lézard, à moins que ce ne soit l’inverse.
Mappemonde de Sébastien Cabot, 1544.
BNF, Cartes et Plans, CPL-GE AA 582
Planisphère du Vicomte Maggiolo, 1531. Collection privée.
La licorne est aussi en Asie en 1531, sur le planisphère du vicomte Maggiolo, qui est en vente à la date où j’écris ce texte, mais pas vraiment dans mes prix. C’est encore près de là, en Sibérie, qu’elle apparaît sur le grand planisphère en soixante planches d’Urbano Monte dessiné à Milan en 1587 ; dans la même région, s’il faut en croire les indications manuscrites sur la carte, se trouvent les dix tribus perdues d’Israël. Je vous avais dit qu’on les retrouverait.
Planisphère d’Urbano Monte, 1587. David Rumsey Map Collection, Stanford University
Lorsque, au milieu du XVIe siècle, se répand la rumeur de la présence de licornes en Amérique du Nord, elles apparaissent aussi vite sur les cartes à défaut de se faire repérer sur le terrain. Sur une mappemonde du dieppois Pierre Descelliers, en 1550, deux licornes observent, impassibles, le combat des pygmées et des grues, que Pline situait en Éthiopie. Non loin, deux ours dont l’un mange un poisson : le cartographe a peint ce qu’il savait de l’Amérique du Nord, puis enrichi son dessin de quelques exotismes qui pouvaient passer pour probables. Sur la même cartes, autruches et éléphants peuplent l’Australie. À la même date, sur la mappemonde dite harleienne, également à la British Library, les deux seules licornes sont encore au Canada, et ce quand bien d’autres merveilles peuplent encore l’Asie. Sur l’atlas dit du Dauphin, dessiné vers 1540, aujourd’hui à la Bibliothèque royale de la Haye, lions et licornes côtoient ours, indiens et porcs-épics à Terre Neuve.
Mappemonde de Pierre Descelliers, circa 1550.
Remarquez que la carte est prévue pour être posée à plat sur une table, ce qui explique que texte et illustrations ne soient pas toujours orientés dans le même sens.
British Library, ms Add 24065
Mappemonde de Pierre Descelliers, circa 1550.
British Library, ms Add 24065
Sur une autre mappemonde de Pierre Descelliers, peinte en 1546, les licornes sont en Afrique centrale.
Manchester, Rylands Library, ms French 1.
Ours, lions, licorne et homme sauvage peuplent Terre Neuve sur cet atlas anonyme réalisé vers 1540, l’atlas dit du Dauphin.
La Haye, Koninklijke Bibliotheek, ms 129.A.24, fol 26r
Décor marginal d’une carte de Virginie, 1671. Ni le lama, ni la licorne, ni l’ananas ne semblent vraiment du coin, et même l’indien fait plutôt brésilien.
Les gravures sont coloriées à la main et les couleurs varient d’une copie à l’autre.
Décor marginal d’une carte de Virginie, 1671. Ni le lama, ni la licorne, ni l’ananas ne semblent vraiment du coin, et même l’indien fait plutôt brésilien.
Les gravures sont coloriées à la main et les couleurs varient d’une copie à l’autre.
C’est en Inde que l’on a le plus longtemps voulu voir des licornes, plus ou moins confondues avec les rhinocéros. C’est donc logiquement en Inde que les graveurs ont aussi continué, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à les représenter sur les cartes.
Girolamo Ruscelli, La géographie de Ptolémée, 1598
Carte accompagnant les Voyages aux Indes orientales et portugaises de Jan Huyghen van Linschoeten, 1614.
Sur cette carte de Johannes Jegler, en 1700, on distingue deux licornes en Asie centrale, et deux licornes de mer dans un coin où les narvals sont rares.
Sur cette carte de Johannes Jegler, en 1700, on distingue deux licornes, dont une trempant sa corne dans un fleuvenqui serait aujourd’hui au Pakistan ou en Afghanistan.
L’érudit Aylett Sammes publia, en 1677, Britannia Antiqua Illustrata, livre dans lequel il explique que les Britanniques, et tout particulièrement les Gallois, seraient les descendants des Phéniciens. On y voit une licorne dans le désert du Sahara, à une date où l’on ne croyait plus guère à la présence de l’animal dans ces régions. La carte illustre l’expansion de la puissance Phénicienne, et s’il n’y avait pas de licornes en Afrique du Nord à la fin du XVIIe siècle, rien n’empêchait qu’il y en ait eu dans l’antiquité.
Aylett Sammes, Britannia Antiqua Illustrata, 1677
Aylett Sammes, Britannia Antiqua Illustrata, 1677
Un peu oubliés, et à vrai dire d’une lecture un peu fastidieuse aujourd’hui, les longues épopées de la Renaissance, l’Orlando Furioso, La Jérusalem libérée, l’Astrée ou Amadis de Gaule sont un peu le chaînon manquant entre le roman arthurien et la fantasy moderne. Ils empruntent à la matière de Bretagne ou de France les codes de l’aventure chevaleresque, mais leur rapport distancié, voire ironique, à l’histoire les rapproche déjà des univers de l’heroic fantasy. En tête de chacun des tomes de l’Amadis de Gaule, ou du moins de l’une de ses éditions françaises, se trouve une carte de l’île Ferme, où se déroulent les épisodes les plus marquants, qui n’est pas sans faire penser aux cartes qui accompagnent aujourd’hui bien des sagas fantastiques. Eh bien sûr, on y trouve des licornes, près d’une fontaine.
Feliciano de Silva, L’onzième livre d’Amadis de Gaule, traduit d’espagnol en francoys, continuant les entreprises chevalereuses et aventures estranges, tant de luy que des princes de son sang, 1559.
Les licornes de mer tiennent tout à la fois du grand hippocampe grec et du narval. Plus encore que leurs cousines terrestres, elles n’ont le plus souvent sur les cartes qu’une fonction décorative, au même titre que le char de Neptune, les navires pris dans la tempête, les serpents de mer, les pieuvres géantes et les combats de triton. Il n’y a donc pas grand chose à en dire.
Cornelius de Jode, Speculum Orbis Terrarum, 1593. Cette licorne de mer est purement décorative, tout comme les sirènes et tritons que l’on voit sur d’autres pages du même atlas.
Andreas Homem, Universa ac navigabilis totius terrarum orbis descriptio, Anvers, 1559.
BNF, Cartes et Plans, CPL-GE CC 2719
[1] Cité in Frank Lestringant, Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, 2012
Est-il plus facile de capturer une licorne avec plusieurs jeunes vierges qu’avec une seule ? Et puisque cela marche avec les licornes, est-ce que ça ne pourrait pas aussi marcher avec les éléphants ?
Le Liber Subtilitatum de Divinis Creaturis, attribué à sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179) délaisse les allégories chrétiennes du bestiaire, que l’abbesse mystique discute pourtant dans d’autres textes, au profit de l’intérêt pratique, médical, des animaux décrits. C’est aussi l’un des rares textes qui suggère qu’il est plus facile de piéger une licorne avec plusieurs jeunes vierges qu’avec une seule.
« La licorne est plus chaude que froide, mais sa force est plus grande que sa chaleur. Elle se nourrit de plantes pures et, quand elle marche, elle fait des espèces de sauts. Elle fuit l’homme comme les autres animaux, excepté ceux de son espèce : c’est pour cela qu’on ne peut pas la capturer. Elle redoute beaucoup l’homme mâle et le fuit ; tout comme le serpent, lors de la première chute, s’est écarté de l’homme et a examiné la femme, elle fuit l’homme et suit la femme. Il était une fois un philosophe qui avait étudié les natures des animaux ; il n’avait jamais pu capturer cet animal et s’en étonnait beaucoup ; un jour, il partit chasser, comme il en avait l’habitude, accompagné d’hommes, de femmes et de jeunes filles. Or les jeunes filles s’écartèrent des autres et se mirent à jouer au milieu des fleurs. Une licorne, voyant les jeunes filles, ralentit ses gambades, s’approcha peu à peu, s’assit à distance sur ses pattes de derrière et les contempla attentivement. Le philosophe, voyant cela, réfléchit sérieusement et comprit qu’il pourrait capturer la licorne grâce aux jeunes filles. En effet, la licorne, voyant de loin une jeune fille, s’étonne de ce qu’elle n’a pas de barbe et a pourtant l’allure d’un homme. S’il y a deux ou trois jeunes filles ensemble, la licorne est encore plus étonnée et se laisse prendre encore plus vite, lorsqu’elle fixe ses yeux sur elles. Les jeunes filles grâce auxquelles la licorne est capturée doivent être nobles, et non des paysannes ; ni tout à fait adultes, ni tout à fait enfants, mais en pleine adolescence : c’est celles-là qu’elle aime, car elle sait qu’elles sont douces et agréables. Régulièrement, une fois par an, la licorne se rend vers la terre qui contient le suc du paradis, et elle y cherche les meilleures herbes, les foule du pied et les mange ; elle en tire beaucoup de force, et c’est pour cela qu’elle fuit les autres animaux. Sous sa corne se trouve un morceau d’airain brillant comme du verre, si bien que l’homme peut y regarder sa face comme un miroir ; mais il n’a pas grand prix. Pulvérise le foie de la licorne, mélange-le à de la graisse tirée du jaune d’œuf et fais ainsi un onguent : aucune plaie de lèpre, quelle que soit son espèce, si tu l’enduis souvent, ne résistera, et la mort n’atteindra pas celui qui en souffre, ou alors c’est que Dieu ne veut pas le guérir. Fais aussi des chaussures avec sa peau et porte-les : tu auras toujours les pieds sains, les jambes saines et les articulations saines à l’intérieur, et pendant que tu les porteras, aucune peste ne te nuira[1] ».
Les deux vierges recueillent le sang de la licorne. Gesta Romanorum, XVe siècle.
Badische Landesbibliothek, ms Donaueschingen 145, fol 67v
Les recettes d’Hildegarde, qui ignore curieusement que la corne de l’animal est un contrepoison, ne seront pas reprises. En revanche, d’autres textes rédigés en Europe du nord au XIIIe siècle indiquent que deux vierges sont nécessaires pour chasser la licorne, l’une pour servir d’appât, l’autre pour tuer l’animal. Voici ce que dit par exemple la Gesta Romanorum, un long recueil d’histoires anciennes et de vies de saints du XIIIe siècle :
« Il y avait un empereur très puissant dans le royaume duquel vivaient deux belles vierges qui chantaient remarquablement bien, et nombreux étaient ceux qui venaient les écouter. Cet empereur avait une forêt dans laquelle vivait une féroce licorne que nul ne pouvait approcher, et qui tuait tous les intrus. Entendant cela, les deux vierges sont entrées dans la forêt, totalement nues, portant l’une une épée, l’autre un bassin. En pénétrant dans la forêt, elles se sont mises à chanter si joliment que la licorne s’est approché d’elles et a commencé à leur lécher les seins. Elle s’est ensuite endormie, la tête sur les genoux de la vierge qui avait le bassin. Voyant cela, celle qui avait l’épée en a transpercé le cœur de l’animal, et l’a tué. L’autre vierge a recueilli le sang dans le bassin et l’a apporté à la cité, où il a été utilisé pour faire de la teinture pourpre[2] ».
La suite du texte nous apprend que l’empereur est Dieu le père, l’éléphant le Christ, les deux vierges Marie et Ève, et leurs seins l’ancien et le nouveau testament.
La chasse à la licorne, Gesta Romanorum, circa 1300. Yale, Beinecke Library, ms 404, fol 51r
Dans un beau manuscrit copié vers 1300, les Rothschild Canticles, une double miniature en pleine page illustre cette version de la chasse à la licorne. Tous les codes indiquant une représentation de la Passion sont présents dans le cadre inférieur, la corne christique pointée vers le ciel, la lance infernale vers le bas, le sang qui s’écoule de la blessure. Certes, Longinus et le chasseur à cheval sont des femmes, la représentation du calice / graal comme un seau est inhabituelle, mais tout cela s’explique est cohérent avec le récit. C’est la peinture du cadre supérieur, une jeune femme dansant nue dans la forêt devant un animal visiblement enthousiaste, qui ne semble coller vraiment ni avec l’allégorie de la passion, ni avec l’emblème de la chasteté. Le dessin n’a pourtant rien de scabreux. Il faut reconnaître Ève dans la femme nue du premier tableau, qui illustre alors la tentation et la chute, et Marie dans celle, vêtue, du second, qui figure à la fois la Passion et la Rédemption.
Le Ci nous dit est un recueil d’exemples moraux empruntés pour l’essentiel à la Bible, mais aussi à quelques autres sources comme les bestiaires. Il y faut deux vierges pour chasser la licorne. Chantilly, musée Condé, ms 26, fol 64r.
Curieusement, la Gesta Romanorum fait aussi le même récit, avec un peu moins de détails, à propos de l’éléphant, un rédacteur ayant sans doute confondu ces deux animaux exotiques tous deux associés à la pureté et à la chasteté. Les bestiaires anglais et flamands de la fin du XIIIe siècle, comme ceux du Liber de proprietatibus rerum de Barthélémy l’anglais ou du Der Naturen Bloeme (La fleur de la nature) de Jacob van Maerlant, s’efforcent de clarifier les choses: une vierge suffit pour la licorne, il en faut deux pour l’éléphant.
La chasse à l’éléphant, Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1320. British Library, Add ms 11390, fol 12v La licorne du même manuscrit. La scène de la chasse n’y est pas représentée. Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1320. British Library, Add ms 11390, fol 20r La mise à mort de l’éléphant. Notez la corne en trompette, fréquente dans les miniatures médiévales. Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1290. Lippische Landesbibliothek, ms mscr 70, fol 25v Sur cette illustration plus ancienne, d’un bestiaire du début du XIIe siècle, un couple d’éléphants est représenté à côté de deux racines de mandragore, que ces animaux naturellement chastes doivent manger avant l’acte sexuel. Peut-être une image comme celle-ci a-t-elle contribué à la confusion ultérieure entre chasse à la licorne et chasse à l’éléphant ? British Library, Stowe ms 1065, fol 5v
[1] Hildegarde de Bingen, Le Livre des subtilités des créatures divines, Paris, Millon, 1989, t.II, p.196 sq. [2]Gesta Romanorum, ch.187.
Dans une monographie, il faut toujours, quelque part, une comparaison permettant de resituer un peu le sujet. Après avoir éliminé le dragon, trop complexe et trop différent, il me restait deux solides candidats, la sirène et le griffon. Commençons par la sirène, je ne suis pas certain de faire le griffon.
Le livre était déjà bouclé, et ce blog bien avancé, lorsque j’ai rencontré la spécialiste des sirènes, Lou Delaveau, qui a récemment soutenu à l’école des chartes une thèse joliment intitulée Le revers de l’écaille. Son travail, bien qu’à la fois plus bref et plus rigoureux, s’apparente assez à ce que j’avais fait il y a vingt-cinq ans sur la licorne. Les bornes chronologiques sont un peu plus rapprochées, mais la démarche est la même, une étude de l’évolution des représentations et des points de vue sur la réalité de la bête. Nous avons donc longuement discuté et constaté bien des similitudes, et quelques différences intéressantes, entre l’histoire des sirènes et celles des licornes. Reparti avec sa thèse sous le bras, j’ai d’ailleurs en la feuilletant retrouvé bien des noms qui m’étaient familiers, Johannes de Cuba, Conrad Gesner, André Thévet, Ulysse Aldrovandi et bien d’autres.
Licorne et sirène sont toutes deux invitées au mariage d’Adam et Eve. Cette dernière est même accompagnée d’un chien de mer, et d’un chevalier de mer, ou zytiron. Notez aussi la gueule du serpent, et Lilith qui sait que ça va mal tourner.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, circa 1480.
BNF, ms fr 11, fol 3v.
Barthélémy l’Anglais et Jean Corbechon, Le livre des propriétés des choses, XIVe siècle. Bibliothèque municipale de Reims, ms 993, fol 254v.
Sur le portail roman de l’église de Soto de Bureba, en Espagne, la licorne cohabite avec un griffon, des dragons et des sirènes oiseaux.
Livre d’heures flamand, circa 1320. Baltimore, Walters Museum, ms W 82, fol 191v.
Nos deux créatures ont pourtant des origines différentes. Les sirènes au chant envoutant, dont triomphèrent chacun à sa manière Orphée et Ulysse, nous viennent de la mythologie grecque ; les licornes, absentes des grands récits antiques, sont issues d’un Orient beaucoup plus vague et lointain. Si elles ne se croisent que rarement, les sirènes hantant les mers et les licornes arpentant les déserts, leurs parcours dans l’art et la littérature ont, du Moyen Âge à aujourd’hui, beaucoup en commun. Sirènes et licornes sont d’ailleurs entrées dans le texte biblique de la Vulgate par le même type d’erreurs de traduction.
Miséricorde de l’Église de la Trinité, à Stratford-upon-Avon, en Angleterre. XVe siècle. Photo Groenling, Flickr.
Miséricorde de l’Église de la Trinité, à Stratford-upon-Avon, en Angleterre. XVe siècle. Photo Groenling, Flickr.
Bréviaire de Renaud de Bar, 13012.
Bibliothèque municipale de Verdun, ms 107.
Bréviaire de Renaud de Bar, 13012.
Bibliothèque municipale de Verdun, ms 107, fol 47v.
Psautier d’Isabelle de France, circa 1305.
Munich, BSB, cod gall.16, fol 18r.
Psautier d’Isabelle de France, circa 1305. Munich, BSB, cod gall.16, fol 14r.
De la sirène Nous allons vous parler de la sirène, qui a une physionomie très étrange, car, au-dessus de la ceinture, elle est la plus belle créature du monde, faite à la ressemblance d’une femme; mais pour l’autre partie du corps, elle a l’allure d’un poisson ou d’un oiseau. Son chant est si doux et si beau que les hommes qui naviguent sur la mer, aussitôt qu’ils entendent ce chant, ne peuvent pas s’empêcher de diriger vers elle leurs navires; ce chant leur paraît si doux qu’ils s’endorment sur le bateau; et lorsqu’ils sont tout à fait endormis, c’est alors qu’ils sont victimes d’une grande traîtrise, car les sirènes les tuent si soudainement qu’ils n’ont pas le temps de dire mot. La sirène, qui chante d’une voix si belle qu’elle ensorcelle les hommes par son chant, enseigne à ceux qui doivent naviguer à travers ce monde qu’il leur est nécessaire de s’amender. Nous autres, qui traversons ce monde, sommes trompés par une musique comparable, par la gloire, par les plaisirs du monde, qui nous conduisent à la mort. Une fois que nous sommes habitués au plaisir, à la luxure, au bien-être du corps, à la gloutonnerie et à l’ivresse, à la jouissance des biens du monde et à la richesse, à la fréquentation des dames et aux chevaux bien nourris, à la magnificence des étoffes somptueuses, nous sommes sans cesse attirés de ce côté, il nous tarde d’y parvenir, nous nous attardons dans ces lieux si longtemps que, malgré nous, nous nous y endormons; alors, la sirène nous tue, c’est-à-dire le Diable, qui nous a conduits en ces lieux, et qui nous fait plonger si profond dans les vices qu’il nous enferme entièrement dans ses filets. Alors, il nous assaille; alors, il s’élance sur nous et il nous tue, nous transperce le cœur, tout comme agissent les sirènes avec les marins qui parcourent les mers. Mais il existe plus d’un marin qui sait prendre garde à elles et reste aux aguets : tandis qu’il fait voile à travers la mer, il se bouche les oreilles, afin de ne pas entendre le chant trompeur. C’est ainsi que doit faire le sage qui passe à travers le monde : il doit demeurer chaste et pur, et se boucher les oreilles, afin de ne pas entendre prononcer des paroles qui puissent le conduire au péché. Et c’est ainsi que bien des hommes parviennent à se protéger : ils empêchent leurs yeux et leurs oreilles d’entendre et de contempler les plaisirs et les choses mauvaises par lesquels bien des hommes se laissent tromper. — Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire Divin, circa 1210, trad. Gabriel Banciotto
Richard de Fournival, Le bestiaire d’amour rimet, circa 1300.
BNF, ms fr 412, fol 8v.
Richard de Fournival, Le bestiaire d’amour rimet, circa 1300.
BNF, ms fr 412, fol 14r.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa 1340.
BNF, ms fr 15213, fol 70r.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa 1340.
BNF, ms fr 15213, fol 74v.
Richard de Fournival, , 1285.
BNF, ms fr 412, fol 230v.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, 1285.
BNF, ms fr 412, fol 240r.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa XIVe siècle.
Vienne, ÖNB, cod 2609, fol 4v.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa XIVe siècle.
Vienne, ÖNB, cod 2609, fol 20v.
Allégoriquement, comme le remarquait déjà Richard de Fournival au XIIIe siècle dans son Bestiaire d’amour, le récit de la chasse à la licorne est comme un reflet inversé de celui du chant des sirènes. En effet, « de l’endormissement d’amour viennent tous les périls, car pour tous ceux qui s’endorment s’ensuit la mort, aussi bien pour la licorne qui s’endort auprès de la jeune fille, que pour l’homme qui s’endort auprès de la sirène[1] ».
O crudel donna, o falsa mia serena. I’ mi fuziva et asugava il pianto Ch’amando te avea soferto tanto.
Quando tu me volzisti al dolce canto. Traendomi col so piacer adorno Come la donzella il leocorno.
E pi me doglio assai che del mio danno Che in vaga donna regna tanto inganno.
— Chansonnier Rossi, circa 1370, Bibliothèque du Vatican, ms Rossi 215, fol 21v
Le shadhavar, décrit dans les bestiaires perses et arabes, combine le physique de la licorne et les pouvoirs de la sirène. Ce quadrupède, qui vit bien sûr dans l’occident merveilleux, est armée d’une longue corne dotée selon les textes de trous ou de petits rameaux. Lorsque le vent souffle à travers cette corne, il en sort une belle musique qui attire les autres animaux. Ils se rassemblent alors autour du shadhavar qui, selon quelques bestiaires, les dévore. Ce récit est-il lié à celui du chant des sirènes ? Ce n’est pas impossible.
Shadhavar à corne à trous.
Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit persan, XVIe siècle.
New York Public Library, Spenser ms 49, fol 330v
Le féroce Shadavar s’apprête à dévorer les animaux attirés par sa musique.
Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit arabe, XVIIe siècle.
Bibliothèque de Bordeaux, ms 130, p.306
Tout se complique avec ce shadhavar persan à la bonne dégaine de ki-lin chinois….
Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit persan, XVIIIe siècle.
Princeton University Library, ms Garrett 82G, image 434
Sirènes et licornes étaient aussi rarement observées l’une que l’autre, et l’apparence de la sirène, qui passe progressivement du modèle oiseau hérité de l’antiquité au modèle poisson peut-être venu de traditions nordiques, peut-être simple confusion avec les néréïdes évolue encore plus que celle de la licorne. Quelques unes ont même tout à la fois les ailes d’oiseaux et la queue de poisson. Tout comme la corne de la licorne, blanche, noire ou multicolore, lisse ou spiralée, la queue de la sirène poisson peut prendre des aspects variés, toujours écaillée mais tantôt unique, tantôt bifide.
Hésitant entre la sirène oiseau et la sirène poisson, les enlumineurs choisissent souvent de ne pas choisir.
Bestiaire de Pierre le Picard, XIIIe siècle.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 3516, fol 202v.
…ou de ne pas choisir.
Bestiaire du XIIIe siècle.
Cambridge University library, ms li 4.26, fol 13v
Le monde marin étant imaginé comme un décalque du monde terrestre, il abritait des hommes et des femmes de mer, les tritons et les néréides, plus ou moins confondus dès lors avec les sirènes aquatiques. On y trouvait aussi des chevaliers, des moines, des évêques, un pape, des cerfs, des lapins, des sangliers, des chevaux, des éléphants et, bien sûr, des licornes de mer, dont il est question dans un chapitre de mon livre.
Licorne de mer, moine de mer, néréide et lapin de mer dans un bestiaire flamand.
Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1310.
British Library, Add ms 11390, fol 53v.
La vraie sirène est quelques pages plus loin.
Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1310.
British Library, Add ms 11390, fol 54v.
Quelques voyageurs ont vu des sirènes, mais lorsque Christophe Colomb, observant des lamantins près de la Dominique, décrit trois sirènes « qui n’étaient pas aussi belles qu’on le représente » mais auxquelles il trouve « presque les traits d’un homme [2]», on ne peut que penser à Marco Polo, deux siècles plus tôt, décrivant les rhinocéros de Java, des licornes qui ne sont « point du tout comme nous, d’ici, disons et décrivons ».
Ici, la licorne de mer côtoie sirènes et tritons.
Cornelius de Jode, Speculum Orbis Terrarum, 1593.
avec quelques dragons aussi, pour faire bon poids.
Cornelius de Jode, Speculum Orbis Terrarum, 1593.
Niocolas Chaperon, Dieu créant les animaux,1649.
Cette gravure reproduit une fresque de Raphaël au Vatican, datée de 1520. Entre la licorne et la girafe unicorne, on voit au loin une sirène bifide.
Peinture romane de l’église Saint-Jacob à Tramin, dans le Tyrol, circa 1210.
Le voyage de Saint Brandan, manuscrit allemand, vers 1460.
Bibliothèque de Heidelberg, cod palm germ 60, fol 160v.
À la Renaissance, la sirène à demi-humaine relève plus du monstrueux, de l’accident, quand la licorne reste un animal exotique, plus ou moins merveilleux. Beaucoup croient néanmoins encore vaguement à l’existence d’hommes marins. Conrad Gesner consacre à ces tritons un bref chapitre, illustré par une gravure de « satyre marin ».
Le satyre marin décrit en 1558 par Conrad Gesner.
La licorne de l’Historiæ animalium de Conrad Gesner.
Les savants deviennent ensuite plus prudents. Dans les ouvrages de Wolfgang Frantze ou de Jan Jonston, au XVIIe siècle, la licorne, considérée comme un animal réel, a encore droit à son chapitre parmi les quadrupèdes, même si Frantze discute de son identité avec le rhinocéros. La sirène est traitée plus rapidement, avec d’autres créatures à l’existence douteuse, comme le griffon ou la harpie. Thomas Bartholin, auteur des longues Nouvelles observations sur la licorne, écrivit aussi une brève dissertation sur les sirènes[3], qui selon lui existent réellement. Bref, même s’il a fait couler moins d’encre que celui sur les licornes, il y eut aussi un débat sur la réalité des sirènes, et leur identité avec lamantins et dugongs.
Sur le frontispice de l’édition de 1678 du traité sur la licorne de Thomas Bartholin, des tritons semblent se livrer à un fructueux trafic de cornes de licorne.
Albrecht Dürer, Le monstre marin, variation aquatique sur le thème du satyre et de l’homme sauvage cornu, circa 1510.
Je ne crois pas que des pêches à la sirène aient été organisées au XIXe siècle comme l’ont été de vaines chasses à la licorne en Afrique du Sud et dans l’Himalaya. En 1822 cependant, dans le Journal Asiatique, un certain John Dory, prenant acte de ce que la présence de licornes au Tibet était désormais un fait attesté et de ce qu’un specimen était en route pour Londres – il ne semble pas qu’il soit arrivé – proposait de s’intéresser de nouveau aux sirènes.
The Scribleriad, de Richard Owen Cambridge, est un texte satirique, dont l’esprit se situe quelque part entre Cervantès et Voltaire. Ici, dans un pays aussi vague qu’exotique, cohabitent licorne et sirène.
[1] Richard de Fournival, Bestiaire d’amour. [2] Cité in Relation des quatre voyages entrepris par Christophe Colomb, 1828. [3] Traduite en français dans les Mémoires littéraires contenant des réflexions sur l’origine des nations, 1750.
On devine que les chasseurs étaient avant tout motivés par la corne de l’animal, mais les bestiaires sont muets à ce sujet, et nous épargnent donc tous les sous-entendus scabreux auxquels on aurait pu s’attendre.
Sur cette copie du bestiaire de Pierre de Beauvais, au début du XIVe siècle, l’enlumineur a oublié la corne de l’animal. Le texte est pourtant clair, il s’agit bien de l’animal appelé en grec monocéros, en latin unicornis et qui a « une corne en mi le front ».
Bibliothèque universitaire de Montpellier, ms H 437, fol 226r
Albertus Pictor, Chasse mystique à la licorne sans corne, circa 1500.
Église d’Almunge, Suède.
Photo Christer Malmberg.
Je ne sais pas si la licorne du portail de la cathédrale de Laon a perdu sa corne ou n’en a jamais eu.
Les bestiaires, du moins les plus tardifs d’entre eux, ont été rédigés alors que les cornes de licorne, généralement cornes d’antilope ou défenses de narval, commençaient à faire l’objet d’un réel commerce en Europe, et à être utilisées en médecine. Il peut donc paraître surprenant que, à de rares exceptions près, ces textes n’indiquent pas que la licorne est capturée ou tuée pour sa corne. Les cornes étant signe de puissance, il eut sans doute semblé déplacé de trancher celle d’une blanche licorne qui dans le bestiaire représentait, selon les époques et les allégories, l’Esprit ou le Christ.
Aucune miniature médiévale, à ma connaissance, ne représente les chasseurs ou la jeune vierge coupant la corne de l’animal, même s’il peut y avoir ambiguïté dans les quelques cas, comme sur une copie du bestiaire de Pierre de Beauvais, où l’animal est représenté… sans corne, donc peut-être après qu’on l’en ait débarrassé !
La licorne est tuée et sa dépouille emportée au château.
Metropolitan Museum, New York.
Médaille d’Antonio Marescotti en l’honneur de Borso d’Este, 1460.
La position de la licorne accroupie sur l’emblème de Borso d’Este, qui est plus celle d’un cheval que d’une chèvre, peut laisser croire que sa corne est brisée, mais il n’en est bien sûr rien.
L’une des rares images, peut-être la seule, à faire exception est la dernière tapisserie de La Chasse à la licorne, au musée des Cloisters, où se succèdent deux scènes. Sur la première, deux chasseurs percent le corps de la licorne de leurs lances, tandis qu’un troisième s’apprête peut-être, ce n’est pas certain, à trancher la base de la corne avec son épée. Sur la deuxième, la bête morte est posée sur un cheval, et le chasseur à l’épée enserre de sa main la corne brisée qui tient encore à la peau du crâne de la licorne. Les symboles religieux sont assez nombreux sur cette tapisserie, la licorne est clairement le Christ, mais du coup, on ne sait pas très bien comment interpréter cette corne.
Les rares textes à préciser que les chasseurs de licorne s’emparent de la corne de l’animal nous viennent du monde grec. Un bestiaire que nous avons déjà cité, celui avec les musiciens, précise que « La jeune femme la caresse, et la licorne s’endort. Elle attache alors la corde à sa corne. Quand la licorne se réveille, elle ne peut plus s’échapper, tenue par la corde. De désespoir, elle laisse tomber sa corne et s’enfuit. Les chasseurs prennent alors la corne, qui est un excellent remède contre le poison des serpents[1] ». Un érudit byzantin du XIIe siècle, Tzétzès, donne de la chasse à la licorne un récit plus original encore. L’animal étant attiré par l’odeur féminine, l’un des chasseurs se déguise et se parfume comme une jeune fille. Lorsque la licorne s’approche, il lui ouvre les bras et la retient par le cou, tandis que ses complices, à l’aide d’une scie, coupent la corne de l’animal, qui repart vivant mais désarmé[2]. On imagine les enseignements qu’un psychanalyste pourrait tirer de ce curieux et unique récit. À la Renaissance, quelques auteurs découvrirent le texte de Tzétzès, cité notamment par Conrad Gesner dans son Historia Animalium et Gianbatista della Porta dans son Traité de magie naturelle[3].
Ulrich von Pottenstein, Das Buch der natürlichen Weisheit, Allemagne, circa 1430. British Library, Egerton ms 1121, fol 69r.
Si des enlumineurs jouaient volontiers du caractère phallique de la corne unique, ils ne semblent pas plus que les auteurs avoir exploité l’idée de l’attribut brisé ou tranché – tout juste a-t-on quelques cornes un peu flasques chez Rabelais. Dans les rares récits où la licorne brise elle-même sa corne, celle-ci figure plutôt la présomption, l’orgueil ou la violence. On trouve dans des recueils de fables plus ou moins ésopiennes de la fin du Moyen Âge l’histoire du corbeau et de la licorne. La licorne, gênée par les croassements du corbeau perché sur un rocher, l’attaque avec violence. Ne parvenant pas à l’atteindre, elle frappe le rocher de sa corne jusqu’à la briser – la corne n’a donc rien de sexuel, et la fable est une condamnation de la violence et de l’énervement, la morale étant qu’il faut rester cool et multiculturel quand le voisin du dessus écoute de la pop libanaise.
Ulrich von Pottenstein, Spiegel der Weisheit, XVe siècle.
Abbaye bénédictine de Melk, Cod 551 (961), fol 51v.
Ulrich von Pottenstein, Cyrillusfabeln, Bavière, circa 1430.
Bayerische Staatsbibliothek, cod Cgm 254, fol 38r.
Ulrich von Pottenstein, Cyrillusfabeln, Bavière, circa 1457.
Bayerische Staatsbibliothek, Cod Cgm 340, fol 45v.
Ulrich von Pottenstein, Das Buch der natürlichen Weiszheit, 1490.
Sur un livre d’emblème, le Parnasse emblématique, cette scène devient la conclusion inattendue et peu chrétienne d’une chasse mystique à la licorne. Un veneur et ses chiens poursuivent une licorne qui regarde en arrière, fonce dans un rocher et y brise sa corne. La devise décrit l’espoir, vain, de parvenir à échapper aux chasseurs
Laurentius Wolfgang Woyt, Emblematischer Parnassus, 1730
Le bouc unicorne du livre de Daniel brise aussi sa corne, mais l’allégorie est historique et politique, c’est un grand empire, une grande corne, qui donne naissance à quatre petits, quatre petites cornes. Et puis, même unicorne, cela reste un bouc et non un licorne.
Le bouc unicorne brise sa corne, Beatus de Liebana, XIe siècle.
BNF, ms lat 8878, fol 239r.
Le bouc unicorne brise sa corne, Bible catalane, Xe siècle.
BNF, ms lat 8878, fol 239r.
De très rares textes signalent que la corne de la licorne serait caduque. Selon la saga norroise de Charlemagne, la merveilleuse licorne perd sa corne à l’âge de trente ans. À en croire le chroniqueur Paul Jove, la corne « ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut-être surpris par nul aguets » mais on trouve parfois des cornes de licorne en Éthiopie « aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons advenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature[4] ». La majorité des auteurs considèrent cependant que la corne de licorne lui tient bien et durablement au front, sans quoi les cornes de licorne seraient bien moins rares.
Sur cette miséricorde du XIIIe siècle, dans la cathédrale de Lausanne, une licorne affronte un chevalier en armure et transperce son bouclier comme si la corne était un tire-bouchon.
Photo Sandrine Bavaud
Le Livre des conquestes et faits d’Alexandre, XVe siècle.
Paris, Musée du Petit Palais, LDUT 456
Une très inquiétante licorne sur le plafond peint de la cathédrale de Teruel, circa 1300.
Jubé de l’église Sainte Margueritte d’Antioche à Suffield, Norfolk.
Photo Simon Knott, Flickr
La corne de licorne devait, il est vrai, être bien solide et pointue pour transpercer, comme on le voit sur des miniatures et dans des décors d’église, boucliers et armures. Au vu de certaines images, on se dit même que la corne aurait pu rester coincée, et l’animal être alors obligé de l’abandonner, si tant est que cela soit possible, mais nul texte ne confirme cette hypothèse.
Une licorne dans les jardins de la villa Farnese, à caprarola, circa 1600.
Photos Aidan McRae Thomson, Flickr.
La vierge a perdu la tête, la licorne a perdu sa corne, le chasseur a perdu sa lance ou son épée.
Miséricorde de la cathédrale de Salisbury, XIIIe siècle. Photo Glass Angel, Flickr.
Terracotta italienne, circa 1500. Collection privée.
Quelques licornes, pourtant, perdent leur corne. Les statues de pierre peuvent avoir une corne taillée dans la masse, ce qui est difficile, ou une pointe métallique plantée dans le crâne. Les cornes de pierre sont fragiles, les cornes de métal s’oxydent et doivent être remplacées, ce qui n’est pas toujours fait. Vous avez peut-être croisé des licornes dans des parcs en pensant ne voir que de très ordinaires chevaux – elles sont une douzaine sans corne, par exemple, dans les jardins du palais Farnese à Caprarola, en Italie mais les licornes des Farnese, et en particulier de la belle Giulia, ont droit à un chapitre entier dans le livre.
Les fines cornes des licornes de bois ou de pierre peuvent se briser. Banc de l’église de l’Assomption à Uffort, en Angleterre. Photo Aidan McRae Thomson, Flickr.
Il existait pourtant d’astucieux procédés pour éviter ce risque, comme avec cette licorne qui se gratte le côté. Bancs de l’église Saint-André à Tostock, en Angleterre. Photo Aidan McRae Thomson, Flickr.
Les cornes de bois sont tout aussi fragiles, notamment celles des assez nombreuses licornes qui décorent les côtés des bancs d’église en Angleterre. Quelques sculpteurs malins avaient vu venir le coup, et ont représenté des licornes penchant la tête et se grattant le dos avec leur corne, ce qui doit être pratique.
Then answered Percivale: “And that can I, Brother, and truly; since the living words Of so great men as Lancelot and our King Pass not from door to door and out again, But sit within the house. O, when we reached The city, our horses stumbling as they trode On heaps of ruin, hornless unicorns, Cracked basilisks, and splintered cockatrices, And shattered talbots, which had left the stones Raw, that they fell from, brought us to the hall.”
– Alfred Tennyson, The Holy Grail, 1869
[1] BNF, ms grec 1140, fol 91 sq., traduit d’après la version allemande de J.W. Einhorn Spiritalis Unicornis. [2] Tzetzès, Chiliades, 5.16. [3] Gianbatista della Porta, Natural Magick, 1584. [4]Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, 1552, livre XVIII, p.298-299
Tout au long du XIXe siècle ont circulé en Europe des rumeurs de la présence de licornes en Afrique du Sud et au Tibet. Aucun voyageur ne les a vues, mais beaucoup, comme le père Huc, en ont entendu parler et croyaient fermement à leur réalité.
Les Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Tibet et la Chine d’Evariste Huc, parus en 1850, eurent un grand retentissement et sont encore considérés comme un témoignage relativement fiable de la vie d’alors dans les régions himalayennes. Le père lazariste, une variante un peu moins intello des jésuites, y parle longuement de la licorne et en donne une description précise, même s’il admet ne pas avoir vu l’animal de ses propres yeux.
En noir, l’itinéraire du père Huc, dans l’édition anglaise de son récit de voyage.
Le quatrième jour depuis notre départ de Ghiamda, après avoir traversé sur la glace un grand lac, nous nous arrêtâmes au poste d’Atdza, petit village dont les habitants cultivent quelques lambeaux de terre, dans une petite vallée entourée de montagnes dont la cime est couronnée de houx et de pins. L’Itinéraire chinois dit, au sujet du lac qu’on rencontre avant d’arriver à Atdza: « La licorne, animal très-curieux, se trouve dans le voisinage de ce lac, qui a quarante lis de longueur. »
La licorne, qu’on a longtemps regardée comme un être fabuleux, existe réellement dans le Thibet. On la trouve souvent représentée parmi les sculptures et les peintures des temples bouddhiques. En Chine même, on la voit souvent dans les paysages qui décorent les auberges des provinces septentrionales[1]. Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré. Les habitants d’Atdza parlaient de cet animal, sans y attacher une plus grande importance qu’aux autres espèces d’antilopes qui abondent dans leurs montagnes. Nous n’avons pas eu la bonne fortune d’apercevoir de licorne durant nos voyages dans la Haute-Asie. Mais tout ce qu’on nous en a dit, ne fait que confirmer les détails curieux que M. Klaproth a publiés sur ce sujet dans le nouveau Journal Asiatique. Nous avons pensé qu’il ne serait pas hors de propos de citer ici une note intéressante que cet orientaliste, d’une immense érudition, a ajoutée à la traduction de l’Itinéraire de Lou-Hoa-Tchou : « La licorne du Thibet s’appelle, dans la langue de ce pays, sérou; en mongol, kéré; et en chinois, tou-kio-cheou, c’est-à-dire l’animal à une corne, ou kio-touan, corne droite. Les Mongols confondent quelquefois la licorne avec le rhinocéros, nommé en mantchou, bodi gourgou, et en sanscrit, khadga, en appelant ce dernier également kéré. »
Illustration de l’édition anglaise du journal de voyage d’Évariste Huc, 1852.
La licorne se trouve mentionnée pour la première fois, chez les Chinois, dans un de leurs ouvrages qui traite de l’histoire des deux premiers siècles de notre ère. Il y est dit que le cheval sauvage, l’argali et le kio-touan sont des animaux étrangers à la Chine, qu’ils vivent dans la Tartarie, et qu’on se servait des cornes du dernier, pour faire les arcs appelés arcs de licorne.
Les historiens chinois, mahométans et mongols, rapportent unanimement la tradition suivante, relative à un fait qui eut lieu en 1224, quand Tchinggiskhan se préparait à aller attaquer l’lndoustan. « Ce conquérant ayant soumis le Thibet, dit l’histoire mongole, se mit en marche pour pénétrer dans l’Enedkek (l’Inde). Comme il gravissait le mont Djadanaring, il vit venir à sa rencontre une bête fauve, de l’espèce appelée serou, qui n’a qu’une corne sur le sommet de la tête; cette bête se mit trois fois à genoux devant le monarque, comme pour lui témoigner son respect. Tout le monde étant étonné de cet événement, le monarque s’écria: L’empire de l’Indoustan est, à ce qu’on assure, le pays où naquirent les majestueux Bouddhas et Boddhisatvas, ainsi que les puissants Bogdas, ou princes de l’antiquité; que peut donc signifier que cette bête privée de parole me salue comme un homme? Après ces paroles, il retourna dans sa patrie. »
Quoique ce fait soit fabuleux, il ne démontre pas moins l’existence d’un animal à une seule corne dans les hautes montagnes du Thibet. Il y a aussi, dans ce pays, des lieux qui tirent leur nom du grand nombre de ces animaux, qui y vivent par troupeaux, tels que le canton de Serou-Dziong, c’est-à-dire Village de la Rive des Licornes, situé dans la partie orientale de la province de Kham, vers la frontière de la Chine.
Un manuscrit thibétain, que feu le major Latte a eu l’occasion d’examiner, appelle la licorne le tsopo à une corne. Une corne de cet animal fut envoyée à Calcutta; elle avait cinquante centimètres de longueur, et onze centimètres de circonférence; depuis la racine, elle allait en diminuant, et se terminait en pointe. Elle était presque droite, noire, et un peu aplatie des deux côtés; elle avait quinze anneaux, mais ils n’étaient proéminents que d’un côté.
Chèvre sauvage photographiée au Sikkhim. Regardez la bien, elle a deux cornes, mais on peut s’y tromper… Photo Ravi Sangheeta, Wikimedia Commons
M. Hodgson, résident anglais dans le Népal, est enfin parvenu à se procurer une licorne, et a fixé indubitablement la question relative à l’existence de cette espèce d’antilope, appelée tchirou, dans le Thibet méridional qui confine au Népal. C’est le même mot que serou, prononcé autrement suivant les dialectes différents du nord et du midi.
La peau et la corne, envoyées à Calcutta par H. Hodgson, appartenaient à une licorne morte dans la ménagerie du Radjah du Népal. Elle avait été présentée à ce prince par le Lama de Digourtchi (Jikazze), qui l’aimait beaucoup. Les gens qui amenèrent l’animal au Népal, informèrent M. Hodgson que le tchirou se plaisait principalement dans la belle vallée ou plaine de Tingri, située dans la partie méridionale de la province thibétaine de Tsang, et qui est arrosée par l’Arroun. Pour se rendre du Népal dans cette vallée, on passe le défilé de Kouti ou Nialam. Les Népaliens appellent la vallée de l’Arroun Tingri-Meidam, de la ville de Tingri, qui s’y trouve sur la gauche de cette rivière; elle est remplie de couches de sel, autour desquelles les tchirous se rassemblent en troupeaux. On décrit ces animaux comme extrêmement farouches, quand ils sont dans l’état sauvage; ils ne se laissent approcher par personne, et s’enfuient au moindre bruit. Si on les attaque, ils résistent courageusement. Le mâle et la femelle ont en général la même apparence.
La forme du tchirou est gracieuse, comme celle de tous les autres antilopes; il a aussi les yeux incomparables des animaux de cette espèce. Sa couleur est rougeâtre, comme celle du faon, à la partie supérieure du corps, et blanche à l’inférieure. Ses caractères distinctifs sont: d’abord une corne noire, longue et pointue, ayant trois légères courbures, avec des anneaux circulaires vers la base; ces anneaux sont plus saillants sur le devant que sur le derrière de la corne; puis deux touffes de crin qui sortent du côté extérieur de chaque narine; beaucoup de soie entoure le nez et la bouche, et donne à la tête de l’animal une apparence lourde. Le poil du tchirou est dur, et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au bord de l’Himalaya, et que M. Hodgson a eu l’occasion d’examiner. Ce poil a environ cinq centimètres de longueur; il est si touffu, qu’il présente au toucher comme une masse solide. Au-dessous du poil, le corps du tchirou est couvert d’un duvet très-fin et doux, comme presque tous les quadrupèdes qui habitent les hautes régions des monts Himalaya, et spécialement comme les chèvres dites de Kachemir. Le docteur Abel a proposé de donner au tchirou le nom systématique d’antilope Hodgsonii, d’après celui du savant qui a mis son existence hors de doute[2].
Statuette de Qilin chinoise, circa 1840. Au XIXe siècle, les Qilins ressemblent de moins en moins à des dragons, de plus en plus à des chèvres.
[1]Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré. [2]L’antilope-licorne du Thibet est probablement l’oryx-capra des anciens. On le trouve encore dans les déserts de la haute-Nubie, où on le nomme ariel. La licorne, en hébreu réem et en grec monoceros, telle qu’elle est représentée dans la Bible et dans Pline le naturaliste, ne peut être identifiée avec l’oryx-capra. La licorne des livres saints parait être un pachyderme d’une force prodigieuse et d’une épouvantable férocité. Au rapport des voyageurs, elle existe dans l’Afrique centrale, et les Arabes lui donnent le nom de Aboukarn.
La licorne du bestiaire médiéval appréciait les jeunes vierges et, ce que l’on sait moins, n’aimait pas les éléphants.
n bestiaire ou Livre des bestes est un recueil, en prose ou en vers, compilant des descriptions d’animaux réels ou légendaires. Le terme apparaît au XIIe siècle, sous la plume de Philippe de Thaon, auteur du premier de ces textes écrit en vers français. Chaque description, chaque fiche pourrait-on dire, insiste sur la nature de la créature, une caractéristique physique ou un comportement original, et sur sa sénéfiance, l’allégorie chrétienne que l’on peut en tirer. L’autruche, par exemple, oublie ses œufs enfouis dans le sable tout comme l’homme doit oublier les biens de ce monde pour s’attacher aux choses célestes.
Physiologus de Berne,
Bestiaire carolingien inspiré de modèles byzantins, circa 850.
Berne, Burgerbibliothek, Codex 0318, fol 16v
Physiologus grec du XIIIe siècle.
Milan, Biblioteca Ambrosiana, ms E 16 sup, fol 24r
La capture de la licorne, amenée ensuite au palais des rois. Il est très rare que cette deuxième scène, qui disparut vite du texte des bestiaires, soit représentée. Physiologus de Bruxelles, Fin du Xe siècle. Bibliothèque royale de Bruxelles, ms 10066-77, fol 147r
Bestiaire grec du XIIIe ou XIVe siècle.
Leipzig, UB, ms Graec 35, fol 34v
Isidore de Séville, Etymologies, Xe siècle. Cambridge, Corpus Christi Library, Parker ms 448, fol 88r
Les bestiaires médiévaux ont pour source première le Physiologus hellénistique, auquel s’ajoutent les Étymologies d’Isidore de Séville, puis des textes latins, au premier rang desquels l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien, et enfin à la fin du Moyen Âge divers récits d’aventures et de voyages merveilleux, comme le roman d’Alexandre ou les récits de Jean de Mandeville. Les entrées se multiplient alors, passant d’une quarantaine pour les premiers recueils à près de deux-cent pour certaines compilations tardo-médiévales. Les lectures morales et chrétiennes passent au second plan, voire disparaissent ou même, dans le Bestiaire d’amour, laissent la place à une allégorie courtoise. Les fiches du bestiaire se glissent aussi dans des textes plus ambitieux, plus encyclopédiques que didactiques, comme les Propriétaires, ou Livres des propriétés des choses, et sont, avant qu’elle ne s’en affranchisse peu à peu, l’une des bases de la zoologie de la Renaissance.
Sous le nom d’unicornis en latin, d’unicorne en français, parfois aussi de rinoceros ou rinoceron, la licorne est présente dans la quasi-totalité des bestiaires médiévaux. Elle y côtoie parfois un autre quadrupède unicorne plus trapu, le monoceros, décrit avec moins de détails et sur lequel nous reviendrons. La nature de l’unicorne est d’être irrésistiblement attirée par les jeunes vierges, ce qui permet aux chasseurs de la capturer voire, à la fin du Moyen Âge, de la tuer. La sénéfiance de ce récit évolue, et si le texte des bestiaires y voit longtemps une allégorie de l’Incarnation, les enlumineurs préfèrent souvent une autre lecture, celle de la Passion du Christ, qui permet les images plus dramatiques que vous voyez ici.
Ibis, Dragon et péridexion, Lion qui efface ses traces avec sa queue, panthère qui effraie le dragon, lion qui souffle sur ses petits, licorne. Admirez la manière dont ce manuscrit sur vélin a été recousu ! De Bestiis et aliis rebus, XIIe siècle. Harvard Library, ms Typ 101, fol. 9r
Tous les bestiaires content l’apologue de la chasse à la licorne, emprunté au Physiologus. Beaucoup y ajoutent la description du combat de l’unicorne et de l’éléphant, empruntée à Isidore de Séville, qui se passe d’interprétation allégorique et n’est donc pas illustré. Les autres récits légendaires sur la licorne, qui content la manière dont elle purifie les eaux empoisonnées de la pointe de sa corne, ou dont elle se ridiculise dans son combat contre le lion, n’apparaissent que rarement et dans des textes isolés ou plus récents.
Lorsque le bestiaire est illustré, l’unicorne peut être représenté seul. Plus souvent, c’est la scène de la chasse qui est représentée, soit dans une version soft, lorsque la licorne s’endort, la tête reposant sur les genoux de la jeune vierge, soit dans un scénario plus sanguinaire, quand les chasseurs la tuent d’un coup de lance ou, plus rarement, à l’aide d’une flèche ou d’une épée.
Voici, parmi bien d’autres, quelques fiches sur l’unicorne dans des bestiaires médiévaux.
Bestiaire en latin du XIIIe siècle.
Remarquez l’allure mariale de la jeune vierge.
Los Angeles, Paul Getty Museum, ms Ludwig XV 4, fol 85v.
Bestiaire rimé de Philippe de Thaon, XIVe siècle.
Copenhague, KGL Bibliotek, ms GKS 3466, fol 15r
Bestiaire anglais en latin, XIVe siècle.
New York, Morgan Library, ms M 890, fol 2r.
Bestiaire anglais, fin du XIVe siècle. Oxford, St John’s College Library, ms 178.
Une licorne / rhinocéros à sabots plein dans un bestiare du XIIIe siècle. Bestiaire de l’Abbaye de Westminster.
Commençons par le plus ancien des bestiaires en langue vulgaire, celui de Philippe de Thaon, au début du XIIe siècle.
Monoceros est Beste, un corne ad en la teste, Purceo ad si a nun, de buc ad façun; Par Pucele est prise; or vez en quell guize. Quant hom le volt cacer et prendre et enginner, Si vent hom al forest où sis riparis est; Là met une Pucele hors de sein sa mamele, Et par odurement Monosceros la sent; Dune vent à la Pucele, et si baiset la mamele, En sein devant se dort, issi veut à sa mort; Li hom suivent atant ki l’ocit en dormant U trestont vif le prent, si fais puis sun talent. Grant chose segnifie, ne larei ne l’ vus die. Monosceros Griu est, en Franceis un corn est Beste de tel baillie Jhesu Crist signefie; Un Deu est e serat e fud e parmaindrat; En la virgine se mist, e pur hom charn i prist, E pur virginited pur mustrer casteed; A virgine se parut e virgine le conceut, Virgine est e serat e tuz jurz parmaindrat. Or oez brefment le signefiement. Ceste beste en verté nus signefie Dé; La virgine signefie sacez Sancte Marie; Par sa mamele entent sancte eglise ensement; E puis par le baiser ceo deit signefier, E hom quant il se dort en semblance est de mort Dés cum hom dormi, ki en la cruiz mort sufri, E sa destructiun nostre redemptiun, E sun traveillement nostre reposement, Si deceut Dés Diable par semblant cuvenable; Anme e cors sunt un, issi fud Dés & hom, E ceo signefie beste de tel baillie.
— Philippe de Thaon, Bestiaire, circa 1120
On retrouve les mêmes considérations allégoriques un peu capillotractées dans un bestiaire de la fin du XIIe siècle, celui de Gervaise.
La licorne du bestaire d’Anne Walshe, XVe siècle.
Copenhague, Bibliothèque Royale, ms GKS 1633, fol 5v.
Bestiaire du XIVe siècle.
Cambridge, Trinity College, Wren ms R.14.9, fol 90r
Sur ce bestiaire du XIVe siècle, le contraste entre le guerrier en cotte de mailles et la vierge nue est étonnant.
British Library, Royal ms 12 F XIII, fol 10v
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, 1276.
Bibliothèque Sainte Geneviève, ms 2020, fol 181r.
Gossuin de Metz, L’image du monde, 1276.
Bibliothèque Sainte Geneviève, ms 2020, fol 72v.
Une beste est, ço n’est pas fable, Qui auques est a boc sanblable Cele beste aime pastre en mont. Une corne a en mi le front. Por ce que ele n’a que .j. corne Est apelée unicorne. Tant se set la beste desfandre Que venerres ne la puet prandre. Fors est et de grant ardement. Il la prenent per argument: L’on quiert une juine pucele, Bien atornée, jovene et bele; El desert la fait l’on aler Lai ou la beste sot ester. Soule remaint, chascuns s’e part; Et la beste vient cele part. Quant la pucele voit si coie Sachiez que mult li fait grant joie: A la pucele vient devant, Si se couche en son devant. La pucele l’enbrace et tient. Li venerres cele part vient; Quant la beste voit endormie, Tant tost la prent et si la lie Et puis l’a au roi presentée; En son palais li est portée. Li psalmistes ou sautie dist, Quant il parla de Jhesu Christ: “Mes cors sera autories, Cum unicorne exauciez.” Extendre poez per la beste Que .j. soul cor a en la teste Crist qui dist au pueble commun: “Je et mes peres sume un.” Dés est chiés et Jhesu est cors Que d’enfer bota ses genz fors. Ains rien ne li puet contrester Ne riens ne le puet arester. La pucele nos senefie L’especiaul Virge Marie En cui Dex prist humanité; En sa char fu pechié dampné.
— Bestiaire de Gervaise, circa 1200
Certains bestiaires précisent que la jeune vierge doit découvrir son sein pour séduire la licorne. Il faut dire que cette licorne a l’air féroce.
Barthélémy l’Anglais, De Proprietatibus Rerum,, Italie, circa 1300.
British Library, Add ms 8785, fol.296v
Bestiaire anglais en latin, XIIe siècle.
British Library, Add ms 11283, fol 3r.
Bestiaire de Hugues de Saint-Victor, XIIIe siècle.
BNF, ms lat 2495B, fol 31v.
Bestiaire latin, XIIIe siècle.
BNF, ms lat 3630, fol 76v.
Bestiaire anglais en latin du XIIIe siècle.
Bodleian Library, ms Bodl 533, fol 6v.
Le bestiaire de Pierre de Beauvais, dont la première version ne comprend que trente-huit entrées, est pour l’essentiel une traduction du Physiologus.
Il existe une bête qui est appelée en grec monocheros, c’est-àdire en latin unicorne. Physiologue dit que la nature de la licorne est telle qu’elle est de petite taille et qu’elle ressemble à un chevreau. Elle possède une corne au milieu de la tête, et elle est si féroce qu’aucun homme ne peut s’emparer d’elle, si ce n’est de la manière que je vais vous dire : les chasseurs conduisent une jeune fille vierge à l’endroit où demeure la licorne, et ils la laissent assise sur un siège, seule dans le bois. Aussitôt que la licorne voit la jeune fille, elle vient s’endormir sur ses genoux. C’est de cette manière que les chasseurs peuvent s’emparer d’elle et la conduire dans les palais des rois.
De la même manière Notre-Seigneur Jésus-Christ, licorne céleste, descendit dans le sein de la Vierge, et à cause de cette chair qu’il avait revêtue pour nous, il fut pris par les Juifs et conduit devant Pilate, présenté à Hérode et puis crucifié sur la Sainte Croix, lui qui, auparavant, se trouvait auprès de son Père, invisible à nos yeux; voilà pourquoi il dit lui-même dans les psaumes : « Ma corne sera élevée comme celle de l’unicorne. » On a dit ici que la licorne possède une seule corne au milieu du front; c’est là le symbole de ce que le Sauveur a dit: « Mon Père et moi, nous sommes un; Dieu est le chef du Christ. » le fait que la bête est cruelle signifie que ni les Puissances, ni les Dominations, ni !’Enfer ne peuvent comprendre la puissance de Dieu. Si l’on a dit ici que la licorne est petite, il faut comprendre que Jésus-Christ s’humilia pour nous par l’Incarnation; à ce propos, il a dit lui-même : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » ; et David dit que celui qui accomplira les bonnes œuvres, il sera conduit au palais royal, c’est-à-dire au Paradis.
— Bestiaire de Pierre de Beauvais, XIIIe siècle, in G. Banciotto, Bestiaires du Moyen Âge, 1980.
Bestiaire anglais en latin, circa 1230.
Cambridge university, ms Kk 4 25, fol 66v.
Bestiaire anglais en latin du XIIIe siècle.
Cambridge, Corpus Christi College ms 22, fol 162r.
Bestiaire anglais du XIVe siècle.
Cambridge, Corpus Christi College ms 53, fol 190v.
Richard de Fournival, , Bestiaire d’amour,, circa 1300.
BNF, ms fr 25566, fol 88v.
Le Bestiaire divin en vers de Guillaume Le Clerc, rédigé par un clerc normand vivant en Angleterre, développe bien plus longuement les significations morale et religieuse des apologues.
Or vos diron de l’unicorne: Beste est qui n’a fors une corne, Enz el meleu de front posee. Iceste beste est si osee, Si conbatant et si hardie, A l’olifant porte envaie, La plus egre beste del mont, De totes celes qui i sont. Tant a le pie dur et trenchant, Bien se conbat o l’olifant, Et l’ongle del pie si agu, Que riens n’en peut estre feru, Qu’ele nel perce ou qu’ele nel fende. N’a pas poor que se deffende L’olifant, quant ele requiert; Quer desoz le ventre le fiert, Del pie trenchant cum alemele, Si forment, que tot l’esboele.
Ceste beste est de tel vigor Qu’ele ne crient nul veneor. Cil qui la veulent essaier Prendre par engin, et lier, Quant ele est en deduit alee, Ou en monteigne, ou en valee, Quant il ont trove son convers Et tres bien assigne son mers, Si vont por une dameiselle, Qu’il sevent qui seit pucelle; Puis la font seier et atendre Au recet, por la beste prendre. Quant l’unicorne est venue, Et a la pucelle veue, Dreit a le vient demaintenant, Si se chouche en son devant; Adonc sallent cil qui l’espient; Ileques la prennent et lient, Puis la meinent devant le rei, Trestot a force ou a desrei.
Iceste mervellose beste, Qui une corne a en la teste, Senefie nostre Seignor Jhesu-Crist, nostre Sauveor. C’est l’unicorne esperitel, Qui en la Virge prist ostel, Qui est tant de grant dignite; En ceste prist humanite, Par quei au munde s’aparut; Son pueple mie nel quenut. Des Jeves einceis l’espierent, Tant qu’il le pristrent et lierent; Devant Pilatre le menerent, Et ilec a mort le dampnerent.
Icele beste veirement N’a qu’une corne seulement, Senefie sollenpnite, Si cum Dex dist por verite, En l’Evangile aperte et clere: “Nos sommes un deu et un pere.” Et le boen prestre Zacarie, Einz que Dex nasquist de Marie, Dist que en la meson Davi, Son boen effant, son boen norri, Drecereit damledeu son cors. Et Dex dist meismes uncors, Par Davi, qui si crie et corne: “Si cum li corn de l’unicorne, Sera le mien cors essaucie”. Si cum Dex l’out covenancie, Fu cele parole aemplie, Si comme dist la prophecie, Quant Jhesu-Crist fut corone Et en la neire croiz pene.
La grant egrece senefie, Donc ceste beste est aemplie, Ce qu’onques ne porent saveir Les portes de ciel, por veir, Trone, ne dominacion, L’ore de l’incarnacion: Onques n’en sout veie ne sente Le deable, qui grant entente Mist a saveir, moult soutilla, Onc ne sout comment ce ala.
Moult fist Dex grant humilite Quant por nos prist humanite; Issi com il meismes dit, Et en l’Evangile est escrit: “De mei, ce dist Dex, apernez, Que entre vos ici veez, Comme je sui simplex et douz, Humble de cuer, non pas estouz.”
Sol por la volente del pere Passa Dex par la Virge mere, Et la parole fu char fete, Que virginite n’i out frete; Et habita o nos meismes Si que sa grant gloire veimes, Comme verai Dex engendre, Plein de grace et de verite.
— Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire divin, circa 1210
Nous allons parler maintenant de la licorne: c’est un animal qui ne possède qu’une seule corne, placée au beau milieu du front. Cette bête a tant de témérité, elle est si agressive et si hardie, qu’elle s’attaque à l’éléphant; c’est le plus redoutable de tous les animaux qui existent au monde. La licorne a le sabot si dur et si tranchant qu’elle peut parfaitement se battre contre l’éléphant; et l’ongle de son sabot est si aigu que, quoi que ce soit qu’elle en frappe, il n’est rien qu’elle ne puisse percer ou fendre. L’éléphant n’a aucun moyen de se défendre quand elle l’attaque, car elle le frappe sous le ventre si fort, de son sabot tranchant comme une lame, qu’elle l’éventre entièrement. Cette bête possède une telle vigueur qu’elle ne craint aucun chasseur. Ceux qui veulent tenter de la prendre par ruse et de la lier vont d’abord l’épier tandis qu’elle est en train de jouer sur la montagne ou dans la vallée; une fois qu’ils ont découvert son gîte et relevé avec soin ses traces, ils vont chercher une demoiselle qu’ils savent vierge, puis ils la font s’asseoir au gîte de la bête et attendre là pour la capturer. Lorsque la licorne arrive et qu’elle voit la jeune fille, elle vient aussitôt à elle et se couche sur ses genoux; alors les chasseurs, qui sont en train de l’épier, s’élancent; ils s’emparent d’elle et la lient, puis ils la conduisent devant le roi, de force et aussi vite qu’ils le peuvent.
Cette bête extraordinaire qui possède une corne sur la tête représente Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre sauveur; il est la licorne céleste qui est venue se loger dans le sein de la Vierge, qui est d’une si grande bonté. En elle, il revêtit forme d’homme, et c’est ainsi qu’il se montra aux yeux du monde. Son peuple ne le reconnut pas; tout au contraire, les Juifs l’épièrent, jusqu’au moment où ils s’emparèrent de lui et le lièrent; ils le conduisirent devant Ponce Pilate, et là, ils le condamnèrent à mort. En vérité, cette bête qui ne possède qu’une seule corne est le symbole de l’unité divine, ainsi que Dieu l’a déclaré luimême en toute vérité dans l’Évangile, ouvertement et clairement : « Mon Père et moi, nous ne sommes qu’un. » Et le bon prêtre Zacharie, avant que Dieu ne naquît de Marie, déclara que dans la maison de David, l’enfant chéri de Dieu, le fils tendrement élevé, se dresserait Notre-Seigneur Dieu en personne. Et Dieu lui-même a dit encore, par la bouche de ·David qui le proclame: « Mon corps sera élevé comme la corne de l’unicorne. » Cette parole fut accomplie ainsi que Dieu l’avait promis, conformément au texte de la prophétie, lorsque Jésus-Christ fut couronné, et torturé sur la noire Croix. La grande cruauté dont cette bête est remplie symbolise le fait que jamais, en vérité, les Puissances du Ciel, les Trônes ou les Dominations ne purent connaître l’heure de l’Incarnation. Jamais le Diable, qui avait pourtant mis une grande application à le savoir, et qui s’y ingénia de toutes les façons, ne put en connaître la route ou le sentier : il ne parvint jamais à savoir comment cela s’était produit.
Dieu manifesta une grande bienveillance quand il prit pour nous forme humaine; ainsi qu’il le dit lui-même, et comme il est écrit dans l’Évangile: « Apprenez de moi, que vous voyez ici parmi vous, combien je suis simple et doux, humble de cœur, et dépourvu d’orgueil. » Par la seule volonté du Père, Dieu s’incarna dans la Vierge Mère, et la Parole fut faite Chair, sans que la virginité fût rompue; et il demeura avec nous, de telle sorte que nous pûmes contempler sa grande gloire, en vrai Dieu fait homme qu’il était, plein de grâce et de vérité.
— Traduction G. Banciotto, Bestiaires du Moyen Âge, 1980.
Bestiaire anglais en latin, circa 1185.
New York, Morgan Library, ms M 81, fol 12v.
Bestiaire anglais en latin, circa 1250.
Los Angeles, Paul Getty Museum, ms Getty 100, fol 11r.
Bestiaire anglais en latin, XIIIe siècle.
Oxford, Bodleian Library, ms Bodl 764, fol 10v.
Le seul bestiaire que je connaisse où la licorne soit attaquée à la masse..
Oxford, Bodleian Library, ms Bodl 602, fol 14r.
Le bestiaire Ashmole 1511 de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford est un luxueux manuscrit, enluminé à la feuille d’or, copié au début du XIIIe siècle. Alors même que le texte ne parle que de la capture de la licorne et en fait une allégorie de l’incarnation, la miniature qui l’accompagne montre, comme souvent, sa mise à mort par les chasseurs et fait très clairement référence à la Passion du Christ.
Il est une bête appelée licorne, unicornis, que les Grecs appellent Rhinocéros. C’est une bête de petite taille qui ressemble à un chevreau et qui est particulièrement sauvage. Elle possède au milieu de la tête une corne et aucun chasseur ne peut s’emparer d’elle si ce n’est par le stratagème suivant: le chasseur conduit une jeune fille vierge dans la forêt, là où vit la licorne, et l’y laisse seule. Dès que la licorne voit la pucelle, de bondir vers elle et de se blottir contre son sein. C’est ainsi que l’on capture la licorne. Notre Seigneur Jésus-Christ est une licorne céleste dont on a dit: “Il a été chéri comme le fils des licornes.” Et dans un autre psaume: “Ma corne sera élevée comme celle de la licorne.” Et Zacharie de dire: “Pour nous, il a élevé une corne de salut dans la maison de David.” Le fait que la licorne ne possède qu’une seule corne au milieu du front illustre la parole du Christ: “Mon Père et moi ne sommes qu’Un.” La grande sauvagerie de la bête signifie que rien, ni les pouvoirs, ni les trônes, ni les souverainetés, ni l’Enfer, ne purent saisir le pouvoir de Dieu. Pas même le Diable, pourtant si ingénieux, ne parvint à découvrir le lieu et l’heure de son incarnation; c’est par la seule volonté du Père qu’il descendit dans le sein de sa mère pour notre salut à tous. Le fait que la licorne soit petite signifie que le Christ s’est humilié pour nous par son incarnation, et lui-même de nous dire: “Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.” La licorne ressemble à un chevreau parce que notre Sauveur lui-même a été fait semblable à notre chair de péché, et par le péché il a condamné le péché. La licorne, lorsqu’elle rencontre des éléphants, engage souvent la lutte et abat son ennemi en le frappant au ventre.
Bestiaire Ashmole 1511, début XIIIe siècle, in Le Bestiaire, Éd. P. Lebaud, 1988
Bestiaire anglais en latin, circa 1200
British Library, Harley ms 4751, fol 6v.
Liber de naturis bestiarum et earum significationibus, circa 1210.
British Library, Royal ms 12 C XIX, fol 9v.
Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, , circa 1300
La Haye, Koninklijke Bibliotheek, KB KA 16, fol 63r.
Jacob van Maerlant, Der naturen Bloeme, circa 1290.
Detmold, Lippische Landesbibliothek, mscr 70, fol 44r.
Comme on le voit sur ce bestiaire du XIIIe siècle, les ambiguités sexuelles de la scène n’échappaient pas aux enlumineurs.
British Library, Harley ms 3244, fol 38r.
Bestiaire français en latin, circa 1280.
Bibliothèque municipale de Douai, ms 711, fol 4r.
Je vous en mets un en latin, quand même, mais il dit à peu près la même chose que les autres. La principale originalité est la référence aux Cyranides, un texte d’origine hellénistique plus ou moins indépendant du Physiologus, pour affirmer que la corne de licorne ferait fuir les démons, ce qui peut être utile si par hasard on en croise un et que l’on a une corne de licorne sous la main. L’affirmation selon laquelle Pompée aurait montré des licornes lors des jeux du cirque, empruntée au de animalibus d’Albert le Grand, est bien sûr due à une confusion avec le rhinocéros.
Unicornis animal est parvum quidem, ut dicit Ysidorus, secundum fortitudinem corporis. Brevia etiam crura habet secundum suam magnitudinem. Acerrimum nimis est, ita ut a nullo venatore vi valeat comprehendi. Huic color buxeus. Cornu in media fronte habet quatuor pedum, a quo nec ipse elephas tutus est corporis sui magnitudine. Hoc cornu ad saxa limat in pugna. Nam sepe cum illo certamen habens in ventre vulneratum prosternit. Ut dicit liber Kyrannidarum, cornu illud demones eicit. Perforatur enim, et sic sono et presentia cornu fugatur demon. Ferrum non timet. Manet in montibus excelsis et in solitudinibus vastissimis commoratur. Iacobus et Ysidorus: Sed hoc argumento capitur: Puella virgo in silva proponitur solaque relinquitur. Qui adveniens omni ferocitate deposita casti corporis pudicitiam in virgine veneratur caputque suum in sinu puelle aperientis imponit sicque soporatus inermis deprehenditur a venatoribus, occiditurque vel in regali palatio ad spectaculum exhibetur. Hoc animal primo, ut Plinius dicit, magnus Pompeius ad spectaculum Rome exhibuit. Hoc crudele animal Christum significat, qui ante incarnationem seviebat in celo puniendo angelos propter superbiam, in terra homines propter inobedientiam sicut Adam et propter luxuriam sicut Sodomitas, propter crapulam sicut filios Israel. Huic nullo contradicere audente clamat Ysaias: Non est, inquit, qui consurgat et teneat te. Hunc virgo in deserto mundi quasi cepit, dum gloriose virginis Marie incomparabili pulchritudine castitatis illectus dei filius quasi sinum eius uterum introivit atque per eam humanatus corpus accepit, in quo a Iudeis quasi crudelissimis venatoribus comprehensus occiditur, indeque resurgens et ascendens ad cælos in cælestis regni palatium ad patris dexteram collocatur.
— Thomas de Cantimpré, De natura rerum, circa 1250.
Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum,circa 1290.
Bibliothèque de Valenciennes, ms 320, fol 80v.
Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum,circa 1300.
Wroclaw, Bibliothèque universitaire, ms R 174, fol 82r.
Ici, les deux allégories de l’Incarnation et de la Passion sont explicitées dans l’image.
Guillaume le Clerc, Bestiaire divin, XIIIe siècle.
Bibliothèque Nationale, ms fr 24428, fol 63v.
Bestiaire en flamand de Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, XIVe siècle.
Berlin, Staatsbibliothek, ms germ fol 52, fol 14v.
Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, 1424.
Heidelberg UB, cod bav pal lat 1066, fol 77v.
L’Image du monde du lorrain Gautier de Metz, puis le plus savant Livre du trésor de Brunetto Latini, érudit florentin exilé en France, sont des sommes encyclopédiques dont le bestiaire n’est qu’une petite partie. Ils délaissent les allégories chrétiennes pour se concentrer sur la description des créatures, parmi lesquels des animaux d’Europe souvent ignorés des textes plus anciens.
Une bieste i a de biau cors Con apiele mononcheros ; Cors de cheval, pies d’olifant Tieste de cerf, vois clère et grant. Keues hautes com truies ont Et une corne enmi le front Qui de longour a iiij pies, Droite, ague comme espiés Quanque qu’ele ataint devant li Desront et dépièce par mi; S’ele brise par nul engaing Si se lait morir par desdaing: Mais ele ne puet estre prise Fors par une virgène adevise, Bien parée, c’on li descuevre Et cele son geron li evre; Lors s’en vient la bieste tantost Viers la pucèle et si s’endort En son geron molt simplement, Et lors la prent en en dormant.
— Gautier de Metz, L’image du monde, circa 1245
La licorne est une bête redoutable, dont le corps ressemble un peu à celui d’un cheval; mais elle a le pied de l’éléphant et une queue de cerf, et sa voix est tout à fait épouvantable. Au milieu de sa tête se trouve une corne unique, extraordinairement étincelante, et qui a bien quatre pieds de long, mais elle est si résistante et si acérée qu’elle transperce sans peine tout ce qu’elle frappe. Et sachez que la licorne est si cruelle et si redoutable que personne ne peut l’atteindre ou la capturer à l’aide d’un piège, quel qu’il soit: il est bien possible de la tuer, mais on ne peut la capturer vivante. Cependant, les chasseurs envoient une jeune fille vierge dans un lieu que fréquente la licorne, car telle est sa nature: elle se dirige tout droit vers la jeune vierge en abandonnant tout orgueil, et elle s’endort doucement dans son sein, couchée dans les plis de ses vêtements, et c’est de cette manière que les chasseurs parviennent à la tromper.
— Brunetto Latini, Le livre du trésor, circa 1270, in G. Banciotto, Bestiaires du Moyen Âge, 1980.
Thomas de Cantimpré, De Naturis Rerum, circa 1300
Munich, BSB, Clm 3206, fol 147r.
Certains manuscrits du Roman d’Alexandre, dont il est beaucoup question dans mon livre, sont accompagnés d’un bestiaire. Celui-ci a été retranscrit, en 1836 par un érudit du XIXe siècle, Jules Berger de Xivrey, dans ses Traditions tératologiques. Le manuscrit est peut-être aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, mais la côte donnée par Berger de Xivrey, Saint-Germain-des-Prés 138, est obsolète et ne suffit pas à le retrouver.
La licorne, seigneurs, est une beste très cruelle qui ha le corps grant et gros, en fasson d’un cheval. Sa deffence est d’une corne grant et longue de demye toise, si pointue et si dure qu’il n’est riens qui par elle n’en soit perce, quant la licorne les ataint à-toute sa vertuz. Sa vertu est si grant quelle tue le éléphant quant elle le rencontre de sa corne, laquelle elle luy boute ou ventre. Ceste beste est si forte quelle ne puist estre prinze par la vertu des veneurs, sinon par subtilité. Quant on la vieult prandre, on fait venir une pucelle au lieu où on scet que la beste repaist et fait son repaire. Si la licorne la veoyt , et soit pucelle, elle se va coucher en son giron sans aucun mal lui faire, et illec s’endort. Alors viennent les veneurs qui la tuent au giron de la pucelle. Aussi si elle n’est pucelle, la licorne n’a garde d’y coucher, mais tue la fille corrompue et non pucelle. Sainct Grégoire dit sur le livre de Job que la licorne est une beste si très fiere que quant elle est prinze on ne la puist dampder, tenir, ne garder, mais se laisse morir de dueul. Le docteur Plinius dit aussi en son VIIIe livre que quant elle se vieult combattre contre le éléphant, lequel elle hayst mortellement, elle lyme et aguze sa corne contre les pierres, ainsi que feroit ung bouchier son cousteau pour occire quelque beste. Et en la bataille que les deux bestes ont l’une contre l’autre, la licorne lui fourre ou ventre, parce que c’est la plus molle partie de l’elepbant. La licorne est grant et grosse comme ung cheval, mais plus courtes jambes. Elle est de coulleur tanee. Il est troys maniérés de ces bestes cy nommées licornes. Aucunes ont corps de cheval et teste de cerf et queuhe de sanglier, et si ont cornes noires, plus brunes que les autres. Ceulx-ci ont la corne de deux couldees de long. Aucuns ne nomment pas ces licornes dont nous venons de parler licornes, mais monoteros ou monoceron. L’autre maniére de licornes est appeilee eglisseron, qui est à dire chievre cornue. Ceste-cy est grant et haulte comme ung grant cheval, et semblable à ung chevreul, et ha sa grant corne très aguhe. L’autre maniére de licorne est semblable à un beuf et tachee de taches blanches. Ceste-cy a sa corne entre noire et brune comme la première maniér de licornes dont nous avons parlé. Ceste-cy est furieuze comme ung thoreau, quant elle veoit son ennemy.
— Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, Bestiaire accompagnant un roman d’Alexandre, cité in Jules Berger de Xivrey, Traditions tératologiques, Paris, 1836.
Bestiaire rimé de Guillaume le Clerc de Normandie, XIIIe siècle.
Cambridge, Trinity College ms O.2.14, fol 44v.
Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire divin, XIVe siècle.
Remarquez l’allure mariale de la jeune vierge.
Bibliothèque Nationale, ms fr 14970, fol 12v,.
Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire divin, XIIe siècle. Remarquez l’allure mariale de la jeune vierge. Bibliothèque Nationale, ms fr 14970, fol 12v,.
Licorne, griffon et castor dans un bestiaire du XIIe siècle. Bibliothèque de l’Arsenal, ms 3516, fol 205v
Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme,circa 1320.
British Library, add ms 11390, fol 20r.
Konrad von Megenberg, Das Buch der Natur, XVe siècle.
Francfort, UB, ms Carm 1, fol 111r.
Le texte en est assez proche de celui du Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais :
En latin, la licorne est appelée rinoceron et c’est pour cela qu’elle est située parmi les animaux dont le nom commence par la lettre r. La licorne est un animal très cruel qui possède au milieu du front une corne de quatre pieds de long, si forte et si pointue qu’elle perce tout ce qu’elle frappe, comme dit Isidore au douzième livre. La licorne se bat contre l’éléphant et le tue au moyen de sa corne, qu’elle lui enfonce dans le ventre. Cette bête est si forte que l’habileté des chasseurs ne suffit pas pour la prendre. On met alors une pucelle en l’endroit où l’animal a son repaire. Quand la licorne arrive, elle va se coucher sur le ventre de la pucelle; et, lorsqu’elle s’est endormie, les chasseurs la tuent sur le giron de la fillette, comme dit Isidore au douzième livre. La licorne est si fière que, si elle est capturée, on ne peut la garder, car elle se laisse mourir de chagrin, comme dit saint Grégoire dans sa glose sur le Livre de job. Au vingt et unième chapitre de son huitième livre, Pline dit que la licorne lime et aiguise sur une pierre la corne qu’elle a au front. Quand elle veut se battre contre l’éléphant qu’elle déteste, elle le frappe au ventre avec sa corne, car elle sait bien que c’est la partie la plus fragile. La licorne est de la taille d’un cheval, mais ses pattes sont plus courtes et elle est de couleur jaune, comme le bois dont on fait les tables pour écrire. Il existe trois sortes de licorne : l’une a un corps de cheval et une tête de cerf, des pieds d’éléphant, la queue du sanglier et une corne au front d’ environ deux coudées de long. On ne peut la prendre vivante. On l’appelle monoceron. La deuxième est appelée egliceron, ce qui signifie chèvre cornue. C’est un petit animal semblable à un chevreuil, avec sur le front une corne très pointue. La dernière espèce est semblable à un bœuf. Elle est tachetée de blanc, a les sabots durs comme ceux du cheval et elle a une corne sur le front. Pline dit qu’il existe en Inde des ânes qui ont une corne sur le front, mais ils ne sont pas si forts ni si fiers que les licornes, comme disent Aristote et Avicenne.
— Le livre des proprietez des choses, XIVe siècle, traduction de Bernard Ribémont, 1999
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour,, circa 1300.
Bibliothèque Nationale, ms fr 1951, fol 14r
Parfois, comme sur ce bestiaire flamand du XIVe siècle, l’enlumineur en fait un peu trop.
Leiden, Landesbibliothek, ms BPL 14A, fol 55v
Bestiaire russe du XIVe siècle.
Saint-Petersbourg, Bibliothèque Nationale de Russie, ms Кир.-Бел. 68/1145, fol 390v
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, 1285
Bibliothèque Nationale, ms fr 412, fol 232r.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour,, circa 1320.
British Library, Harley ms 273, fol 74v.
Dans le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival, l’allégorie chrétienne laisse place à la rhétorique de l’amour courtois :
Et je fus pris également par l’odorat, tout comme la licorne, qui s’endort au doux parfum de la virginité de la demoiselle. Car telle est sa nature qu’il n’existe aucune autre bête aussi périlleuse à capturer, et elle possède au milieu du front une corne à laquelle aucune armure ne peut résister, si bien que personne n’ose l’attaquer ni rester à la regarder, si ce n’est une jeune fille vierge. Car lorsque son flair lui en fait découvrir une, elle va s’agenouiller devant elle et la salue humblement et avec douceur comme si elle se mettait à son service. De sorte que les chasseurs avisés, qui connaissent sa nature, placent une jeune vierge sur son passage, et la licorne vient s’endormir sur ses genoux. Alors, quand elle est endormie, viennent les chasseurs qui n’osaient pas l’attaquer lorsqu’elle était éveillée, et ils la tuent. C’est exactement de cette manière qu’Amour s’est vengé de moi. Car parmi les hommes de mon âge, j’avais été le plus orgueilleux de tous à l’égard d’Amour; et il me semblait que je n’avais jamais rencontré de femme que j’aurais désiré avoir totalement à ma volonté, à la condition de l’aimer d’un amour aussi ardent que celui dont on devait aimer, à ce que j’avais entendu dire. Et Amour, qui est un chasseur avisé, plaça sur mon chemin une jeune fille à la douceur de laquelle je me suis endormi, et qui m’a fait mourir d’une mort telle qu’il appartient à Amour, à savoir le désespoir sans espérance de merci. C’est pour cette raison que j’affirme que je fus pris au piège par l’odorat; et par la suite encore, elle m’a tenu continuellement à sa merci par l’odorat, et j’ai abandonné ma volonté pour suivre la sienne, tout comme les animaux qui, une fois qu’ils ont senti à son odeur la panthère, ne peuvent plus s’éloigner d’elle, mais au contraire la suivent jusqu’à la mort, à cause du doux effluve qui s’échappe d’elle. Et c’est pour cette raison que je dis que je fus pris par ces trois sens, l’ouïe, la vue et l’odorat. Et si j’avais été en outre pris par les deux autres sens, à savoir par le goût en embrassant, et par le toucher en serrant dans mes bras, alors aurais-je été à bon droit tout à fait endormi. Car c’est alors qu’il ne sent aucun de ses cinq sens que l’homme dort. Et de l’endormir d’amour viennent tous les périls, car pour tous ceux qui s’endorment s’ensuit la mort, aussi bien pour la licorne qui s’endort auprès de la jeune fille, que pour l’homme qui s’endort auprès de la sirène.
— Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa 1245, in G. Banciotto, Bestiaires du Moyen Âge, 1980.
Ce texte fut un grand succès, au point de voir fleurir les suites, adaptations et traductions, parmi lesquelles la Response du bestiaire, qui se présente comme une réponse faite par la dame à Richard de Fournival. On ne connait pas l’auteur, ou l’autrice car la question est débattue, de ce bref texte qui figure, dans plusieurs manuscrits, à la suite du Bestiaire d’amour.
Par ma foi, j’éprouve une grande crainte de cette licorne, car je sais qu’il n’est pas d’instrument aussi tranchant que de belles paroles : à dire vrai, il n’est rien qui puisse percer un cœur ferme aussi bien qu’une douce parole qui touche où il faut.
— La réponse du bestiaire,XIIIe siècle, in G. Banciotto, Le bestiaire d’amour et la response du bestiaire.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, début du XIVe siècle.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, circa 1320
Bibliothèque Nationale, ms fr 12513, fol 74v.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, XIVe siècle.
Vienne, ÖNB, cod 2609, fol 20v.
Bestiaire d’amours moralise sur les bestes et oyseaulx, 1527.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, XIIIe siècle.
Bibliothèque Nationale, ms fr 12469, fol 9r.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, XIIIe siècle. Bibliothèque Nationale, ms fr 1444, fol 260v.
À la fin du Moyen Âge, une nouvelle scène vient s’ajouter au corpus légendaire sur l’animal unicorne, celle de la purification des eaux, à l’interprération allégorique presque trop évidente. Voici ce qu’en dit un bestiaire grec du XIIe siècle, seul à également signaler que, la licorne étant mélomane, les chasseurs doivent se faire accompagner de musiciens :
Il est un animal qu’on appelle licorne (monoceros). Il vit près d’un grand lac. Juste avant que les animaux ne s’y rassemblent, un serpent est venu et a déversé son venin dans les eaux du lac. Les animaux qui voient le poison ne se risquent pas à boire, mais attendent la licorne . Elle arrive, entre dans le lac et fait le signe de croix avec sa corne, éliminant ainsi tout le pouvoir du poison. Cet animal a une deuxième nature. Il aime la gaieté. Que font les chasseurs qui veulent le capturer ? Ils apportent des tambours, des trompettes, des cordes et tous les instruments de musique qu’ils trouvent. Ils s’approchent de l’animal en jouant de la trompette et des autres instruments, en chantant et en dansant gaiement. Ils placent une jeune femme devant un arbre près de la licorne, bien habillée, et lui donnent une corde qui est attachée à l’arbre. Entendant le bruit et les chants, la licorne s’approche, regarde, écoute mais n’ose d’abord pas s’approcher. Puis, voyant la jeune fille seule, elle vient près d’elle et se frotte contre ses genoux. La jeune femme la caresse, et la licorne s’endort. Elle attache alors la corde à sa corne. Quand la licorne se réveille, elle ne peut plus s’échapper, tenue par la corde. De désespoir, elle laisse tomber sa corne et s’enfuit. Les chasseurs prennent alors la corne, qui est un excellent remède contre le poison des serpents.
— Bibliothèque nationale, ms grec 1140, traduit d’après la version allemande de J.W. Einhorn, in Spiritalis Unicornis.
Bestiaire grec copié en Italie au XVe siècle.
Vienne, ÖNB, ms gr 280 fol 37r.
Tractatus de quadrupedibus, de avibus et de piscibus, XIVe siècle.
BNF, ms latin 6838B, fol 3v
Bestiaire provençal de Hugues de Saint Victor, XIIIe siècle. Le style graphique n’est pas sans rappeler les manuscrits arabes.
Tübingen UB, Mc 365, p §.
Une chasse à la licorne très soft, où le chasseur est sans armes, et l’animal capturé, mais non tué.
Bestiaire toscan en latin, XIVe siècle.
BNF, ms latin 2843E, fol66r.
Bestiaire de Gervaise, XIIIe siècle.
British Library, Add ms 28260, fol 88v.
La nature de l’unicorne restait cependant d’être attirée par les jeunes vierges, et le récit de la bête touchant de la pointe de sa corne les eaux empoisonnées afin que les autres animaux pussent boire ne fut repris dans le monde latin que par de rares bestiaires méridionaux, comme ce Livre des secréz de nature sus la vertu des oyseauls et des poissons, pierres et herbes et bestes. Preuve de sa moindre importance, les enlumineurs lui préfèrent toujours la scène de la chasse à la licorne.
L’unicorne est une bête qui naît ès parties d’Inde, laquelle a corps de cheval et pieds d’éléphant et la tête comme le cerf et moult claire voix et enmi le front une corne de quatre pieds de long laquelle est aiguë et tranchante comme un espin. Et en celles parties et déserts où elle demeure a tant de vermine de serpents et de couleuvres que tous les lacs et lieux aqueux en sont trèstout pleins tant que les autres bêtes n’osent boire pour le très grand venin qui y est jusques à tant que l’unicorne y vient boire; car nature les enseigne que cette bête les doit garder de ce venin. Car cette bête unicorne a telle vertu que incontinent que de sa corne que a au milieu du front touche l’eau envenimée, tout le venin et vermine saute fors; et adonc elle boit et toutes les autres bêtes boivent après lui. Et sachez que la corne de cette bête a maintes nobles propriétés car elle vaut contre tout venin et contre toute enflure, donnant du vin ou de l’eau à boire là où la dite corne soit lavée ou de la poudre ou de la rasure d’elle. Et sachez que cette bête est de telle nature que nul ne la peut prendre sinon une belle pucelle laquelle on lui met en sa voie. Et la pucelle quand la voit venir lève le giron de sa robe et elle se vient endormir en son giron. Et adonc vient le veneur qui l’épie et la tue en son giron car autrement ne la peut-on avoir.
— Bibliothèque de l’Arsenal, ms 2872, fol 52v, le livre des secréz de nature sus la vertu des oyseauls et des poissons, pierres et herbes et bestes, lequel le noble roy Alfonce d’Espaigne fit transporter de grec en latin, XIVe siècle. Transcrit par Louis Delatte, Textes latins et vieux français relatifs aux Cyranides, 1942.
Le manuscrit original de la Concordia Caritatis, circa 1355.
Bibliothèque de l’abbaye de Lilienfeld, Codex campililiensis 151, fol 8v.
Ulrich von Lilienfeld, Concordia Caritatis,, XIVe siècle. BNF, ms NAL 2129, fol 8v.
Ulrich von Lilienfeld, Concordia Caritatis,, XIVe siècle.
New York, Morgan Library, ms M 1045, fol 11v.
La Concordia caritatis du moine allemand Ulrich von Lilienfeld, au milieu du XIVe siècle, est à la fois un bestiaire et un ouvrage de typologie biblique, à la manière de la Biblia pauperum ou le Speculum humanæ salvationis, dont vous trouverez aussi quelques images sur ce site. Il associe à des épisodes du nouveu testament d’une part des passages de l’ancien, d’autre des scènes de l’histoire naturelle, une histoire naturelle reprise des bestiaires, avec moult dragons et quelques licornes. L’incarnation est illustrée par le récit de la capture de la licorne, et par celui de l’escarboucle cachée à l’intérieur d’un très ordinaire saphir.
Le proprietaire en françoys, Paris, chez Antoine Verard, 1493
Il y a aussi des licornes, pas tout à fait les mêmes, dans les bestiaires persans et arabes. Mais ça, j’en parle dans mon livre.
Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit persan, XVIIe siècle.
British Library, ms Or 1621, fol 362r.
Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit persan, XVIIe siècle.
British Library, ms Or 1621, fol 368r.
Et, comme dit un autre bestiaire, celui de Gervaise :
Ici fenist li Bestiaires. Plus n’en avoit en l’essenplare Et de mentir seroit folie Qui plus en set plus vos en die! Gervaises qui le romain fit Plus ne trova ne plus n’en dit. Ci fenist li livre des bestes; Dex nos gart nos biens et nos testes !
Ici finit le bestiaire Je n’ai plus d’exemple à donner Et mentir serait folie Si quelqu’un en sait plus, qu’il le dise! Gervaise qui écrivit ce livre Ne trouva ni ne dit rien de plus Ici finit le livre des bêtes Dieu garde nos biens et nos têtes !
À Londres en 1303, à Venise en 1459, on a volé des cornes de licorne.
Pas de doute possible, cette licorne, dans les marges d’un psautier du XIVe siècle, est armée d’une dent de narval.
Oxford, Bodleian Library, ms Douce 366, fol 55v
Défense de narval sculptée, vers 1150.
L’absence de licorne dans les motifs, où l’on trouve pourtant griffons et dragons, fait penser que cette ivoire n’était peut être pas encore considérée comme une corne de licorne lorsqu’elle a été sculptée, sans doute au XIIe siècle.
National Museum, Liverpool
1303, Londres
La toute première mention d’une corne de licorne dans des archives royales, en 1303, n’apparaît pas dans un inventaire mais dans la chronique de ce qui fut peut-être l’un des premiers cambriolages modernes, et certainement l’un des plus ambitieux. En avril 1303, profitant de l’absence du roi Edward, qui guerroyait en Écosse contre Mel Gibson William Wallace, des malfrats s’introduisirent dans la pièce située dans la crypte de l’abbaye de Westminster ou était entreposé le trésor royal, et emportèrent couronnes, épées de cérémonies, bijoux et joyaux de toutes sortes et, c’est une première, une corne de licorne. Si l’on en croit la chronique, le butin représentait l’équivalent d’une année de revenus du Royaume.
Le vol des joyaux de la couronne. La Chronique du prieuré de la cathédrale de Rochester défend bien sûr la thèse officielle selon laquelle les moines n’étaient pour rien dans cette histoire. British Library, Cotton ms Nero DII, fol 193v.
Informé de ce que des colliers que l’on avait vu au cou de la reine commençaient à apparaître chez les prêteurs sur gages de Londres, voire dans quelques tavernes mal famées, le roi rentra rapidement dans sa capitale et ordonna une enquête, qui déboucha illico sur l’arrestation de la totalité des moines de l’abbaye. Il semblait en effet fort improbable que le larcin eut pu avoir lieu sans, au minimum, qu’ils eussent détourné le regard. Edward réalisa cependant assez vite que, en des temps troublés, il n’était peut-être guère judicieux de se fâcher avec l’Église. L’abbé et ses moines furent donc libérés, et la plus grande partie du trésor fort heureusement retrouvée.
On arrêta une équipe de malfrats moins gênants, dirigés par un ancien marchand fâché avec le roi depuis une vieille et sombre histoire de commerce avec la Hollande, Richard de Pudlicott, qui avoua s’être introduit nuitamment dans la crypte à l’aide d’une échelle. La chronique royale, qui était encore écrite en français, nous dit que c’est « desouz le lit » de l’un de ses complices, le gardien du palais Willeme, personnage peu recommandable puisqu’il « viveit ovec une puteyne » que fut fort opportunément retrouvée la corne de licorne utilisée lors du sacre. Toute la fine équipe fut rapidement jugée et exécutée, et la légende veut même que la peau de Richard de Pudlicott ait été clouée sur la porte de la crypte pour décourager quiconque aurait été tenté de renouveler son exploit[1]. Rien dans cette chronique, la première à parler d’une corne de licorne dans un trésor royal, ne suggère que l’objet, qui n’est d’ailleurs cité qu’en passant parmi d’autres richesses, était déjà utilisé pour détecter ou neutraliser le poison, mais l’idée n’allait pas tarder à se répandre.
Défense de narval. Wellcome collection, Londres.
Peut-être était-ce encore la même corne de licorne qui, trois siècles et demi plus tard, se trouvait à la Tour de Londres et disparut durant la Grande Rébellion et les années de guerre civile. Elle ne fut pas retrouvée mais, fort heureusement, le collège des médecins de Londres s’en procura une autre dont il fit solennellement don au roi Charles II[2]. En France aussi, les cornes de licorne avaient fâcheusement tendance à disparaître ou à changer de propriétaire, durant les périodes de troubles civils et religieux, nous en reparlerons.
« One verge of bone or unycorne […] with the Quenes arms » dans l’inventaire des joyaux de la couronne d’Angleterre, en 1596. British Library, ms Stowe 556, fol 33.
1459, Venise
Un cambriolage similaire est rapporté dans les chroniques vénitiennes, notamment celles de Marin Sanudo, pour l’année 1459. Mark Twain, qui lisait mieux l’italien que moi, en a tiré ce passage de son amusant récit de voyage en Europe, Un Vagabond à l’étranger(A Tramp Abroad), publié en 1880 :
« Un Candien du nom de Stammato, qui faisait partie de la suite d’un prince de la maison d’Este, a été autorisé à voir les richesses de Saint-Marc. Son œil de pécheur a été ébloui et il s’est caché derrière un autel, animé de mauvaises intentions, mais un prêtre l’a découvert et l’a chassé. Après cela, il y est de nouveau entré – à l’aide de fausses clefs, cette fois-là. Il y allait nuit après nuit et, sans ménager sa peine, en surmontant toutes les difficultés qu’il a pu rencontrer, il a réussi, à force de patience, à retirer une grande brique d’un panneau de marbre qui servait de mur à la partie basse du trésor. Il a disposé ce bloc de façon à pouvoir l’enlever et le remettre à volonté. Ensuite, pendant des semaines, il se rendait, chaque nuit à minuit, dans sa splendide mine, qu’il a pu inspecter en toute sécurité, en exultant devant les merveilles dont elle regorgeait et regagnait toujours en catimini ses obscurs appartements avant l’aube, avec sous sa cape une rançon digne d’un duc. Il n’avait pas besoin de piller au petit hasard avant de s’enfuir en courant: rien ne pressait. Il pouvait procéder à des choix mûrement réfléchis. Il avait tout le loisir de consulter ses goûts esthétiques. On comprend à quel point il était à l’abri d’être interrompu ou dérangé quand on sait que l’histoire raconte qu’il a même emporté une corne de licorne qui ne passait pas par l’orifice qu’il avait aménagé et qu’il a dû la scier en deux – une tâche qui lui a coûté plusieurs heures d’un travail laborieux. Il a continué d’amonceler ses trésors chez lui jusqu’à ce que son activité perde le charme de la nouveauté et devienne monotone. Il y a mis fin, satisfait. Et il avait de quoi l’être: sa collection, selon le cours actuel, représenterait près de cinquante millions de dollars ! Il aurait pu rentrer chez lui en étant de loin le citoyen le plus riche de son pays et il aurait pu se passer de nombreuses années avant que l’on s’aperçoive du larcin. Mais il était humain: il ne pouvait pas savourer son plaisir en solitaire et il lui fallait quelqu’un à qui en parler. Il a donc exigé qu’un noble de Candie, appelé Crioni, prête un serment solennel et il l’a conduit dans ses appartements. Ce dernier en a pratiquement eu le souffle coupé quand Stammato lui a montré son trésor qui brillait de mille feux. En voyant le visage de son ami, celui-ci a eu des soupçons et s’apprêtait à lui planter un stiletto dans le corps quand Crioni a réussi à sauver sa peau en expliquant que ce qu’il avait cru lire en lui n’était que l’expression d’un heureux étonnement à son comble. Stammato a fait présent à Crioni de l’un des principaux joyaux de l’État – une énorme escarboucle qui, par la suite, figurerait dans la calotte ducale officielle – et les deux hommes se sont séparés. Crioni s’est aussitôt rendu au palais pour dénoncer le criminel, en montrant l’escarboucle comme preuve. Stammato a été arrêté, jugé et condamné avec la rapidité vénitienne d’antan. On l’a pendu entre les deux grandes colonnes de la Piazza. »
Scier une corne de licorne, quelle dommage !
Au fait, un Candien est bien sûr un homme originaire de Candia, ou Candie, qui était alors le nom italien d’Heraklion, aujourd’hui en Crète. Toutes les éditions récentes, en anglais comme en français, du texte de Mark Twain en ont fait…. un Canadien, que l’on aurait eu bien du mal à trouver à Venise un demi-siècle avant que Christophe Colomb ne partît pour les Indes. Il est vrai que Mark Twain ne donne pas la date de l’épisode.
Ignorant où se trouvent aujourd’hui les deux cornes de licorne de la basilique Saint Marc, car il y en avait deux, je vous met ici la photo d’une crosse d’évêque en ivoire de narval que l’on peut admirer au musée Correr, et sur laquelle est sculpté l’arbre de Jessé, c’est à dire la généalogie du Christ.
Musée Correr, Venise, Wikimedia Commons
[1]The Antient kalendars and inventories of the treasury of His Majesty’s Exchequer, together with other documents illustrating the history of that repository, 1836, p.286 – ou, pour une version romancée, Paul Doherty, The Great Crown Jewels Robbery of 1303. [2] Thomas Fuller, The Histories of the Worthies of England, 1662
Du XVIIe au XIXe siècle, le lion et la licorne ont mené une double vie. Pour tout le monde occidental, leur couple héraldique était le symbole de l’Empire britannique. En Europe orientale et en Russie, où nul blason ne les séparait, ils hésitaient entre danse et lutte.
Statère d’argent de Crésus, Vie siècle av. J.C.. Oriental Institute of Chicago, photo Anna R. Ressman.
La comptine anglaise du lion et de la licorne qui se battent pour la couronne, dont nous n’avons pas trace avant le XVIIIe siècle, n’illustre peut-être que la rivalité entre l’Angleterre et l’Écosse. Il est aussi possible qu’elle remonte un peu plus loin, les traditions orales populaires n’ayant pas toujours laissé de traces écrites, et on est alors tenté de la rapprocher d’un texte russe, le Livre de la colombe, compilé à la fin du Moyen Âge à partir de textes plus anciens. Mêlant folklore russe, parfois d’origine orientale, et mystique chrétienne, ce texte débute par un récit de la création du monde plus proche des Védas que des Évangiles. Dans certaines versions, le dernier épisode est un combat pour le trône animal entre le lion et l’indrik unicorne. L’indrik, qui vit sous terre, est l’ancêtre et le roi des animaux, mais le jeune et puissant lion remporte le combat et lui prend la couronne. La scène est censée illustrer la vérité du Christ l’emportant sur l’injustice, et la licorne chthonienne a donc ici, comme souvent dans la tradition slave, une assez mauvaise image. Le lion et la licorne étaient aussi, avec le dragon, parmi les animaux les plus souvent représentés dès le Moyen Âge sur les manuscrits juifs ashkénazes, sans qu’ils y aient vraiment de signification particulière.
Marginales d‘un Machzor, livre de prières pour les fêtes juives, Allemagne, 1614. British Library, ms Harley 5794, fol 31r
L’idée d’une cohabitation parfois difficile entre ces animaux était donc déjà bien installée dans les mondes slave et ashkénaze lorsque Ivan le terrible devint tsar en 1547. Pour ses armes et son sceau, le prince hésita longtemps entre l’aigle bicéphale, d’origine byzantine, et le couple de la licorne et du lion, au look héraldique plus occidental. Les trois animaux figurent sur le dossier de son trône d’ivoire, en fait plaqué ivoire, réalisé en 1553 ; l’aigle bicéphale est au centre, la licorne et le lion sur les côtés comme des supports de blason.
Réplique du trône d’ivoire d’Ivan le Terrible, vers 1553. Musée d’Alexandrov. Photo Shakko, Wikimedia Commons
C’était sans doute un peu trop. Ivan et ses successeurs délaissèrent peu à peu le lion et la licorne, surtout après qu’ils étaient devenus, au XVIIe siècle, les emblèmes de la Grande-Bretagne. Le pli était cependant pris, et leur image réapparait de temps à autre sur des décors officiels, et très fréquemment dans l’art populaire. On les retrouve jusqu’à la révolution sur des encriers, des boucles de ceinture, des plats ciselés ou peints, des toiles tissées ou brodées, et bien sûr dans le permogorsk, la peinture sur bois traditionnelle de meubles, de portes et parfois de murs.
Coffre en bois du XVIIe siècle.
Musée de Veliky Ustyug.
Encrier russe, XVIIIe siècle. British Museum.
Licorne aillée affrontant un lion sur une boucle de ceinture russe du XVIIIe siècle. Les ailes sont inhabituelles sur ce type de représentation.
Annales d’archéologie, 1855, p.82
Le modèle passa aussi dans l’art juif, profane et religieux, devenant un motif classique de la peinture des synagogues, et apparaissant aussi sur les boucliers et couronnes de la Torah, ou sur les tombes, quoique moins fréquemment que le couple de deux lions affrontés. Certains voyaient dans le lion la tribu de Juda et dans la licorne les dix tribus perdues d’Israël – encore elles, elles ont beau être perdues, on n’arrête pas de les croiser en cherchant la licorne.
Cimetière juif de Kuty, Ukraine. Photo Christian Herrmann
Cimetière juif de Yablunov, en Ukraine. Photo Christian Herrmann
Cimetière juif de Kuty, Ukraine. Photo Christian Herrmann
Cimetière juif de Horodok, Ukraine. Photo Dmitry Polykhovich.
Tombe dans le cimetière juif de Medzhybyzh, Ukraine. Photo Colourbox.
Les plus belles synagogues de bois d’Europe orientale étaient celles de Chodorov (Khodoriv) et de Gwozdziec (Hvizdets), aujourd’hui en Ukraine. Elles furent construites dans les années 1650, et leurs plafonds peints au début du XVIIIe siècle, celui de Chodorov par un peintre du nom d’Israël Lissnicki, qui devait être suffisamment fier de son travail pour le signer, ce qui était alors inhabituel. Les deux synagogues furent détruites par les nazis en 1941, mais des reproductions intégrales de leurs plafonds se trouvent à Tel Aviv, au musée de la maison de la Diaspora (Beth Hatefutsoth) pour la première, à Varsovie au musée de l’histoire des juifs de Pologne pour la seconde. Les images les plus souvent reproduites de ces deux plafonds sont celles du couple du lion et de la licorne, et beaucoup pensent, à tort, que ce motif était spécifiquement juif.
Photo du plafond de la synagogue de Chodorov.
Reproduction du plafond de la synagogue de Chodorov au musée de la Diaspora, à tel Aviv. Photo Sodabottle, Wikimedia Commons.
Reproduction du plafond de la synagogue de Gwozdziec au musée des juifs de Pologne, à Varsovie Photo Lars Plougman, Wikimedia Commons.
Il est d’ailleurs surprenant (enfin, pas tant que cela, mais c’est une autre histoire) que les rares articles traitant du couple lion et licorne en Europe orientale ne s’intéressent qu’à l’art juif quand ils sont rédigés par des juifs, ou qu’à l’art russe quand ils sont rédigés par des russes, alors qu’il est bien difficile ici de distinguer l’un de l’autre. Certes, les usages décoratifs qui en étaient faits sont un peu différents, mais on retrouve sur la même période, en gros du début du XVIIe à la fin du XIXe siècle, le même modèle iconographique exploité avec les mêmes techniques, parfois sans doute par les mêmes artistes. S’il n’y a pas un indice, une couronne impériale ou un chandelier dans un coin, il est impossible en voyant une photo de peinture sur bois, dans les tons jaunes, verts, orangés et rouges, représentant un lion et une licorne face à face, dressés sur leurs pattes arrière, de dire s’il s’agit d’un coffre de mariage russe ou du plafond d’une synagogue ashkénaze.
Maison peinte dans la région d’Arkhangelsk. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans la région d’Arkhangelsk. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans la région d’Arkhangelsk. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans le village de Rogovo. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans le village de Yuhnevo. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans le village de Yuhnevo. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans le village de Rogovo. Photo Nikolai Telegin.
Maison peinte dans le village de Zaruchei. Photo Nikolai Telegin.
À la fin du XIXe siècle, dans le Nord de la Russie, des paysans riches faisaient entièrement peindre leurs maisons de bois, avec des motifs souvent identiques à ceux utilisés depuis le XVIIe siècle sur les tapisseries et les meubles. Un photographe russe, Nikolai Telegin, a ces dernières années pris des clichés de nombre de ces maisons rurales, qui risquaient pour certaines d’être détruites pour devenir du bois de chauffage – et je le remercie au passage pour son aide sur ce petit chapitre. Dans la région d’Arkhangelsk, une famille d’artistes, les Petrovskie, avait fait du couple du lion et de la licorne leur signature, leur marque, et c’est eux qui ont peint, les quelques maisons dont vous voyez ici les images.
En 2010 a été terminée la reconstruction, à partir des plans d’origine du XVIIe siècle, du palais de bois du tsar Alexis, à Kolomenskoye, dans la banlieue de Moscou. Un lion et une licorne ornent le plafond du pavillon d’entrée, mais j’avoue ne pas savoir si le motif pictural était précisé sur les plans, ce qui est tout à fait possible, ou s’il s’agit d’une initiative des restaurateurs.
Palais du tsar Alexis, à Kolomenskoye Photo Sasa 4250, Wikimedia Commons
Comme des supports héraldiques qui n’ont plus de blason pour les séparer et sur lequel reposer leurs pattes avant, le lion et la licorne slaves ou juifs se font face. Dressés sur leurs pattes arrières. Ils semblent parfois danser, parfois combattre, selon l’idée que l’artiste se faisait de leurs relations. Dans ces images de danse ou de lutte, le lion semble parfois tenter de mordre la corne de la licorne, à moins que celle-ci ne cherche à transpercer la gorge de son rival. Aucune légende, aucune tradition connue n’explique ce comportement, dont on ne sait s’il est agressif, ludique ou même vaguement érotique. On pourrait y voir un clin d’œil, une sorte de gag récurent, si cela ne se produisait que sur des objets quotidiens comme les coffres ou les portes des armoires russes, mais la scène apparaît aussi dans un contexte plus solennel, notamment sur des tombes juives. Si quelqu’un a des éléments d’explication, cela m’intéresse !
Keter Torah, Pologne, XVIIIe siècle.
Metropolitan Museum, New York
Bouclier de la Torah, Ukraine, XIXe siècle.
Collection privée.