➕ Cartes, portulans et mappemondes

Si certaines des licornes de terre ou de mer sur les portulans et mappemondes indiquaient bien la présence supposée de l’animal, ici ou là, d’autres ne font guère que remplir les blancs de la carte.

Les licornes, solitaires ou accompagnées de lions, chameaux ou dragons, sont fréquentes sur les anciennes cartes, mappemondes et portulans. Elles gambadent sur les terres d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, et même sur quelques continents qui n’ont finalement jamais été découverts. Il n’y a guère qu’en Europe, que les cartographes connaissaient mieux, qu’on ne les voit jamais.

L’interprétation des unicornes cartographiques demande néanmoins quelques précautions. Leur présence peut indiquer que le peintre ou graveur croyait à l’existence réelle de la bête dans telle ou telle région lointaine et mal connue mais, comme le dragon, le lion ou l’éléphant, la licorne peut aussi signifier simplement le caractère exotique et mystérieux d’une terre peu ou pas explorée. Lorsqu’elle remplit les blancs de la carte, la licorne ne montre pas les connaissances de l’époque ou de l’artiste, ni ne révèle ses erreurs, elle met en scène, tout à fait délibérément, son ignorance. « Toutefoys, écrit dans son atlas le pilote malouin Guillaume le Testu, en 1555, ce que je en ai marqué et depainct n’est que par imaginaction, n’ayant notté ou faict mémoire aucune des comodités ou incomodités d’icelle, tant des montaignes, fleuves que aultres choses. Pour ce qu’il n’y a encor eu homme qui en aict faict decouverture certaine, pourqupy je differe en parller jusque a ce que on en aict eu plus ample declaration. Toutefoys en atendant que cognoysance en soit plus grande jay marqué et dénommé quelques promontoires, ou caps… [1]». – et il a aussi, comme vous le voyez ci-dessus, laissé dessiner quelques licornes et autres bestioles.
Comme les monstres marins représentés ici et là dans l’océan, qui peuvent d’ailleurs à l’occasion être unicornes, elle peut aussi n’avoir de fonction qu’ornementale sur des cartes dont les plus belles et les mieux illustrées étaient plus des œuvres d’art et des signes extérieurs de richesse que des utilisés par les voyageurs ou les savants.

Dès le Moyen Âge cependant, d’autres licornes sont plus signifiantes. La mappemonde de la cathédrale d’Hereford, en Angleterre, datée de 1300 environ, est la plus ancienne carte du monde entièrement conservée. Elle illustre la vision médiévale d’un monde circulaire, que la Méditerranée, le Nil et le Don divisent en trois continents, Afrique, Asie et Europe. Apparaissent sur cette immense carte où les mers semblent des fleuves griffons, dragons, sphinx, et la quasi-totalité du bestiaire médiéval, mais rien n’y est placé au hasard. Rhinocéros et licorne, tous deux présents en Éthiopie, sont soigneusement distingués. Le premier, court sur pattes, a une silhouette de renard et une courte corne recourbée. La seconde, à la figure plus fine, est armée d’une très longue lance torsadée. Le commentaire latincite Solin pour le rhinocéros et Isidore de Séville pour le monocéros ou licorne, alors pourtant qu’Isidore pensait que les deux étaient le même animal.

Reconnaissables à leur quadrillage très particulier, les portulans sont des cartes, à l’usage des navigateurs, utilisées du XIIIe au XVIIe siècle. Ils sont le plus souvent dessinés sur vélin, qui résistait mieux à l’humidité que le papier. Les côtes et les récifs y sont dessinés avec soin, les ports nommés avec exactitude, mais l’intérieur des terres, sans grand enjeu, laissait à l’illustrateur plus de liberté pour dessiner des villes, des voyageurs, des indigènes et, surtout, des bestioles. Les portulans de la Méditerranée sont les plus nombreux. Sur celui de Mateo Prunes, en 1586, l’Afrique du Nord est peuplé de toutes les créatures de l’Orient imaginaire médiéval, licornes, dragons, basilics, satyres, cynocéphales, panthères, lions jaunes et blancs, dragons, chameaux et cynocéphales. La plupart des cartographes sont cependant plus modestes et plus réalistes, et la faune d’Afrique n’y est représentée par des éléphants, dromadaires, lions et licornes, plus rarement des dragons. Pour les artistes qui dessinaient ces cartes, comme, au XVIIe siècle Francesco Oliva ou Pietro Giovanni Prunes, la licorne était un animal africain, au même titre que d’autres qui se sont depuis avérés plus réels.

La licorne est en Chine sur la carte dite de Sébastien Cabot, que l’on peut observer, sous verre, au fond du cabinet des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale. Moins richement ornée que les précédentes, cette mappemonde n’était pas seulement destinée à la décoration ; elle avait, ou affectait d’avoir, une fonction pratique d’aide à la navigation. Les animaux s’y comptent sur les doigts de deux mains. La quasi-totalité (ours, tigre, lion, éléphant et crocodile) sont fidèlement représentés et correctement placés, ce qui laisse à penser que les trois créatures imaginaires qui s’y ajoutent, une licorne à corne spiralée et au poil frisé en Chine, un cynocéphale en Asie centrale et un lézard volant en Afrique du Sud, sans doute un basilic, passaient pour très réels aux yeux du dessinateur. À cette date le basilic, ou basilisc, était, avec la licorne, l’un des rares animaux fantastiques du bestiaire médiéval dont l’existence fût encore tenue pour probable, même si nul ne pensait plus qu’il naisse d’un œuf de poule couvé par un lézard, à moins que ce ne soit l’inverse.

La licorne est aussi en Asie en 1531, sur le planisphère du vicomte Maggiolo, qui est en vente à la date où j’écris ce texte, mais pas vraiment dans mes prix. C’est encore près de là, en Sibérie, qu’elle apparaît sur le grand planisphère en soixante planches d’Urbano Monte dessiné à Milan en 1587 ; dans la même région, s’il faut en croire les indications manuscrites sur la carte, se trouvent les dix tribus perdues d’Israël. Je vous avais dit qu’on les retrouverait.

Planisphère d’Urbano Monte, 1587.
David Rumsey Map Collection, Stanford University

Lorsque, au milieu du XVIe siècle, se répand la rumeur de la présence de licornes en Amérique du Nord, elles apparaissent aussi vite sur les cartes à défaut de se faire repérer sur le terrain. Sur une mappemonde du dieppois Pierre Descelliers, en 1550, deux licornes observent, impassibles, le combat des pygmées et des grues, que Pline situait en Éthiopie. Non loin, deux ours dont l’un mange un poisson : le cartographe a peint ce qu’il savait de l’Amérique du Nord, puis enrichi son dessin de quelques exotismes qui pouvaient passer pour probables. Sur la même cartes, autruches et éléphants peuplent l’Australie. À la même date, sur la mappemonde dite harleienne, également à la British Library, les deux seules licornes sont encore au Canada, et ce quand bien d’autres merveilles peuplent encore l’Asie. Sur l’atlas dit du Dauphin, dessiné vers 1540, aujourd’hui à la Bibliothèque royale de la Haye, lions et licornes côtoient ours, indiens et porcs-épics à Terre Neuve.

C’est en Inde que l’on a le plus longtemps voulu voir des licornes, plus ou moins confondues avec les rhinocéros. C’est donc logiquement en Inde que les graveurs ont aussi continué, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à les représenter sur les cartes.

L’érudit Aylett Sammes publia, en 1677, Britannia Antiqua Illustrata, livre dans lequel il explique que les Britanniques, et tout particulièrement les Gallois, seraient les descendants des Phéniciens. On y voit une licorne dans le désert du Sahara, à une date où l’on ne croyait plus guère à la présence de l’animal dans ces régions. La carte illustre l’expansion de la puissance Phénicienne, et s’il n’y avait pas de licornes en Afrique du Nord à la fin du XVIIe siècle, rien n’empêchait qu’il y en ait eu dans l’antiquité.

Un peu oubliés, et à vrai dire d’une lecture un peu fastidieuse aujourd’hui, les longues épopées de la Renaissance, l’Orlando Furioso, La Jérusalem libérée, l’Astrée ou Amadis de Gaule sont un peu le chaînon manquant entre le roman arthurien et la fantasy moderne. Ils empruntent à la matière de Bretagne ou de France les codes de l’aventure chevaleresque, mais leur rapport distancié, voire ironique, à l’histoire les rapproche déjà des univers de l’heroic fantasy. En tête de chacun des tomes de l’Amadis de Gaule, ou du moins de l’une de ses éditions françaises, se trouve une carte de l’île Ferme, où se déroulent les épisodes les plus marquants, qui n’est pas sans faire penser aux cartes qui accompagnent aujourd’hui bien des sagas fantastiques. Eh bien sûr, on y trouve des licornes, près d’une fontaine.

Feliciano de Silva, L’onzième livre d’Amadis de Gaule, traduit d’espagnol en francoys, continuant les entreprises chevalereuses et aventures estranges, tant de luy que des princes de son sang, 1559.

Les licornes de mer tiennent tout à la fois du grand hippocampe grec et du narval. Plus encore que leurs cousines terrestres, elles n’ont le plus souvent sur les cartes qu’une fonction décorative, au même titre que le char de Neptune, les navires pris dans la tempête, les serpents de mer, les pieuvres géantes et les combats de triton. Il n’y a donc pas grand chose à en dire.

[1] Cité in Frank Lestringant, Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, 2012

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