➕ Le voyage du père Huc

Tout au long du XIXe siècle ont circulé en Europe des rumeurs de la présence de licornes en Afrique du Sud et au Tibet. Aucun voyageur ne les a vues, mais beaucoup, comme le père Huc, en ont entendu parler et croyaient fermement à leur réalité.

Les Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Tibet et la Chine d’Evariste Huc, parus en 1850, eurent un grand retentissement et sont encore considérés comme un témoignage relativement fiable de la vie d’alors dans les régions himalayennes. Le père lazariste, une variante un peu moins intello des jésuites, y parle longuement de la licorne et en donne une description précise, même s’il admet ne pas avoir vu l’animal de ses propres yeux.

En noir, l’itinéraire du père Huc, dans l’édition anglaise de son récit de voyage.

Le quatrième jour depuis notre départ de Ghiamda, après avoir traversé sur la glace un grand lac, nous nous arrêtâmes au poste d’Atdza, petit village dont les habitants cultivent quelques lambeaux de terre, dans une petite vallée entourée de montagnes dont la cime est couronnée de houx et de pins. L’Itinéraire chinois dit, au sujet du lac qu’on rencontre avant d’arriver à Atdza: « La licorne, animal très-curieux, se trouve dans le voisinage de ce lac, qui a quarante lis de longueur. »

La licorne, qu’on a longtemps regardée comme un être fabuleux, existe réellement dans le Thibet. On la trouve souvent représentée parmi les sculptures et les peintures des temples bouddhiques. En Chine même, on la voit souvent dans les paysages qui décorent les auberges des provinces septentrionales[1]. Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré. Les habitants d’Atdza parlaient de cet animal, sans y attacher une plus grande importance qu’aux autres espèces d’antilopes qui abondent dans leurs montagnes. Nous n’avons pas eu la bonne fortune d’apercevoir de licorne durant nos voyages dans la Haute-Asie. Mais tout ce qu’on nous en a dit, ne fait que confirmer les détails curieux que M. Klaproth a publiés sur ce sujet dans le nouveau Journal Asiatique. Nous avons pensé qu’il ne serait pas hors de propos de citer ici une note intéressante que cet orientaliste, d’une immense érudition, a ajoutée à la traduction de l’Itinéraire de Lou-Hoa-Tchou :
« La licorne du Thibet s’appelle, dans la langue de ce pays, sérou; en mongol, kéré; et en chinois, tou-kio-cheou, c’est-à-dire l’animal à une corne, ou kio-touan, corne droite. Les Mongols confondent quelquefois la licorne avec le rhinocéros, nommé en mantchou, bodi gourgou, et en sanscrit, khadga, en appelant ce dernier également kéré. »

Illustration de l’édition anglaise du journal de voyage d’Évariste Huc, 1852.

La licorne se trouve mentionnée pour la première fois, chez les Chinois, dans un de leurs ouvrages qui traite de l’histoire des deux premiers siècles de notre ère. Il y est dit que le cheval sauvage, l’argali et le kio-touan sont des animaux étrangers à la Chine, qu’ils vivent dans la Tartarie, et qu’on se servait des cornes du dernier, pour faire les arcs appelés arcs de licorne.

Les historiens chinois, mahométans et mongols, rapportent unanimement la tradition suivante, relative à un fait qui eut lieu en 1224, quand Tchinggiskhan se préparait à aller attaquer l’lndoustan. « Ce conquérant ayant soumis le Thibet, dit l’histoire mongole, se mit en marche pour pénétrer dans l’Enedkek (l’Inde). Comme il gravissait le mont Djadanaring, il vit venir à sa rencontre une bête fauve, de l’espèce appelée serou, qui n’a qu’une corne sur le sommet de la tête; cette bête se mit trois fois à genoux devant le monarque, comme pour lui témoigner son respect. Tout le monde étant étonné de cet événement, le monarque s’écria: L’empire de l’Indoustan est, à ce qu’on assure, le pays où naquirent les majestueux Bouddhas et Boddhisatvas, ainsi que les puissants Bogdas, ou princes de l’antiquité; que peut donc signifier que cette bête privée de parole me salue comme un homme? Après ces paroles, il retourna dans sa patrie. »

Quoique ce fait soit fabuleux, il ne démontre pas moins l’existence d’un animal à une seule corne dans les hautes montagnes du Thibet. Il y a aussi, dans ce pays, des lieux qui tirent leur nom du grand nombre de ces animaux, qui y vivent par troupeaux, tels que le canton de Serou-Dziong, c’est-à-dire Village de la Rive des Licornes, situé dans la partie orientale de la province de Kham, vers la frontière de la Chine.

Un manuscrit thibétain, que feu le major Latte a eu l’occasion d’examiner, appelle la licorne le tsopo à une corne. Une corne de cet animal fut envoyée à Calcutta; elle avait cinquante centimètres de longueur, et onze centimètres de circonférence; depuis la racine, elle allait en diminuant, et se terminait en pointe. Elle était presque droite, noire, et un peu aplatie des deux côtés; elle avait quinze anneaux, mais ils n’étaient proéminents que d’un côté.

Chèvre sauvage photographiée au Sikkhim. Regardez la bien, elle a deux cornes, mais on peut s’y tromper…
Photo Ravi Sangheeta, Wikimedia Commons

M. Hodgson, résident anglais dans le Népal, est enfin parvenu à se procurer une licorne, et a fixé indubitablement la question relative à l’existence de cette espèce d’antilope, appelée tchirou, dans le Thibet méridional qui confine au Népal. C’est le même mot que serou, prononcé autrement suivant les dialectes différents du nord et du midi.

La peau et la corne, envoyées à Calcutta par H. Hodgson, appartenaient à une licorne morte dans la ménagerie du Radjah du Népal. Elle avait été présentée à ce prince par le Lama de Digourtchi (Jikazze), qui l’aimait beaucoup. Les gens qui amenèrent l’animal au Népal, informèrent M. Hodgson que le tchirou se plaisait principalement dans la belle vallée ou plaine de Tingri, située dans la partie méridionale de la province thibétaine de Tsang, et qui est arrosée par l’Arroun. Pour se rendre du Népal dans cette vallée, on passe le défilé de Kouti ou Nialam. Les Népaliens appellent la vallée de l’Arroun Tingri-Meidam, de la ville de Tingri, qui s’y trouve sur la gauche de cette rivière; elle est remplie de couches de sel, autour desquelles les tchirous se rassemblent en troupeaux. On décrit ces animaux comme extrêmement farouches, quand ils sont dans l’état sauvage; ils ne se laissent approcher par personne, et s’enfuient au moindre bruit. Si on les attaque, ils résistent courageusement. Le mâle et la femelle ont en général la même apparence.

La forme du tchirou est gracieuse, comme celle de tous les autres antilopes; il a aussi les yeux incomparables des animaux de cette espèce. Sa couleur est rougeâtre, comme celle du faon, à la partie supérieure du corps, et blanche à l’inférieure. Ses caractères distinctifs sont: d’abord une corne noire, longue et pointue, ayant trois légères courbures, avec des anneaux circulaires vers la base; ces anneaux sont plus saillants sur le devant que sur le derrière de la corne; puis deux touffes de crin qui sortent du côté extérieur de chaque narine; beaucoup de soie entoure le nez et la bouche, et donne à la tête de l’animal une apparence lourde. Le poil du tchirou est dur, et paraît creux comme celui de tous les animaux qui habitent au bord de l’Himalaya, et que M. Hodgson a eu l’occasion d’examiner. Ce poil a environ cinq centimètres de longueur; il est si touffu, qu’il présente au toucher comme une masse solide. Au-dessous du poil, le corps du tchirou est couvert d’un duvet très-fin et doux, comme presque tous les quadrupèdes qui habitent les hautes régions des monts Himalaya, et spécialement comme les chèvres dites de Kachemir. Le docteur Abel a proposé de donner au tchirou le nom systématique d’antilope Hodgsonii, d’après celui du savant qui a mis son existence hors de doute[2].

Statuette de Qilin chinoise, circa 1840. Au XIXe siècle, les Qilins ressemblent de moins en moins à des dragons, de plus en plus à des chèvres.

[1] Nous avons eu longtemps entre les mains un petit traité mongol d’histoire naturelle, à l’usage des enfants, où l’on voyait une licorne représentée sur une des planches dont cet ouvrage classique était illustré.
[2] L’antilope-licorne du Thibet est probablement l’oryx-capra des anciens. On le trouve encore dans les déserts de la haute-Nubie, où on le nomme ariel. La licorne, en hébreu réem et en grec monoceros, telle qu’elle est représentée dans la Bible et dans Pline le naturaliste, ne peut être identifiée avec l’oryx-capra. La licorne des livres saints parait être un pachyderme d’une force prodigieuse et d’une épouvantable férocité. Au rapport des voyageurs, elle existe dans l’Afrique centrale, et les Arabes lui donnent le nom de Aboukarn.

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