Le bouc du livre de Daniel, qui parcourt la terre sans la toucher et a une longue corne entre les deux yeux, est la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible. Ce n’est pas tout à fait une licorne, mais un peu quand même.
Je levai les yeux, je regardai, et voici, un bélier se tenait devant le fleuve, et il avait des cornes; ces cornes étaient hautes, mais l’une était plus haute que l’autre, et elle s’éleva la dernière. Je vis le bélier qui frappait de ses cornes à l’occident, au septentrion et au midi; aucun animal ne pouvait lui résister, et il n’y avait personne pour délivrer ses victimes; il faisait ce qu’il voulait, et il devint puissant. Comme je regardais attentivement, voici, un bouc venait de l’occident, et parcourait toute la terre à sa surface, sans la toucher; ce bouc avait une grande corne entre les yeux. Il arriva jusqu’au bélier qui avait des cornes, et que j’avais vu se tenant devant le fleuve, et il courut sur lui dans toute sa fureur. Je le vis qui s’approchait du bélier et s’irritait contre lui; il frappa le bélier et lui brisa les deux cornes, sans que le bélier eût la force de lui résister; il le jeta par terre et le foula, et il n’y eut personne pour délivrer le bélier. Le bouc devint très puissant; mais lorsqu’il fut puissant, sa grande corne se brisa. Quatre grandes cornes s’élevèrent pour la remplacer, aux quatre vents des cieux. De l’une d’elles sortit une petite corne, qui s’agrandit beaucoup vers le midi, vers l’orient, et vers le plus beau des pays. Elle s’éleva jusqu’à l’armée des cieux, elle fit tomber à terre une partie de cette armée et des étoiles, et elle les foula. Elle s’éleva jusqu’au chef de l’armée, lui enleva le sacrifice perpétuel, et renversa le lieu de son sanctuaire. L’armée fut livrée avec le sacrifice perpétuel, à cause du péché; la corne jeta la vérité par terre, et réussit dans ses entreprises. J’entendis parler un saint; et un autre saint dit à celui qui parlait: « Pendant combien de temps s’accomplira la vision sur le sacrifice perpétuel et sur le péché dévastateur? Jusques à quand le sanctuaire et l’armée seront-ils foulés? Et il me dit: Deux mille trois cents soirs et matins; puis le sanctuaire sera purifié ».
Tandis que moi, Daniel, j’avais cette vision et que je cherchais à la comprendre, voici, quelqu’un qui avait l’apparence d’un homme se tenait devant moi. Et j’entendis la voix d’un homme qui cria et dit: Gabriel, explique-lui la vision. Il vint alors près du lieu où j’étais; et à son approche, je fus effrayé, et je tombai sur ma face. Il me dit:
« Sois attentif, fils de l’homme, car la vision concerne un temps qui sera la fin. Comme il me parlait, je restai frappé d’étourdissement, la face contre terre. Il me toucha, et me fit tenir debout à la place où je me trouvais. Puis il me dit: Je vais t’apprendre, ce qui arrivera au terme de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin. Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes, ce sont les rois des Mèdes et des Perses. Le bouc, c’est le roi de Javan, La grande corne entre ses yeux, c’est le premier roi. Les quatre cornes qui se sont élevées pour remplacer cette corne brisée, ce sont quatre royaumes qui s’élèveront de cette nation, mais qui n’auront pas autant de force. À la fin de leur domination, lorsque les pécheurs seront consumés, il s’élèvera un roi impudent et artificieux. Sa puissance s’accroîtra, mais non par sa propre force; il fera d’incroyables ravages, il réussira dans ses entreprises, il détruira les puissants et le peuple des saints. À cause de sa prospérité et du succès de ses ruses, il aura de l’arrogance dans le cœur, il fera périr beaucoup d’hommes qui vivaient paisiblement, et il s’élèvera contre le chef des chefs; mais il sera brisé, sans l’effort d’aucune main. Et la vision des soirs et des matins, dont il s’agit, est véritable. Pour toi, tiens secrète cette vision, car elle se rapporte à des temps éloignés ».
— Daniel, 8
Et je vis jusqu’à ce qu’il poussa des cornes à ces agneaux, et les corbeaux faisaient tomber leurs cornes. Et je vis jusqu’à ce qu’une grande corne poussa à une de ces brebis, et leurs yeux s’ouvrirent. Et elle (la brebis) les vit, et leurs yeux s’ouvrirent ; et elle cria vers les brebis, et les béliers la virent et ils accoururent tous auprès d’elle. Et malgré cela, tous ces aigles, ces vautours, ces corbeaux et ces éperviers ravissaient encore les brebis, fondaient sur elles et les dévoraient. Et les brebis se taisaient, et les béliers se lamentaient et criaient.
Puis ces corbeaux entrèrent en lutte et combattirent avec elle (la brebis), et ils voulurent lui enlever sa corne, mais ils ne le purent pas. Et je les vis jusqu’à ce que survinrent les pasteurs, les aigles, les vautours et les éperviers ; ils crièrent aux corbeaux de briser la corne de ce bélier, et ils combattirent et ils luttèrent avec lui, et lui combattit avec eux, et il cria pour qu’on vînt à son secours. Et je vis arriver l’homme qui avait inscrit les noms des pasteurs et qui avait apporté (le livre) devant le Seigneur des brebis, et il le secourut et le sauva, et il lui montra tout. Il descendit au secours de ce bélier. Et je vis venir auprès d’elle le Seigneur des brebis en fureur, et ceux qui le virent s’enfuirent tous, et ils tombèrent tous dans les ténèbres devant sa face.
— Enoch, 90
Rien ne laissant vraiment penser que le reem hébreu était une licorne, la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible se trouve dans le livre de Daniel. Un texte apocryphe, qui ne figure plus dans les canons juif ni chrétien, le livre d’Enoch, fait un récit similaire.
Le prophète Daniel a la vision du combat entre un bélier et un bouc, avec des histoires un peu compliquées de cornes doubles, puis unique ou triple, puis quadruple, puis on s’y perd un peu. Fort heureusement, l’archange Gabriel intervient pour rendre la prophétie sinon claire, du moins un peu moins obscure. Comme ailleurs dans l’Ancien Testament, comme plus tard dans l’Apocalypse de Jean qui est par certains aspects un rappel du livre de Daniel, la corne est le symbole de la force physique, du pouvoir temporel, qui peut selon le cas être bon ou mauvais. Au Moyen Âge, la lecture la plus répandue de cette prophétie voyait dans le bouc unicorne une préfiguration d’Alexandre le Grand, encore lui, et donc parfois une raison de plus de caser une licorne dans les miniatures du roman d’Alexandre.
Face au bélier dont une corne est plus longue que l’autre accourt donc, ou plutôt vole, un bouc « qui parcoure la terre sans la toucher, et a une longue corne entre les deux yeux ». L’animal a certes une corne mais il reste un bouc plus qu’une licorne. Aucun des traducteurs de la Bible ne l’a jamais appelé unicornis ou monoceros, mais les enlumineurs le dessinèrent parfois sur le modèle de la licorne, ce qui était d’autant plus facile que cette dernière avait, à la fin du Moyen Âge, une barbichette et des sabots fendus très caprins[1].
« Et comme, moi Daniel, je cherchais l’intelligence de cette vision, un ange descendit du ciel, et vint vers le lieu où j’étais ; et, le voyant tout resplendissant de la lumière céleste, je tombai le visage contre terre, le cœur palpitant et le corps tout frissonnant de crainte.
» Alors, il me toucha, et, me faisant tenir debout, il me dit : « Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes dont l’une était plus haute que l’autre, est le roi des Perses et des Mèdes, qui commande à deux royaumes, dont l’un est plus grand que l’autre.
» Et la licorne est le roi des Grecs ; et les quatre cornes qui sont nées de sa corne brisée, ce sont les quatre rois qui naîtront de sa nation, et qui lui succéderont, mais non pas avec une force et une puissance égales aux siennes ! »
— Alexandre Dumas, Isaac Lacquedem, 1852
Rapportant son rêve, le prophète décrit donc un bouc « ayant une longue corne entre les deux yeux » (cornu insigne inter oculos suos). Cette phrase peut, en latin comme en français, et sans doute en hébreu, être comprise de deux manières.
On peut imaginer un animal portant une unique corne recourbée de bouc au milieu du front. C’est le choix que firent régulièrement la plupart des sculpteurs, miniaturistes et graveurs, se recopiant souvent d’ailleurs les uns les autres.
On peut aussi voir dans cette bête de rêve un bouc classiquement bicorne, avec une troisième corne, souvent droite et proche de celle de la licorne, entre les deux autres. Le modèle, certes moins fréquent, se rencontre dès l’époque romane, si du moins c’est bien cette scène qui est représentée sur le tympan de l’église anglaise de Beckford, et ne disparaît jamais vraiment. Sur une gravure de l’une des premières bibles imprimées en allemand, celle de Johann Grüninger, en 1485, la bête a deux cornes recourbées à l’arrière de la tête, et une longue corne rectiligne et spiralée de licorne au milieu du front, ce qui en fait tout à la fois un bouc et une licorne ; du coup, le bélier à deux cornes en face n’a pas l’air très rassuré. Le bouc a aussi trois cornes sur les portes de bronze de la cathédrale de Pise, où il côtoie une licorne trempant sa corne dans l’eau d’un fleuve et un rhinocéros accompagné de ses trois petits rhinocérosaux.
Nous avons déjà croisé, sur quelques miniatures de bestiaires tardifs, des enlumineurs qui avaient compris de la même manière la description par Pline du monoceros, et l’avaient généreusement armé de deux bois de cerf complétés par une longue et rectiligne corne centrale. Le même raisonnement a parfois fait attribuer trois cornes à Bucéphale, le cheval à tête de bœuf d’Alexandre le grand, puis au cerf portant une haute corne au milieu du front vu par César dans la forêt hercynienne.
Dans ce pamphlet anticatholique publié en Angleterre en 1615, le bouc venu de l’Occident du livre de Daniel a fini par se confondre avec l’unicorne des prophéties papales, et est donc bien devenu une véritable licorne – the Unicorne of the West.
Egredietur unicornis de plaga occidentali cum vexillo leopardorum dit la version latine, c’est donc bien une licorne portant les armes anglaises, et le pape en est tellement surpris qu’il en laisse tomber tiare, crosse et clefs de Saint Pierre.
[1] Voir la thèse de d’Adriana Gallardo Luque, La representación del unicornio en la cultura del occidente cristiano plenomedieval, 2019.