➕ La licorne et la sirène

Dans une monographie, il faut toujours, quelque part, une comparaison permettant de resituer un peu le sujet. Après avoir éliminé le dragon, trop complexe et trop différent, il me restait deux solides candidats, la sirène et le griffon. Commençons par la sirène, je ne suis pas certain de faire le griffon.

Le livre était déjà bouclé, et ce blog bien avancé, lorsque j’ai rencontré la spécialiste des sirènes, Lou Delaveau, qui a récemment soutenu à l’école des chartes une thèse joliment intitulée Le revers de l’écaille. Son travail, bien qu’à la fois plus bref et plus rigoureux, s’apparente assez à ce que j’avais fait il y a vingt-cinq ans sur la licorne. Les bornes chronologiques sont un peu plus rapprochées, mais la démarche est la même, une étude de l’évolution des représentations et des points de vue sur la réalité de la bête. Nous avons donc longuement discuté et constaté bien des similitudes, et quelques différences intéressantes, entre l’histoire des sirènes et celles des licornes. Reparti avec sa thèse sous le bras, j’ai d’ailleurs en la feuilletant retrouvé bien des noms qui m’étaient familiers, Johannes de Cuba, Conrad Gesner, André Thévet, Ulysse Aldrovandi et bien d’autres.

Nos deux créatures ont pourtant des origines différentes. Les sirènes au chant envoutant, dont triomphèrent chacun à sa manière Orphée et Ulysse, nous viennent de la mythologie grecque ; les licornes, absentes des grands récits antiques, sont issues d’un Orient beaucoup plus vague et lointain. Si elles ne se croisent que rarement, les sirènes hantant les mers et les licornes arpentant les déserts, leurs parcours dans l’art et la littérature ont, du Moyen Âge à aujourd’hui, beaucoup en commun. Sirènes et licornes sont d’ailleurs entrées dans le texte biblique de la Vulgate par le même type d’erreurs de traduction.

De la sirène
Nous allons vous parler de la sirène, qui a une physionomie très étrange, car, au-dessus de la ceinture, elle est la plus belle créature du monde, faite à la ressemblance d’une femme; mais pour l’autre partie du corps, elle a l’allure d’un poisson ou d’un oiseau. Son chant est si doux et si beau que les hommes qui naviguent sur la mer, aussitôt qu’ils entendent ce chant, ne peuvent pas s’empêcher de diriger vers elle leurs navires; ce chant leur paraît si doux qu’ils s’endorment sur le bateau; et lorsqu’ils sont tout à fait endormis, c’est alors qu’ils sont victimes d’une grande traîtrise, car les sirènes les tuent si sou­dainement qu’ils n’ont pas le temps de dire mot.
La sirène, qui chante d’une voix si belle qu’elle ensorcelle les hommes par son chant, enseigne à ceux qui doivent naviguer à travers ce monde qu’il leur est nécessaire de s’amender. Nous autres, qui traversons ce monde, sommes trompés par une musique comparable, par la gloire, par les plaisirs du monde, qui nous conduisent à la mort. Une fois que nous sommes habitués au plaisir, à la luxure, au bien-être du corps, à la gloutonnerie et à l’ivresse, à la jouissance des biens du monde et à la richesse, à la fréquentation des dames et aux chevaux bien nourris, à la magnificence des étoffes somptueuses, nous sommes sans cesse attirés de ce côté, il nous tarde d’y parvenir, nous nous attardons dans ces lieux si longtemps que, malgré nous, nous nous y endormons; alors, la sirène nous tue, c’est-à-dire le Diable, qui nous a conduits en ces lieux, et qui nous fait plonger si profond dans les vices qu’il nous enferme entièrement dans ses filets. Alors, il nous assaille; alors, il s’élance sur nous et il nous tue, nous transperce le cœur, tout comme agissent les sirènes avec les marins qui parcourent les mers. Mais il existe plus d’un marin qui sait prendre garde à elles et reste aux aguets : tandis qu’il fait voile à travers la mer, il se bouche les oreilles, afin de ne pas entendre le chant trompeur. C’est ainsi que doit faire le sage qui passe à travers le monde : il doit demeurer chaste et pur, et se boucher les oreilles, afin de ne pas entendre prononcer des paroles qui puissent le conduire au péché. Et c’est ainsi que bien des hommes parviennent à se protéger : ils empêchent leurs yeux et leurs oreilles d’entendre et de contempler les plaisirs et les choses mauvaises par lesquels bien des hommes se laissent tromper.
— Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire Divin, circa 1210, trad. Gabriel Banciotto

Allégoriquement, comme le remarquait déjà Richard de Fournival au XIIIe siècle dans son Bestiaire d’amour,  le récit de la chasse à la licorne est comme un reflet inversé de celui du chant des sirènes. En effet, « de l’endormissement d’amour viennent tous les périls, car pour tous ceux qui s’endorment s’ensuit la mort, aussi bien pour la licorne qui s’endort auprès de la jeune fille, que pour l’homme qui s’endort auprès de la sirène[1] ».

O crudel donna, o falsa mia serena.
I’ mi fuziva et asugava il pianto
Ch’amando te avea soferto tanto.

Quando tu me volzisti al dolce canto.
Traendomi col so piacer adorno
Come la donzella il leocorno.

E pi me doglio assai che del mio danno
Che in vaga donna regna tanto inganno.

Chansonnier Rossi, circa 1370, Bibliothèque du Vatican, ms Rossi 215, fol 21v

Le shadhavar, décrit dans les bestiaires perses et arabes, combine le physique de la licorne et les pouvoirs de la sirène. Ce quadrupède, qui vit bien sûr dans l’occident merveilleux, est armée d’une longue corne dotée selon les textes de trous ou de petits rameaux. Lorsque le vent souffle à travers cette corne, il en sort une belle musique qui attire les autres animaux. Ils se rassemblent alors autour du shadhavar qui, selon quelques bestiaires, les dévore. Ce récit est-il lié à celui du chant des sirènes ? Ce n’est pas impossible.

Sirènes et licornes étaient aussi rarement observées l’une que l’autre, et l’apparence de la sirène, qui passe progressivement du modèle oiseau hérité de l’antiquité au modèle poisson peut-être venu de traditions nordiques, peut-être simple confusion avec les néréïdes évolue encore plus que celle de la licorne. Quelques unes ont même tout à la fois les ailes d’oiseaux et la queue de poisson. Tout comme la corne de la licorne, blanche, noire ou multicolore, lisse ou spiralée, la queue de la sirène poisson peut prendre des aspects variés, toujours écaillée mais tantôt unique, tantôt bifide.

Le monde marin étant imaginé comme un décalque du monde terrestre, il abritait des hommes et des femmes de mer, les tritons et les néréides, plus ou moins confondus dès lors avec les sirènes aquatiques. On y trouvait aussi des chevaliers, des moines, des évêques, un pape, des cerfs, des lapins, des sangliers, des chevaux, des éléphants et, bien sûr, des licornes de mer, dont il est question dans un chapitre de mon livre.

Quelques voyageurs ont vu des sirènes, mais lorsque Christophe Colomb, observant des lamantins près de la Dominique, décrit trois sirènes « qui n’étaient pas aussi belles qu’on le représente » mais auxquelles il trouve « presque les traits d’un homme [2]», on ne peut que penser à Marco Polo, deux siècles plus tôt, décrivant les rhinocéros de Java, des licornes qui ne sont « point du tout comme nous, d’ici, disons et décrivons ».

À la Renaissance, la sirène à demi-humaine relève plus du monstrueux, de l’accident, quand la licorne reste un animal exotique, plus ou moins merveilleux. Beaucoup croient néanmoins encore vaguement à l’existence d’hommes marins. Conrad Gesner consacre à ces tritons un bref chapitre, illustré par une gravure de « satyre marin ».

Les savants deviennent ensuite plus prudents. Dans les ouvrages de Wolfgang Frantze ou de Jan Jonston, au XVIIe siècle, la licorne, considérée comme un animal réel, a encore droit à son chapitre parmi les quadrupèdes, même si Frantze discute de son identité avec le rhinocéros. La sirène est traitée plus rapidement, avec d’autres créatures à l’existence douteuse, comme le griffon ou la harpie. Thomas Bartholin, auteur des longues Nouvelles observations sur la licorne, écrivit aussi une brève dissertation sur les sirènes[3], qui selon lui existent réellement. Bref, même s’il a fait couler moins d’encre que celui sur les licornes, il y eut aussi un débat sur la réalité des sirènes, et leur identité avec lamantins et dugongs.

Je ne crois pas que des pêches à la sirène aient été organisées au XIXe siècle comme l’ont été de vaines chasses à la licorne en Afrique du Sud et dans l’Himalaya. En 1822 cependant, dans le Journal Asiatique, un certain John Dory, prenant acte de ce que la présence de licornes au Tibet était désormais un fait attesté et de ce qu’un specimen était en route pour Londres – il ne semble pas qu’il soit arrivé – proposait de s’intéresser de nouveau aux sirènes.

The Scribleriad, de Richard Owen Cambridge, est un texte satirique, dont l’esprit se situe quelque part entre Cervantès et Voltaire. Ici, dans un pays aussi vague qu’exotique, cohabitent licorne et sirène.

[1] Richard de Fournival, Bestiaire d’amour.
[2] Cité in Relation des quatre voyages entrepris par Christophe Colomb, 1828.
[3] Traduite en français dans les Mémoires littéraires contenant des réflexions sur l’origine des nations, 1750.

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