➕ Deux vierges, une licorne et un éléphant

Est-il plus facile de capturer une licorne avec plusieurs jeunes vierges qu’avec une seule ? Et puisque cela marche avec les licornes, est-ce que ça ne pourrait pas aussi marcher avec les éléphants ?

Le Liber Subtilitatum de Divinis Creaturis, attribué à sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179) délaisse les allégories chrétiennes du bestiaire, que l’abbesse mystique discute pourtant dans d’autres textes, au profit de l’intérêt pratique, médical, des animaux décrits. C’est aussi l’un des rares textes qui suggère qu’il est plus facile de piéger une licorne avec plusieurs jeunes vierges qu’avec une seule.

« La licorne est plus chaude que froide, mais sa force est plus grande que sa chaleur. Elle se nourrit de plantes pures et, quand elle marche, elle fait des espèces de sauts. Elle fuit l’homme comme les autres animaux, excepté ceux de son espèce : c’est pour cela qu’on ne peut pas la capturer. Elle redoute beaucoup l’homme mâle et le fuit ; tout comme le serpent, lors de la première chute, s’est écarté de l’homme et a examiné la femme, elle fuit l’homme et suit la femme.
Il était une fois un philosophe qui avait étudié les natures des animaux ; il n’avait jamais pu capturer cet animal et s’en étonnait beaucoup ; un jour, il partit chasser, comme il en avait l’habitude, accompagné d’hommes, de femmes et de jeunes filles. Or les jeunes filles s’écartèrent des autres et se mirent à jouer au milieu des fleurs. Une licorne, voyant les jeunes filles, ralentit ses gambades, s’approcha peu à peu, s’assit à distance sur ses pattes de derrière et les contempla attentivement. Le philosophe, voyant cela, réfléchit sérieusement et comprit qu’il pourrait capturer la licorne grâce aux jeunes filles. En effet, la licorne, voyant de loin une jeune fille, s’étonne de ce qu’elle n’a pas de barbe et a pourtant l’allure d’un homme. S’il y a deux ou trois jeunes filles ensemble, la licorne est encore plus étonnée et se laisse prendre encore plus vite, lorsqu’elle fixe ses yeux sur elles. Les jeunes filles grâce auxquelles la licorne est capturée doivent être nobles, et non des paysannes ; ni tout à fait adultes, ni tout à fait enfants, mais en pleine adolescence : c’est celles-là qu’elle aime, car elle sait qu’elles sont douces et agréables.
Régulièrement, une fois par an, la licorne se rend vers la terre qui contient le suc du paradis, et elle y cherche les meilleures herbes, les foule du pied et les mange ; elle en tire beaucoup de force, et c’est pour cela qu’elle fuit les autres animaux.
Sous sa corne se trouve un morceau d’airain brillant comme du verre, si bien que l’homme peut y regarder sa face comme un miroir ; mais il n’a pas grand prix.
Pulvérise le foie de la licorne, mélange-le à de la graisse tirée du jaune d’œuf et fais ainsi un onguent : aucune plaie de lèpre, quelle que soit son espèce, si tu l’enduis souvent, ne résistera, et la mort n’atteindra pas celui qui en souffre, ou alors c’est que Dieu ne veut pas le guérir.
Fais aussi des chaussures avec sa peau et porte-les : tu auras toujours les pieds sains, les jambes saines et les articulations saines à l’intérieur, et pendant que tu les porteras, aucune peste ne te nuira[1] ».

Les recettes d’Hildegarde, qui ignore curieusement que la corne de l’animal est un contrepoison, ne seront pas reprises. En revanche, d’autres textes rédigés en Europe du nord au XIIIe siècle indiquent que deux vierges sont nécessaires pour chasser la licorne, l’une pour servir d’appât, l’autre pour tuer l’animal. Voici ce que dit par exemple la Gesta Romanorum, un long recueil d’histoires anciennes et de vies de saints du XIIIe siècle :

« Il y avait un empereur très puissant dans le royaume duquel vivaient deux belles vierges qui chantaient remarquablement bien, et nombreux étaient ceux qui venaient les écouter. Cet empereur avait une forêt dans laquelle vivait une féroce licorne que nul ne pouvait approcher, et qui tuait tous les intrus. Entendant cela, les deux vierges sont entrées dans la forêt, totalement nues, portant l’une une épée, l’autre un bassin. En pénétrant dans la forêt, elles se sont mises à chanter si joliment que la licorne s’est approché d’elles et a commencé à leur lécher les seins. Elle s’est ensuite endormie, la tête sur les genoux de la vierge qui avait le bassin. Voyant cela, celle qui avait l’épée en a transpercé le cœur de l’animal, et l’a tué. L’autre vierge a recueilli le sang dans le bassin et l’a apporté à la cité, où il a été utilisé pour faire de la teinture pourpre[2] ».

La suite du texte nous apprend que l’empereur est Dieu le père, l’éléphant le Christ, les deux vierges Marie et Ève, et leurs seins l’ancien et le nouveau testament.

La chasse à la licorne, Gesta Romanorum, circa 1300.
Yale, Beinecke Library, ms 404, fol 51r

Dans un beau manuscrit copié vers 1300, les Rothschild Canticles, une double miniature en pleine page illustre cette version de la chasse à la licorne. Tous les codes indiquant une représentation de la Passion sont présents dans le cadre inférieur, la corne christique pointée vers le ciel, la lance infernale vers le bas, le sang qui s’écoule de la blessure. Certes, Longinus et le chasseur à cheval sont des femmes, la représentation du calice / graal comme un seau est inhabituelle, mais tout cela s’explique est cohérent avec le récit. C’est la peinture du cadre supérieur, une jeune femme dansant nue dans la forêt devant un animal visiblement enthousiaste, qui ne semble coller vraiment ni avec l’allégorie de la passion, ni avec l’emblème de la chasteté. Le dessin n’a pourtant rien de scabreux. Il faut reconnaître Ève dans la femme nue du premier tableau, qui illustre alors la tentation et la chute, et Marie dans celle, vêtue, du second, qui figure à la fois la Passion et la Rédemption.

Le Ci nous dit est un recueil d’exemples moraux empruntés pour l’essentiel à la Bible, mais aussi à quelques autres sources comme les bestiaires. Il y faut deux vierges pour chasser la licorne.
Chantilly, musée Condé, ms 26, fol 64r.

Curieusement, la Gesta Romanorum fait aussi le même récit, avec un peu moins de détails, à propos de l’éléphant, un rédacteur ayant sans doute confondu ces deux animaux exotiques tous deux associés à la pureté et à la chasteté. Les bestiaires anglais et flamands de la fin du XIIIe siècle, comme ceux du Liber de proprietatibus rerum de Barthélémy l’anglais ou du Der Naturen Bloeme (La fleur de la nature) de Jacob van Maerlant, s’efforcent de clarifier les choses: une vierge suffit pour la licorne, il en faut deux pour l’éléphant.

La chasse à l’éléphant, Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1320.
British Library, Add ms 11390, fol 12v
La licorne du même manuscrit. La scène de la chasse n’y est pas représentée. Jacob
van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1320.
British Library, Add ms 11390, fol 20r
La mise à mort de l’éléphant. Notez la corne en trompette, fréquente dans les miniatures médiévales.
Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1290.
Lippische Landesbibliothek, ms mscr 70, fol 25v
Sur cette illustration plus ancienne, d’un bestiaire du début du XIIe siècle, un couple d’éléphants est représenté à côté de deux racines de mandragore, que ces animaux naturellement chastes doivent manger avant l’acte sexuel. Peut-être une image comme celle-ci a-t-elle contribué à la confusion ultérieure entre chasse à la licorne et chasse à l’éléphant ?
British Library, Stowe ms 1065, fol 5v

[1] Hildegarde de Bingen, Le Livre des subtilités des créatures divines, Paris, Millon, 1989, t.II, p.196 sq.
[2] Gesta Romanorum, ch.187.

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