➕ La corne du diable

Les diables peints ou sculptés ont le plus souvent deux cornes, dessinées à l’image de celles du bouc ou du taureau. Quelques démons n’en ont qu’une, et elle ressemble alors un peu, en plus court cependant, à celle de la licorne. Quand ils en ont trois ou plus, cela se complique.

Venues des satyres et faunes de l’antiquité, les cornes du malin sont habituellement deux, proches de celles du bouc, du taureau ou, comme dans un poème de Ronsard, l’Hymne des daimons, du chamois. Il en va de même de celles des dragons, qui sont aussi serpents, donc plus ou moins démons.

Cette corne n’est le plus souvent pas différente lorsqu’elle est unique. Les démons unicornes sont, comme les tricornes, minoritaires mais assez fréquents, surtout dans les foules de démons peuplant les enfers ou assistant au jugement dernier. Rares cependant sont ceux arborant une longue corne de licorne, et plus encore ceux portant des bois de cerf, autre animal christique.

Ni l’aspect, ni le sens de beaucoup de cornes uniques ne sont en effet différents de celles des cornes doubles. Elles illustrent le vice, sauvagerie, la « mauvaiseté » comme l’on disait alors, mais surtout la force physique et l’animalité des démons, qui ont, greffés sur leurs silhouettes humaines, bien des caractéristiques animales.

Lorsque la corne est incurvée vers l’avant et vers le bas, ce qui n’est jamais le cas dans la nature, comme si après s’être projetée vers le ciel elle allait retomber sur la terre, les créatures n’en ont l’air que plus chthoniennes et infernales. Albrecht Dürer a utilisé ce procédé sur des démons unicornes, mais aussi sur de plus classiques licornes, comme dans l’enlèvement de Proserpine, pour leur donner un aspect maléfique.

Parfois pourtant, la corne unique des démons est droite et spiralée comme celle de la licorne. Pour les artistes qui illustraient les manuscrits ou peignaient les murs des églises, la licorne était un animal exotique comme un autre, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils se soient inspirés, pour représenter d’autres cornes uniques du seul modèle qu’ils en avaient.

Même tournée en vis, la corne des créatures du mal n’est cependant pas tout à fait la longue et blanche ivoire de l’amie des jeunes vierges. Elle est noire, rouge ou verte plus souvent que blanche et, surtout, relativement courte, comme si  longueur et clarté donnaient à la défense de la licorne sinon une pureté, du moins une élégance qui serait déplacée sur le front d’un démon.

Un démon combattant utilise ses griffes, ou tient en main (ou patte) une pique, une faux ou une fourche. Si les démons bipèdes ont des cornes relativement courtes, et placées plus souvent sur le sommet du crâne que sur le front, c’est donc parce que, contrairement à la licorne, ils ne l’utilisaient pas comme arme. Du coup, il n’est pas toujours évident de distinguer, sur le chef des créatures du malin, une corne unique d’une crête, voire d’une déformation crânienne, elles aussi signe d’animalité diabolique.

Si la majorité des créatures du malin sont bicornes, les unicornes, et même les tricornes, ne sont pas rares. Le Pèlerinage de la vie humaine et le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Diguleville ont certes moins bien vieilli que la Divine Comédie, mais ils furent presque aussi populaire et l’on en a de nombreux manuscrits enluminés. Sur l’un d’entre eux, le français 376 de la Bibliothèque Nationale, copié vers 1350, l’enlumineur a fait le choix, peut-être pour donner à son manuscrit un cachet particulier, de représenter la plupart de ses démons, et ils sont nombreux, avec une corne unique, brune et spiralée.

Le Livre de la vigne Notre Seigneur est un texte curieux, qui décrit de manière détaillée mais un peu désordonnée les événements précédant l’Apocalypse[1]. L’unique manuscrit conservé, copié vers 1450 et magnifiquement illustré, se trouve à Oxford, à la Bodléienne. La majorité des démons y sont armés de deux corne, mais ceux à une corne ne sont pas rares et leur corne, souvent de couleur verte, y est toujours spiralée.

Au XVe siècle, sur un très beau manuscrit des Miracles de Notre Dame décoré de miniatures flamandes en grisaille, démons et sorciers peuvent avoir une, deux ou trois cornes. Les démons unicornes, mais aussi les tricornes et même quelques bicornes, surtout lorsqu’ils portent leurs cornes l’une derrière l’autre, semblent armés de cornes de licornes, longues, droites, blanches et spiralées.

Une édition de 1481 de la Divine Comédie de Dante est illustrée de gravures peut-être copiées sur des dessins de Botticelli. On y entr’aperçoit, perdus dans la foule infernale, quelques diables unicornes. Quelques années plus tard, un riche italien, sans doute un Medicis, commanda à Botticelli des dessins pour un luxueux exemplaire manuscrit, resté inachevé ; seuls quelques dessins ont été encré et un seul a été colorié. Je n’y ai pas vu de démon unicorne, mais je n’ai pas consulté tous les feuillets, qui sont éparpillés entre plusieurs bibliothèques, et les dessins sont si foisonnants que j’ai fort bien pu passer à côté. La plupart des démons de cet enfer sont très classiquement armés de deux courtes cornes incurvées, parfois annelées comme celles d’un bouc, parfois lisses comme celles d’un taureau. Quelques diables cependant, qui semblent avoir un rang hiérarchique relativement élevé, sont tricornes. Ils portent tout à la fois deux cornes latérales courbes et lisses comme celles des taureaux et une corne centrale de licorne bien droite et spiralée.

Dans les univers fantastiques d’aujourd’hui, la corne unique de certaines créatures du mal n’a pas grand-chose à voir avec la longue corne de la licorne. Sur le front des diables et des démons, et même sur celui des quelques mauvaises licornes, elle est encore noire ou brune, courte, épaisse et recourbée comme une corne de bouc.

[1] Sur tous ces manuscrits, lire l’étude de Dagmar Eichberger, The Visions of Tondal and the depictions of hell and purgatory in XVth century manuscripts, 1992

Momotaro, Umi no Shinpei, 1945. Dans ce dessin animé de propagande japonais, les américains sont représentés comme des démons unicornes.

➕ Recettes d’apothicaires

L’abondante littérature médicale des XVIe et XVIIe siècles fait parfois grand cas de la corne de licorne, utilisée comme simple, c’est à dire seule, mais aussi mêlée à d’autres ingrédients bizarres dans des recettes de poudre, huile, élixir et autres préparations contre la peste et les venins. Cela marchait au moins aussi bien que la chloroquine ou l’ivermectine.

La corne de licorne, réduite en poudre, portée en amulettes ou même simplement en infusion, était l’un des simples les plus renommés, et les plus chers, de la pharmacopée de la Renaissance. Sur ce sujet, je vous renvoie à mon futur livre, ou à un traité un peu tardif et confus mais très amusant, l’Histoire de la nature, chasse, proprietez et usages de la lycorne de l’apothicaire montpelliérain Laurent Catelan, et bien sûr au Discours dans lequel le chirurgien Ambroise Paré s’attaque à l’usage médical de la corne de licorne mais aussi de la poudre de momie.

La poudre de licorne ou parfois « à son défaut de la corne de cerf prise dans les endroits les plus élevés[1] » entrait aussi dans de complexes préparations comme cet anti-épileptique : « Pour la faire, on prend de l’arrière-faix[2] d’une femme d’un tempérament sanguin, une once, après l’avoir fait sécher et l’avoir nettoyé de toutes ses membranes ; des racines de pivoine à fleurs blanches & de sa graine, une demi once ; de la raclure du crâne d’un homme mort de mort violente, de la raclure de corne de licorne, du pied d’élan, du gui de chêne, des racines de la valériane sauvage, & du vincetoxicum, trois dragmes ; des perles de corail rouge, de la pierre contra-yerva, du succin blanc & de l’ambre gris, deux gros. On fait du tout une poudre. Elle produit de très bons effets dans les accidents et dans la cure de l’épilepsie ; on la donne dans des eaux céphaliques depuis demi scrupule jusqu’à demie dragme[3]».  Un autre traité, quelques années plus tard, ajoute à la recette « des foies de vipères avec les cœurs » et « de la fiente de paon desséchée[4] ».

Bien sûr, la difficulté à se procurer de la véritable poudre de licorne encourageait toutes sortes de trafics, et certains traités de médecine mettent en garde contre les contrefaçons – « de la corne de licorne, il faut tascher d’avoir de la vraye[5]».

Voici une autre recette, d’une huile parfaite contre la peste & tout venin : « Pren de l’huille du plus vieil que tu pourras trouver, et le mets bouillir l’espace d’une heure & pour chaque livre dudit huille, mets y cinquante scorpions, ou autant plus que tu en pourras avoir, mets tout cecy en un pot à découvert, lequel tu mettras en un chaudron d’eau bouillante, tant que le tiers de l’huille ou un peu moins soit consommé. Puis ôte les scorpions, et coule l’huile par un canevas en un autre pot, ou phiole bien étoupée, laquelle tu mettras au soleil l’espace de deux ou trois mois, ou sur les cendres chaudes l’espace de deux ou trois jours. Mais avant que la mettre au soleil ou au feu, tu y adjouteras les choses suivantes, à sçavoir rhubarbe deux onces, licorne deux onces, triacle 1 once, eau de vie 3 onces. Et quand aucun se sentira entaché de la peste ou de quelque venin, tu l’oindras dudit huille vers la partie du cœur, et tous les jours[6]».

Comme le faisait remarquer un sceptique, « les remèdes couteux et rares sont du goût de quantité de médecins et de tous les apothicaires. Il ne manque plus à quelques-uns que d’ordonner les cendres du Phénix[7] ».

Les traités de médecine spagyrique, ou alchimique, ajoutaient à la complexité des recettes une petite dose de mystère :
« L’unicorne minéral est décrit par Mynsicthus qui le prépare avec l’huile du vitriol de Mars et de Venus , & du sel régénéré du même vitriol, ces deux corps formant l’unicorne minéral conjointement. L’arcane de vitriol & le Clyssus vitriolique sont les frères de l’unicorne minéral, puisqu’ils sont préparés chacun avec l’esprit de vitriol & le sel régénéré de vitriol. La vitriolisation de Vénus par Mars est inutile pour tirer le mercure philosophique double de Mynsicthus composé de deux substances, & qu’il appelle par cette raison Rebis, puisque l’esprit de vitriol de Van Helmont cy-dessus suffit. Le sel dernier de vitriol ou régénéré dans le colcothar, exposé à l’air, est d’une autre nature que celui qui se tire immédiatement de la teste morte du vitriol, & c’est ce sel régénéré ou dernier, non pas le sel commun de vitriol qu’il faut prendre pour la préparation de l’unicorne minéral, de l’arcane de vitriol , & du clyssus vitriolique[8] ».

Voici comment l’un des plus célèbres médecins alchimistes, par ailleurs poète et philosophe, Marsile Ficin, expliquait les propriétés de la corne de licorne :
« Toutefois nous ne disons pas que notre esprit soit préparé aux influences célestes seulement par les qualités des choses connues aux sens, mais encore beaucoup davantage par certaines propriétés du ciel, entées aux choses, et cachées à nos sens voire à grand peine connues à la raison. Car autant que telles propriétés et leurs effets ne peuvent consister de vertu élémentaire, il s’ensuit qu’elles procèdent singulièrement de la vie et de l’esprit du monde par les mêmes rayons des étoiles, et pourtant que l’esprit est beaucoup et bien touché et affecté par icelles, et grandement exposé aux célestes influences. En cette sorte l’Émeraude, l’Hyacinthe, le Saphir, le Rubis, la corne de l’unicorne et principalement la pierre que les Arabes appellent Bezaar, sont douées des secrètes propriétés des Grâces. Et pourtant non seulement étant prises par dedans, mais encore si elles touchent la chair, et qu’échauffées elles y découvrent leur vertu, et de là entent et insinuent une force céleste aux esprits, par laquelle ils se conservent et contregardent de la peste et des venins. Or que telles choses et semblables produisent leurs effets par la vertu céleste, cela en fait foi qu’étant prises en petit poids elles ne produisent pas action de petite importance[9]. »

Tous les médecins ne tenaient cependant pas la licorne en si haute estime. Beaucoup lui préféraient même des cornes d’un accès plus facile et d’un coût vraisemblablement plus modeste. Christofle Landré assure ainsi que « plutôt me reposerai sur la corne de cerf, ou de chèvre, que sur celle de licorne, car elles ont une force commune d’absterger et mondifier.[10]»

D’autres se méfiaient autant des chèvres et cerfs que des licornes, comme l’homme de lettres et médecin Guy Patin qui, dans les années 1630, « disoit à propos des cornes de cerfs & de licornes, que quelques empiriques font entrer dans la composition des remèdes, qu’il s’étonnoit comment ils n’y faisoient pas entrer les leurs propres, & que la faculté en ayant bonne provision, il y auroit de quoi guérir bien des malades, si tant est que les cornes qui font mal à la tête pussent faire du bien au corps[11] ».

William Hogarth, Marriage à la mode, troisième tableau, The Inspection, 1743.
La tache noire sur le cou du vicomte montre qu’il est atteint de syphilis, la corne de licorne accrochée au mur que le médecin français qu’il consulte est un charlatan.
National Gallery, Londres

[1] Nicolas Lemery, Pharmacopée universelle, 1763, p.336
[2] Ensemble des trucs un peu visqueux qui restent après un accouchement.
[3] M. de Meuve, Dictionnaire pharmaceutique ou apparat de médecine, 1689, p.490.
[4] Nicolas Lemery, Pharmacopée universelle, 1763, p.335
[5] André Caille & Jacques Dubois,  La pharmacopée qui est la manière de bien choisir et préparer les simples, 1580
[6] Les Secrets de reverend seigneur Alexis Piemontois, 1557, p.37.
[7] Pierre Belon du Mans, Observations de plusieurs singularitez et choses mémorables, Paris, 1553.
[8] Traité du bon choix des médicamens de Daniel Ludovicus, commenté par Michel Ettmuller, Lyon, 1720, p.241
[9] Marsile Ficin, Les trois Livres de la vie, traduits en français par Guy Le Fèvre de la Boderie, 1586
[10] Christofle Landré, Oeccoïatrie, 1573
[11] L’esprit de Guy Patin tiré de ses conversations, 1709.

➕ Haruki Murakami, La Fin des temps, 1985

Les licornes de La fin des temps, long roman onirique, cyberpunk et kafkaïen de Haruki Murakami, tiennent plus de la licorne occidentale que du kirin japonais. Et elles meurent.

Je ne savais pas trop comment illustrer ces extraits, voici donc une carte de mon jeu Trollfest, à paraître en 2022. Oui, je sais, ce n’est pas exactement le genre de musique qu’écoutent les personnages de Murakami, généralement férus, comme lui, de jazz et de classique.

Ce n’était qu’un crâne d’animal. Pas un très gros animal. La surface de l’os était toute desséchée comme s’il était longtemps resté exposé aux rayons du soleil, les couleurs fanées jusqu’à en avoir perdu leur teinte d’origine. Les longues mâchoires pointées vers l’avant étaient restées entrouvertes, comme si elles avaient été brusquement congelées juste au moment où elles cherchaient à dire quelque chose. Les petites orbites avaient perdu leur contenu quelque part en route et ouvraient leur néant sur la pièce qui s’étendait derrière.
Le crâne était léger, à un point presque irréel, ce qui concourait à lui donner une qualité quasi immatérielle. Il ne persistait rien là-dedans qui ait un quelconque rapport avec la vie. Toute chair, tout souvenir, toute tiédeur avaient quitté à jamais cet objet. Au milieu du front se trouvait une petite cavité rêche au toucher. Après avoir examiné ce creux un moment en y posant les doigts, j’en vins à supposer que c’était la trace d’une corne disparue.
— C’est le crâne d’une de ces licornes qu’on voit dans la ville, n’est-ce pas ? lui demandai-je.
Elle hocha la tête.
— C’est là que sont enfouis les vieux rêves, répondit-elle calmement.

[…]

— Je t’en prie. À propos, est-ce que je peux te demander encore quelque chose ?
— Encore quelque chose ?! fit-elle. Ça dépend de ce que c’est.
— Je voudrais que tu te renseignes sur les licornes.
— Les licornes ?! répéta-t-elle.
— Je ne peux pas te demander ça ?
Il y eut un silence prolongé. Je l’imaginais en train de se mordiller la lèvre inférieure.
— Qu’est-ce que tu veux savoir sur les licornes ?
— Tout.

[…]

— Le plus important, ce sont les yeux. En attaque comme en défense, les yeux servent de tour de contrôle. Il est donc logique que la corne pousse en contact étroit avec les yeux. Un bon exemple ? Les rhinocéros. Les rhinocéros sont fondamentalement des animaux à une corne, seulement ils sont affreusement myopes. Leur myopie est d’ailleurs liée au fait de n’avoir qu’une seule corne. Une infirmité, quoi. Mais ce qui fait que les rhinocéros se sont perpétués malgré ce défaut, c’est que ce sont des herbivores et qu’ils sont recouverts d’une dure carapace. Ce qui fait qu’ils n’ont pratiquement aucune nécessité de se défendre. En ce sens, on peut dire que, même morphologiquement, le rhinocéros ressemble de près au dinosaure à trois cornes. Mais la licorne, en tout cas d’après les dessins qu’on en a, n’entre certainement pas dans cette catégorie. Elle n’a pas de carapace, et elle est très… comment dire ?
— Vulnérable ?
— C’est ça. En ce qui concerne la défense, elle est sur le même plan que le cerf. Si en plus de ça elle est myope, c’est le coup de grâce. Même avec un odorat et une ouïe développés, si elle se trouve acculée, elle est fichue. Par conséquent, attaquer une licorne, c’est à peu près comme tirer sur un canard qui ne peut pas voler avec un fusil à plombs hautement efficace. Ensuite, un autre défaut d’avoir une seule corne, c’est que si elle est détériorée on est fichu. Autrement dit, c’est comme de traverser le Sahara sans pneu de secours, tu vois ce que je veux dire ?

[…]

— C’est un soldat de l’armée russe qui l’a découvert en creusant une tranchée sur le front ukrainien. Il a cru que c’était un crâne de vache ou de cerf, et l’a jeté dans un coin. Si cela s’était arrêté là, la chose aurait été enterrée au plus profond des ténèbres de l’histoire, mais, comme par hasard, le lieutenant qui commandait ce régiment était étudiant du collège de biologie de Saint-Pétersbourg. Il ramassa le crâne, l’emmena dans son baraquement et l’examina attentivement. Et là, il découvrit qu’il s’agissait du crâne d’un animal d’une espèce qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il en informa immédiatement le professeur chargé de la chaire de biologie de l’université de Saint-Pétersbourg et attendit l’arrivée d’une équipe de recherche, mais celle-ci n’arriva jamais. Il faut savoir que la Russie de cette période était en pleine confusion, que ni vivres ni munitions ni médicaments ne parvenaient plus au front, que des grèves éclataient partout, bref, ce n’étaient pas les conditions idéales pour qu’une équipe de recherche parvienne jusqu’au front. Et même si par hasard ils y étaient arrivés, je pense qu’ils n’auraient pas eu le loisir de faire leurs recherches de terrain : l’armée russe était en pleine retraite, et la ligne de front avait reculé jusqu’à devenir zone d’occupation allemande.

[…]

— Alors donc, reprit-elle, ce professeur examina le crâne dans les moindres recoins et aboutit à la même conclusion que le jeune lieutenant dix-huit ans plus tôt – autrement dit, ce crâne ne correspondait à aucun animal existant actuellement. Sa configuration se rapprochait le plus de celle du cerf, et la morphologie de sa mâchoire permettait de le classer par analogie avec les ongulés herbivores mais il paraissait avoir des joues plus renflées qu’un cervidé. Cependant, ce qui le différenciait surtout d’un cervidé était la présence au milieu de son front d’une unique corne. Autrement dit, c’était une licorne.
— Ça veut dire qu’il y avait bien une corne ? Sur le crâne ?
— Oui, c’est ça, il y avait une corne. Évidemment pas une corne en parfait état, juste un reste de corne. Elle était longue de trois centimètres et avait été tranchée net, mais ce qu’il en restait laissait supposer qu’elle avait dû atteindre vingt centimètres de longueur et était toute droite, ressemblant un peu à une corne de gazelle – c’est ce qu’ils disent, hein. Le diamètre de la base était d’environ, euh… deux centimètres.
— Deux centimètres… répétai-je.
Le creux dans le crâne que le vieux m’avait offert faisait aussi exactement deux centimètres.

[…]

— Oui, un plateau circulaire entouré de murailles abruptes. Ces murailles se seraient peu à peu érodées au cours de quelques dizaines de milliers d’années, jusqu’à former une colline on ne peut plus anodine. Et c’est là qu’aurait habité en secret notre licorne, sans aucun ennemi naturel. Il y avait d’abondantes sources sur ce plateau, et une terre fertile, donc logiquement cette hypothèse se tient. Le professeur présenta alors à l’Académie des sciences soviétique une thèse en soixante-trois articles intitulée « Réflexion sur les systèmes biologiques du plateau de Bourtafil », agrémentée de preuves basées sur la géologie des lieux et sur les espèces d’animaux et de plantes, et accompagnée du fameux crâne. Tout ça se passait en août 1936.
— Il a dû se faire une mauvaise réputation avec ça.
— Exactement. Pratiquement personne ne le prit au sérieux. De plus, malheureusement, juste à cette époque, l’université de Moscou et celle de Leningrad rivalisaient entre elles pour le pouvoir de l’académie scientifique. Les opinions de Leningrad n’étaient pas en odeur de sainteté et ce genre de recherches méthodiques et probantes antidiscriminatoires recevaient un accueil extrêmement froid. Seulement personne ne pouvait ignorer l’existence de ce crâne de licorne. Toute hypothèse mise à part, demeurait l’existence indubitable de cet objet. Alors quelques spécialistes entreprirent de l’étudier pendant une année, au bout de laquelle ils se virent forcés de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une contrefaçon, mais bel et bien du crâne d’un animal à corne unique. Finalement, le comité académique conclut qu’il s’agissait d’un crâne d’un animal atteint d’une difformité, sans rapport avec la chaîne de l’évolution, qui ne valait pas la peine de faire l’objet de recherches, et renvoya le crâne à l’université de Leningrad au professeur Perov. Et on n’en parla plus. Le professeur Perov quant à lui continua à attendre que le vent tourne et qu’arrive le moment où les résultats de ses recherches seraient enfin reconnus, mais ses derniers espoirs s’évanouirent en 1940 quand l’Allemagne et la Russie entrèrent en guerre. Finalement, il mourut dans le désespoir en 1943. Le crâne, lui, avait disparu en 1941 pendant le siège de Leningrad. De toute façon, l’université de Leningrad avait été entièrement détruite sous les bombardements tant allemands que russes et le crâne disparut tout à fait. Ainsi s’évanouissait l’unique preuve de l’existence de la licorne.

[…]

Par un sombre après-midi de novembre, nous partîmes après le repas en direction de l’étang du sud. Un peu avant l’étang, la rivière creusait dans le côté ouest de la colline du sud une vallée profonde, dont d’épais fourrés obstruaient l’accès. Il nous fallut donc arriver de l’est en contournant la colline du sud par l’arrière. Comme il avait plu dans la matinée, chacun de nos pas sur l’épaisse couche de feuilles mortes qui recouvrait le sol soulevait un suintement humide. À mi-chemin, nous croisâmes deux licornes qui arrivaient en sens inverse. Elles nous dépassèrent d’un air inexpressif, en balançant lentement de droite et de gauche leur cou doré.
— La nourriture se fait rare, dit-elle. L’hiver approche, les bêtes cherchent assidûment des baies. C’est pour ça qu’elles s’aventurent jusqu’ici. Normalement, on ne les voit jamais par ici.

[…]

Une fois l’automne disparu, le ciel s’installa dans un vide transitoire. Oui, un ciel vide étrangement silencieux, qui n’appartenait ni à l’automne ni à l’hiver. La fourrure dorée qui enveloppait les licornes perdit peu à peu son éclat, la blancheur comme décolorée de leur pelage, qui allait en augmentant, annonçait aux habitants de la ville l’arrivée imminente de l’hiver. 

[…]

Des ménagères, leur panier au bras, passèrent devant moi. Des poireaux ou des navets pointaient leur nez au-dessus des sacs de supermarché. Je me sentais un peu jaloux d’elles. On ne leur cassait pas leur frigo, on ne leur ouvrait pas le ventre au couteau, elles. Le monde tournait paisiblement, si on ne pensait qu’à la façon d’accommoder poireaux et navets, et aux notes des enfants. Elles n’avaient pas besoin non plus de se promener avec un crâne de licorne sous le bras, ni de se torturer les méninges avec des opérations complexes ou des codes secrets incompréhensibles. C’est ça, une vie normale.

[…]

Les bêtes avaient déjà perdu quelques-unes de leurs compagnes. Après la première vraie chute de neige, qui dura toute la nuit, on retrouva au matin les corps de quelques vieilles licornes, gisant sous cinq centimètres de neige à peine. Leur pelage doré faisait ressortir la blancheur hivernale du paysage. Perçant à travers un nuage déchiré, les rayons du soleil matinal lançaient un éclat vif sur ce paysage glacé. L’haleine du troupeau de plus de mille bêtes montait en tournoyant, toute blanche dans la lumière.

[…]

Quand le dernier écho du cor se fut noyé dans l’air, les bêtes se levèrent. Elles tendirent d’abord lentement les pattes avant, comme pour vérifier, puis redressèrent le tronc, enfin tendirent les pattes arrière. Elles donnèrent plusieurs coups de corne dans les airs et, en dernier, s’ébrouèrent pour faire tomber la neige amoncelée sur leurs dos, comme si elles venaient seulement de la remarquer. Puis elles se mirent en marche vers la porte.
Une fois qu’elles furent toutes passées de l’autre côté de la porte, je compris enfin ce qu’avait voulu me montrer le gardien. Plusieurs bêtes du troupeau, qui paraissaient endormies, étaient en fait mortes gelées dans la position du sommeil. Plutôt que mortes, elles paraissaient plongées dans une méditation profonde sur quelque importante question. Pour elles, pourtant, il n’existait plus de réponse. Nul filet d’haleine blanche ne montait de leurs bouches ni de leurs nez. Leurs corps avaient pour toujours mis un terme à leurs activités, leurs consciences s’étaient engouffrées dans les profondeurs des ténèbres.
Quand le reste du troupeau eut disparu en direction de la porte, ces quelques cadavres demeurèrent là, comme de petites bosses auxquelles la terre aurait donné naissance. Le linceul blanc de la neige enveloppait leurs corps. Seules leurs cornes fendaient encore l’espace avec une étrange vivacité. En passant auprès des cadavres, la plupart des survivants baissaient profondément la tête, ou frappaient légèrement des sabots sur le sol, pleurant ainsi la mort de leurs compagnes.
Je restai longtemps à contempler leurs cadavres immobiles. Je restai jusqu’à ce que le soleil matinal soit déjà haut dans le ciel, jusqu’à ce qu’il ait fait avancer l’ombre du mur, jusqu’à ce que sa chaleur commence à faire fondre tranquillement la neige sur la terre. J’attendais que leur mort fonde elle aussi au soleil du matin : les licornes n’avaient que l’apparence de la mort, elles allaient finir par se lever pour vaquer à leurs activités matinales, comme tous les jours.
Mais elles ne se relevèrent pas, et seule continua de briller, dans la lumière du soleil, leur fourrure dorée, mouillée de neige fondue. Les yeux commençaient à me faire mal

[…]

— Que vont devenir les cadavres ?
— Ils seront brûlés par le gardien, répondit le vieillard en réchauffant ses grandes mains sèches sur sa tasse de café. Bientôt cela va devenir la tâche principale du gardien. D’abord, il doit couper les têtes des bêtes mortes, enlever la cervelle et les yeux, les faire bouillir dans un grand chaudron pour en faire des crânes bien propres. Puis il empile ce qui reste des cadavres, les arrose d’huile de colza et y met le feu pour les brûler.
— Et ensuite on remplit ces crânes avec les vieux rêves, et on les aligne sur les étagères de la bibliothèque ? demandai-je, les yeux fermés. Mais pourquoi ? Pourquoi ces crânes ?

[…]

Quand vient l’après-midi, on voit s’élever la fumée grise du bûcher des licornes. Cela continue chaque jour, pendant tout l’hiver. La neige blanche, et la fumée grise…

[…]

Nous rencontrâmes aussi des licornes qui vagabondaient parmi les herbes sèches, à la recherche de nourriture. Elles étaient enveloppées d’une fourrure légèrement dorée tirant sur le blanc. Leurs poils étaient plus longs, leur fourrure plus épaisse qu’en automne, mais cela ne faisait qu’accentuer leur maigreur actuelle. Leurs omoplates se découpaient nettement au-dessus de leurs épaules, comme les ressorts d’un vieux canapé, la chair de leur museau pendait, toute flasque, leur donnant un air négligé. Leurs yeux avaient un éclat terne, les articulations de leurs pattes étaient gonflées comme des ballons. La seule chose inchangée était la corne blanche saillant sur leur front. Comme auparavant, elle pointait fièrement droit vers le ciel.
Par petits groupes de trois ou quatre, les licornes traversaient les bordures des champs, allant de buisson en buisson. Mais on ne voyait presque plus de baies sur les arbres ni de feuilles vertes comestibles. Il restait bien des fruits sur les branches les plus hautes, mais leur taille ne leur permettait pas de les atteindre, aussi cherchaient-elles en vain sur le sol, sous ces arbres, des fruits tombés à terre, ou bien elles levaient tristement la tête pour regarder les oiseaux picorer les fruits dans les arbres.

[…]

— Qu’est-ce que tu veux faire de ce crâne de licorne ? demanda-t-elle.
— Je te l’offre, dis-je. Tu peux le mettre quelque part pour décorer.
— Ça ferait bien sur la télé, tu crois ?

➕ La licorne en mythologie

On ne croise pas plus de licornes dans les sagas nordiques que dans les mythologies grecques et romaines, mais on pouvait s’arranger. À la Renaissance, on reconstruit l’Antiquité autant qu’on la redécouvre.

l n’y a pas de licorne dans nos mythologies. Contrairement aux centaures, sirènes, griffons et autres dragons, l’albe bête est absente aussi bien des longs feuilletons grecs et romains que des légendes nordiques.  Pourtant, lorsque, à la Renaissance, l’antiquité redécouverte et fantasmée devient à la mode dans les milieux cultivés de France et d’Italie, la blanche cavale parvient à se glisser ici et là, non pas dans des récits mythologiques déjà pour l’essentiel clos et verrouillés, mais dans les images qui les accompagnent. Dieux et héros, qui ne la connaissaient pas auparavant, ont peut-être été surpris de la voir pointer le bout de sa corne.

Circé change les compagnons d’Ulysse en animaux.
Francis de Retzn Defensorium inviolatae virginitatis Mariae, circa 1490. Bibliothèque Nationale d’Irlande, Dubin, ms 32 513.

Faute de références antiques suffisantes, peintres et graveurs ont souvent, pour représenter des scènes mythologiques, transposé des modèles éprouvés venus du répertoire chrétien, et c’est par là que la licorne est arrivée au pied de l’Olympe et aux portes d’Hadès. Les animaux sauvages, après avoir pris note des noms que leur attribuait Adam, puis écouté quelques saints leur prêcher la bonne parole, se sont regroupés autour d’Orphée pour profiter du chant de sa lyre. Sur un manuscrit de la fin du XIVe siècle, Circé change les compagnons d’Ulysse non pas en pourceaux mais en chien, chat, lapin âne et licorne. Sur un dessin du XVIe siècle, au musée du Louvre, les deux lions qui gardent traditionnellement Cybèle, déesse grecque associée à la nature sauvage, sont accompagnés d’un cerf et d’une licorne.

La Nature et Prométhée, circa 1571.
Cabinet de François Ier Medici, Palazzo Vecchio, Florence.

De la même manière, une licorne s’est retrouvée sur une fresque figurant la Nature et Prométhée, au plafond du cabinet de travail – si l’on ose dire, car c’est un peu grand pour un cabinet – de François Ier de Médicis, au Palazzo Vecchio, à Florence. La scène s’inspire des représentations chrétiennes de la création du monde et des animaux.

Sur le manuscrit des Métamorphoses dont nous avons déjà vu deux miniatures au chapitre précédent, une licorne à pois est l’une des bêtes monstrueuses vaincues par le héros Bellérophon, le tueur de la chimère.
Bibliothèque municipale de Lyon, ms 742 B, 79v

Lorsque Pluton enlève Proserpine pour l’emmener aux enfers, il est parfois à pied, mais plus souvent – c’est quand même un dieu – en char ou à cheval. Albrecht Dürer l’a représenté emportant sa proie, solidement tenue sous le bras, sur un cheval unicorne et trapu. Sa corne recourbée vers l’avant donne à l’unicorne un aspect chthonien qui convient à la monture du dieu des enfers.

Le char de Neptune, dieu des eaux vives et des océans, est traditionnellement tiré par des hippocampes, qui avant d’être de petites bestioles d’aquarium étaient de solides créatures de la mythologie grecque, tête et pattes antérieures de cheval, queue de poisson ou de monstre marin. Rien ne s’opposait bien sûr à ce que certains de ces hippocampes soient aussi, à l’occasion, des licornes.

Pourquoi alors, même en cherchant bien, ne trouve qu’un ou deux pégases unicornes, purement héraldiques, dans tout l’art de la Renaissance ? Le cheval ailé était trop unique, trop bien connu, et son image antique et stabilisée ne pouvait plus guère évoluer. Il a fallu attendre pour que les licornes s’envolent et les pégases s’arment d’une corne l’époque contemporaine, et un certain oubli des mythologies classiques.

Une licorne symbole de chasteté et de fidélité illustre l’Épistre Othea la déesse, que elle envoya à Hector de Troye, quand il estoit en l’aage de quinze ans, de Christine de Pizan.
Erlangen Universitätsbibliothek, ms M 2361, fol 36r

On imaginerait volontiers les blanches et fières licornes aux côtés de la hautaine, sauvage et vierge Diane chasseresse. Trop exotique, la licorne de la Renaissance n’était pas encore un animal sylvestre, et Diane est donc accompagnée de biches, parfois de cerfs blancs, mais très rarement de licornes. Des unicornes, au nombre de six ou huit, tirent néanmoins, au XVIe siècle, le char de la déesse dans un texte hermétique, Le songe de Poliphile, de Francesco Colonna, mais l’idée vient ici de Pétrarque et non des mythes grecs.

Une peinture du Titien, qui se trouve à Londres à la National gallery, représente le moment ou Diane apprend que sa nymphe préférée, Callisto, n’est plus chaste puisqu’elle est enceinte de Jupiter ; les licornes brodées sur la toile de la tente de Diane sont un symbole de chasteté emprunté à l’iconographie mariale.

Le Titien, Diane et Callisto, 1559
Londres, National Gallery

Une mystérieuse licorne pointe corne et museau sur la dernière fresque d’une série de Bernardino Luini contant l’histoire de Procris et Céphale, dont vous n’avez certainement jamais entendu parler. En résumant, il est jaloux, puis elle est jalouse, et ça finit par un accident de chasse. Diane, qui craint que les accidents de chasse ne nuisent à sa réputation de déesse compétente et efficace, ressuscite la belle Procris et tout est bien qui finit bien. La licorne qui apparaît sur le dernier panneau symbolise la résurrection, ce qui renvoie autant au Christ qu’à Procris. D’autres versions de l’histoire se terminent moins bien, mais la morale est toujours la même – la jalousie, c’est un peu idiot et, à moins que vous n’ayez le 06 de Diane, ça finit mal. Dans une édition imprimée de 1539 des Métamorphoses d’Ovide, une gravure montre Céphale et son chien Laelaps poursuivant une licorne bondissante dont on ne sait pas très bien si elle est une simple bête sauvage ou la belle Procris prise pour une bête sauvage.

Bernardino Luini, Procris et Céphale, circa 1520.
National Gallery of Art, Washington
Les métamorphoses d’Ovide, éditées par Denis Jadot, 1539

Et nous n’étions qu’à la Renaissance…. Encore aujourd’hui, même si nous sommes un peu mieux renseignés sur la vie quotidienne sur l’Olympe, il n’est pas rare de voir des licornes se glisser dans des épisodes mythologiques où elles n’ont que faire.

Le sommet du kitsch et du n’importe quoi au-dessus de l’entrée d’un centre commercial de Manchester. Un griffon, un centurion romain qui se prend pour Zeus, et une licorne dont nul ne sait ce qu’elle fait là.
Photo Chemical Engineer, Wikimedia Commons
À en croire la littérature enfantine d’aujourd’hui, la licorne est finalement devenue une créature mythologique.
Un jeu de stratégie des années quatre-vingt. J’ai peut-être encore une boite chez moi ; en tout cas, j’en ai eu une.

➕ Vraies et fausses licornes

Il peut arriver qu’une chèvre ou une antilope perde une corne, mais cela n’en fait pas vraiment une licorne. Faute de licornes naturelles, quelques petits malins ont donc créé des licornes artificielles.

Dans l’une des premières uchronies, par ailleurs très ennuyeuse, Napoléon et la conquête du monde, « Napoléon étant à Ummerapoura, des Birmans lui amenèrent deux licornes vivantes ; cet animal extrêmement rare avait même été jusque-là considéré comme fabuleux. Les naturalistes l’étudièrent avec soin ; on reconnut qu’il n’était autre qu’une espèce d’antilope de la plus haute stature, et dont les deux cornes, très-droites, se contournaient ensemble, et, soudées en spirale, se dressaient au milieu du front et ne présentaient en effet qu’une seule corne apparente. Elles furent transportées en France dont le climat parut parfaitement convenir à la vie de ces quadrupèdes. Ils produisirent sur notre sol où la race s’en multiplia rapidement. Leurs mœurs sont douces, ils sont faciles à apprivoiser, et déjà l’on a vu appliquer à l’industrie et au luxe la force de cet animal gracieux, dont les proportions élégantes et élevées se rapprochent de celles du cheval, auquel, sous quelques rapports même, il est préférable[1]».

En 1827, le baron George Cuvier, inventeur de la paléontologie, fut chargé d’enrichir de notes zoologiques une édition de l’Histoire naturelle de Pline. La plupart de ses brèves notes se contentent d’indiquer à quel animal, selon lui, correspondent des descriptions d’animaux quelque peu exotiques ou fantastiques. Le savant baron profita néanmoins de la description du Monoceros pour consacrer six longues pages à « rappeler et peut-être terminer les longues et ennuyeuses discussions auxquelles ont donné lieu les différents passages des anciens où il est question d’animaux unicornes[2]». Faisant peu de cas des auteurs classiques, Cuvier se fonde sur deux arguments zoologiques pour nier l’existence de la licorne. D’une part, une corne unique devrait être parfaitement symétrique, ce qui n’est pas la cas de la dent du  narval ni d’aucune des autres cornes spiralées parfois présentées comme cornes de licorne ; d’autre part, une telle corne devrait pousser sur la jonction des deux os frontaux, ce qui serait impossible, une corne n’étant issue que d’un os unique. Cuvier ramène ensuite l’ensemble des descriptions d’animaux unicornes par Pline, Ctésias, Élien et Aristote, au rhinocéros, dont la corne est en fait une touffe de poils durcie, ou aux antilopes, notamment à l’oryx qui de loin ou de profil peut sembler unicorne. Il ne rejette pas totalement les témoignages de son temps, mais les disqualifie en écrivant, à propos des antilopes, qu’ « il est possible qu’on ait vu quelquefois de ces quadrupèdes réellement unicornes, soit par une mutilation accidentelle, soit par une défectuosité de naissance ». Malgré cette nuance, c’est donc bien un démenti formel qui était apporté, par la plus haute autorité de l’époque en la matière, à tous ceux qui voulaient encore croire à une possible découverte de l’espèce animale licorne.

Il n’est pas rare qu’un oryx, antilope africaine aux cornes longues et fines, en perde une par accident. Quant aux accidents de la nature, animaux nés avec une corne unique, rarement centrale, ils arrivent dans bien des espèces mais les érudits de la Renaissance qui ont systématiquement catalogué ces monstruosités ne les confondaient pas avec des espèces animales spécifiques, ne voyaient pas dans un rare bouc unicorne une licorne.

Bergers africains manipulant les cornes du bétail. On voit une vache « unicorne » sur la gauche.
John George Wood, A Natural History of Man, 1870


Cuvier aurait pu ajouter, mais il l’ignorait, que certains ont pu, à l’occasion, se livrer à diverses manipulations pour rapprocher les cornes de quelques animaux et donner l’illusion d’une corne centrale unique. La pratique est avérée au moins en Afrique de l’Est et dans l’Himalaya, où elle est peut-être à l’origine de certaines représentations de démons et bodhisattvas chevauchant une chèvre ou une antilope aux cornes entrelacées.


En 1906, le prince de Galles se vit ainsi offrir une large collection de quarante-huit animaux venus du Népal, parmi lesquels deux béliers unicornes, dont la nature fut longuement discutée dans la presse britannique. Une encyclopédie scolaire, en 1909, assure qu’ils appartiennent à une variété de béliers de l’Himalaya dont le nombre de cornes peut varier de un à quatre. Interrogé à ce sujet, le premier ministre népalais finit néanmoins, en 1911, par répondre au résident britannique que « il n’existe pas de variété de moutons unicornes au Népal, et les spécimens qui sont parfois vendus ici ne sont pas non plus des monstres de la nature. Ils sont obtenus par un traitement cruel, qui consiste à brûler au fer rouge la base des cornes des jeunes mâles, lorsqu’ils sont âgés d’un ou deux mois. Leurs cornes poussent alors plus proches du centre de leur crâne, comme s’il n’y en avait qu’une[3]».

Les deux béliers unicornes offerts au prince de Galles en 1906.
The New Teachers’ and Pupils’ Cyclopedia, 1909.

On pouvait être moins cruel, car Cuvier se trompait sur un point. Les cornes ne sont pas issues d’un os crânien, mais se forment chacune sur une petite masse osseuse distincte, qui ne fusionne que plus tard avec le crâne. C’est pour prouver cela qu’un biologiste américain, le Dr Franklin Dove, dans les années 1930, déplaça les cornes naissantes de jeunes animaux pour les implanter ailleurs, et créa ainsi quelques chèvres et vaches unicornes. Franklin Dove constata que ses taureaux unicornes utilisaient leur corne unique pour soulever barrières et grillages, ce que ne parvenaient pas à faire leurs congénères, s’en servaient en combat comme d’une lance, et devenaient souvent les leaders de leurs troupeaux. Comme quoi c’est cool d’être une licorne.

Dans les années soixante-dix, un curieux couple, Oberon Zell-Ravenheart et Morning Glory, inspirés par la lecture de La Dernière Licorne de Peter S. Beagle, reprit la technique du docteur Dove. Dans leur communauté de Greenfield, en Californie, ils pratiquaient le triolisme, le paganisme, la magie naturelle et… l’élevage de boas, d’iguanes et de licornes, parmi lesquelles leur mascotte Lancelot, avec lequel ils faisaient le tour des festivals et fêtes médiévales.

En 1984, Oberon et Morning Glory (quel nom, quand même, ça vaut bien l’épouse du Christ) passèrent un accord avec un cirque, les Ringling Bros, qui exhiba quatre licornes dans une tournée de deux ans à travers les Etats-Unis, où elles rencontrèrent un certain succès. Oberon expliquait ce compromis avec le capitalisme par la nécessité de trouver des fonds pour une expédition en Nouvelle Guinée à la recherche des sirènes. Le couple cessa d’élever des licornes dans les années quatre-vingt-dix ; la dernière est morte en 2005. Oberon est toujours actif, dirigeant notamment une école de magie en ligne, The Grey School of Wizardry, où plus de 400 élèves apprennent l’alchimie, la sorcellerie, la divination et, bien sûr, la cryptozoologie.


[1] Louis Geoffroy, Napoléon et la conquête du monde, 1836.
[2] La Zoologie de Pline, éd. Pankoucke, 1831, p.430 sq.
[3] The Field, 27 avril 1911.

Aujourd’hui, lors des fêtes médiévales, on croise plutôt ce genre de licorne.
Photo Audubon Community Nature Center, Flickr.

➕ La tentation de Saint Antoine

Gustave Flaubert est, au XIXe siècle,  le premier auteur à citer, à plusieurs reprises, la licorne parmi les démons venus troubler le premier ermite au désert. Les artistes qui, au Moyen-Âge, avaient illustré cette scène l’y avaient cependant déjà souvent représentée.

Les représentations de tentation de saints, et même celles de la tentation du Christ, sont relativement rares avant la fin du Moyen Âge. Le saint le plus souvent représenté tenté par les démons est le premier ermite dans le désert d’Égypte, Saint Antoine. Au XIIIe siècle, deux textes à peu près contemporains, le Miroir historial de Vincent de Beauvais et la Légende Dorée de Jacques de Voragine en font, en des termes à peu près identiques, l’épisode essentiel de la vie de l’anachorète. Voici le texte de la Légende dorée :

« Une autre fois, comme il était dans une tombe d’Égypte, la foule des démons le maltraita si affreusement qu’un de ses compagnons le crut mort et l’emporta sur ses épaules ; mais comme tous les frères, rassemblés, le pleuraient, il se releva et demanda à l’homme qui l’avait apporté de le rapporter à l’endroit où il l’avait trouvé. Et comme il y gisait, accablé de la douleur que lui causaient ses blessures, les démons reparurent, sous diverses formes d’animaux féroces, et se remirent à le déchirer avec leurs dents, leurs cornes, et leurs griffes. Alors, soudain, une lumière merveilleuse remplit le caveau, et mit en fuite tous les démons ; et Antoine se trouva aussitôt guéri».

Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J. de Wyzewa, 1910.

Certains des enlumineurs qui illustrèrent cette scène peignirent des démons bipèdes, parfois ailés, assez classiques, insistant seulement un peu plus qu’à l’habitude sur les cornes, les dents et les griffes. C’est notamment le cas sur une célèbre gravure de Martin Schonggauer, en 1470, qui illustre également la difficulté, chez les démons, à distinguer une crête d’une corne unique.

D’autres donnèrent aux créatures diaboliques l’aspect de bêtes féroces. La licorne, alors tout à fait vraisemblable en animal sauvage d’Égypte, est très souvent du nombre, sans que l’on sache bien si la corne unique figure la luxure ou l’orgueil, ce dernier étant sans doute une tentation plus forte pour l’ermite au désert.

Sur un manuscrit en français de la Légende Dorée, copié au XVe siècle, les démons ne sont que deux, un lion et une licorne, animaux à la symbolique habituellement plutôt positive. C’est une référence au Psaume 22, Sauve moi de la colère du lion et des cornes de la licorne – oui, je sais, les cornes de la licorne, c’est curieux, j’explique tout cela dans le livre. Je n’ai pas vu d’autres exemples de cette représentation, et ignore s’il s’agit d’un cas unique.

Antoine tenté par la licorne et le lion sur un mansucrit de la Légende dorée, XVe siècle.
BNF, ms fr 6448, fol 45v.

La version de la tentation de Saint Antoine que nous connaissons est bien sûr celle de Gustave Flaubert, qui détaille les tentations charnelles, matérielles et intellectuelles, toutes nées dans l’imagination débordante de l’ermite, auxquelles il fait difficilement face. La licorne, étonnamment absente quelques années plus tôt des décors orientaux de Salammbô, est cette fois nommément citée, d’abord comme créature de l’Orient merveilleux, puis parmi les bêtes démoniaques qui apparaissent à Antoine, tout comme un unicorne arabe, le shadhavar, devenu Sadhuzag, que Flaubert avait découvert lors de ses voyages au Proche-Orient.

Pieter Brueghel le jeune, La Tentation de Saint-Antoine, 1600.
C’est ce tableau de Pieter Brughel qui inspira à Gustave Flaubert son poème éponyme. La licorne, à tête rouge, est au centre.

C’est d’abord la reine de Saba qui apparaît à Antoine, et la corne de licorne n’est dans son discours qu’un signe de richesse et d’antiquité :

Elle se promène entre les rangées d’esclaves et les marchandises.

La reine de Saba :
Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Élisa ; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie, — et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palæsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Émath, et ces franges à manteau de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a… mais viens donc ! Viens donc !

Plus subtil, Hilarion, ancien disciple de l’anachorète, incarne la tentation de la logique et de la science. Il promet à Antoine la sagesse de l’antiquité, une antiquité bien sûr où les licornes quittent à l’occasion les bas-reliefs.

Hilarion :
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la face de l’inconnu se dévoilera !

Apollonus de Tyane et son riche et naïf acolyte Damis présentent une autre tentation, celle des sectes et charlatans. Pourquoi le Christ et pas un autre, surtout quand cet autre vous propose des balades à dos de licorne ?

Damis :
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements !

Apollonius :
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins !

Antoine pleure.
Oh ! Oh ! Oh !

Apollonius :
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.

C’est dans les dernières pages du texte de Flaubert qu’est décrite la scène, empruntée à la Légende dorée, où apparaissent à l’ermite des bêtes armées « de griffes, de cornes et de dents », parmi lesquelles pas moins de deux quadrupèdes unicornes, le shadhavar arabe à la corne musicale, et notre licorne plus ou moins occidentale.

Elles s’agitent, les branches s’entrechoquent ; et tout à coup paraît un grand cerf noir, à tête de taureau, qui porte entre les oreilles un buisson de cornes blanches.

Le Sadhuzag
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes.
Quand je me tourne vers le vent du sud, il en part des sons qui attirent à moi les bêtes ravies. Les serpents s’enroulent à mes jambes, les guêpes se collent dans mes narines, et les perroquets, les colombes et les ibis s’abattent dans mes rameaux. — Écoute !

Il renverse son bois, d’où s’échappe une musique ineffablement douce. Antoine presse son cœur à deux mains. Il lui semble que cette mélodie va emporter son âme.

Le Sadhuzag
Mais quand je me tourne vers le vent du nord, mon bois plus touffu qu’un bataillon de lances, exhale un hurlement ; les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche. — Écoute !

Il penche ses rameaux, d’où sortent des cris discordants ; Antoine est comme déchiré.

Shadhavar Zakaria al Qazwini, Livre des merveilles de la création, manuscrit arabe, XVIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 221, fol 179r

La licorne est la dernière créature terrestre à apparaître à l’ermite. Rapide, tête pourpre et corne multicolores, sa description doit plus à Ctésias de Cnide qu’aux sources chrétiennes, mais, comme au Moyen Âge, seule une jeune vierge peut la maîtriser.

Mais le cercle des monstres s’entrouvre, le ciel tout à coup devient bleu, et

La Licorne se présente.

Au galop ! Au galop !
J’ai des sabots d’ivoire, des dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front porte les bariolures de l’arc-en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches. Je cours si vite que je traîne le vent. Je frotte mon dos contre les palmiers. Je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves. Des colombes volent au-dessus de moi. Une vierge seule peut me brider.
Au galop ! Au galop !

Antoine la regarde s’enfuir.

La licorne peut aussi figurer parmi les démons tentant le Christ en retraite au désert, mais ils ne sont que rarement représentés par des animaux.
Stefan Fridolin, Schatzbehalter, oder, Schrein der wahren Reichtümer des Heils unnd ewyger Seligkeit genant, 1491

➕ Jusqu’où peut-on aller trop loin ?

Astrologie, alchimie, religion, complots… La licorne se prête particulièrement bien aux délires interprétatifs, dont voici quelques exemples amusants.

Tout au long de cette histoire de la licorne, nous avons croisé des thèmes religieux, essentiellement chrétiens, et pas mal de délires hermétiques, alchimiques et autres. Les religions et l’ésotérisme dans la pensée traditionnelle, les théories du complot dans la société contemporaine, ont pour socle la même faiblesse de l’esprit humain, la peur de l’absurde, l’intuition un peu idiote, infiniment triste et désespérément rassurante, que tout doit avoir du sens.

La licorne se prête assez bien aux interprétations et surinterprétations symboliques et allégoriques. Chaste et obscène, soumise et violente, chevreau et rhinocéros, imaginaire mais plausible, elle est plus ambigüe que le dragon ou le griffon, et l’ambiguïté se charge assez facilement de mystère. Sa blancheur immaculée, même si les textes n’en disent rien, et l’unicité singulière de sa longue corne encouragent les lectures symboliques – tous les nombres peuvent être des images, mais 1 est quand même de loin le plus symbolique de tout et de n’importe quoi. Bref, on a écrit quelques bêtises sur les griffons, beaucoup sur les dragons, mais on a vraiment écrit n’importe quoi sur la licorne, et cela a commencé très tôt.

La surinterprétation commence dès le Physiologus. Le bestiaire tire en effet du récit de la chasse à la licorne, sans doute d’origine pré-chrétienne, une allégorie religieuse si peu convaincante qu’elle a dû sans cesse être modifiée et bricolée, passant de l’Incarnation à la Passion puis à l’Annonciation, avant que, par le décret tridentin sur les images de 1563, l’Église ne s’efforce de mettre un terme à ces conneries.

Aujourd’hui, ce sont moins les récits légendaires, finalement assez peu nombreux et souvent oubliés, que les représentations graphiques qui sont prétextes à interprétations excessives, voire délirantes. Je m’en méfie, mais je suis sans doute moi-même tombé ici et là dans ce piège.

Adam nommant les animaux Florence, Palazzo Pitti.

Plusieurs chapitres du livre traitent des licornes du jardin d’Eden, puis de l’Arche de Noé. Dans certains cas, comme cette tapisserie montrant Adam nommant les animaux, l’interprétation symbolique, ici la licorne figurant le Christ en second Adam, ne fait guère de doute. Dans d’autres, je me suis peut-être un peu avancé, et il est toujours possible que la licorne ne soit là qu’un peu par hasard, un animal parmi d’autres puisqu’ils devaient  tous être là. Le travail des historiens est de trouver des explications, et ils oublient trop souvent les plus simples d’entre elles, la contingence et le hasard.

Au musée des Beaux-Arts de Montréal se trouve un tableau de Jan Swart van Groningen, Le Christ dans un paysage, une peinture du XVIe siècle hésitant entre maniérisme italien et sobriété luthérienne. Je m’apprêtais à le citer dans mon chapitre sur la solitude christique de la licorne lorsque j’ai découvert qu’il n’abritait pas, comme on l’a longtemps cru, une licorne mais deux, toutes deux discrètes et solitaires dans des coins opposés du tableau. Quelques jours plus tard, je recevais un email de la sympathique équipe du musée avec, en pièce jointe, le rapport de recherche fait en 1996, lors de l’acquisition du tableau. J’appris ainsi que les spécialistes étaient loin d’être d’accord sur l’identité du personnage central, le Christ, Jean-Baptiste ou l’apôtre Philippe. Si une seule licorne peut être un attribut christique, ou, si l’on a affaire à Philippe ou jean-Baptiste, une représentation du Christ qui se balade dans les environs, deux ne font guère de sens, et l’artiste a peut-être simplement peint la faune de Palestine, où chacun savait que gambadaient librement les licornes. D’autres animaux du tableau, notamment le très visible escargot au premier plan, symbole habituel de la résurrection et principal argument en faveur de l’hypothèse du Christ, ne sont pourtant pas là par hasard…. Bref, à partir de quelle taille un détail doit-il avoir du sens ?

Quel peut bien être son seul désir ?
Musée de Cluny.

Décrivant dans mon livre les deux cycles de tapisseries de La Dame à la licorne et de La Chasse à la licorne, j’ai fait allusion aux interprétations délirantes qui ont pu en être faites, lisant dans les premières la recette de la pierre philosophale, de l’éveil tantrique, de la perfection cathare ou de la fission atomique (on a échappé à la raclette), et dans les secondes un nombre impressionnant d’allégories chrétiennes, templières, alchimiques, zodiacales, cabbalistes ou tout cela à la fois. Les artistes de la fin du Moyen Âge avaient certes plus que ceux d’aujourd’hui tendance à mettre du sens partout ; l’interprétation est donc légitime, mais pas n’importe quelle interprétation. Il y a peut-être des symboles cachés dans la Dame à la licorne, il y a clairement une bonne dose d’allégorie chrétienne dans la Chasse à la licorne, mais point trop n’en faut.

La Sainte Cène ?
New York, Musée des Cloisters.

Prenons pour exemple l’une des tapisseries de la Chasse, celle où les veneurs surprennent la licorne trempant sa corne dans l’eau qui s’écoule d’une fontaine pour que les animaux puissent boire. C’est sur un site web un peu cinglé que j’ai d’abord lu que la deuxième tenture des Cloisters, où la licorne est surprise par les chasseurs au moment où elle trempe sa corne dans l’eau qui s’écoule de la fontaine, était une représentation de la Sainte Cène. C’est assez logique, les tapisseries suivantes illustrant la Passion, et une rapide comparaison avec d’autres images du dernier repas datant de la même période, dont bien sûr le célèbre tableau de Léonard de Vinci, suffit à montrer la vraisemblance de cette lecture, que j’ai retrouvée depuis dans des études plus académiques. On peut même identifier certains des douze apôtres, notamment Judas, le premier à gauche.

Le rédacteur du site explique cependant un peu plus loin que la même tenture est aussi une allégorie de la création du monde, ce qui est déjà moins évident. En continuant la lecture, on apprend, savants schémas à l’appui, que la licorne à la fontaine est AUSSI une représentation de la construction de l’Arche de Noé, de la vie de Moïse, des noces de Cana, de la couronne d’Épines, du siège de Troie, du culte de Cernunnos, de celui de Mithra, du baptême de Clovis, de la vie de Saint Denis, de celle de Jeanne d’Arc, de l’arbre des Sephiroth, du sceau (bien sûr alchimique) de Salomon et, last but not least… de celui des États-Unis d’Amérique. Je vous épargne les autres tentures de la série ; on est dans le grand n’importe quoi, que confirme l’abondance de références aux spécialistes du genre, Carl-Gustav Jung bien sûr, mais aussi Mircea Eliade, René Guénon, Julius Evola ou Gilbert Durand. Bref, comme disait Jean Cocteau, lui aussi amateur de licornes, « jusqu’où peut-on aller trop loin ? » – j’ai choisi de m’arrêter à la Cène. J’ai peut-être été un peu trop prudent, mais certainement pas beaucoup.

Yale, Beinecke Library, ms Mellon ms 051, fol 407v

Et je vis une tour s’élever, au haut de laquelle était un jardin. Au milieu de ce jardin était un puits. Et brusquement apparaissait une licorne poursuivie par trois chiens que tenait en laisse un archange, un olifant à la main. Mais comme la licorne allait blottir sa tête sur les genoux de la jeune femme, elle s’effondrait blessée, déjà mourante, tandis que les trois chiens se couchaient à côté d ‘ elle en signe de tristesse et que l ‘archange tombait à genoux . A ce moment, la tour s ‘ouvrait en deux et en son sein s’élevait un brasier sur lequel la licorne semblait semblait brûler et rapidement se consumer. Mais à l’instant qu’elle disparaissait, naissait à sa place un grand oiseau qui, déployant ses ailes, faisait entendre un cri de victoire, si bien que sortant de terre des êtres humains paraissaient ressusciter d’entre les morts et venir se recueillir autour de l’oiseau qui, étendant ses ailes, les recouvrait.

— Frédérick Tristan, L’homme sans nom, 1980

Et pourtant… Je pensais que Carl-Gustav Jung, dans Psychologie et Alchimie, était le premier à avoir proposé de la scène de la chasse mystique à la licorne une interprétation alchimique. Je m’apprêtais à écrire ici un passage un peu moqueur sur une lecture qui, comme tout ce qu’a écrit Jung sur la licorne et sans doute sur d’autres sujets, ne me semblait pas fondée sur grand-chose, lorsque je suis tombé, un peu par hasard, sur un manuscrit nouvellement numérisé de la bibliothèque Beinecke de l’université de Yale. Ce traité alchimique et rosicrucien du XVIIIe siècle est fait de bric et de broc, à partir de collages de manuscrits antérieurs. Sur l’une des dernières pages se trouve une chasse mystique peinte à une époque où le thème était un peu passé de mode. Des symboles alchimiques évidents, le soleil et la lune, les deux roses rouge et noire, le temple de Salomon, y côtoient les attributs mariaux, ajoutant encore à la confusion allégorique habituelle. Les trois chiens de l’ange Gabriel sontaux couleurs des étapes du grand-œuvre, rouge, blanc et noir. La capture de la licorne représente ici, sans le moindre doute, à la fois l’Annonciation et la transmutation alchimique, même si cette dernière était plus souvent associée à la Nativité ou à la Crucifixion – les alchimistes n’avaient peur de rien. Cette chasse mystique est donc bien alchimique, quelques autres le sont peut-être, mais, non, elles ne le sont pas toutes, loin de là. Un rapide coup d’œil à une centaine de peintures et tapisseries allemandes révèle en effet que les chiens sont plus souvent quatre, portant alors le nom des quatre vertus cardinales, et que lorsqu’ils sont trois, nommés comme ici d’après les trois vertus théologales, foi, espérance et charité, leurs couleurs ne sont généralement pas celles du grand-œuvre.

Au musée du Louvre se trouve un dessin de Léonard de Vinci, le plus souvent appelé l’Allégorie au miroir solaire. Des animaux, parmi lesquels un dragon et une licorne, combattent tandis qu’un homme assis renvoie sur eux la lumière du soleil à l’aide d’un bouclier-miroir. Tout le monde est bien d’accord pour y voir une allégorie, d’où le nom donné à ce dessin, mais on ne sait pas bien de quoi. Le site du Musée du Louvre suggère prudemment la lutte du bien et du mal, ce qui n’engage pas à grand chose. D’autres ont proposé la transmutation alchimique, encore elle, ou même, plus original, la sodomie.

Ceci est le carré magique permettant d’invoquer une licorne. On y reconnaît, en caractères latins, le nom hébreu de la licorne, Reem. Je n’ai pas encore essayé, les instructions sont en allemand avec des bouts en hébreu et en latin, et il parait que ça prend dix-huit mois.
Abramelin – Cabala mystica Aegyptiorum et Patriarcharum, das ist das Buch der wahren alten und göttlichen Magia geschrieben von Abraham den Sohn Simonis an seinen jüngern Sohn Lamech, circa 1750.
Bibliothèque universitaire de Leipzig, cod mag 15, fol 452

La licorne n’avait pas, dans la littérature hermétique, l’importance du lion ou du pélican, et les véritables images de licornes alchimiques sont rares. Les ouvrages ésotériques contemporains sur la licorne, nombreux et souvent médiocres, ont donc fréquemment complété un corpus un peu léger par des images qui n’ont, en fait, rien de mystérieux. En voici quelques exemples.

BNFm ms fr 145, fol 48v.

Cette miniature médiévale est présentée à tort comme alchimique. Elle provient d’un recueil de chants royaux en l’honneur de la Vierge, et la signification, assez triviale, de la licorne et des trois autres animaux est explicitée dans le texte – la licorne est la justice (une association inhabituelle), le serpent la prudence, le bœuf la tempérance et le lion la force. On remarque aussi que l’illustrateur s’est trouvé face à un problème que les auteurs de jeux de société connaissent bien, la quadrature de l’hexagone.

J.F. Bertuch, Kinderbuch Fabelwesen, Berlin, circa 1800.

Six créatures imaginaires, basilisc, phénix, dragon, oiseau roc, licorne et agneau de Tartarie sont représentées ici sur l’une des pages d’un livre d’images mythologiques pour enfants publié à Berlin vers 1800. Cette page, à l’allure il est vrai un peu mystérieuse, est pourtant présentée dans de nombreux livres récents sur la licorne comme une planche alchimique.

Terminons avec ces quatre emblèmes bizarres, qui proviennent des Corona Gratulatoria et du Suffragium Deorum de Paris Gille, publiés à Salzburg dans les années 1660. Il semble bien que cela ne soit ni alchimique ni franc-maçon, ni illuminé de Bavière même si on n’était pas très loin, juste bizarre. Les nombreux livrets de Paris Gille, que je suis loin d’avoir tous feuilleté, sont des recueils de poèmes courtisans et tarabiscotés en l’honneur de dignitaires ecclésiastiques, dont les dédicataires se sont peut-être demandé si c’était de l’art, du lard ou du cochon.

➕ Jules Fellens, L’inquisition dévoilée, Mystères, délations, tortures, 1850

La source à laquelle Jules Fellens, en 1850, a puisé les arguments de ce bref débat sur l’existence de la licorne est très probablement le Discours de la licorne d’Ambroise Paré, paru en 1582, soit un siècle après que cette discussion entre inquisiteurs, peut-être très légèrement anachronique, est censée avoir eu lieu.

Arbuez, qui devait à Torquemada son élévation aux fonctions d’inquisiteur, était l’instrument du fanatisme de son maître; il ne jurait que par lui, le respectait autant que Dieu, et le craignait plus que le diable lui-même. Voilà comment, sans être cruel par nature, Pedro Arbuez, en se faisant l’exécuteur des ordres sanguinaires du grand-inquisiteur, s’était attiré la haine des habitants de Saragosse. Peureux, et bien payé pour l’être, car sa vie avait été menacée plus d’une fois, il avait pris les plus grandes précautions pour se mettre à l’abri de tout danger.
Dès qu’il fut entré, il s’avança vers Torquemada et lui dit :
« Salut et bénédiction à mon révérend maître !
— Salut et courage à maître Epila, répondit le grand-inquisiteur, d’un air assez narquois.
— Le courage est bon, dit maître Epila, mais le salut, celui de cette vie du moins, est bien compromis par tous ces turbulents diables de faux chrétiens, qui semblent avoir juré de ne me laisser de repos ni le jour ni la nuit.
— C’est pour cela, sans doute, que vous êtes armé, Dieu me pardonne, jusqu’aux dents!
— Hé! hé ! fit le gros Epila, les bulles de notre saint père le pape n’ont jamais défendu de se mettre en garde contre les marranos, contre les nouveaux chrétiens, contre les pénitenciés mécontents » , ajouta-t-il en me lançant un coup d’œil.
On se rappelle que Pedro Arbuez, en sa qualité de premier inquisiteur de Saragosse, avait dirigé la procédure contre moi, et que c’était lui qui avait prononcé ma sentence.
 « Assurément, répondit Torquemada ; mais vous conviendrez que c’est pousser un peu loin les précautions, car on dit que sous vos vêtements…
– Songez, mon révérend maître, interrompit Epila, que je n’ai pas, pour m’accompagner, cinquante familiers à cheval et deux cents à pied ; je suis mon seul gardien, je ne saurais donc prendre trop de précautions ; voilà pourquoi je me suis affublé de la sorte : sous mes vêtements je porte une cotte de mailles serrée et solide , avec laquelle je puis braver les coups de poignard les mieux appliqués ; ma tête , comme vous le voyez, est gardée par cette calotte de fer, et ma main ne quitte jamais ce bon bâton. Avec l’aide de Dieu et de ses saints, je ne crains rien de la part de mes ennemis ; je ne suis pas ingambe, il est vrai, mais j’ai le bras assez bon.» Puis, frappant sur son gros abdomen : « Le coffre n’est pas sans mérite, et je suis vigilant.
— Veillez et priez, dit l’Évangile, répondit Torquemada.
— Oui, répliqua Pedro Arbuez, et mettez-vous à l’abri des embûches de vos ennemis; c’est permis, et la très-sainte inquisition n’y saurait trouver à redire.
— Et, sans doute , pour compléter ces moyens de défense, demanda le grand-inquisiteur, vous vous êtes muni de quelque antidote contre le poison ?
— Gaspard Juglar, mon second, m’avait conseillé de porter toujours sur moi une défense de licorne, comme le meilleur préservatif contre le poison ; mais, outre que cet antidote est très rare et très difficile à rencontrer, je vous dirai, en confidence, que je ne crois pas à sa vertu.
— Comment, maître Epila, vous doutez de l’efficacité de la défense de la licorne? Savez-vous qu’un pareil doute est une hérésie? J’y crois, moi !
— Ah! ah ! c’est différent! riposta maître Epila, plein de confusion d’être pris en flagrant délit de contradiction avec son révérend maître sur un pareil article de foi. Je croyais que la licorne d’abord n’était qu’un animal fabuleux, et ensuite que la défense était au moins aussi fabuleuse que l’animal lui-même ; mais puisque votre révérence y croit, je n’ai plus rien à dire.
— Savez-vous, maître Epila, que, pour un docteur, vous n’êtes guère versé dans les saintes Écritures?
— En vérité , mon révérend maître, les Écritures ont parlé de la licorne ?
— L’Écriture a dit, en plus d’un endroit, en parlant du Fils de Dieu : Dilectus quemadmodum filius unicornium (cher comme le fils de la licorne).
— C’est vrai, je l’avais oublié. Ce qui me faisait douter de l’existence de cet animal, c’est que les anciens naturalistes, et surtout Pline et Aristote, en ont raconté des choses par trop merveilleuses pour qu’elles ne soient pas sorties de leur imagination seule.
— Je serais curieux de savoir ce qu’ils disaient de cette bête extraordinaire.
— Pline , qui, entre nous soit dit, est passablement menteur, prétend qu’il y avait, de son temps, en Afrique, un animal qu’il appelle oryx, n’ayant qu’une seule corne au milieu du front, et qui, par sa forme et sa taille, n’aurait été qu’une espèce de chèvre grosse comme un bœuf. Deux autres historiens, non moins menteurs que Pline, lui donnaient la grosseur du rhinocéros, tandis qu’Aristote, le plus menteur de tous, lui attribuait des pieds fourchus et du poil dirigé à contre-sens. Ce n’est pas tout, Pline, après avoir inventé l’oryx, n’était pas homme à rester en si beau chemin, et, dans son livre des Animaux terrestres, il s’amuse à décrire une bête que j’ai toutes les raisons de croire fabuleuse. Il lui donne la tête d’un cerf, les pieds d’un éléphant, la queue d’un sanglier, le corps d’un cheval ; puis, lui implantant au milieu du front une seule et unique corne droite, aiguë, noire et longue de deux coudées, il dit à ce rare animal: Tu t’appelleras monoceros, unicorne ; tu seras la plus furieuse de toutes les bêtes que l’on ait jamais vues, même de mon temps.
Les successeurs de Pline ne pouvaient s’accommoder d’un animal aussi farouche ; ils acceptaient bien la forme du corps, mais la férocité du naturel, non. Voici donc ce qu’ils ont fait. Ils ont d’abord supposé à notre animal une passion bien prononcée pour la chasteté, à tel point que, pour se rendre maître de cette étonnante bête, il suffisait d’envoyer une jeune fille, dont la virginité fût incontestable, à la source où la bête venait habituellement se désaltérer. Aussitôt qu’elle apercevait la jeune vierge, elle accourait, s’arrangeait le plus commodément possible à ses pieds, puis, penchant sa tête unicornue sur les genoux de la chaste et perfide enfant, elle s’endormait du sommeil de Samson sur ceux de Dalila, et, comme lui, se laissait ainsi surprendre par les chasseurs, autres Philistins non moins empressés à mettre la main sur un monoceros, que ne l’étaient les ennemis de Samson à s’emparer du merveilleux défenseur d’Israël. Ce n’est pas tout : à quoi pouvait servir une corne droite, aiguë, noire et longue de près de trois pieds, fichée au milieu de l’os frontal, si le naturel de la bête était pacifique et doux? assurément, c’était une défense inutile, une arme de luxe, une cinquième roue à un char. Rien n’embarrasse les gens qui ont l’esprit inventif : aussi cette difficulté n’arrêta-t-elle pas longtemps les réformateurs de Pline. Cette corne unique, se dirent-ils, ne peut raisonnablement rester là, sans emploi et, puisqu’elle ne saurait, grâce à la débonnaireté de l’animal, servir à embrocher les chasseurs, faisons en sorte qu’elle purifie les eaux ; si elle ne donne pas la mort aux hommes, qu’elle leur sauve la vie. Cela valait infiniment mieux ; et ce qui fut dit fut fait. La défense du monoceros, ou de l’unicorne, ou de la licorne, fut douée, depuis ce temps, de la propriété de contrebalancer l’effet du poison. Il suffit d’en tremper l’extrémité dans le liquide empoisonné, ou même de la porter sur soi pour être préservé d’une mort certaine par le poison.
 — Pour moi, dit Torquemada, j’ai la plus grande foi en la vertu de cet antidote.
— L’Écriture sainte ayant constaté l’existence de l’unicorne ou de la licorne, je crois fermement qu’elle existe, répondit Arbuez ; quant à la vertu attribuée à sa défense, je ne vois pas qu’il en soit dit un mot dans les livres sacrés, et le doute, en ce cas-là, peut au moins nous être permis.
— Tenez, incrédule, dit le grand-inquisiteur en tirant de dessous son manteau un petit bout de corne noire, ceci est une défense de licorne : voyez et croyez.
— Mon révérend maître, dit naïvement le gros Epila, après avoir examiné avec une grande attention le merveilleux talisman, je vois bien la corne, mais je ne vois point la vertu.
— Bienheureux ceux qui ont vu, mais bienheureux aussi ceux qui croient sans avoir vu, répondit le grand inquisiteur.
— Et cette défense suffit pour détruire l’effet des poisons les plus violents? demanda Arbuez.
— Oui, certes, répondit Torquemada. Qui sait si déjà vingt fois je n’aurais pas succombé sous les atteintes du poison, sans ce précieux antidote ?
— La malice de nos ennemis, qui sont les ennemis de Dieu, est si grande ! s’exclama Pedro Arbuez. Et vous n’avez jamais essayé, continua-t-il, de faire l’épreuve de cette défense de licorne? J’entends, faire une épreuve décisive?
— Comme, grâce à la malice de mes ennemis, j’ai dû infailliblement être empoisonné, je tiens cette épreuve pour faite.
— Je la renouvellerais, insista le gros Epila, à votre place, mon révérend maître, j’avalerais une dose copieuse d’un bon poison, pour voir si la vertu de la défense de licorne est aussi réelle qu’on le dit.
— Voulez-vous, maître Epila, tenter cette épreuve sur vous-même ? Ici je suis en lieu de sûreté, et je puis vous prêter cette défense jusqu’à demain.
— Merci, mon révérend maître ; ma confiance en ce talisman n’est pas assez robuste pour que je veuille en faire l’épreuve. J’aime mieux croire qu’il a toute la vertu imaginable. Je pense qu’en cela c’est comme en matière de religion : c’est la foi qui nous sauve.
— Maintenant, maître Epila, me direz-vous quel sujet vous amène ? demanda le grand-inquisiteur du ton bourru d’un homme qui n’a pas eu le dernier mot dans une discussion.
— Ah ! c’est juste, répondit Arbuez, cette fabuleuse licorne m’avait tellement distrait, que j’allais oublier l’objet de ma visite.

Ces coupes de licorne qui auraient appartenu à Torquemada sont en corne de rhinocéros.
Francisco Aznar, Indumentaria española : documentos para su estudio, desde la época visigoda hasta nuestros dias, 1881

➕ Péché d’orgueil

Sur les bêtes, mais plus encore sur les hommes et les diables, la corne unique est signe de présomption, d’orgueil et de colère. Et quand un homme nait avec une corne, c’est un très mauvais présage.

Cette licorne – enfin, ce monoceros – a l’air assez sûr de lui, mais il en rajoute sans doute un peu.
Oxford, St John’s College, ms 61, fol 18v

Le théologien Anselme de Laon, vers 1110, écrivait que « la licorne peut signifier le bien comme le mal. Lorsqu’elle désigne le bien, elle représente l’église, comme dans le psaume “ tu exalteras ma corne comme celle de la licorne ”. Lorsqu’elle désigne le mal, elle représente la superbe, car la licorne est un animal orgueilleux[1] ».Au XIIe siècle, Bernard de Clairvaux enjoint au chrétien de lutter contre ses démons intérieurs, « la rage du lion, l’impudeur du bouc, la férocité du sanglier, la superbe de la licorne[2]». Dans les scènes de tentation du Christ, de Saint Antoine et de quelques autres, lorsque les démons sont représentés par des animaux, la licorne est souvent du nombre. La ressemblance phonétique entre corne et couronne, en latin comme en français, si elle n’a que rarement conduit à une vraie confusion, peut avoir contribué à faire de la corne de la licorne un signe d’orgueil, mais elle n’explique pas tout.

Dans la fable où elle vient en aide au léopard pour affronter le dragon, la licorne est prise au piège, victime de son premier défaut, la suffisance :

Un jour, un léopard s’attaqua à un dragon, et ne put le vaincre. Il alla alors voir la licorne et humblement lui dit : “ Tu es noble, vertueuse et fière combattante, je te supplie de me protéger de la folie du dragon”. La licorne, flattée, répondit : “ tu as raison, je suis la meilleure combattante et je vais te protéger. Ne crains rien, car lorsque le dragon ouvrira grand sa gueule, je percerai sa gorge de ma corne. ” Lorsque les deux animaux eurent trouvé l’antre du dragon, le léopard l’attaqua, tout confiant dans l’aide de la licorne. Le dragon se défendit, crachant du feu et des flammes. Quand il ouvrit sa gueule, la licorne chargea aussi rapidement que possible, tentant de lui transpercer la gorge. Le dragon bougea la tête, et la licorne planta de toute force sa corne dans le sol et ne put l’en retirer. Tandis que la licorne rendait son dernier souffle, le dragon lui dit “ celui qui combat pour le compte d’un autre ne cherche qu’à mourir. Il est stupide d’être sûr de soi au point de se battre pour ce qui ne vous concerne pas ”.
Nicolas de Bergame, Dialogus Creaturarum moralisatus,1480.

Dans d’autres fables, comme La licorne et le corbeau, dont je parle plus en détail dans le chapitre sur les cornes brisées, ou La licorne et la huppe, la trop blanche licorne se fait encore remarquer sinon pour son orgueil, du moins pour sa présomption.

Sur les miniatures illustrant la Somme le roi, un traité de morale du XIIIe siècle, l’humilité est représentée sous la forme d’une belle dame debout sur le dos d’une licorne, comme pour la piétiner. Bref, la blanche bête qui s’avance la première pour boire les eaux empoisonnées et qui fonce droit dans les arbres ne manque sans doute pas de courage, mais elle peut présumer de sa force et être aveuglée par l’orgueil.

Dans les représentations des combats des vices et vertus, la licorne est le plus souvent la monture de Chasteté ou de Tempérance. Pourtant, dans une tapisserie flamande aujourd’hui dans la cathédrale de Burgos, c’est Superbia, l’orgueil, qui est un chevalier inquiet monté sur une belle licorne blanche. La chasteté, elle, chevauche en lion.

Dans le Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Diguleville, écrit au XIVe siècle, des tentations apparaissent au chrétien qui pratique le pèlerinage intérieur – on dirait aujourd’hui virtuel – moins coûteux et moins dangereux que le voyage de Jérusalem. Beaucoup de ces démons prennent la forme de vieilles femmes. L’orgueil, montée sur les épaules de la flatterie, est unicorne, et porte un cor, qui est aussi un peu une corne.

C’est moi Orgueil la très coquette
La féroce armée d’une corne…
C’est une corne qui s’appelle
Férocité et cruauté
J’en frappe et à droite et à gauche
Sans épargner ni clerc, ni prêtre.
C’est la corne de l’unicorne
Qui est plus cruel que bicorne[3].

Et plus loin :

Quand j’ai le vin en corne,
fière suis comme unicorne.

Nulle licorne dans le Roman de la rose, mais la corne y est aussi signe de vanité quand un passage se moque d’une femme portant perruque faite avec :

Les cheveux d’une femme morte,
Ou blonde soie, en fins rouleaux,
Qu’elle glisse sous ses bandeaux.
Qu’elle porte au front telles cornes
Que jamais cerfs, bœufs ou licornes,
Assez hardis pour l’affronter,
Son chef ne puissent surmonter[4].

Les démons des miniatures arborent le plus souvent deux cornes de taureau, mauvaiseté, ou de bouc, luxure. Lorsqu’ils n’en ont qu’une, elle est souvent spiralée comme celle de la licorne et peut là encore signifier la suffisance, la prétention. Un autre signe d’orgueil était la crête, à la manière du coq. Or sur les crânes des diables ou des dragons se dressent parfois des formes un peu punk que l’observateur d’aujourd’hui hésite à classer parmi les cornes ou les crêtes.

Les diables, quand ils sont en groupe, sont le plus souvent en Occident représentés de manière générique, et il n’est donc pas toujours possible d’isoler tel ou tel, et notamment de repérer Lucifer, l’ange déchu pour son orgueil. Sur une impressionnante gravure d’un incunable décrivant les quinze signes de la venue de l’Antéchrist, ce dernier est cependant clairement représenté ailé et portant, sur le sommet de la tête, une courte corne spiralée. Le fait que la corne unique du malin soit presque toujours plantée sur le sommet du crâne et non sur le front montre bien son caractère ostentatoire, c’est une corne de frime plus que de puissance.

Les naissances monstrueuses, réelles ou inventées, ont beaucoup fait parler d’elles à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Elles n’étaient pas des merveilles de la création, comme les créatures bizarres de l’Orient lointain, mais des présages ou des signes de la colère divine – c’est d’ailleurs l’étymologie de monstre, ce qui montre, ce qui révèle. Voici la description, dans les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau, en 1560, de l’un des monstres les plus connus :

« En l’an mil cinq-cent-douze, du temps que le Pape Jules second suscita tant de sanglantes tragédies en Italie, et qu’il eut la guerre avec le Roy Louis, il fut engendré à Ravenne, qui est l’une des plus anciennes cités de l’Italie, un monstre ayant une corne en la tête, deux ailes, et un pied semblable à celui d’un oiseau ravissant et avec un œil au genou. Il était double quant au sexe, participant de l’homme et de la femme, il avait en l’estomac la figure d’un Ypsilon et la figure d’une croix et si n’avait aucun bras. Ce monstre fut produit sur terre du temps que toute l’Italie était enflammée des guerres, non toutefois sans apporter grande terreur au peuple. De toutes les provinces de l’Italie et de la Grèce ils venaient voir cette misérable créature. Chacun en parlait diversement. Entre autres, il s’y trouva quelques hommes doctes et célèbres qui commencèrent à philosopher sur la misère de cet enfant, et sur sa figure monstrueuse, lesquels disaient que par la corne était figuré l’orgueil et l’ambition, par les ailes la légèreté et l’inconstance, par le défaut des bras le défaut des bonnes œuvres, par le pied ravissant la rapine, l’usure et l’avarice, par l’œil qui était au genou l’affection des choses terrestres, par les deux sexes la sodomie, et que pour tous ces péchés qui régnaient en ce temps en Italie, elle était ainsi affligée de guerres… ».

La corne unique était donc encore signe d’orgueil, d’ambition et peut-être, même si cela est rarement dit, d’incomplétude.


[1] « Unicornis et in bona et in mala accipitur significatione. In bona quidem quando pro significanda Ecclesia ponitur. De qua dictum est in psalmo : et exaltabitur sicut unicornis cornu meum. In mala autem quando pro designanda superbia ponitur. Est enim animal unice superbum », BNF, ms nal 181, cité in Cédric Giraud, Théologie et pédagogie au XIIe siècle, les sentences d’Anselme de Laon, 2012
[2] « Si insurgit rabies leonina, premitur per patientiam: si petulantia hirci, per abstinentiam: si ferocitas apri, per mansuetudinem: si superbia unicornis, per humilitatem». Saint Bernard de Clairvaux, Tractatus de interiori domo, seu de conscientia ædificanda, ch.XII, in Migne, Patrologie latine, vol.CLXXXIV, col.516-517.
[3] Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie Humaine, 2015, p.703.
[4] Le Roman de la Rose, adaptation en vers modernes par Pierre Marteau, 1878

➕ Le chandelier de Walpurgis

Quelques techniques de chasse à la licorne à la fin du XIVe siècle dans une église flamande et un palais sicilien.

Le chandelier de l’église Sainte Walburge vers 1900.
Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed, Wikimedia Commons

Un impressionnant chandelier gothique en fer forgé, de forme dodécagonale, est suspendu au plafond de l’église Sainte Walburge à Zutphen, aux Pays-Bas. Il a sans doute été installé en 1396, date à laquelle les livres de comptes de l’église indiquent que des lots de cierges destinés à y être installés ont commencé à être régulièrement commandés Cette pièce magnifique est souvent photographiée mais n’a malheureusement guère été étudiée, et les seuls textes un peu conséquents à son sujet que j’ai pu dénicher étaient écrits en hollandais et difficilement accessibles. Du coup, je vais me risquer un peu dans l’interprétation, en espérant ne pas dire trop de bêtises.

Sur les douze côtés de ce lustre, au-dessus des noms des apôtres, de Jésus et de Marie, une frise de fer forgé présente, à la manière d’ombres chinoises, des scènes sylvestres, essentiellement de chasse. Les références chrétiennes n’en sont pas absentes, mais elles n’y sont pas seules et ne sont peut-être pas toujours l’essentiel. Quelques autres chandeliers dodécagonaux similaires ont été conservés ans des églises allemandes; ils présentent des scènes de pèlerinage en Terre Sainte, mais cela ne semble pas être le cas de celui-ci, dont la chasse est le thème principal.

On y compte pas moins de dix licornes. L’une d’entre elles sert de monture à un homme sauvage qui, armé d’un simple tronc d’arbre en guise de lance, affronte un chevalier casqué. Nous reviendrons sur ces sylvains qui, dans les marges des livres d’heures, sont tantôt chasseurs et tantôt amis des licornes.

Il n’est pas facile d’identifier les autres personnages qui courent sur cette frise de ferronnerie, et donc de savoir si les chasseurs de licorne étaient, dans l’esprit de l’artiste, hommes sauvages, chevaliers, ou pèlerins en route pour Jérusalem. Quoi qu’il en soit, les neufs autres licornes sont assez mal barrées. Quatre sont attaquées par des chiens, le veneur soufflant dans son cor mais restant prudemment en retrait. Elles font mine de se défendre mais ne peuvent que succomber sous le poids du nombre. Une bête est cernées, des chiens courant arrivant de la droite et la précipitant vers la lance du chasseur.  Des chasseurs plus subtils, ou mieux informés, sont venus accompagnés et pas moins de quatre autres unicornes semblent lever et tourner la tête avec surprise lorsque, à demi endormies dans le giron d’une jeune vierge, elles sentent la lance du chasseur qui leur perce le flanc. D’autres scènes montrent des biches et sangliers poursuivis par des chiens, des chasseurs lançant des faucons sur le petit gibier, quelques cerfs s’attaquant à des nids de serpents, et même une file de danseurs menés par un joueur de viole qui ancre le décor dans les traditions populaires..

Que dire de ces licornes, et de ce scènes de chasse ? Veneurs et chiens font déjà penser à la chasse mystique, mais la licorne a encore le côté percé par une lance et si la scène à une signification chrétienne, c’est encore celle de la passion. Surtout, au milieu d’autres scènes de vénerie, la chasse à la licorne à l’aide d’une jeune vierge apparaît finalement plus comme une technique de chasse parmi d’autres que comme une allégorie.

J’allais oublier….la bestiole la plus curieuse de ce chandelier n’est pas la licorne mais un mystérieux animal qui n’apparaît pas moins de cinq fois sur la frise.  Ce quadrupède accroupi, à la silhouette de chien, porte au sommet de la tête une corne qui se divise en deux, et dont chacune des extrémités se termine sur une sorte de gland, motif décoratif alors fréquent. Les quelques chercheurs qui se sont intéressés à cet objet ont tous été intrigués par une créature que l’on ne retrouve nulle part dans l’art peint ou sculpté de cette époque. Peut-être s’agissait-il de la marque du talentueux et anonyme ferronnier qui a réalisé cet ouvrage – à moins bien sûr que ce ne soit encore un coup des templiers-cathares-alchimistes, on ne sait jamais.

Broderie, circa 1380.
Londres, Victoria and Albert Museum.

Palazzo Chiaramonte, Palerme, circa 1380. Les deux licornes sont sur le côté gauche.
Photo Tommaso Evola, Flickr.

Plus ou moins à la même date, vers 1380, mais bien loin de là, en Sicile, des artistes dont l’histoire a cette fois retenu les noms, Cecco di Naro, Simone da Corleone et Pellegrino Darena, peignaient le plafond de bois du palais de la famille Chiaramonte, à Palerme. On y retrouve aussi plusieurs chasses à la licorne – trois au moins, mais je n’ai pas vu d’images de la totalité du plafond. Une blanche bête qui se retourne pour faire face aux chiens qui la poursuivaient est visée par un archer. Deux autres, piégées par des jeunes vierges, sont tuées par des chasseurs armés l’un d’une épée, l’autre d’une lance.  En Sicile normande comme en Flandre, le récit de la chasse à la licorne hésitait entre deux techniques bien différentes,  la traque aux chiens courants et la vierge traîtresse.

Plazzo Chiaramonte; Palerme.
Photo Attom, Flickr.