➕ Recettes d’apothicaires

L’abondante littérature médicale des XVIe et XVIIe siècles fait parfois grand cas de la corne de licorne, utilisée comme simple, c’est à dire seule, mais aussi mêlée à d’autres ingrédients bizarres dans des recettes de poudre, huile, élixir et autres préparations contre la peste et les venins. Cela marchait au moins aussi bien que la chloroquine ou l’ivermectine.

La corne de licorne, réduite en poudre, portée en amulettes ou même simplement en infusion, était l’un des simples les plus renommés, et les plus chers, de la pharmacopée de la Renaissance. Sur ce sujet, je vous renvoie à mon futur livre, ou à un traité un peu tardif et confus mais très amusant, l’Histoire de la nature, chasse, proprietez et usages de la lycorne de l’apothicaire montpelliérain Laurent Catelan, et bien sûr au Discours dans lequel le chirurgien Ambroise Paré s’attaque à l’usage médical de la corne de licorne mais aussi de la poudre de momie.

La poudre de licorne ou parfois « à son défaut de la corne de cerf prise dans les endroits les plus élevés[1] » entrait aussi dans de complexes préparations comme cet anti-épileptique : « Pour la faire, on prend de l’arrière-faix[2] d’une femme d’un tempérament sanguin, une once, après l’avoir fait sécher et l’avoir nettoyé de toutes ses membranes ; des racines de pivoine à fleurs blanches & de sa graine, une demi once ; de la raclure du crâne d’un homme mort de mort violente, de la raclure de corne de licorne, du pied d’élan, du gui de chêne, des racines de la valériane sauvage, & du vincetoxicum, trois dragmes ; des perles de corail rouge, de la pierre contra-yerva, du succin blanc & de l’ambre gris, deux gros. On fait du tout une poudre. Elle produit de très bons effets dans les accidents et dans la cure de l’épilepsie ; on la donne dans des eaux céphaliques depuis demi scrupule jusqu’à demie dragme[3]».  Un autre traité, quelques années plus tard, ajoute à la recette « des foies de vipères avec les cœurs » et « de la fiente de paon desséchée[4] ».

Bien sûr, la difficulté à se procurer de la véritable poudre de licorne encourageait toutes sortes de trafics, et certains traités de médecine mettent en garde contre les contrefaçons – « de la corne de licorne, il faut tascher d’avoir de la vraye[5]».

Voici une autre recette, d’une huile parfaite contre la peste & tout venin : « Pren de l’huille du plus vieil que tu pourras trouver, et le mets bouillir l’espace d’une heure & pour chaque livre dudit huille, mets y cinquante scorpions, ou autant plus que tu en pourras avoir, mets tout cecy en un pot à découvert, lequel tu mettras en un chaudron d’eau bouillante, tant que le tiers de l’huille ou un peu moins soit consommé. Puis ôte les scorpions, et coule l’huile par un canevas en un autre pot, ou phiole bien étoupée, laquelle tu mettras au soleil l’espace de deux ou trois mois, ou sur les cendres chaudes l’espace de deux ou trois jours. Mais avant que la mettre au soleil ou au feu, tu y adjouteras les choses suivantes, à sçavoir rhubarbe deux onces, licorne deux onces, triacle 1 once, eau de vie 3 onces. Et quand aucun se sentira entaché de la peste ou de quelque venin, tu l’oindras dudit huille vers la partie du cœur, et tous les jours[6]».

Comme le faisait remarquer un sceptique, « les remèdes couteux et rares sont du goût de quantité de médecins et de tous les apothicaires. Il ne manque plus à quelques-uns que d’ordonner les cendres du Phénix[7] ».

Les traités de médecine spagyrique, ou alchimique, ajoutaient à la complexité des recettes une petite dose de mystère :
« L’unicorne minéral est décrit par Mynsicthus qui le prépare avec l’huile du vitriol de Mars et de Venus , & du sel régénéré du même vitriol, ces deux corps formant l’unicorne minéral conjointement. L’arcane de vitriol & le Clyssus vitriolique sont les frères de l’unicorne minéral, puisqu’ils sont préparés chacun avec l’esprit de vitriol & le sel régénéré de vitriol. La vitriolisation de Vénus par Mars est inutile pour tirer le mercure philosophique double de Mynsicthus composé de deux substances, & qu’il appelle par cette raison Rebis, puisque l’esprit de vitriol de Van Helmont cy-dessus suffit. Le sel dernier de vitriol ou régénéré dans le colcothar, exposé à l’air, est d’une autre nature que celui qui se tire immédiatement de la teste morte du vitriol, & c’est ce sel régénéré ou dernier, non pas le sel commun de vitriol qu’il faut prendre pour la préparation de l’unicorne minéral, de l’arcane de vitriol , & du clyssus vitriolique[8] ».

Voici comment l’un des plus célèbres médecins alchimistes, par ailleurs poète et philosophe, Marsile Ficin, expliquait les propriétés de la corne de licorne :
« Toutefois nous ne disons pas que notre esprit soit préparé aux influences célestes seulement par les qualités des choses connues aux sens, mais encore beaucoup davantage par certaines propriétés du ciel, entées aux choses, et cachées à nos sens voire à grand peine connues à la raison. Car autant que telles propriétés et leurs effets ne peuvent consister de vertu élémentaire, il s’ensuit qu’elles procèdent singulièrement de la vie et de l’esprit du monde par les mêmes rayons des étoiles, et pourtant que l’esprit est beaucoup et bien touché et affecté par icelles, et grandement exposé aux célestes influences. En cette sorte l’Émeraude, l’Hyacinthe, le Saphir, le Rubis, la corne de l’unicorne et principalement la pierre que les Arabes appellent Bezaar, sont douées des secrètes propriétés des Grâces. Et pourtant non seulement étant prises par dedans, mais encore si elles touchent la chair, et qu’échauffées elles y découvrent leur vertu, et de là entent et insinuent une force céleste aux esprits, par laquelle ils se conservent et contregardent de la peste et des venins. Or que telles choses et semblables produisent leurs effets par la vertu céleste, cela en fait foi qu’étant prises en petit poids elles ne produisent pas action de petite importance[9]. »

Tous les médecins ne tenaient cependant pas la licorne en si haute estime. Beaucoup lui préféraient même des cornes d’un accès plus facile et d’un coût vraisemblablement plus modeste. Christofle Landré assure ainsi que « plutôt me reposerai sur la corne de cerf, ou de chèvre, que sur celle de licorne, car elles ont une force commune d’absterger et mondifier.[10]»

D’autres se méfiaient autant des chèvres et cerfs que des licornes, comme l’homme de lettres et médecin Guy Patin qui, dans les années 1630, « disoit à propos des cornes de cerfs & de licornes, que quelques empiriques font entrer dans la composition des remèdes, qu’il s’étonnoit comment ils n’y faisoient pas entrer les leurs propres, & que la faculté en ayant bonne provision, il y auroit de quoi guérir bien des malades, si tant est que les cornes qui font mal à la tête pussent faire du bien au corps[11] ».

William Hogarth, Marriage à la mode, troisième tableau, The Inspection, 1743.
La tache noire sur le cou du vicomte montre qu’il est atteint de syphilis, la corne de licorne accrochée au mur que le médecin français qu’il consulte est un charlatan.
National Gallery, Londres

[1] Nicolas Lemery, Pharmacopée universelle, 1763, p.336
[2] Ensemble des trucs un peu visqueux qui restent après un accouchement.
[3] M. de Meuve, Dictionnaire pharmaceutique ou apparat de médecine, 1689, p.490.
[4] Nicolas Lemery, Pharmacopée universelle, 1763, p.335
[5] André Caille & Jacques Dubois,  La pharmacopée qui est la manière de bien choisir et préparer les simples, 1580
[6] Les Secrets de reverend seigneur Alexis Piemontois, 1557, p.37.
[7] Pierre Belon du Mans, Observations de plusieurs singularitez et choses mémorables, Paris, 1553.
[8] Traité du bon choix des médicamens de Daniel Ludovicus, commenté par Michel Ettmuller, Lyon, 1720, p.241
[9] Marsile Ficin, Les trois Livres de la vie, traduits en français par Guy Le Fèvre de la Boderie, 1586
[10] Christofle Landré, Oeccoïatrie, 1573
[11] L’esprit de Guy Patin tiré de ses conversations, 1709.

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