➕ Vraies et fausses licornes

Il peut arriver qu’une chèvre ou une antilope perde une corne, mais cela n’en fait pas vraiment une licorne. Faute de licornes naturelles, quelques petits malins ont donc créé des licornes artificielles.

Dans l’une des premières uchronies, par ailleurs très ennuyeuse, Napoléon et la conquête du monde, « Napoléon étant à Ummerapoura, des Birmans lui amenèrent deux licornes vivantes ; cet animal extrêmement rare avait même été jusque-là considéré comme fabuleux. Les naturalistes l’étudièrent avec soin ; on reconnut qu’il n’était autre qu’une espèce d’antilope de la plus haute stature, et dont les deux cornes, très-droites, se contournaient ensemble, et, soudées en spirale, se dressaient au milieu du front et ne présentaient en effet qu’une seule corne apparente. Elles furent transportées en France dont le climat parut parfaitement convenir à la vie de ces quadrupèdes. Ils produisirent sur notre sol où la race s’en multiplia rapidement. Leurs mœurs sont douces, ils sont faciles à apprivoiser, et déjà l’on a vu appliquer à l’industrie et au luxe la force de cet animal gracieux, dont les proportions élégantes et élevées se rapprochent de celles du cheval, auquel, sous quelques rapports même, il est préférable[1]».

En 1827, le baron George Cuvier, inventeur de la paléontologie, fut chargé d’enrichir de notes zoologiques une édition de l’Histoire naturelle de Pline. La plupart de ses brèves notes se contentent d’indiquer à quel animal, selon lui, correspondent des descriptions d’animaux quelque peu exotiques ou fantastiques. Le savant baron profita néanmoins de la description du Monoceros pour consacrer six longues pages à « rappeler et peut-être terminer les longues et ennuyeuses discussions auxquelles ont donné lieu les différents passages des anciens où il est question d’animaux unicornes[2]». Faisant peu de cas des auteurs classiques, Cuvier se fonde sur deux arguments zoologiques pour nier l’existence de la licorne. D’une part, une corne unique devrait être parfaitement symétrique, ce qui n’est pas la cas de la dent du  narval ni d’aucune des autres cornes spiralées parfois présentées comme cornes de licorne ; d’autre part, une telle corne devrait pousser sur la jonction des deux os frontaux, ce qui serait impossible, une corne n’étant issue que d’un os unique. Cuvier ramène ensuite l’ensemble des descriptions d’animaux unicornes par Pline, Ctésias, Élien et Aristote, au rhinocéros, dont la corne est en fait une touffe de poils durcie, ou aux antilopes, notamment à l’oryx qui de loin ou de profil peut sembler unicorne. Il ne rejette pas totalement les témoignages de son temps, mais les disqualifie en écrivant, à propos des antilopes, qu’ « il est possible qu’on ait vu quelquefois de ces quadrupèdes réellement unicornes, soit par une mutilation accidentelle, soit par une défectuosité de naissance ». Malgré cette nuance, c’est donc bien un démenti formel qui était apporté, par la plus haute autorité de l’époque en la matière, à tous ceux qui voulaient encore croire à une possible découverte de l’espèce animale licorne.

Il n’est pas rare qu’un oryx, antilope africaine aux cornes longues et fines, en perde une par accident. Quant aux accidents de la nature, animaux nés avec une corne unique, rarement centrale, ils arrivent dans bien des espèces mais les érudits de la Renaissance qui ont systématiquement catalogué ces monstruosités ne les confondaient pas avec des espèces animales spécifiques, ne voyaient pas dans un rare bouc unicorne une licorne.

Bergers africains manipulant les cornes du bétail. On voit une vache « unicorne » sur la gauche.
John George Wood, A Natural History of Man, 1870


Cuvier aurait pu ajouter, mais il l’ignorait, que certains ont pu, à l’occasion, se livrer à diverses manipulations pour rapprocher les cornes de quelques animaux et donner l’illusion d’une corne centrale unique. La pratique est avérée au moins en Afrique de l’Est et dans l’Himalaya, où elle est peut-être à l’origine de certaines représentations de démons et bodhisattvas chevauchant une chèvre ou une antilope aux cornes entrelacées.


En 1906, le prince de Galles se vit ainsi offrir une large collection de quarante-huit animaux venus du Népal, parmi lesquels deux béliers unicornes, dont la nature fut longuement discutée dans la presse britannique. Une encyclopédie scolaire, en 1909, assure qu’ils appartiennent à une variété de béliers de l’Himalaya dont le nombre de cornes peut varier de un à quatre. Interrogé à ce sujet, le premier ministre népalais finit néanmoins, en 1911, par répondre au résident britannique que « il n’existe pas de variété de moutons unicornes au Népal, et les spécimens qui sont parfois vendus ici ne sont pas non plus des monstres de la nature. Ils sont obtenus par un traitement cruel, qui consiste à brûler au fer rouge la base des cornes des jeunes mâles, lorsqu’ils sont âgés d’un ou deux mois. Leurs cornes poussent alors plus proches du centre de leur crâne, comme s’il n’y en avait qu’une[3]».

Les deux béliers unicornes offerts au prince de Galles en 1906.
The New Teachers’ and Pupils’ Cyclopedia, 1909.

On pouvait être moins cruel, car Cuvier se trompait sur un point. Les cornes ne sont pas issues d’un os crânien, mais se forment chacune sur une petite masse osseuse distincte, qui ne fusionne que plus tard avec le crâne. C’est pour prouver cela qu’un biologiste américain, le Dr Franklin Dove, dans les années 1930, déplaça les cornes naissantes de jeunes animaux pour les implanter ailleurs, et créa ainsi quelques chèvres et vaches unicornes. Franklin Dove constata que ses taureaux unicornes utilisaient leur corne unique pour soulever barrières et grillages, ce que ne parvenaient pas à faire leurs congénères, s’en servaient en combat comme d’une lance, et devenaient souvent les leaders de leurs troupeaux. Comme quoi c’est cool d’être une licorne.

Dans les années soixante-dix, un curieux couple, Oberon Zell-Ravenheart et Morning Glory, inspirés par la lecture de La Dernière Licorne de Peter S. Beagle, reprit la technique du docteur Dove. Dans leur communauté de Greenfield, en Californie, ils pratiquaient le triolisme, le paganisme, la magie naturelle et… l’élevage de boas, d’iguanes et de licornes, parmi lesquelles leur mascotte Lancelot, avec lequel ils faisaient le tour des festivals et fêtes médiévales.

En 1984, Oberon et Morning Glory (quel nom, quand même, ça vaut bien l’épouse du Christ) passèrent un accord avec un cirque, les Ringling Bros, qui exhiba quatre licornes dans une tournée de deux ans à travers les Etats-Unis, où elles rencontrèrent un certain succès. Oberon expliquait ce compromis avec le capitalisme par la nécessité de trouver des fonds pour une expédition en Nouvelle Guinée à la recherche des sirènes. Le couple cessa d’élever des licornes dans les années quatre-vingt-dix ; la dernière est morte en 2005. Oberon est toujours actif, dirigeant notamment une école de magie en ligne, The Grey School of Wizardry, où plus de 400 élèves apprennent l’alchimie, la sorcellerie, la divination et, bien sûr, la cryptozoologie.


[1] Louis Geoffroy, Napoléon et la conquête du monde, 1836.
[2] La Zoologie de Pline, éd. Pankoucke, 1831, p.430 sq.
[3] The Field, 27 avril 1911.

Aujourd’hui, lors des fêtes médiévales, on croise plutôt ce genre de licorne.
Photo Audubon Community Nature Center, Flickr.

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