➕ Jules Fellens, L’inquisition dévoilée, Mystères, délations, tortures, 1850

La source à laquelle Jules Fellens, en 1850, a puisé les arguments de ce bref débat sur l’existence de la licorne est très probablement le Discours de la licorne d’Ambroise Paré, paru en 1582, soit un siècle après que cette discussion entre inquisiteurs, peut-être très légèrement anachronique, est censée avoir eu lieu.

Arbuez, qui devait à Torquemada son élévation aux fonctions d’inquisiteur, était l’instrument du fanatisme de son maître; il ne jurait que par lui, le respectait autant que Dieu, et le craignait plus que le diable lui-même. Voilà comment, sans être cruel par nature, Pedro Arbuez, en se faisant l’exécuteur des ordres sanguinaires du grand-inquisiteur, s’était attiré la haine des habitants de Saragosse. Peureux, et bien payé pour l’être, car sa vie avait été menacée plus d’une fois, il avait pris les plus grandes précautions pour se mettre à l’abri de tout danger.
Dès qu’il fut entré, il s’avança vers Torquemada et lui dit :
« Salut et bénédiction à mon révérend maître !
— Salut et courage à maître Epila, répondit le grand-inquisiteur, d’un air assez narquois.
— Le courage est bon, dit maître Epila, mais le salut, celui de cette vie du moins, est bien compromis par tous ces turbulents diables de faux chrétiens, qui semblent avoir juré de ne me laisser de repos ni le jour ni la nuit.
— C’est pour cela, sans doute, que vous êtes armé, Dieu me pardonne, jusqu’aux dents!
— Hé! hé ! fit le gros Epila, les bulles de notre saint père le pape n’ont jamais défendu de se mettre en garde contre les marranos, contre les nouveaux chrétiens, contre les pénitenciés mécontents » , ajouta-t-il en me lançant un coup d’œil.
On se rappelle que Pedro Arbuez, en sa qualité de premier inquisiteur de Saragosse, avait dirigé la procédure contre moi, et que c’était lui qui avait prononcé ma sentence.
 « Assurément, répondit Torquemada ; mais vous conviendrez que c’est pousser un peu loin les précautions, car on dit que sous vos vêtements…
– Songez, mon révérend maître, interrompit Epila, que je n’ai pas, pour m’accompagner, cinquante familiers à cheval et deux cents à pied ; je suis mon seul gardien, je ne saurais donc prendre trop de précautions ; voilà pourquoi je me suis affublé de la sorte : sous mes vêtements je porte une cotte de mailles serrée et solide , avec laquelle je puis braver les coups de poignard les mieux appliqués ; ma tête , comme vous le voyez, est gardée par cette calotte de fer, et ma main ne quitte jamais ce bon bâton. Avec l’aide de Dieu et de ses saints, je ne crains rien de la part de mes ennemis ; je ne suis pas ingambe, il est vrai, mais j’ai le bras assez bon.» Puis, frappant sur son gros abdomen : « Le coffre n’est pas sans mérite, et je suis vigilant.
— Veillez et priez, dit l’Évangile, répondit Torquemada.
— Oui, répliqua Pedro Arbuez, et mettez-vous à l’abri des embûches de vos ennemis; c’est permis, et la très-sainte inquisition n’y saurait trouver à redire.
— Et, sans doute , pour compléter ces moyens de défense, demanda le grand-inquisiteur, vous vous êtes muni de quelque antidote contre le poison ?
— Gaspard Juglar, mon second, m’avait conseillé de porter toujours sur moi une défense de licorne, comme le meilleur préservatif contre le poison ; mais, outre que cet antidote est très rare et très difficile à rencontrer, je vous dirai, en confidence, que je ne crois pas à sa vertu.
— Comment, maître Epila, vous doutez de l’efficacité de la défense de la licorne? Savez-vous qu’un pareil doute est une hérésie? J’y crois, moi !
— Ah! ah ! c’est différent! riposta maître Epila, plein de confusion d’être pris en flagrant délit de contradiction avec son révérend maître sur un pareil article de foi. Je croyais que la licorne d’abord n’était qu’un animal fabuleux, et ensuite que la défense était au moins aussi fabuleuse que l’animal lui-même ; mais puisque votre révérence y croit, je n’ai plus rien à dire.
— Savez-vous, maître Epila, que, pour un docteur, vous n’êtes guère versé dans les saintes Écritures?
— En vérité , mon révérend maître, les Écritures ont parlé de la licorne ?
— L’Écriture a dit, en plus d’un endroit, en parlant du Fils de Dieu : Dilectus quemadmodum filius unicornium (cher comme le fils de la licorne).
— C’est vrai, je l’avais oublié. Ce qui me faisait douter de l’existence de cet animal, c’est que les anciens naturalistes, et surtout Pline et Aristote, en ont raconté des choses par trop merveilleuses pour qu’elles ne soient pas sorties de leur imagination seule.
— Je serais curieux de savoir ce qu’ils disaient de cette bête extraordinaire.
— Pline , qui, entre nous soit dit, est passablement menteur, prétend qu’il y avait, de son temps, en Afrique, un animal qu’il appelle oryx, n’ayant qu’une seule corne au milieu du front, et qui, par sa forme et sa taille, n’aurait été qu’une espèce de chèvre grosse comme un bœuf. Deux autres historiens, non moins menteurs que Pline, lui donnaient la grosseur du rhinocéros, tandis qu’Aristote, le plus menteur de tous, lui attribuait des pieds fourchus et du poil dirigé à contre-sens. Ce n’est pas tout, Pline, après avoir inventé l’oryx, n’était pas homme à rester en si beau chemin, et, dans son livre des Animaux terrestres, il s’amuse à décrire une bête que j’ai toutes les raisons de croire fabuleuse. Il lui donne la tête d’un cerf, les pieds d’un éléphant, la queue d’un sanglier, le corps d’un cheval ; puis, lui implantant au milieu du front une seule et unique corne droite, aiguë, noire et longue de deux coudées, il dit à ce rare animal: Tu t’appelleras monoceros, unicorne ; tu seras la plus furieuse de toutes les bêtes que l’on ait jamais vues, même de mon temps.
Les successeurs de Pline ne pouvaient s’accommoder d’un animal aussi farouche ; ils acceptaient bien la forme du corps, mais la férocité du naturel, non. Voici donc ce qu’ils ont fait. Ils ont d’abord supposé à notre animal une passion bien prononcée pour la chasteté, à tel point que, pour se rendre maître de cette étonnante bête, il suffisait d’envoyer une jeune fille, dont la virginité fût incontestable, à la source où la bête venait habituellement se désaltérer. Aussitôt qu’elle apercevait la jeune vierge, elle accourait, s’arrangeait le plus commodément possible à ses pieds, puis, penchant sa tête unicornue sur les genoux de la chaste et perfide enfant, elle s’endormait du sommeil de Samson sur ceux de Dalila, et, comme lui, se laissait ainsi surprendre par les chasseurs, autres Philistins non moins empressés à mettre la main sur un monoceros, que ne l’étaient les ennemis de Samson à s’emparer du merveilleux défenseur d’Israël. Ce n’est pas tout : à quoi pouvait servir une corne droite, aiguë, noire et longue de près de trois pieds, fichée au milieu de l’os frontal, si le naturel de la bête était pacifique et doux? assurément, c’était une défense inutile, une arme de luxe, une cinquième roue à un char. Rien n’embarrasse les gens qui ont l’esprit inventif : aussi cette difficulté n’arrêta-t-elle pas longtemps les réformateurs de Pline. Cette corne unique, se dirent-ils, ne peut raisonnablement rester là, sans emploi et, puisqu’elle ne saurait, grâce à la débonnaireté de l’animal, servir à embrocher les chasseurs, faisons en sorte qu’elle purifie les eaux ; si elle ne donne pas la mort aux hommes, qu’elle leur sauve la vie. Cela valait infiniment mieux ; et ce qui fut dit fut fait. La défense du monoceros, ou de l’unicorne, ou de la licorne, fut douée, depuis ce temps, de la propriété de contrebalancer l’effet du poison. Il suffit d’en tremper l’extrémité dans le liquide empoisonné, ou même de la porter sur soi pour être préservé d’une mort certaine par le poison.
 — Pour moi, dit Torquemada, j’ai la plus grande foi en la vertu de cet antidote.
— L’Écriture sainte ayant constaté l’existence de l’unicorne ou de la licorne, je crois fermement qu’elle existe, répondit Arbuez ; quant à la vertu attribuée à sa défense, je ne vois pas qu’il en soit dit un mot dans les livres sacrés, et le doute, en ce cas-là, peut au moins nous être permis.
— Tenez, incrédule, dit le grand-inquisiteur en tirant de dessous son manteau un petit bout de corne noire, ceci est une défense de licorne : voyez et croyez.
— Mon révérend maître, dit naïvement le gros Epila, après avoir examiné avec une grande attention le merveilleux talisman, je vois bien la corne, mais je ne vois point la vertu.
— Bienheureux ceux qui ont vu, mais bienheureux aussi ceux qui croient sans avoir vu, répondit le grand inquisiteur.
— Et cette défense suffit pour détruire l’effet des poisons les plus violents? demanda Arbuez.
— Oui, certes, répondit Torquemada. Qui sait si déjà vingt fois je n’aurais pas succombé sous les atteintes du poison, sans ce précieux antidote ?
— La malice de nos ennemis, qui sont les ennemis de Dieu, est si grande ! s’exclama Pedro Arbuez. Et vous n’avez jamais essayé, continua-t-il, de faire l’épreuve de cette défense de licorne? J’entends, faire une épreuve décisive?
— Comme, grâce à la malice de mes ennemis, j’ai dû infailliblement être empoisonné, je tiens cette épreuve pour faite.
— Je la renouvellerais, insista le gros Epila, à votre place, mon révérend maître, j’avalerais une dose copieuse d’un bon poison, pour voir si la vertu de la défense de licorne est aussi réelle qu’on le dit.
— Voulez-vous, maître Epila, tenter cette épreuve sur vous-même ? Ici je suis en lieu de sûreté, et je puis vous prêter cette défense jusqu’à demain.
— Merci, mon révérend maître ; ma confiance en ce talisman n’est pas assez robuste pour que je veuille en faire l’épreuve. J’aime mieux croire qu’il a toute la vertu imaginable. Je pense qu’en cela c’est comme en matière de religion : c’est la foi qui nous sauve.
— Maintenant, maître Epila, me direz-vous quel sujet vous amène ? demanda le grand-inquisiteur du ton bourru d’un homme qui n’a pas eu le dernier mot dans une discussion.
— Ah ! c’est juste, répondit Arbuez, cette fabuleuse licorne m’avait tellement distrait, que j’allais oublier l’objet de ma visite.

Ces coupes de licorne qui auraient appartenu à Torquemada sont en corne de rhinocéros.
Francisco Aznar, Indumentaria española : documentos para su estudio, desde la época visigoda hasta nuestros dias, 1881

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