➕ Haruki Murakami, La Fin des temps, 1985

Les licornes de La fin des temps, long roman onirique, cyberpunk et kafkaïen de Haruki Murakami, tiennent plus de la licorne occidentale que du kirin japonais. Et elles meurent.

Je ne savais pas trop comment illustrer ces extraits, voici donc une carte de mon jeu Trollfest, à paraître en 2022. Oui, je sais, ce n’est pas exactement le genre de musique qu’écoutent les personnages de Murakami, généralement férus, comme lui, de jazz et de classique.

Ce n’était qu’un crâne d’animal. Pas un très gros animal. La surface de l’os était toute desséchée comme s’il était longtemps resté exposé aux rayons du soleil, les couleurs fanées jusqu’à en avoir perdu leur teinte d’origine. Les longues mâchoires pointées vers l’avant étaient restées entrouvertes, comme si elles avaient été brusquement congelées juste au moment où elles cherchaient à dire quelque chose. Les petites orbites avaient perdu leur contenu quelque part en route et ouvraient leur néant sur la pièce qui s’étendait derrière.
Le crâne était léger, à un point presque irréel, ce qui concourait à lui donner une qualité quasi immatérielle. Il ne persistait rien là-dedans qui ait un quelconque rapport avec la vie. Toute chair, tout souvenir, toute tiédeur avaient quitté à jamais cet objet. Au milieu du front se trouvait une petite cavité rêche au toucher. Après avoir examiné ce creux un moment en y posant les doigts, j’en vins à supposer que c’était la trace d’une corne disparue.
— C’est le crâne d’une de ces licornes qu’on voit dans la ville, n’est-ce pas ? lui demandai-je.
Elle hocha la tête.
— C’est là que sont enfouis les vieux rêves, répondit-elle calmement.

[…]

— Je t’en prie. À propos, est-ce que je peux te demander encore quelque chose ?
— Encore quelque chose ?! fit-elle. Ça dépend de ce que c’est.
— Je voudrais que tu te renseignes sur les licornes.
— Les licornes ?! répéta-t-elle.
— Je ne peux pas te demander ça ?
Il y eut un silence prolongé. Je l’imaginais en train de se mordiller la lèvre inférieure.
— Qu’est-ce que tu veux savoir sur les licornes ?
— Tout.

[…]

— Le plus important, ce sont les yeux. En attaque comme en défense, les yeux servent de tour de contrôle. Il est donc logique que la corne pousse en contact étroit avec les yeux. Un bon exemple ? Les rhinocéros. Les rhinocéros sont fondamentalement des animaux à une corne, seulement ils sont affreusement myopes. Leur myopie est d’ailleurs liée au fait de n’avoir qu’une seule corne. Une infirmité, quoi. Mais ce qui fait que les rhinocéros se sont perpétués malgré ce défaut, c’est que ce sont des herbivores et qu’ils sont recouverts d’une dure carapace. Ce qui fait qu’ils n’ont pratiquement aucune nécessité de se défendre. En ce sens, on peut dire que, même morphologiquement, le rhinocéros ressemble de près au dinosaure à trois cornes. Mais la licorne, en tout cas d’après les dessins qu’on en a, n’entre certainement pas dans cette catégorie. Elle n’a pas de carapace, et elle est très… comment dire ?
— Vulnérable ?
— C’est ça. En ce qui concerne la défense, elle est sur le même plan que le cerf. Si en plus de ça elle est myope, c’est le coup de grâce. Même avec un odorat et une ouïe développés, si elle se trouve acculée, elle est fichue. Par conséquent, attaquer une licorne, c’est à peu près comme tirer sur un canard qui ne peut pas voler avec un fusil à plombs hautement efficace. Ensuite, un autre défaut d’avoir une seule corne, c’est que si elle est détériorée on est fichu. Autrement dit, c’est comme de traverser le Sahara sans pneu de secours, tu vois ce que je veux dire ?

[…]

— C’est un soldat de l’armée russe qui l’a découvert en creusant une tranchée sur le front ukrainien. Il a cru que c’était un crâne de vache ou de cerf, et l’a jeté dans un coin. Si cela s’était arrêté là, la chose aurait été enterrée au plus profond des ténèbres de l’histoire, mais, comme par hasard, le lieutenant qui commandait ce régiment était étudiant du collège de biologie de Saint-Pétersbourg. Il ramassa le crâne, l’emmena dans son baraquement et l’examina attentivement. Et là, il découvrit qu’il s’agissait du crâne d’un animal d’une espèce qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il en informa immédiatement le professeur chargé de la chaire de biologie de l’université de Saint-Pétersbourg et attendit l’arrivée d’une équipe de recherche, mais celle-ci n’arriva jamais. Il faut savoir que la Russie de cette période était en pleine confusion, que ni vivres ni munitions ni médicaments ne parvenaient plus au front, que des grèves éclataient partout, bref, ce n’étaient pas les conditions idéales pour qu’une équipe de recherche parvienne jusqu’au front. Et même si par hasard ils y étaient arrivés, je pense qu’ils n’auraient pas eu le loisir de faire leurs recherches de terrain : l’armée russe était en pleine retraite, et la ligne de front avait reculé jusqu’à devenir zone d’occupation allemande.

[…]

— Alors donc, reprit-elle, ce professeur examina le crâne dans les moindres recoins et aboutit à la même conclusion que le jeune lieutenant dix-huit ans plus tôt – autrement dit, ce crâne ne correspondait à aucun animal existant actuellement. Sa configuration se rapprochait le plus de celle du cerf, et la morphologie de sa mâchoire permettait de le classer par analogie avec les ongulés herbivores mais il paraissait avoir des joues plus renflées qu’un cervidé. Cependant, ce qui le différenciait surtout d’un cervidé était la présence au milieu de son front d’une unique corne. Autrement dit, c’était une licorne.
— Ça veut dire qu’il y avait bien une corne ? Sur le crâne ?
— Oui, c’est ça, il y avait une corne. Évidemment pas une corne en parfait état, juste un reste de corne. Elle était longue de trois centimètres et avait été tranchée net, mais ce qu’il en restait laissait supposer qu’elle avait dû atteindre vingt centimètres de longueur et était toute droite, ressemblant un peu à une corne de gazelle – c’est ce qu’ils disent, hein. Le diamètre de la base était d’environ, euh… deux centimètres.
— Deux centimètres… répétai-je.
Le creux dans le crâne que le vieux m’avait offert faisait aussi exactement deux centimètres.

[…]

— Oui, un plateau circulaire entouré de murailles abruptes. Ces murailles se seraient peu à peu érodées au cours de quelques dizaines de milliers d’années, jusqu’à former une colline on ne peut plus anodine. Et c’est là qu’aurait habité en secret notre licorne, sans aucun ennemi naturel. Il y avait d’abondantes sources sur ce plateau, et une terre fertile, donc logiquement cette hypothèse se tient. Le professeur présenta alors à l’Académie des sciences soviétique une thèse en soixante-trois articles intitulée « Réflexion sur les systèmes biologiques du plateau de Bourtafil », agrémentée de preuves basées sur la géologie des lieux et sur les espèces d’animaux et de plantes, et accompagnée du fameux crâne. Tout ça se passait en août 1936.
— Il a dû se faire une mauvaise réputation avec ça.
— Exactement. Pratiquement personne ne le prit au sérieux. De plus, malheureusement, juste à cette époque, l’université de Moscou et celle de Leningrad rivalisaient entre elles pour le pouvoir de l’académie scientifique. Les opinions de Leningrad n’étaient pas en odeur de sainteté et ce genre de recherches méthodiques et probantes antidiscriminatoires recevaient un accueil extrêmement froid. Seulement personne ne pouvait ignorer l’existence de ce crâne de licorne. Toute hypothèse mise à part, demeurait l’existence indubitable de cet objet. Alors quelques spécialistes entreprirent de l’étudier pendant une année, au bout de laquelle ils se virent forcés de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une contrefaçon, mais bel et bien du crâne d’un animal à corne unique. Finalement, le comité académique conclut qu’il s’agissait d’un crâne d’un animal atteint d’une difformité, sans rapport avec la chaîne de l’évolution, qui ne valait pas la peine de faire l’objet de recherches, et renvoya le crâne à l’université de Leningrad au professeur Perov. Et on n’en parla plus. Le professeur Perov quant à lui continua à attendre que le vent tourne et qu’arrive le moment où les résultats de ses recherches seraient enfin reconnus, mais ses derniers espoirs s’évanouirent en 1940 quand l’Allemagne et la Russie entrèrent en guerre. Finalement, il mourut dans le désespoir en 1943. Le crâne, lui, avait disparu en 1941 pendant le siège de Leningrad. De toute façon, l’université de Leningrad avait été entièrement détruite sous les bombardements tant allemands que russes et le crâne disparut tout à fait. Ainsi s’évanouissait l’unique preuve de l’existence de la licorne.

[…]

Par un sombre après-midi de novembre, nous partîmes après le repas en direction de l’étang du sud. Un peu avant l’étang, la rivière creusait dans le côté ouest de la colline du sud une vallée profonde, dont d’épais fourrés obstruaient l’accès. Il nous fallut donc arriver de l’est en contournant la colline du sud par l’arrière. Comme il avait plu dans la matinée, chacun de nos pas sur l’épaisse couche de feuilles mortes qui recouvrait le sol soulevait un suintement humide. À mi-chemin, nous croisâmes deux licornes qui arrivaient en sens inverse. Elles nous dépassèrent d’un air inexpressif, en balançant lentement de droite et de gauche leur cou doré.
— La nourriture se fait rare, dit-elle. L’hiver approche, les bêtes cherchent assidûment des baies. C’est pour ça qu’elles s’aventurent jusqu’ici. Normalement, on ne les voit jamais par ici.

[…]

Une fois l’automne disparu, le ciel s’installa dans un vide transitoire. Oui, un ciel vide étrangement silencieux, qui n’appartenait ni à l’automne ni à l’hiver. La fourrure dorée qui enveloppait les licornes perdit peu à peu son éclat, la blancheur comme décolorée de leur pelage, qui allait en augmentant, annonçait aux habitants de la ville l’arrivée imminente de l’hiver. 

[…]

Des ménagères, leur panier au bras, passèrent devant moi. Des poireaux ou des navets pointaient leur nez au-dessus des sacs de supermarché. Je me sentais un peu jaloux d’elles. On ne leur cassait pas leur frigo, on ne leur ouvrait pas le ventre au couteau, elles. Le monde tournait paisiblement, si on ne pensait qu’à la façon d’accommoder poireaux et navets, et aux notes des enfants. Elles n’avaient pas besoin non plus de se promener avec un crâne de licorne sous le bras, ni de se torturer les méninges avec des opérations complexes ou des codes secrets incompréhensibles. C’est ça, une vie normale.

[…]

Les bêtes avaient déjà perdu quelques-unes de leurs compagnes. Après la première vraie chute de neige, qui dura toute la nuit, on retrouva au matin les corps de quelques vieilles licornes, gisant sous cinq centimètres de neige à peine. Leur pelage doré faisait ressortir la blancheur hivernale du paysage. Perçant à travers un nuage déchiré, les rayons du soleil matinal lançaient un éclat vif sur ce paysage glacé. L’haleine du troupeau de plus de mille bêtes montait en tournoyant, toute blanche dans la lumière.

[…]

Quand le dernier écho du cor se fut noyé dans l’air, les bêtes se levèrent. Elles tendirent d’abord lentement les pattes avant, comme pour vérifier, puis redressèrent le tronc, enfin tendirent les pattes arrière. Elles donnèrent plusieurs coups de corne dans les airs et, en dernier, s’ébrouèrent pour faire tomber la neige amoncelée sur leurs dos, comme si elles venaient seulement de la remarquer. Puis elles se mirent en marche vers la porte.
Une fois qu’elles furent toutes passées de l’autre côté de la porte, je compris enfin ce qu’avait voulu me montrer le gardien. Plusieurs bêtes du troupeau, qui paraissaient endormies, étaient en fait mortes gelées dans la position du sommeil. Plutôt que mortes, elles paraissaient plongées dans une méditation profonde sur quelque importante question. Pour elles, pourtant, il n’existait plus de réponse. Nul filet d’haleine blanche ne montait de leurs bouches ni de leurs nez. Leurs corps avaient pour toujours mis un terme à leurs activités, leurs consciences s’étaient engouffrées dans les profondeurs des ténèbres.
Quand le reste du troupeau eut disparu en direction de la porte, ces quelques cadavres demeurèrent là, comme de petites bosses auxquelles la terre aurait donné naissance. Le linceul blanc de la neige enveloppait leurs corps. Seules leurs cornes fendaient encore l’espace avec une étrange vivacité. En passant auprès des cadavres, la plupart des survivants baissaient profondément la tête, ou frappaient légèrement des sabots sur le sol, pleurant ainsi la mort de leurs compagnes.
Je restai longtemps à contempler leurs cadavres immobiles. Je restai jusqu’à ce que le soleil matinal soit déjà haut dans le ciel, jusqu’à ce qu’il ait fait avancer l’ombre du mur, jusqu’à ce que sa chaleur commence à faire fondre tranquillement la neige sur la terre. J’attendais que leur mort fonde elle aussi au soleil du matin : les licornes n’avaient que l’apparence de la mort, elles allaient finir par se lever pour vaquer à leurs activités matinales, comme tous les jours.
Mais elles ne se relevèrent pas, et seule continua de briller, dans la lumière du soleil, leur fourrure dorée, mouillée de neige fondue. Les yeux commençaient à me faire mal

[…]

— Que vont devenir les cadavres ?
— Ils seront brûlés par le gardien, répondit le vieillard en réchauffant ses grandes mains sèches sur sa tasse de café. Bientôt cela va devenir la tâche principale du gardien. D’abord, il doit couper les têtes des bêtes mortes, enlever la cervelle et les yeux, les faire bouillir dans un grand chaudron pour en faire des crânes bien propres. Puis il empile ce qui reste des cadavres, les arrose d’huile de colza et y met le feu pour les brûler.
— Et ensuite on remplit ces crânes avec les vieux rêves, et on les aligne sur les étagères de la bibliothèque ? demandai-je, les yeux fermés. Mais pourquoi ? Pourquoi ces crânes ?

[…]

Quand vient l’après-midi, on voit s’élever la fumée grise du bûcher des licornes. Cela continue chaque jour, pendant tout l’hiver. La neige blanche, et la fumée grise…

[…]

Nous rencontrâmes aussi des licornes qui vagabondaient parmi les herbes sèches, à la recherche de nourriture. Elles étaient enveloppées d’une fourrure légèrement dorée tirant sur le blanc. Leurs poils étaient plus longs, leur fourrure plus épaisse qu’en automne, mais cela ne faisait qu’accentuer leur maigreur actuelle. Leurs omoplates se découpaient nettement au-dessus de leurs épaules, comme les ressorts d’un vieux canapé, la chair de leur museau pendait, toute flasque, leur donnant un air négligé. Leurs yeux avaient un éclat terne, les articulations de leurs pattes étaient gonflées comme des ballons. La seule chose inchangée était la corne blanche saillant sur leur front. Comme auparavant, elle pointait fièrement droit vers le ciel.
Par petits groupes de trois ou quatre, les licornes traversaient les bordures des champs, allant de buisson en buisson. Mais on ne voyait presque plus de baies sur les arbres ni de feuilles vertes comestibles. Il restait bien des fruits sur les branches les plus hautes, mais leur taille ne leur permettait pas de les atteindre, aussi cherchaient-elles en vain sur le sol, sous ces arbres, des fruits tombés à terre, ou bien elles levaient tristement la tête pour regarder les oiseaux picorer les fruits dans les arbres.

[…]

— Qu’est-ce que tu veux faire de ce crâne de licorne ? demanda-t-elle.
— Je te l’offre, dis-je. Tu peux le mettre quelque part pour décorer.
— Ça ferait bien sur la télé, tu crois ?

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