➕ Les séries jaunes, la licorne au naturel

Sur les tentures naturalistes du roi de Pologne Sigismond, aujourd’hui à Cracovie, et celles de la famille Borromée à Isola Bella, la licorne n’est qu’un animal sauvage parmi d’autres, mais elle reste plus souvent qu’à son tour au centre de la scène.

Les tentures rouges de la dame à la licorne étaient héraldiques, peut-être vaguement symboliques. Les toiles vertes de la chasse à la licorne étaient allégoriques et surchargées de références chrétiennes. Un demi-siècle plus tard, sur les tapisseries de Flandre qui s’exportent alors dans toute l’Europe, la licorne, qui est désormais plus un animal qu’un symbole, semble dessinée d’après nature. Elle reste cependant plus souvent qu’à son tour au centre de la scène, et les récits traditionnels à son sujet ne sont pas oubliés[1].

Tout au long des années 1550, le duc de Lituanie et roi de Pologne Sigismond II fit réaliser en Flandre, pour son palais de Cracovie où elles se trouvent encore aujourd’hui, la plus impressionnante collection de tapisseries en Europe, plus d’une centaine de pièces de grande taille. On y trouve des tentures héraldiques, mais les plus belles pièces sont des récits de l’Ancien testament, l’histoire d’Adam et Eve, celle de Noé, la construction de la tour de Babel, et surtout des verdures, tapisseries naturalistes mettant en scène une faune sauvage et souvent exotique dans des paysages réalistes et foisonnants bien différents des millefleurs bien rangés de la fin du Moyen Âge.

L’embarquement dans l’Arche. Palais du Wawel, Cracovie.

Un tel programme iconographique, la plus importante série de tapisseries jamais réalisée en Europe, fut une aubaine pour les ateliers de Bruxelles, où furent sans doute tissées la plupart des toiles. Plusieurs peintres dessinèrent les cartons, plusieurs ateliers se partagèrent le tissage, et tous n’avaient peut-être pas la même idée de la zoologie biblique. La licorne est ainsi absente des six toiles contant l’histoire d’Adam et Eve, et notamment de la scène de la Création, mais elle aurait peut-être été là si, comme dans une série réalisée à la même époque et dans les mêmes ateliers pour les Medici, l’épisode d’Adam nommant les animaux avait été inscrite au programme. Elle ne rate pas l’embarquement dans l’Arche, mais ne semble plus être là à l’arrivée ; on pourrait s’en inquiéter, mais peut-être est-elle cachée par quelque autre et plus gros animal, éléphant ou dragon.
Les luxueuses tentures bibliques de Sigismond lancèrent une mode : jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les séries de la Création, et plus encore de l’histoire de Noé, furent recopiées, souvent un peu modifiées, et le récit parfois enrichi de nouveaux épisodes. La licorne, et souvent aussi sa cousine la girafe unicorne, se glissèrent alors à l’occasion dans la foule des animaux[2].

Faute peut-être de pouvoir entretenir, comme le faisait à Prague l’empereur Rudolf, une véritable ménagerie exotique, Sigismond fit surtout réaliser de très nombreuses tapisseries animalières. Du coup, il avait des licornes, et même une famille de dragons, ce que le Habsbourg n’avait pas. Il reste une quarantaine de ces tentures, aux teintes jaunes, beiges et vert pâle, où se côtoient les créatures de l’ancien et du nouveau monde, et quelques-unes qui ne sont finalement d’aucun.

L’ambiance est naturaliste, presque réaliste, mais plusieurs thématiques proviennent directement du bestiaire médiéval. Sur une toile, la panthère combat son vieil ennemi le dragon. Sur une autre, la licorne trempe sa corne dans les eaux d’une rivière, faisant fuir un serpent à la gueule inquiétante. L’autre ennemi des serpents, le cerf, lui fait face et se prépare peut-être à dévorer le reptile. L’image du couple du cerf et de la licorne fait aussi penser aux poèmes alchimiques de Lambspring dont le plus ancien manuscrit date de 1556. Enfin, on voit derrière la licorne un autre animal très présent dans les verdures du Wawel, la girafe unicorne. Elle est au centre d’une autre tenture, baptisée selon les catalogues le lynx et la licorne ou le lynx et la girafe. Elle apparaît également en arrière-plan du combat de la panthère et du dragon. Deux girafes dont l’une, sans doute le mâle, est armée d’un bois de cerf, se promènent tranquillement dans la forêt sur une petite tapisserie verticale.

L’histoire des tapisseries de combats d’animaux – pugnæ ferarum – qui décorent aujourd’hui le palais des Borromée, sur une île du lac majeur, est moins bien connue. Le dessin ressemble à celui des verdures du Wawel, jusqu’aux petites girafes unicornes en arrière-plan, mais les scènes sont dans l’ensemble plus violentes, et bordées de cartouches portant des citations bibliques. On a cru un temps que ces toiles provenaient également de la collection du roi Sigismond[3] ; on pense aujourd’hui, sur la foi d’inventaires, qu’elles ont été réalisées pour un ecclésiastique, sans doute le cardinal de Guise, dans les années 1560,  avant de passer dans la famille Mazarin. Les Borromée, qui ont une licorne sur leur blason, en auraient fait l’acquisition au XVIIe siècle pour décorer leur palais nouvellement construit sur Isola Bella. Quoi qu’il en fut, ces tapisseries proviennent vraisemblablement des mêmes ateliers bruxellois que beaucoup de celles de Cracovie.

Sur la plus grande et la plus impressionnante des tentures, une licorne est attaquée par quatre fauves. La bête, aussi musclée que ses agresseurs, se défend avec acharnement et transperce de sa corne la patte d’une panthère. Dans le cartouche inférieur, un emblème original présente une licorne pointant sa corne vers le sol, entourée d’un lion et d’autres animaux, accompagnée de la devise Durum aliena vivere ope – il est dur de dépendre des autres pour sa survie. On devine que, gênée par sa longue corne, la licorne a besoin d’autrui pour se nourrir. Dans le cartouche supérieur, une citation de l’Ecclésiaste rappelle que Dieu a donné pouvoir à l’homme sur toutes les bêtes qui nagent, marchent et volent.

Sur une autre toile, une licorne s’apprête à transpercer de sa corne un lion réfugié dans un arbre. La scène rappelle celle de l’unicorne plantant sa corne dans un tronc d’arbre, mais c’est ici le lion qui est piégé. Au premier plan, une famille de singes s’enfuit, la mère portant, comme dans les illustrations du bestiaire, un petit dans ses bras et l’autre sur son dos. Dans le cartouche, un passage du psaume 22, Sauve moi de la colère du lion et des cornes de la licorne, incite à voir dans les deux combattants des représentations des destructrices passions humaines. À l’arrière-plan pourtant, au cœur de la forêt, les animaux, parmi lesquels une girafe unicorne, attendent qu’une autre licorne trempe sa corne dans les eaux de la rivière pour boire, donnant de la bête une image plus positive, et montrent qu’il ne faut pas chercher à être trop précis dans les lectures allégoriques.

Les licornes de ces scènes naturalistes ne sont plus, comme un demi-siècle auparavant dans les tentures de la Chasse et de la Dame à la licorne, des images ou des symboles. Ce sont des bêtes parmi d’autres, sauvages, exotiques, parfois féroces, mais comme dans les traités de zoologie de Conrad Gesner, rédigés à la même époque, les récits issus du bestiaire et des traditions médiévales n’ont pas totalement disparu.


[1] Ce chapitre doit beaucoup à la thèse de Carmen Cramer Niekrasz, Woven Theaters of Nature: Flemish Tapestry and Natural History, 1550-1600, 2007.
[2] Magdalena Piwocka, The Story of Noah and The Story of Babel from the Tapestry Collection of Sigismund Augustus, in Folia Historiae Artium, 2015.
[3] Marcel Roethlisberger, La tenture de la licorne dans la collection Borromée, 1957.

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