📖 Quand Dieu créa la licorne

e chapitre est sans doute celui pour lequel je disposais du plus vaste choix d’images. Les licornes édéniques sont en effet nombreuses sur les miniatures des bibles médiévales, puis sur les gravures de celles de la Renaissance.

Toutes ces images du jardin d’Eden, la Création des animaux, la création d’Adam et Eve, leur mariage, la Tentation et la Chute, n’ont bien sûr pas pu trouver leur place dans le livre, et je vous en mets donc quelques autres ici.

Une erreur a pu se glisser ici ou là dans les intitulés des scènes, car il n’est pas toujours facile de distinguer les miniatures où Dieu crée les animaux de celles où Adam les nomme. L’autre étant à l’image de l’Un, à moins que ce ne soit l’inverse, il est inévitable qu’ils se ressemblent un peu. Tous les enlumineurs ne font pas le choix de représenter Dieu plus âgé, avec une longue barbe blanche.

La création et le jardin d’Eden, avec ou sans licorne, figurent aussi sur la première page de toutes sortes de manuscrits, des compilations comme l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui mêle récit biblique et antiquité classique, des encyclopédies comme le Livre du trésor de Brunetto Latini, ou des textes antiques plus ou moins christianisés comme les Métamorphoses d’Ovide,.

Les mêmes scènes, les mêmes images, les mêmes licornes, se retrouvent bien sûr sur les gravures des premières bibles imprimées. Si les images ci-dessous sont moins nombreuses, c’est parce qu’elles proviennent des toutes premières bibles imprimées, avant 1520, dont les programmes iconographiques sont encore très proches de ceux des manuscrits.


Les choses changent un peu au XVIe siècle. Les techniques de gravure progressent, permettant de représenter des images plus complexes, et les troubles religieux ne sont pas favorables à la licorne qui ne disparait pas mais se se fait plus discrète, souvent à l’arrière plan. Tout cela est discuté dans un autre chapitre, qui lui n’est pas dans le livre mais sur ce blog, d’un jardin l’autre.

Au fait, voici un extrait de l’épisode des Simpsons dont je parle dans le livre, où la licorne Gary meurt d’épuisement après avoir creusé un tunnel pour permettre à Eve de retourner au jardin d’Eden.

➕ D’un jardin l’autre

Dans les premières bibles imprimées, dans les recueils de « figures » religieuses, dans les paysages animaliers des XVIe et XVIIe siècle,  la licorne n’est  plus, comme dans les enluminures médiévales, une figure allégorique défilant avec le lion au premier rang du monde animal. Elle est une créature parmi des dizaines d’autres dans des représentations un peu touffues du jardin d’Éden.

Sur une série de gravures bibliques réalisées par le graveur flamand Pieter van der Borcht, la licorne est présente dans pas moins de dix scènes de la Genèse, s’éclipsant comme souvent après avoir quitté l’Arche, pour ne reparaître que bien plus tard, et c’est original, en arrière-plan de la tentation du Christ. (Vous pouvez voir les planches entières en haute définition sur le site du Rijksmuseum)

Le récit biblique de la création du Monde ne citant nommément aucun animal autre que le serpent tentateur, la colombe et le corbeau, les graveurs ont en effet peuplé leur Eden assez librement, dans des scènes qui seraient réalistes si elles n’étaient pas si pacifiques. Griffons, dragons et autres sirènes en sont presque toujours absents, mais la licorne, animal exotique autant que légendaire, comme l’éléphant ou la girafe, est fréquemment représentée.

C’est bien sûr sur les gravures illustrant la Genèse que la licorne, désormais souvent en couple comme les autres animaux, est la plus fréquente. Du sixième jour de la Création à l’embarquement dans l’Arche de Noé, elle est encore là mais se fait de plus en plus discrète au XVIIe siècle, passant à l’arrière-plan, parfois trempant la point de sa corne dans le cours de l’un des quatre fleuves du paradis terrestre. On ne la voit plus guère après qu’elle a quitté l’arche, se retirant sans doute dans quelque haute montagne ou désert reculé.

C’est dans le monde germanique qu’avaient été peintes, au XVe siècle, la plupart des Annonciations à la licorne. Les représentations du couple licorne-vierge y faisaient presque de la blanche bête dans le jardin clos un attribut marial. Si quelques chasses mystiques peintes sur les murs des églises ont été effacées, la licorne n’a cependant pas été éliminée de l’iconographie biblique protestante, elle s’est juste déplacée du jardin clos du Cantique des Cantiques au jardin d’Eden de la Genèse.

Luther lui-même traduit unicornis par Einhorn et cite l’animal à plusieurs reprises dans ses sermons, par exemple dans celui sur les brebis perdues où il compare la foi imperturbable de Moïse à « la licorne, animal dont on sait qu’il ne peut être capturé vivant [1]». Il aurait même, peu avant sa mort, été soigné en vain avec de la poudre de corne de licorne [2].

Lucas Cranach l’ancien, qui embrassa la réforme avec enthousiasme et fit plusieurs portraits de Martin Luther et de ses proches, ne peint bien sûr aucune vierge à la licorne, mais on lui doit de nombreuses représentations du jardin d’Eden, où la licorne est souvent présente.

Si les représentations de licorne endormie dans le giron d’une jeune vierge se font très rares dans le monde protestant, la licorne édénique gambade donc librement aux XVIe et XVIIe siècle dans les jardins luthériens autant que catholiques; il est vrai que les bois ou cuivres utilisés par les imprimeurs sont souvent les mêmes, où se recopient sans scrupules. Les bibles calvinistes ne sont guère illustrées, ça ne ferait pas bien sérieux, mais la bête reste présente, notamment, dans le texte des Psaumes.

Le monde animal est aussi l’un des thèmes de prédilection de nombreux artistes. Les épisodes de la Genèse, de plus en plus concurrencés il est vrai au XVIIe siècle par la scène d’Orphée charmant les animaux, permettent de mettre en scène dans un contexte apaisé tout le monde animal, et toute la technique du dessinateur. Des peintres comme Jan Brueghel l’ancien (1568-1625) et son fils Jan Bruegfhel le jeune (1601-1678), les deux frères Jacob (1567-1603) et Roelant Savery (1576-1639), puis leur neveu Jacob le jeune (1592-1651)se sont fait une spécialité de ces paysages animaliers, où plantes et créatures sont représentés avec le même soin que dans les scènes de chasse ou les natures mortes. Roelant Savery vécut dix ans à Prague, à la cour de l’empereur Rodolphe, et s’était entraîné à peindre d’après nature les nombreux animaux exotiques de sa ménagerie – on lui doit les plus célèbres représentations du dodo. Point de dragons ou de griffons dans ces tableaux où la licorne est peut-être la seule créature que l’artiste n’a jamais observé.

Preuve que le sujet religieux ou mythologique n’est guère plus qu’un prétexte à peindre le ponde animal, le Dieu créateur, Adam, Eve, l’Arche ou Orphée passent peu à peu au second plan, loin derrière les silhouettes de lion, de vache ou de chevaux qui semblent observer le spectateur. Les légendes ne sont pourtant pas tout à fait oubliées et, lorsque la licorne au loin se fait discrète, elle est parfois occupée à tremper la pointe de sa corne dans les eaux d’un fleuve.

Le jardin d’Eden judéo-chrétien est une variation sur un thème présent dans bien des cultures, et dans la mythologie gréco-latine, celui du locus amoenus, du lieu idyllique, et de l’Âge d’or. A la Renaissance, les mêmes artistes qui se sont inspirés de la scène d’Adam nommant les animaux pour figurer Orphée les charmant ont aussi représenté l’âge d’Or classique d’après l’Eden chrétien. Si l’on n’y trouve guère de licornes, c’est surtout parce que les animaux y sont plus rares, tandis que les hommes, plus nombreux et parfois moins tenus par la chasteté et la sobriété, y occupent toute le scène. Les auteurs classiques, notamment Virgile dans les Bucoliques et les Géorgiques et Ovide dans les Métamorphoses, insistaient cependant sur la paix entre l’homme et le monde animal, semblable à celle qui régnait en Éden avant la chute.

Nous avons vu que les licornes édéniques des tableaux et gravures trempent souvent leur corne dans les eaux de la fontaine ou de l’un des quatre fleuves du paradis terrestre. Dans un long poème consacré à l’âge d’or, Laurent de Medicis, qui à défaut de licorne hébergeait dans sa ménagerie une girafe, remarque que cela ne devrait pas être nécessaire. Les serpents ne sifflaient ni ne piquaient, le regard du basilisc était doux et inoffensif, les autres animaux pouvaient donc en principe boire en toute tranquillité sans devoir attendre que la licorne les ait précédés.

E serpenti non han veneno, o fischio,
Onde tal volta il cor si fugge il sangue.
Securo è mirar fiso il basalischio,
Ne per guardo mortal tristo alcun langue :
Ne gli animali al fonte hun patienza ,
Che lo Alicorno facci la credenza.

Lorenzo de Medici, Poesie Vulgari, 1544 , p.97. (circa 1470)

Trente bœufs mugissaient au fond de ses cavernes;
Ses quatre socs donnaient les graines à l’oiseau ;
La licorne habitait l’ombre de son roseau ;
Sa tendresse rendait honteuses les citernes.

il allait sur les monts prier et s’incliner;
II n aimait pas le sang versé dans la colère.
Kaïn souffrait, Kaïn pardonnait à son frère;
Habel ne savait pas souffrir et pardonner. 

Georges d’Esparbès, Notre Père, 1890

Panneau de ruche, XIXe siècle. Musée de l’apiculture de Radovlijca, Slovénie.

[1] Martin Luther, Predigt vom verlorenen Schaf, 25 août 1532, in Schriften, éd. de Weimar, t.XXXVI, p.274.
[2] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, 1561, livre.III, p.425.

➕ Et plus ou moins la femme est toujours Dalila

ne blanche et pure licorne pouvait-elle être séduite et trahie par une pure vierge ? Gênés par la duplicité du rôle de la dame, des artistes ont tenté d’atténuer la violence de la scène, tandis que quelques auteurs se risquaient à de nouvelles interprétations parfois théologiquement assez osées.

Apparu dans l’Orient hellénistique, le récit de la capture et de la mise à mort d’une licorne séduite puis trahie par une jeune vierge a presque certainement une origine pré-chrétienne. En effet, si les allégories religieuses qu’en tirent les bestiaires sont si hésitantes et si peu convaincantes, c’est vraisemblablement parce qu’elles ont été plaquées sur un récit préexistant, dont nous ne connaissons cependant pas l’origine.

La duplicité de la jeune vierge, en particulier, convient mal au personnage de Marie qui, pour peu qu’elle tranche ou même simplement tienne la corne de l’animal, est un peu aussi Dalila. Des artistes du Moyen Âge ont pu, comme nous, être choqués et ont cherché à embellir le rôle de la Vierge. Ils l’ont dessinée comme prise de remords, cherchant d’un signe de la main à arrêter le chasseur, voire enserrant la licorne dans ses bras protecteurs. Ils ont aussi atténué la violence de la chasse, remplaçant la lance par un simple bâton, ou par une corde laissant supposer que la bête ne sera que capturée, ce qui était d’ailleurs le cas dans le Physiologus originel.

Quelques auteurs ont cherché de nouvelles interprétations de cette scène, pas toujours plus convaincantes. Voici par exemple celle du dominicain Thomas de Cantimpré dans son Bonum universale de Apibus, au milieu du XIIIe siècle :  « La licorne est un animal très féroce qui erre dans le désert, à la recherche d’hommes et d’animaux pour les tuer ; mais on laisse à sa portée une jeune fille vierge. La licorne, s’approchant alors, dépose toute férocité, respectant dans cette vierge la pudeur d’un corps chaste et, posant sa tête sur son sein, s’y endort.  Lorsque cette vierge a saisi dans ses mains cette corne (et nous en avons une de sept pieds de long dans une église de Bruges) elle rend l’animal souple et modéré dans ses passions, si bien que selon le cas, on le prend et on le tue ou bien on s’en empare pour le montrer en spectacle. Quel sens pouvons-nous découvrir dans la licorne de cet animal féroce, si ce n’est le Christ dont la puissance est sans pareille ? […] Mais dans le désert du monde, la plus belle de toutes les femmes, la Vierge sortie de la souche de Jessé, a été découverte par le fils de Dieu, par l’intermédiaire de l’ange messager d’honneur […] C’est pourquoi notre licorne, Jésus, ne sévit plus maintenant comme elle sévissait autrefois et pourtant les pécheurs d’aujourd’hui sont plus coupables que par le passé, puisque la vérité salutaire est mieux connue et le stimulant du péché diminué dans le pécheur par la grâce de sa mort. Mais notre Vierge, usant de son droit maternel et du patronage qui lui est confié surveille cette corne à la puissance sans pareille, si bien que Jésus montre de la longanimité et de la patience à l’égard de tous les impies et les pécheurs, au lieu de frapper aussitôt les délinquants dans leur crime même comme autrefois.[1]»

Outre que la logique de la chasse est un peu oubliée, on est quand même surpris par ce Christ sanguinaire qui défoncerait volontiers tout le monde avec sa corne, mais est heureusement retenu par sa trop gentille maman.

Un bestiaire toscan tardif, daté de 1468, donne lui aussi une interprétation nouvelle, et moins tarabiscotée, de la scène de la capture, qui présente en outre l’avantage d’expliquer la violence de l’animal : « La licorne, une des plus cruelles bêtes qui soient, a entre les yeux une corne terriblement acérée à laquelle aucune armure ne peut résister. A cause de sa férocité, cet animal ne peut être capturé que par ruse. Une pure vierge l’approche et, attiré par l’odeur de la virginité, il se couche à ses pieds et est tué par le chasseur… La licorne symbolise les hommes violents et cruels auxquels rien ne peut résister, mais qui peuvent être vaincus et convertis par le pouvoir de Dieu… Ce fut ce qui arriva à Saul, et depuis à de nombreux autres[2] ».

D’autres artistes délaissent la référence mariale et font de la chasse à la licorne une fable profane illustrant la perfidie féminine. Sur une tapisserie allemande du XIVe siècle, la vierge et la licorne apparaissent aux côtés de quatre scènes illustrant classiquement le « pouvoir des femmes », c’est à dire leur duplicité – Dalila coupant les cheveux de Samson, Aristote chevauché par sa maîtresse Phyllis, Virgile coincé dans un panier sous la fenêtre de la fille de l’empereur, le chevalier Yvain épousant la reine Laudine. Sur les chapiteaux des piliers de l’église Saint-Pierre de Caen, datant du XIIe ou XIIIe siècle, un sculpteur malin a représenté la capture de la licorne entre une série de scènes sur le pouvoir des femmes et une autre sur les animaux symboles du Christ, ce qui permet de la rattacher à l’une ou l’autre.

Au XIXe siècle, le sens originel de la chasse à la licorne semble oublié, à moins qu’il ne soit devenu gênant. En 1891, dans Le Jardin de Bérénice, Maurice Barrès, pourtant fervent catholique et bien au fait de la mystique chrétienne, décrit une peinture où de « beaux sujets sont largement encadrés par une suite de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l’enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit une licorne réfugiée dans le giron d’une vierge » – notez le « réfugiée » qui ne colle pas avec le récit traditionnel. Le tableau est sans doute le triptyque du buisson ardent, à la cathédrale Saint Sauveur d’Aix, peint à la toute fin du XVe siècle.  En 1846, un érudit local au nom improbable de Théodore de Quatre-barbes, observant cette «  femme assise près d’une licorne qu’elle sauve de la poursuite des chasseurs », alla jusqu’à conclure que « c’est sans doute une allégorie de la pitié[3]».

Nicolas Froment, Triptyque du Buisson Ardent, circa 1475.
Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

En 1861, dans une description des sculptures de la cathédrale de Strasbourg, nous lisons de même que « un groupe est formé d’un chasseur poursuivant une licorne qui cherche son refuge dans le sein d’une vierge. C’est le symbole du pécheur qui se réfugie dans le sein de l’Église pour trouver miséricorde devant Dieu[4] ». La licorne est encore un symbole de la pitié et de la générosité lorsque Salvador Dali en fait la monture de Lady Godiva, traversant nue les rues de Coventry pour obtenir de son époux qu’il renonce à en taxer les habitants.

Salvador Dali, Lady Godiva et la licorne.

[1] Thomas de Cantimpré, Les exemples du livre des Abeilles, trad. Henri Platelle, 1997, p.163
[2] Max Goldstaub & Richard Wendriner, Ein toscovenezianischer Bestiarius, Halle, 1892, p 32 sq.
[3] Théodore de Quatre-barbes, Œuvres complètes du roi René, avec une biographie et des notices, Angers, 1846.
[4] Frédéric Piton, Strasbourg illustré, 1861.

La vierge semble s’excuser de ne pas pouvoir faire grand chose pour la licorne.
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour, début du XIVe siècle.
Bibliothèque de Dijon, ms 526, fol 24v.

📖 Les licornes à bord de l’arche

oé n’avait donc pas oublié les licornes. La Bible ayant été le livre le plus copié au Moyen Âge, puis le plus imprimé à la Renaissance, ce ne sont pas les preuves, ou du moins les images, qui manquent.

Je n’ai bien sûr pas pu les mettre toutes dans mon livre….

L’embarquement

Les licornes ont donc embarqué dans l’arche. Quant à ce qu’il s’est passé ensuite, à bord du navire, puis lors du débarquement, je vous mets quelques illustrations ici. Pour avoir le détail des événements, il vous faudra lire mon livre !

La vie à bord

Les images du débarquement sont plus rares, mais elles montrent généralement aussi que les licornes sont descendues comme tout le monde. Pourtant, dans de nombreuses bibles, c’est là la dernière fois que l’enlumineur ou le graveur les a représentées, comme si elles s’étaient ensuite discrètement éclipsées.

L’arrivée sur le mon Ararat

Les licornes sont pourtant absentes de l’Ark Encounter, le musée créationniste ouvert en 2016 dans le Kentucky, où une plaque devant la cabine du rhinocéros explique que les références bibliques à la licorne s’expliquent par une confusion avec ce dernier. C’est certainement parce que les initiateurs de ce projet sont des hommes de peu de foi.

➕ Licorne ou blanche biche

Les légendes médiévales sur la blanche biche ou le cerf blanc ne les confondent jamais avec la licorne, mais celle-ci a quand même quelques caractéristiques des cervidés.

Dans les chasses fantastiques des légendes d’Europe, comme la chasse-galerie ou la mesnie-hellequin, c’est souvent une albe bête qui mène la chevauchée, mais elle est cerf ou biche, jamais licorne. Dans Erec et Enide, c’est le cerf blanc que chasse le roi Arthur. La licorne, absente des contes populaires, n’a jamais été confondue ni avec la blanche biche qui se change parfois en femme la nuit venue, ni avec le cerf blanc que les chasseurs poursuivent en vain. Sa silhouette, ses mœurs, sa symbolique, l’apparentent néanmoins de plus en plus, à la fin du Moyen Âge, à un cervidé.

Saint Gilles vivait dans la forêt, avec pour seule compagne une biche. Un jour, un chasseur poursuivit la biche et la tua d’une flèche au moment même où elle se réfugiait dans les bras de l’ermite, qui fut blessé à la main. Le chasseur s’excusa, fit construire un monastère en pénitence, et tout est bien qui finit bien, sauf pour la biche. Pour illustrer ce récit, les enlumineurs s’inspirèrent parfois du modèle de la licorne réfugiée dans le giron d’une jeune vierge.

Au Haut Moyen Âge, la chasse la plus noble et courageuse, était celle de l’ours, décrite comme un combat. L’ours n’a jamais entretenu avec la licorne de relations particulières, si ce n’est peut-être comme un rival puisqu’il était également censé être attiré par les jeunes filles. À la fin du Moyen Âge, l’ours a perdu de son prestige, et la chasse la plus élégante devient la course, et tout particulièrement celle du cerf. Les poursuivants de la licorne sont rarement à cheval, mais les chasses mystiques de la fin du Moyen Âge ressemblent plus à des chasses à courre qu’aux scènes de capture des bestiaires. La bête n’est plus irrésistiblement attirée par l’odeur d’une jeune vierge auprès de laquelle des traqueurs s’étaient embusqués, elle est poursuivie par un veneur soufflant du cor et menant ses chiens, et semble se réfugier dans les bras protecteurs de la belle dame.

La bête qui court dans la forêt n’est plus ni le chevreau des bestiaires, ni le lourd monoceros au mugissement horrible. Quand elle tente de semer ses poursuivants, cette fine cavale aux sabots fendus bondit avec la légèreté d’une biche. Sur un bréviaire dominicain copié en Allemagne vers 1500, l’enlumineur a même dessiné une chasse mystique où la licorne est remplacée par un cerf.

Si la vierge disparait, et c’est bien sûr le cas dans les manuscrits juifs, il ne reste qu’une chasse à courre, comme celle au cerf ou au sanglier.

Au musée des Cloisters de New York, se trouve une série de tapisseries, moins connue,  contemporaine de celle de la chasse à la licorne, la chasse au cerf fragile.  La mise en scène y fait penser aux chasses mystiques à la licorne, mais la signification allégorique est toute autre. Le cerf est ici l’homme poursuivi tout au long de sa vie par ses démons. Sur la tapisserie du Met, mais ce n’est pas toujours le cas, les chasseurs sont des femmes. Elles ont pour nom vanité, vieillesse, ignorance et leurs chiens sont envie, peur, hâte et outrecuidance. Les parisiens peuvent admirer une autre chasse au cerf fragile au Musée de la Chasse et de la Nature. Si la série de la Chasse à la licorne est unique, bien des châteaux d’Europe ont, accrochées sur leurs murs, des scènes similaires de chasse au cerf fragile et humain, de vaine chasse au cerf blanc que nul ne rattrape jamais, ou tout simplement chasse au cerf, loisir ostentatoire des nobles et des puissants.

À partir du XVIe siècle, les descriptions que font des licornes les rares voyageurs à pouvoir en observer en Inde ou en Éthiopie les assimilent de moins en moins à des bœufs, des chevaux ou des rhinocéros, et de plus en plus à des antilopes – autant dire à des biches. Certes, les explorateurs et quelques savants persistent à assurer que la licorne vit en Inde et es desertz, mais lissiers et peintres la dessinent désormais dans des paysages de forêts européennes, côtoyant tantôt de jeunes vierges habillées en dame de cour, tantôt des cerfs, des biches, des ours, des loups et des sylvains.

Les mœurs des saxons. Même s’il vit dans le coin, je ne pense pas que l’homme en manteau rouge soit le père Noël.
Jean Mansel, La Fleur des Histoires, 1454. BNF, ms fr 5008, fol 133r

Une licorne, et plusieurs cerfs ou rennes unicornes, ou unibois, apparaissent ainsi dans la forêt scandinave d’une superbe miniature du XVe siècle, peut-être la première représentation d’un sauna nordique. Sur un jeu de cartes allemand imprimé vers 1450, constitué de cinq familles de dix cartes, oiseaux, fleurs, lions et ours, cerfs, hommes sauvages, l’unique licorne figure sur le deux de cerfs.

Le cerf et la licorne ont l’air de bien s’entendre. Pourtant, sur la tapisserie suivante, lorsqu’un lion attaque la licorne, le cerf s’éclipse lâchement, comme s’il n’avait rien vu. Je n’ai malheureusement pas de photo de cette autre scène. Collection privée.

Une très belle image illustrant les poèmes alchimiques de Lambsprinck, d’abord sur les manuscrits puis sur les éditions imprimées, représente un cerf et une licorne dans une épaisse forêt. Son sens originel était purement symbolique, mais une gravure d’une édition du XVIIe siècle a été si fréquemment reprise dans de nombreux ouvrages qu’elle a sans doute contribué à faire de la licorne une sorte de biche, un animal rare mais bien de chez nous.

La licorne qui, au XVIIIe siècle, disparaît des traités de zoologie et des récits de voyage n’est déjà plus tout à fait celle du Moyen Âge. Lorsqu’elle réapparait au XIXe siècle, c’est une antilope unicorne que les explorateurs britanniques partent chasser en vain dans les colonies de la couronne, et c’est une blanche biche unicorne que les romantiques réinventent en créature féérique, sylvestre et presque nordique.

Dans la Cosmographia Universalis de Sébastien Munster, en 1552, cette curieuse gravure illustre le chapitre sur les animaux de Franconie, c’est à dire du nord de la Bavière, région que le cosmographe suisse devait pourtant bien connaître. C’est effectivement un coin à licornes, mais uniquement héraldiques.

Unicorn and the White Doe

” Alone
Through forests evergreen,
By legend known,
By no eye seen,
Unmated,
Unbailed,
Untrembling between
The shifting shadows,
The sudden echoes.
Deathless I go
Unheard, unseen,”
Says the White Doe.

Unicorn with bursting heart
Breath of love hath drawn
On his desolate crags apart
At rumour of dawn ;

Has volleyed forth his pride
Twenty thousand years mute.
Tossed his horn from side to side.
Lunged with his foot

” Like a storm of sand I run
Breaking the desert’s boundaries,
I go in hiding from the sun
In thick shade of trees.

Straight was the track I took
Across the plains, but here with briar
And mire the tangled alleys crook,
Baulking desire.

And there, what glinted white ?
(A bough still shakes.)
What was it darted from my sight
Through the forest brakes ?

Where are you fled from me ?
I pursue, you fade ;
I run, you hide from me
In the dark glade.

Towering straight the trees grow,
The grass grows thick.
Where you are I do not know,
You fly so quick.”

Le cerf et la licorne, circa 1550.
Musée du Wavel, Cracovie.

” Seek me not here
Lodged among mortal deer, “
Says the White Doe ; “
” Keeping one place
Held by the ties of Space,”
Says the White Doe.
” I
Equally
In air
Above your bare
Hill crest, your basalt lair,
Mirage-reflected drink
At the clear pool’s brink ;
With tigers at play
In the glare of day
Blithely I stray;
Under shadow of myrtle
With Phoenix and his Turtle
For all time true ;
With Gryphons at grass
Under the Upas,
Sipping warm dew
That falls hourly new;
I, unattainable
Complete, incomprehensible,
No mate for you.

In sun’s beam
Or star-gleam,
No mate for you,
No mate for you,”
Says the White Doe.

Robert Graves, Unicorn and the White Doe, 1921

Banc de l’église Saint-Joseph de Saarbrücken, 1912.

La dernière licorne du charmant roman de Peter S. Beagle est aussi une biche. « Elle ne ressemblait pas du tout à un cheval unicorne comme on représente souvent les licornes. Elle était plus menue, avec des pieds fourchus. Elle avait cette grâce ancestrale et sauvage que les chevaux n’ont jamais eue, qu’on trouve chez le daim en une pâle et timide imitation et chez les chèvres dans leur simulacre de danse. Son cou, long et mince, faisait paraître sa tête plus petite qu’elle n’était. Sa crinière descendait presque jusqu’au bas de son dos et était aussi douce que le duvet du pissenlit et aussi fine qu’un cirrhe. La longue corne au-dessus de ses yeux brillait et scintillait sous l’effet de sa propre lumière de coquillage, même au plus profond de la nuit. C’est avec elle qu’elle avait tué des dragons, guéri un roi dont la blessure empoisonnée ne voulait pas se refermer et fait tomber des noisettes pour des oursons. ».

Schmendrick le magicien et la dernière licorne.

➕ La reine des animaux

À la fin du Moyen Âge, le lion détrôna l’ours et devint le roi des animaux. La licorne fut une fidèle alliée du nouveau souverain, et sur certaines images, elle semble presque être la reine des animaux.

Dans un charmant petit livre consacré à l’ours, Histoire d’un roi déchu, Michel Pastoureau raconte comment, aux XIIe et XIIIe siècle, le lion, avec le soutien de l’église et du monde gréco-latin, a détrôné l’ancien roi des animaux, l’ours, défendu par les barbares du nord. Les quelques autres prétendants n’ont jamais vraiment eu leur chance. La panthère protectrice avait toutes les qualités symboliques requises, mais une image un peu trop féminine ; le consensuel cerf, chrétien et nordique, aurait pu contenter tout le monde mais ne plaisait vraiment à personne ; l’éléphant, apprécié des romains et favori de Pline, était très fort mais trop sentimental ; le cheval, trop proche de l’homme, n’était pas vraiment une beste ; prudent, l’aigle s’est contenté de défendre son trône de roi des oiseaux, parfois menacé par le Phénix. La licorne n’était jamais très loin mais, sauf parfois dans le monde slave dont il sera question dans un autre chapitre, œuvrait en coulisses.

La création du monde, avec Ève et Adam mieux vêtus qu’à l’habitude. La blanche licorne est armée d’une très fine et longue corne.
Bible historiale, XVe siècle.
Chantilly, Musée Condé, ms 1378, fol 1r

Nous l’imaginerions volontiers aujourd’hui dans le camp ursin, chez les païens ou du moins les barbares, une licorne sylvestre à la cour du roi Arthur ou à celle de l’ours Martin, quelque part dans les forêts du septentrion. Elle fut au contraire l’un des premiers et des plus solides alliés de l’usurpateur léonin. La blanche bête, nous l’avons vu, n’avait pas sa place dans les mythes de l’Europe païenne ou dans les traditions populaires. Sa patrie était l’univers  lettré et chrétien des manuscrits, où le lion, placé en tête du bestiaire, s’est vite imposé comme le roi des bêtes sauvages (rex omnium bestiarum), puis comme le roi des animaux (rex animalium).

Le repos du septième jour.
Bible historiale de Guyart Desmoulins, circa 1415.
BNF, ms fr 15393, fol 6v.

Pour régner en personne sur les animaux, il eût fallu que la licorne fût sinon invincible, du moins redoutable, alors que la légende enseignait comment, malgré sa force, la capturer et la tuer. Souvent représentée aux côtés du mâle lion à l’épaisse crinière, elle commençait aussi à la fin du Moyen Âge à avoir une image un peu trop féminine. Sans être vraiment contestée, sa réalité n’avait pas l’évidence de celle du fauve présent au Moyen Âge dans quelques ménageries d’Europe. Un poème marial du XVIe siècle dans lequel la licorne représente la Vierge, ce qui est déjà original, décrit « la licorne en forme et belle essence, saillant en l’air comme royne des bestes », mais c’est un exemple isolé[1].

Habile intrigante sans doute, la blanche bête avait néanmoins l’oreille du nouveau souverain et se débrouilla toujours pour rester sur la deuxième ou troisième marche du trône. Dans le poème écossais The Talis of the Fyve Bestes, à la fin du XVe siècle, les quatre conseillers du roi lion, dont les fables se moquent des humains, sont le cheval, le cerf, la licorne et l’ours.

Sur ce livre d’heures du XVe siècle, la licorne trempe la pointe de sa corne dans la fontaine pour en purifier l’eau, sous le regard attentif des principaux prétendants au trône, le lion, l’ours et le cerf, ainsi que d’un élan dont on ne sait pas trop ce qu’il fait là. La blanche licorne illustre peut-être également la virginité de Marie, représentée dans la miniature au centre de la page, ainsi que celle des trois demoiselles nues à droite de l’image, dans un récit peu connu, la légende du Roi de Mercie – c’est d’ailleurs le roi de Mercie qui est endormi au premier plan.
Aix en Provence, Bibliothèque Méjanes, ms 22, fol 329r
Dieu créant les animaux dans la marge d’un livre d’heures du XVe siècle.
Utopia, Armarium codicum bibliophilorum, cod.110.

Gravures et miniatures montrent même la licorne, plus souvent que la lionne, au côté du roi des animaux, et sur bien des images ils sont une sorte de couple royal.

Sur les représentations chrétiennes du monde animal, elle est l’un des premiers animaux créés, et l’un des premiers nommés par Adam. Elle est aussi l’une des premières à monter dans l’arche, ce qui explique qu’elle ait invariablement l’une des meilleures places, côté hublot. Elle est la première à boire dans les fleuves et fontaines, et sa capacité à neutraliser le poison en fait une sorte de sainte protectrice, comme la panthère à la bonne odeur et le cerf dévoreur de serpents. Dans Le Péregrin, un roman sentimental du début du XVIe siècle, la belle Genèvre, « celle qui au monde est la seule gloire et louenge du sexe féminin avecques ung lent et modeste pas, non autrement ses compaîgnes precedoit que faict la licorne entre les autres animaulx.[2] »

Nabuchodonosor parmi les animaux. Fleur des chroniques depuis la création du monde, XIVe siècle.
Bibliothèque de Besançon, ms 677, fol 13r

Dans le livre de Daniel, lorsque Nabuchodonosor perd la raison et se prend pour un animal, le texte biblique lui fait brouter l’herbe avec les bœufs. Un enlumineur, trouvant sans doute que l’on ne pouvait pas faire moins pour le souverain de Babylone, a préféré lui assigner comme compagnons un lion et une licorne. Il y a aussi un lapin, mais à sa place, je m’éclipserais rapidement.

Écrit par un frère franciscain dans la première moitié du XIIIe siècle, le Livre des Propriétés des choses de Barthélémy l’anglais, est une vaste encyclopédie de la nature, mi-religieuse, mi-profane. Le bestiaire n’est que le dix-huitième des dix-neuf livres du propriétaire, et il est rare que les enlumineurs en aient illustré toutes les entrées. Le plus souvent, la seule image est une sorte d’écran Zoom au début du chapitre consacré aux bêtes, une miniature échiquetée, pour employer le terme héraldique, de quatre, neuf ou même seize cases, chacune occupée par un animal. Le lion est toujours là, parfois couronné, souvent dans la première case, en haut à gauche, ou au centre de l’image, mais licorne et panthère sont, après lui, les plus représentés. La blanche licorne occupe toujours une place d’honneur, sur la gauche de l’image, donc à droite pour les animaux, pour l’héraldique et pour l’art médiéval.

Un lion pour le roi, une licorne pour la reine.
Le Triomphe royal… à l’honneur de Guillaume III, La Haye, 1691.

Si, dans les marges des manuscrits médiévaux, la licorne affrontait souvent le lion, leurs relations sont, à la Renaissance, assez apaisées. Dans le roman de la dame à la licorne et du beau chevalier, sur les tapisseries de Cluny, puis lorsqu’ils encadrent le blason britannique, la blanche, lunaire et féminine licorne et le lion éclatant et solaire forment même, de toute évidence, un couple royal.

Si vous regardez bien les armes anglaises, vous remarquerez que les deux animaux portent couronne, mais la fine licorne l’a autour du cou. En Écosse, elle est aussi coiffée comme le lion, ce qui lui fait deux couronnes !


[1] BNF, ms fr 2205, fol 39v.
[2] François Dassy, Dialogue très élégant intitulé le Péregrin, 1527, fol 44v.

➕ La solitude christique de la licorne

Les couples de licornes sont rares dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance, et on n’y trouve aucune famille avec enfants. C’est parce qu’elle représente le Christ que la licorne est, plus souvent que les autres animaux, dessinée solitaire.

Le Christ et la licorne au plafond de l’église de Skrøbelev, au Danemark, circa 1500.
Photo Roberto Fortuna.

Le volumineux traité du franciscain Jürgen Werinhard Einhorn est l’ouvrage de référence sur les représentations médiévales de la licorne. Les commentaires, qui montrent une impressionnante érudition, font une large place à la symbolique religieuse, et à la licorne comme image du Christ. C’est d’une phrase ouvrant le chapitre sur la licorne dans un manuscrit du Physiologus en latin, Sic est dominus noster Iesus Christus spiritalis unicornis – (Ceci est Notre Seigneur Jésus Christ, la licorne spirituelle), que le père Einhorn, dont c’est le vrai nom, a tiré le titre de son ouvrage, Spiritalis Unicornis.

Cette blanche licorne à la silhouette de chevreau, fidèle au modèle du Physiologus, a un petit air d’agneau pascal.
Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, XVe siècle.

L’un des grands soucis de ceux que l’on a appelé les Pères de l’Église, entre fin de l’Antiquité et début du Moyen Âge, fut de trouver dans l’Ancien Testament les présages du nouveau. Le monoceros des Septante, devenu l’unicorne ou rhinocéros de la Vulgate, était signalé pour sa force, et sa corne unique devint un symbole de l’unicité et de la puissance du Christ, voire même, chez Saint Jean Chrysostôme à la fin du IVe siècle, une image de la croix : « Jésus Christ combat ses adversaires avec sa croix comme une corne ; c’est dans cette corne que repose notre confiance[1] ». L’image ne prit cependant pas vraiment, et au Moyen Âge c’est le cerf qui, avec la légende Saint Hubert, devint crucifère, la croix brillant entre ses bois.

Nul, en principe, ne tenait la licorne pour unique, comme le phénix. Élien de Préneste, dans son traité de la nature des animaux,au début du IIIe siècle, assurait certes que le Cartazon des Indes vivait seul, à l’écart de ses congénères, mais cela implique qu’il avait des congénères. En outre, il devenait plus sociable durant la saison des amours et la jeunesse de ses petits, dont il prenait grand soin.

Le lion et la licorne, chacun avec un petit, sur un bas-relief lombard du VIIIe siècle. Oratoire de Sainte Marie, Cividale del Friuli, Italie.
Photo Wie-Wolf, Flickr.

Dans les récits médiévaux, comme dans les images peintes ou sculptées, la licorne était cependant l’image du Christ, que nul n’avait jamais représenté en famille, avec femme et enfants – avec ses potes à l’occasion, un soir de beuverie, mais c’est autre chose. Il est donc rare, sur les miniatures ou les tapisseries, de voir plusieurs licornes, excepté dans les scènes comme l’embarquement à bord de l’Arche où tous les animaux sont représentés en couple.

Dieu le père et le Christ représenté par une licorne.
Bas-relief roman de l’abbaye bénédictine de Holzkirchen, en Allemagne, XIIe siècle.
Photo Peter Ackermann, Flickr.

Sur les murs de l’église baroque de Holzkirchen, en Allemagne, un énigmatique bas-relief roman provient sans doute d’un ancien monastère bénédictin du XIIe siècle. Un vieil homme barbu qui change un peu des jeunes vierges y tient dans ses bras une licorne à la corne recourbée. C’est peut-être une représentation de Dieu le père et du Christ. L’image est inhabituelle, mais au XIIe siècle, quand elle fut sculptée, les allégories n’étaient pas harmonisées dans toute l’Europe comme elles le seraient à la fin du Moyen Âge.

Cil damoisiaus qui fu nés en Bethléem est cil dont David dist : C’est li chiers fiex de l’unicorne. Unicorne est une beste petite et resamble chevrael et n’a c’une corne. A paines le poent penre venerres en bois. Si vous dirai comment l’en le prent. Ou lieu que on seit où elle hante, on prent une pucele bele, blance et tenre, et bien vestue et acesmée des plus biaus garnemens que on poent avoir. En cel lieu siet la pucele toute seule. La beste unicorne vient qui voit la pucele seule, et li saut ou saim et l’embrace et là s’endort. Et là la prent-on. Ceste beste senefie le fil Dieu. La beste na cune corne. li piere et li fiex nont cune corne.Si come dit li evangiles, ego et pater unum sumus.

Les Saints lieux de Jérusalem, BNF, ms fr 352, fol 3r.

Dans les illustrations des bestiaires, mais aussi souvent dans les marges des livres d’heures, bréviaires et psautiers de la fin du Moyen Âge, la chasse à la licorne est une représentation de la Passion du Christ. La licorne a la corne au flanc transpercé par les chasseurs, dont les gouttes de sang ressortent sur le poil blanc ou beige, ne peut bien sûr être que solitaire.

Bestiaire de Guillaume le Clerc, XIIIe siècle. BNF, ms fr 14969, fol 26v.

Dans un manuscrit du XIIIe siècle du bestiaire de Guillaume le Clerc, l’un de ceux qui développe avec le plus de soin la signification christique de la licorne, le chapitre sur l’unicorne est exceptionnellement illustré de deux miniatures. La seconde est une très classique Passion à la licorne, dans laquelle la Vierge, par un geste de sa main, montre qu’elle est consciente de la nature sacrificielle de la mise à mort.

La première est bien plus complexe. Dieu le Père apparait en haut de l’image, dans une mandorle, entouré e nuages blancs. En dessous le Christ sort du tombeau. À gauche, Zacharie, vêtu en évêque médiéval, prophétise la venue du Messie auprès des juifs. À droite, l’Ange Gabriel se glisse dans les interstices d’une image assez chargée pour une scène d’Annonciation devant une image de la crucifixion [2]. La licorne est absente de l’image, mais la rubrication est claire, il s’agit bien d’une illustration du sermon de l’unicorne.

Adam nommant les animaux Florence, Palazzo Pitti.

À Florence, à la Galleria dell’Academia, une longue tenture du XVIe siècle, aux tons passés, montre Adam nommant les animaux. Parmi des chefs d’œuvre bien plus connus, elle ne retient guère l’attention, ce qui explique sans doute que je n’ai pas réussi à m’en procurer une bonne photographie en couleur et doive me contenter d’une vieille reproduction en noir et blanc prise dans un catalogue de la fin du XIXe siècle. Les animaux défilent en rang devant Adam, la plupart en couple, mais il en est deux dont la solitude est clairement mise en scène, la licorne et l’éléphant. La blanche licorne, juste en dessous de Dieu le père, est ici une image christique, et ce d’autant plus que son rival le cerf est relégué assez loin derrière, accompagné de madame. Derrière la licorne-Christ, nouvel Adam, suit le couple royal du lion et de la lionne. L’éléphant, lui aussi solitaire, au troisième rang, est aussi un symbole christique, et, surtout une image sinon de chasteté, du moins de tempérance. Derrière l’éléphant, deux animaux beiges au long cou sont des girafes unicornes, variété spécifique aux tapisseries du XVIe siècle.

Le Paradis terrestre, un tableau de Hans Böckberger, au musée Calvet  d’Avignon, montre plusieurs épisodes de la création. Les animaux, même les dragons, y sont en couple, à l’exception de la licorne au premier plan, qui trempe la pointe de sa corne dans  une eau qui, pourtant, devait encore être pure. L’autre créature unique, à l’arrière-plan, n’est sans doute pas une hydre mais préfigure déjà la bête de l’apocalypse.

Le cerf et la licorne, mais aussi le lion, l’agneau et le paon, dont la légende voulait qu’il fut immortel. Vers 1580, sur ce tableau de Luca Mombello, les animaux les plus christiques sont regroupés devant la fontaine du Paradis tandis qu’au premier plan Dieu le Père s’entretient avec la Vierge.

Sur les nombreuses peintures et gravures montrant l’embarquement dans l’Arche, les licornes sont le plus ouvent en couple, comme les autres animaux, et souvent dans les premiers rangs. En cherchant un peu pourtant, on trouve quelques images où l’animal est solitaire, au point que l’on ne sait pas bien ce qu’il va faire dans l’Arche. Lorsque le chaste éléphant est aussi seul, on se comment il s’est reproduit depuis.

Musée du Louvre, OA 3093.

Au musée du Louvre, une plaque émaillée du XVIe siècle représente la maison de la Vierge à Lorette. Un couple de lapins, un cerf et une biche, semblent poser pour la photo, tranquilles, dans le jardin. Au premier plan, une licorne solitaire est tout à la fois symbole de virginité et représentation du Christ.

Sur cette chasse mystique de l’église de Memmingen, en Allemagne, peinte vers 1500, le Christ chevauche la licorne. C’est cependant assez rare, et je ne connais qu’un autre exemple, sur une tapisserie d’un musée de Munich.
National Gallery of Art, Washington

C’est dans le monde germanique que les scènes de chasse à la licorne étaient, au XVe siècle, les plus populaires. Elles disparaissent bien sûr avec la réforme, mais la licorne n’en reste pas moins un symbole utilisé par les théologiens protestants comme catholiques.
Martin Luther, dans son sermon sur les brebis perdues, en 1532, assure ainsi que « Le Christ est comparable à une licorne, dont on prétend qu’elle ne peut être capturée vivante. On dit qu’on peut la poursuivre à en perdre haleine; elle peut être touchée, blessée et même tuée, mais on ne peut s’en emparer vivante [3]».

En 1618, le théologien jésuite Nicolas Caussin (1583-1651), confesseur de Louis XIII, dans son Polyhistor Symbolicus, cite la scène de la capture de la licorne par une vierge et celle de l’animal trempant sa corne dans un flot impur. Il exprime de forts doutes quant à la réalité de la première, «qui n’est mentionnée que par Albert le Grand», mais semble croire à la véracité de la seconde : «La corne de licorne est un remède contre tous les venins. De même, en Afrique, où, à cause de la multitude de serpents, les fleuves sont souvent infectés par la putréfaction de leur venin, le monocéros, par la vertu qui réside en sa corne, purifie merveilleusement les eaux… On applique [cette image] à juste titre au Christ baptisé qui, semblable au fils des licornes[5], a sanctifié le cours des eaux afin d’effacer la souillure de tous nos crimes[4] ».

C’est donc dans son passé chrétien, aujourd’hui un peu oublié, que la blanche bête a pris l’habitude et sans doute le goût de la solitude. La licorne qui donne son titre au roman éponyme d’Iris Murdoch est à la fois le personnage central, Hannah, solitaire et croyante, et le Christ. Dans les univers féériques et fantastiques contemporains, en peinture, en jeu ou en littérature, l’albe bête est aussi solitaire. Le plus grand succès de la littérature récente sur la licorne est le charmant petit roman de Peter S. Beagle, La dernière licorne, qui peut aussi être lu comme une allégorie chrétienne.


[1] Cité par Louis Charbonneau-Lassay, Le bestiaire du Christ, p.342. Je dis beaucoup de mal ailleurs du livre de Charbonneau-Lassay, mais sur la patristique, qui n’est pas vraiment mon fort, je lui fais toute confiance. Il ne devient délirant que quand il suppose que les hommes de la Renaissance et de l’époque moderne continuaient à raisonner ainsi, et ce sans doute parce que lui-même raisonnait ainsi.
[2] Suzanne Lewis, Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse, in The Art Bulletin, 2014.
[4] Allusion au Psaume 29:6, et disperget eas quasi vitulus Libani et Sarion quasi filius rinocerotis dans le texte de la Vulgate.
[5] Nicolas Caussin,  De Symbolica Ægyptiorum Sapientia. Polyhistor Symbolicus, Paris, 1618, pp.350-351. Le “fils des licornes” est une allusion

➕ On a oublié les licornes !

Noé a-t-il oublié la licorne ? A-t-il refusé de l’embarquer ? Ou est-ce elle qui, par fierté, n’est pas venue au rendez-vous ? Quoi qu’il en soit, si la licorne n’est pas montée dans l’Arche, plus jamais personne ne verra la mignonne, la jolie licorne.

Quand Dieu fit l’univers, il y eut sur la terre
des milliers d’animaux inconnus aujourd’hui,
mais la plus jolie dans ce vert paradis,
la plus drôle, la plus mignonne, c’était la licorne.

Y avait des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais la plus mignonne
de toutes les bêtes à cornes, c’était la licorne.

Quand il vit les pécheurs faire leurs premiers péchés,
Dieu se mit en colère et appela Noé:
mon bon vieux Noé, je vais noyer la terre,
construis-moi un grand bateau pour flotter sur l’eau.

Mets y des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles, et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais n’oublie pas
la mignonne, la jolie licorne.

Quand son bateau fut prêt à surmonter les flots,
Noé y fit monter les animaux deux par deux.
Déjà la pluie commençait à tomber
Et il cria seigneur, j’ai fait pour le mieux.

J’ai mis deux gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, Il ne manque personne,
à part les deux mignonnes, les deux jolies licornes.

Elles riaient les mignonnes et pataugeaient dans l’eau,
s’amusant comme des folles, sans voir que le bateau
emmené par Noé, les avait oubliées,
et depuis jamais personne n’a vu de licorne.

On voit des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais plus jamais personne
ne verra la mignonne, la jolie licorne !

Alors que les textes bibliques sont un peu oubliés, tous les enfants connaissent cette comptine, traduction d’une chanson que les Irish Rovers chantèrent pour la première fois en 1967. L’idée que la licorne n’aurait pas survécu au Déluge n’est cependant pas une invention des années soixante, elle est présente depuis longtemps dans l’imagination populaire, en particulier en Europe orientale.

Virgilius Solis, Le déluge, circa 1550.

Dans un conte russe, le fier animal, sûr de sa force, refuse de monter dans l’Arche comme tout le monde, préférant nager. La licorne nage quarante jours et quarante nuits, mais les oiseaux qui, fatigués, viennent prendre un peu de repos sur sa corne ne cessent de l’alourdir. Lorsque les eaux commencent à se retirer, un dernier oiseau, le grand aigle, se pose sur la pointe de la corne et, épuisée, la bête coule et se noie. Légère variante, dans un conte juif d’Europe de l’Est, c’est sa trop longue corne, signe d’orgueil, qui l’empêche de monter à bord, mais la suite reste identique.

Og et la licorne,
Gertrude Landa, Jewish fairy Tales, , 1919.

Johan Andreas Eisenmenger (1654-1704) était un curieux personnage. Cet intellectuel allemand, qui maitrisait parfaitement l’hébreu, l’arabe et l’araméen, envisageait de se convertir au judaïsme et s’installa en Hollande, où il étudia la littérature rabbinique avec des érudits locaux. Puis il se fâcha, on ne sait trop pourquoi, avec ses amis juifs et publia un volumineux ouvrage antisémite, Le judaïsme dévoilé (Entdecktes Judenthum), qui avait donc ceci d’original d’avoir été écrit par l’un des plus grands érudits talmudiques de l’époque. Les textes cités sont donc authentiques, et soigneusement traduits en allemand, mais leur sélection privilégie ce qui pouvait paraître absurde ou choquant pour les chrétiens d’alors, et leur interprétation est d’une totale mauvaise foi. Parmi les récits « absurdes », celui, emprunté au traité talmudique Zevachim, expliquant comment un géant et une licorne survécurent au déluge[1]. On le retrouve dans un recueil de contes traditionnels ashkénazes paru en anglais en 1919. The Giant of the Flood conte l’histoire d’Og, le seul des géants d’avant le déluge à lui avoir survécu. Pour avoir la vie sauve, Og promit de se soumettre aux hommes et amena à Noé un animal qui lui manquait, une gigantesque licorne que le patriarche avait pris pour une montagne. Trop grande pour monter à bord de l’arche, la licorne marchait aux côtés du navire, chevauchée par le géant, et tous deux reçurent pendant quarante jours leur nourriture de Noé par l’unique fenêtre de l’arche. La licorne survécut au déluge mais, solitaire, n’eut pas de descendance. Quant à Og, sa nature traîtresse finit par l’emporter, il s’allia bientôt aux ennemis d’Israël et fut tué par Moïse en personne[2].

Deux licornes regardent l’arche emportée par les flots, mais d’autres sont sans doute montées à bord. D’autres chameaux aussi, d’ailleurs.
Bible luthérienne allemande, 1584.

Une autre légende juive veut que les licornes aient bien embarqué sur l’arche, mais n’aient pas débarqué. Noé, après avoir fait une grosse bêtise durant les quarante jours de confinement, aurait en effet dû sacrifier l’animal pour adoucir la colère divine. Ne me demandez pas les détails, je suis sûr d’avoir lu ça quelque part, mais je ne parviens pas à retrouver ma source ; si c’était vraiment obscène, comme le suggère Timothy Findley dans son curieux roman Not Wanted on the Voyage, je m’en souviendrais.

Alors, les licornes sont-elles finalement montées à bord avec les autres animaux ? Jusqu’au XVIIe siècle, la majorité des peintres qui ont représenté l’embarquement des animaux les y ont fait figurer – même si Michel Bussi, dans un thriller ésotérique aussi mal écrit que mal documenté, Tout ce qui est sur terre doit périr, affirme le contraire.


[1] Johan-Andreas Eisenmenger, Entdeckes Judenthum, 1700, p.385 sq,
Traduction anglaise : Rabinnical literature, or the traditions of the Jews, Londres, 1748, p.79 sq.
[2] Gertrude Landa, Jewish Fairy Tales and Legends, 1919

➕ Le chandelier de Walpurgis

Quelques techniques de chasse à la licorne à la fin du XIVe siècle dans une église flamande et un palais sicilien.

Le chandelier de l’église Sainte Walburge vers 1900.
Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed, Wikimedia Commons

Un impressionnant chandelier gothique en fer forgé, de forme dodécagonale, est suspendu au plafond de l’église Sainte Walburge à Zutphen, aux Pays-Bas. Il a sans doute été installé en 1396, date à laquelle les livres de comptes de l’église indiquent que des lots de cierges destinés à y être installés ont commencé à être régulièrement commandés Cette pièce magnifique est souvent photographiée mais n’a malheureusement guère été étudiée, et les seuls textes un peu conséquents à son sujet que j’ai pu dénicher étaient écrits en hollandais et difficilement accessibles. Du coup, je vais me risquer un peu dans l’interprétation, en espérant ne pas dire trop de bêtises.

Sur les douze côtés de ce lustre, au-dessus des noms des apôtres, de Jésus et de Marie, une frise de fer forgé présente, à la manière d’ombres chinoises, des scènes sylvestres, essentiellement de chasse. Les références chrétiennes n’en sont pas absentes, mais elles n’y sont pas seules et ne sont peut-être pas toujours l’essentiel. Quelques autres chandeliers dodécagonaux similaires ont été conservés ans des églises allemandes; ils présentent des scènes de pèlerinage en Terre Sainte, mais cela ne semble pas être le cas de celui-ci, dont la chasse est le thème principal.

On y compte pas moins de dix licornes. L’une d’entre elles sert de monture à un homme sauvage qui, armé d’un simple tronc d’arbre en guise de lance, affronte un chevalier casqué. Nous reviendrons sur ces sylvains qui, dans les marges des livres d’heures, sont tantôt chasseurs et tantôt amis des licornes.

Il n’est pas facile d’identifier les autres personnages qui courent sur cette frise de ferronnerie, et donc de savoir si les chasseurs de licorne étaient, dans l’esprit de l’artiste, hommes sauvages, chevaliers, ou pèlerins en route pour Jérusalem. Quoi qu’il en soit, les neufs autres licornes sont assez mal barrées. Quatre sont attaquées par des chiens, le veneur soufflant dans son cor mais restant prudemment en retrait. Elles font mine de se défendre mais ne peuvent que succomber sous le poids du nombre. Une bête est cernées, des chiens courant arrivant de la droite et la précipitant vers la lance du chasseur.  Des chasseurs plus subtils, ou mieux informés, sont venus accompagnés et pas moins de quatre autres unicornes semblent lever et tourner la tête avec surprise lorsque, à demi endormies dans le giron d’une jeune vierge, elles sentent la lance du chasseur qui leur perce le flanc. D’autres scènes montrent des biches et sangliers poursuivis par des chiens, des chasseurs lançant des faucons sur le petit gibier, quelques cerfs s’attaquant à des nids de serpents, et même une file de danseurs menés par un joueur de viole qui ancre le décor dans les traditions populaires..

Que dire de ces licornes, et de ce scènes de chasse ? Veneurs et chiens font déjà penser à la chasse mystique, mais la licorne a encore le côté percé par une lance et si la scène à une signification chrétienne, c’est encore celle de la passion. Surtout, au milieu d’autres scènes de vénerie, la chasse à la licorne à l’aide d’une jeune vierge apparaît finalement plus comme une technique de chasse parmi d’autres que comme une allégorie.

J’allais oublier….la bestiole la plus curieuse de ce chandelier n’est pas la licorne mais un mystérieux animal qui n’apparaît pas moins de cinq fois sur la frise.  Ce quadrupède accroupi, à la silhouette de chien, porte au sommet de la tête une corne qui se divise en deux, et dont chacune des extrémités se termine sur une sorte de gland, motif décoratif alors fréquent. Les quelques chercheurs qui se sont intéressés à cet objet ont tous été intrigués par une créature que l’on ne retrouve nulle part dans l’art peint ou sculpté de cette époque. Peut-être s’agissait-il de la marque du talentueux et anonyme ferronnier qui a réalisé cet ouvrage – à moins bien sûr que ce ne soit encore un coup des templiers-cathares-alchimistes, on ne sait jamais.

Broderie, circa 1380.
Londres, Victoria and Albert Museum.

Palazzo Chiaramonte, Palerme, circa 1380. Les deux licornes sont sur le côté gauche.
Photo Tommaso Evola, Flickr.

Plus ou moins à la même date, vers 1380, mais bien loin de là, en Sicile, des artistes dont l’histoire a cette fois retenu les noms, Cecco di Naro, Simone da Corleone et Pellegrino Darena, peignaient le plafond de bois du palais de la famille Chiaramonte, à Palerme. On y retrouve aussi plusieurs chasses à la licorne – trois au moins, mais je n’ai pas vu d’images de la totalité du plafond. Une blanche bête qui se retourne pour faire face aux chiens qui la poursuivaient est visée par un archer. Deux autres, piégées par des jeunes vierges, sont tuées par des chasseurs armés l’un d’une épée, l’autre d’une lance.  En Sicile normande comme en Flandre, le récit de la chasse à la licorne hésitait entre deux techniques bien différentes,  la traque aux chiens courants et la vierge traîtresse.

Plazzo Chiaramonte; Palerme.
Photo Attom, Flickr.

➕ Un bouc venait de l’Occident

Le bouc du livre de Daniel, qui parcourt la terre sans la toucher et a une longue corne entre les deux yeux, est la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible. Ce n’est pas tout à fait une licorne, mais un peu quand même.

Vision de Daniel, Manuscrit espagnol du Xe siècle. On y reconnait l’influence du style très particulier des miniatures mozarabes.
British Library, Add ms 11695, fol 243v

Je levai les yeux, je regardai, et voici, un bélier se tenait devant le fleuve, et il avait des cornes; ces cornes étaient hautes, mais l’une était plus haute que l’autre, et elle s’éleva la dernière. Je vis le bélier qui frappait de ses cornes à l’occident, au septentrion et au midi; aucun animal ne pouvait lui résister, et il n’y avait personne pour délivrer ses victimes; il faisait ce qu’il voulait, et il devint puissant. Comme je regardais attentivement, voici, un bouc venait de l’occident, et parcourait toute la terre à sa surface, sans la toucher; ce bouc avait une grande corne entre les yeux. Il arriva jusqu’au bélier qui avait des cornes, et que j’avais vu se tenant devant le fleuve, et il courut sur lui dans toute sa fureur. Je le vis qui s’approchait du bélier et s’irritait contre lui; il frappa le bélier et lui brisa les deux cornes, sans que le bélier eût la force de lui résister; il le jeta par terre et le foula, et il n’y eut personne pour délivrer le bélier. Le bouc devint très puissant; mais lorsqu’il fut puissant, sa grande corne se brisa. Quatre grandes cornes s’élevèrent pour la remplacer, aux quatre vents des cieux. De l’une d’elles sortit une petite corne, qui s’agrandit beaucoup vers le midi, vers l’orient, et vers le plus beau des pays. Elle s’éleva jusqu’à l’armée des cieux, elle fit tomber à terre une partie de cette armée et des étoiles, et elle les foula. Elle s’éleva jusqu’au chef de l’armée, lui enleva le sacrifice perpétuel, et renversa le lieu de son sanctuaire. L’armée fut livrée avec le sacrifice perpétuel, à cause du péché; la corne jeta la vérité par terre, et réussit dans ses entreprises. J’entendis parler un saint; et un autre saint dit à celui qui parlait: « Pendant combien de temps s’accomplira la vision sur le sacrifice perpétuel et sur le péché dévastateur? Jusques à quand le sanctuaire et l’armée seront-ils foulés? Et il me dit: Deux mille trois cents soirs et matins; puis le sanctuaire sera purifié ».

Vision de Daniel,
Livre d’emblèmes bibliques du XIIIe siècle.
BNF, ms lat 11560, fol 211v.

Tandis que moi, Daniel, j’avais cette vision et que je cherchais à la comprendre, voici, quelqu’un qui avait l’apparence d’un homme se tenait devant moi. Et j’entendis la voix d’un homme qui cria et dit: Gabriel, explique-lui la vision. Il vint alors près du lieu où j’étais; et à son approche, je fus effrayé, et je tombai sur ma face. Il me dit:

« Sois attentif, fils de l’homme, car la vision concerne un temps qui sera la fin. Comme il me parlait, je restai frappé d’étourdissement, la face contre terre. Il me toucha, et me fit tenir debout à la place où je me trouvais. Puis il me dit: Je vais t’apprendre, ce qui arrivera au terme de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin. Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes, ce sont les rois des Mèdes et des Perses. Le bouc, c’est le roi de Javan, La grande corne entre ses yeux, c’est le premier roi. Les quatre cornes qui se sont élevées pour remplacer cette corne brisée, ce sont quatre royaumes qui s’élèveront de cette nation, mais qui n’auront pas autant de force. À la fin de leur domination, lorsque les pécheurs seront consumés, il s’élèvera un roi impudent et artificieux. Sa puissance s’accroîtra, mais non par sa propre force; il fera d’incroyables ravages, il réussira dans ses entreprises, il détruira les puissants et le peuple des saints. À cause de sa prospérité et du succès de ses ruses, il aura de l’arrogance dans le cœur, il fera périr beaucoup d’hommes qui vivaient paisiblement, et il s’élèvera contre le chef des chefs; mais il sera brisé, sans l’effort d’aucune main. Et la vision des soirs et des matins, dont il s’agit, est véritable. Pour toi, tiens secrète cette vision, car elle se rapporte à des temps éloignés ».
— Daniel, 8

Rien dans le texte ne suggère que le bouc soit vert mais, bon, on est dans un rêve, tout est possible.
Amiens, Bibliothèque municipale, ms 108, fol 136v

Et je vis jusqu’à ce qu’il poussa des cornes à ces agneaux, et les corbeaux faisaient tomber leurs cornes. Et je vis jusqu’à ce qu’une grande corne poussa à une de ces brebis, et leurs yeux s’ouvrirent. Et elle (la brebis) les vit, et leurs yeux s’ouvrirent ; et elle cria vers les brebis, et les béliers la virent et ils accoururent tous auprès d’elle. Et malgré cela, tous ces aigles, ces vautours, ces corbeaux et ces éperviers ravissaient encore les brebis, fondaient sur elles et les dévoraient. Et les brebis se taisaient, et les béliers se lamentaient et criaient.
Puis ces corbeaux entrèrent en lutte et combattirent avec elle (la brebis), et ils voulurent lui enlever sa corne, mais ils ne le purent pas. Et je les vis jusqu’à ce que survinrent les pasteurs, les aigles, les vautours et les éperviers ; ils crièrent aux corbeaux de briser la corne de ce bélier, et ils combattirent et ils luttèrent avec lui, et lui combattit avec eux, et il cria pour qu’on vînt à son secours. Et je vis arriver l’homme qui avait inscrit les noms des pasteurs et qui avait apporté (le livre) devant le Seigneur des brebis, et il le secourut et le sauva, et il lui montra tout. Il descendit au secours de ce bélier. Et je vis venir auprès d’elle le Seigneur des brebis en fureur, et ceux qui le virent s’enfuirent tous, et ils tombèrent tous dans les ténèbres devant sa face.
Enoch, 90

Vision de Daniel, Bible catalane, Xe siècle.
BNF, ms latin 6 (3), fol 66v.

Rien ne laissant vraiment penser que le reem hébreu était une licorne, la seule occurrence indiscutable d’animal unicorne dans le texte hébreu de la Bible se trouve dans le livre de Daniel. Un texte apocryphe, qui ne figure plus dans les canons juif ni chrétien, le livre d’Enoch, fait un récit similaire.

Le prophète Daniel a la vision du combat entre un bélier et un bouc, avec des histoires un peu compliquées de cornes doubles, puis unique ou triple, puis quadruple, puis on s’y perd un peu. Fort heureusement, l’archange Gabriel intervient pour rendre la prophétie sinon claire, du moins un peu moins obscure. Comme ailleurs dans l’Ancien Testament, comme plus tard dans l’Apocalypse de Jean qui est par certains aspects un rappel du livre de Daniel, la corne est le symbole de la force physique, du pouvoir temporel, qui peut selon le cas être bon ou mauvais. Au Moyen Âge, la lecture la plus répandue de cette prophétie voyait dans le bouc unicorne une préfiguration d’Alexandre le Grand, encore lui, et donc parfois une raison de plus de caser une licorne dans les miniatures du roman d’Alexandre.

Face au bélier dont une corne est plus longue que l’autre accourt donc, ou plutôt vole, un bouc « qui parcoure la terre sans la toucher, et a une longue corne entre les deux yeux ». L’animal a certes une corne mais il reste un bouc plus qu’une licorne. Aucun des traducteurs de la Bible ne l’a jamais appelé unicornis ou  monoceros, mais les enlumineurs le dessinèrent parfois sur le modèle de la licorne, ce qui était d’autant plus facile que cette dernière avait, à la fin du Moyen Âge, une barbichette et des sabots fendus très caprins[1].

« Et comme, moi Daniel, je cherchais l’intelligence de cette vision, un ange descendit du ciel, et vint vers le lieu où j’étais ; et, le voyant tout resplendissant de la lumière céleste, je tombai le visage contre terre, le cœur palpitant et le corps tout frissonnant de crainte.
» Alors, il me toucha, et, me faisant tenir debout, il me dit : « Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes dont l’une était plus haute que l’autre, est le roi des Perses et des Mèdes, qui commande à deux royaumes, dont l’un est plus grand que l’autre.
» Et la licorne est le roi des Grecs ; et les quatre cornes qui sont nées de sa corne brisée, ce sont les quatre rois qui naîtront de sa nation, et qui lui succéderont, mais non pas avec une force et une puissance égales aux siennes ! »
— Alexandre Dumas, Isaac Lacquedem, 1852

Le prophète Daniel adepte de la fumette. Pas étonnant qu’il fasse des rêves bizarres.
Enluminure de Jean Pucelle sur une bible historiée du XIVe siècle.
BNF, ms fr 167, fol 218r

Rapportant son rêve, le prophète décrit donc un bouc « ayant une longue corne entre les deux yeux » (cornu insigne inter oculos suos). Cette  phrase peut, en latin comme en français, et sans doute en hébreu, être comprise de deux manières.
On peut imaginer un animal portant une unique corne recourbée de bouc au milieu du front. C’est le choix que firent régulièrement la plupart des sculpteurs, miniaturistes et graveurs, se recopiant souvent d’ailleurs les uns les autres.

On peut aussi voir dans cette bête de rêve un bouc classiquement bicorne, avec une troisième corne, souvent droite et proche de celle de la licorne, entre les deux autres. Le modèle, certes moins fréquent, se rencontre dès l’époque romane, si  du moins c’est bien cette scène qui est représentée sur le tympan de l’église anglaise de Beckford, et ne disparaît jamais vraiment. Sur une gravure de l’une des premières bibles imprimées en allemand, celle de Johann Grüninger, en 1485, la bête a deux cornes recourbées à l’arrière de la tête, et une longue corne rectiligne et spiralée de licorne au milieu du front, ce qui en fait tout à la fois un bouc et une licorne ; du coup, le bélier à deux cornes en face n’a pas l’air très rassuré. Le bouc a aussi trois cornes sur les portes de bronze de la cathédrale de Pise, où il côtoie une licorne trempant sa corne dans l’eau d’un fleuve et un rhinocéros accompagné de ses trois petits rhinocérosaux.

Tympan de l’église Saint-Jean Baptiste de Beckford, en Angleterre, XIIIe siècle.
Photo Groenling, Flickr.
Porte de bronze de la cathédrale de Pise, XVIIe siècle.
Wikimedia Commons, photo Sailko

Nous avons déjà croisé, sur quelques miniatures de bestiaires tardifs, des enlumineurs qui avaient compris de la même manière la description par Pline du monoceros, et l’avaient généreusement armé de deux bois de cerf complétés par une longue et rectiligne corne centrale. Le même raisonnement a parfois fait attribuer trois cornes à Bucéphale, le cheval à tête de bœuf d’Alexandre le grand, puis au cerf portant une haute corne au milieu du front vu par César dans la forêt hercynienne.

Dans ce pamphlet anticatholique publié en Angleterre en 1615, le bouc venu de l’Occident du livre de Daniel a fini par se confondre avec l’unicorne des prophéties papales, et est donc bien devenu une véritable licorne – the Unicorne of the West.
Egredietur unicornis de plaga occidentali cum vexillo leopardorum dit la version latine, c’est donc bien une licorne portant les armes anglaises, et le pape en est tellement surpris qu’il en laisse tomber tiare, crosse et clefs de Saint Pierre.


[1] Voir la thèse de d’Adriana Gallardo Luque, La representación del unicornio en la cultura del occidente cristiano plenomedieval, 2019.