➕ La reine des animaux

À la fin du Moyen Âge, le lion détrôna l’ours et devint le roi des animaux. La licorne fut une fidèle alliée du nouveau souverain, et sur certaines images, elle semble presque être la reine des animaux.

Dans un charmant petit livre consacré à l’ours, Histoire d’un roi déchu, Michel Pastoureau raconte comment, aux XIIe et XIIIe siècle, le lion, avec le soutien de l’église et du monde gréco-latin, a détrôné l’ancien roi des animaux, l’ours, défendu par les barbares du nord. Les quelques autres prétendants n’ont jamais vraiment eu leur chance. La panthère protectrice avait toutes les qualités symboliques requises, mais une image un peu trop féminine ; le consensuel cerf, chrétien et nordique, aurait pu contenter tout le monde mais ne plaisait vraiment à personne ; l’éléphant, apprécié des romains et favori de Pline, était très fort mais trop sentimental ; le cheval, trop proche de l’homme, n’était pas vraiment une beste ; prudent, l’aigle s’est contenté de défendre son trône de roi des oiseaux, parfois menacé par le Phénix. La licorne n’était jamais très loin mais, sauf parfois dans le monde slave dont il sera question dans un autre chapitre, œuvrait en coulisses.

La création du monde, avec Ève et Adam mieux vêtus qu’à l’habitude. La blanche licorne est armée d’une très fine et longue corne.
Bible historiale, XVe siècle.
Chantilly, Musée Condé, ms 1378, fol 1r

Nous l’imaginerions volontiers aujourd’hui dans le camp ursin, chez les païens ou du moins les barbares, une licorne sylvestre à la cour du roi Arthur ou à celle de l’ours Martin, quelque part dans les forêts du septentrion. Elle fut au contraire l’un des premiers et des plus solides alliés de l’usurpateur léonin. La blanche bête, nous l’avons vu, n’avait pas sa place dans les mythes de l’Europe païenne ou dans les traditions populaires. Sa patrie était l’univers  lettré et chrétien des manuscrits, où le lion, placé en tête du bestiaire, s’est vite imposé comme le roi des bêtes sauvages (rex omnium bestiarum), puis comme le roi des animaux (rex animalium).

Le repos du septième jour.
Bible historiale de Guyart Desmoulins, circa 1415.
BNF, ms fr 15393, fol 6v.

Pour régner en personne sur les animaux, il eût fallu que la licorne fût sinon invincible, du moins redoutable, alors que la légende enseignait comment, malgré sa force, la capturer et la tuer. Souvent représentée aux côtés du mâle lion à l’épaisse crinière, elle commençait aussi à la fin du Moyen Âge à avoir une image un peu trop féminine. Sans être vraiment contestée, sa réalité n’avait pas l’évidence de celle du fauve présent au Moyen Âge dans quelques ménageries d’Europe. Un poème marial du XVIe siècle dans lequel la licorne représente la Vierge, ce qui est déjà original, décrit « la licorne en forme et belle essence, saillant en l’air comme royne des bestes », mais c’est un exemple isolé[1].

Habile intrigante sans doute, la blanche bête avait néanmoins l’oreille du nouveau souverain et se débrouilla toujours pour rester sur la deuxième ou troisième marche du trône. Dans le poème écossais The Talis of the Fyve Bestes, à la fin du XVe siècle, les quatre conseillers du roi lion, dont les fables se moquent des humains, sont le cheval, le cerf, la licorne et l’ours.

Sur ce livre d’heures du XVe siècle, la licorne trempe la pointe de sa corne dans la fontaine pour en purifier l’eau, sous le regard attentif des principaux prétendants au trône, le lion, l’ours et le cerf, ainsi que d’un élan dont on ne sait pas trop ce qu’il fait là. La blanche licorne illustre peut-être également la virginité de Marie, représentée dans la miniature au centre de la page, ainsi que celle des trois demoiselles nues à droite de l’image, dans un récit peu connu, la légende du Roi de Mercie – c’est d’ailleurs le roi de Mercie qui est endormi au premier plan.
Aix en Provence, Bibliothèque Méjanes, ms 22, fol 329r
Dieu créant les animaux dans la marge d’un livre d’heures du XVe siècle.
Utopia, Armarium codicum bibliophilorum, cod.110.

Gravures et miniatures montrent même la licorne, plus souvent que la lionne, au côté du roi des animaux, et sur bien des images ils sont une sorte de couple royal.

Sur les représentations chrétiennes du monde animal, elle est l’un des premiers animaux créés, et l’un des premiers nommés par Adam. Elle est aussi l’une des premières à monter dans l’arche, ce qui explique qu’elle ait invariablement l’une des meilleures places, côté hublot. Elle est la première à boire dans les fleuves et fontaines, et sa capacité à neutraliser le poison en fait une sorte de sainte protectrice, comme la panthère à la bonne odeur et le cerf dévoreur de serpents. Dans Le Péregrin, un roman sentimental du début du XVIe siècle, la belle Genèvre, « celle qui au monde est la seule gloire et louenge du sexe féminin avecques ung lent et modeste pas, non autrement ses compaîgnes precedoit que faict la licorne entre les autres animaulx.[2] »

Nabuchodonosor parmi les animaux. Fleur des chroniques depuis la création du monde, XIVe siècle.
Bibliothèque de Besançon, ms 677, fol 13r

Dans le livre de Daniel, lorsque Nabuchodonosor perd la raison et se prend pour un animal, le texte biblique lui fait brouter l’herbe avec les bœufs. Un enlumineur, trouvant sans doute que l’on ne pouvait pas faire moins pour le souverain de Babylone, a préféré lui assigner comme compagnons un lion et une licorne. Il y a aussi un lapin, mais à sa place, je m’éclipserais rapidement.

Écrit par un frère franciscain dans la première moitié du XIIIe siècle, le Livre des Propriétés des choses de Barthélémy l’anglais, est une vaste encyclopédie de la nature, mi-religieuse, mi-profane. Le bestiaire n’est que le dix-huitième des dix-neuf livres du propriétaire, et il est rare que les enlumineurs en aient illustré toutes les entrées. Le plus souvent, la seule image est une sorte d’écran Zoom au début du chapitre consacré aux bêtes, une miniature échiquetée, pour employer le terme héraldique, de quatre, neuf ou même seize cases, chacune occupée par un animal. Le lion est toujours là, parfois couronné, souvent dans la première case, en haut à gauche, ou au centre de l’image, mais licorne et panthère sont, après lui, les plus représentés. La blanche licorne occupe toujours une place d’honneur, sur la gauche de l’image, donc à droite pour les animaux, pour l’héraldique et pour l’art médiéval.

Un lion pour le roi, une licorne pour la reine.
Le Triomphe royal… à l’honneur de Guillaume III, La Haye, 1691.

Si, dans les marges des manuscrits médiévaux, la licorne affrontait souvent le lion, leurs relations sont, à la Renaissance, assez apaisées. Dans le roman de la dame à la licorne et du beau chevalier, sur les tapisseries de Cluny, puis lorsqu’ils encadrent le blason britannique, la blanche, lunaire et féminine licorne et le lion éclatant et solaire forment même, de toute évidence, un couple royal.

Si vous regardez bien les armes anglaises, vous remarquerez que les deux animaux portent couronne, mais la fine licorne l’a autour du cou. En Écosse, elle est aussi coiffée comme le lion, ce qui lui fait deux couronnes !


[1] BNF, ms fr 2205, fol 39v.
[2] François Dassy, Dialogue très élégant intitulé le Péregrin, 1527, fol 44v.

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