➕ On a oublié les licornes !

Noé a-t-il oublié la licorne ? A-t-il refusé de l’embarquer ? Ou est-ce elle qui, par fierté, n’est pas venue au rendez-vous ? Quoi qu’il en soit, si la licorne n’est pas montée dans l’Arche, plus jamais personne ne verra la mignonne, la jolie licorne.

Quand Dieu fit l’univers, il y eut sur la terre
des milliers d’animaux inconnus aujourd’hui,
mais la plus jolie dans ce vert paradis,
la plus drôle, la plus mignonne, c’était la licorne.

Y avait des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais la plus mignonne
de toutes les bêtes à cornes, c’était la licorne.

Quand il vit les pécheurs faire leurs premiers péchés,
Dieu se mit en colère et appela Noé:
mon bon vieux Noé, je vais noyer la terre,
construis-moi un grand bateau pour flotter sur l’eau.

Mets y des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles, et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais n’oublie pas
la mignonne, la jolie licorne.

Quand son bateau fut prêt à surmonter les flots,
Noé y fit monter les animaux deux par deux.
Déjà la pluie commençait à tomber
Et il cria seigneur, j’ai fait pour le mieux.

J’ai mis deux gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, Il ne manque personne,
à part les deux mignonnes, les deux jolies licornes.

Elles riaient les mignonnes et pataugeaient dans l’eau,
s’amusant comme des folles, sans voir que le bateau
emmené par Noé, les avait oubliées,
et depuis jamais personne n’a vu de licorne.

On voit des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais plus jamais personne
ne verra la mignonne, la jolie licorne !

Alors que les textes bibliques sont un peu oubliés, tous les enfants connaissent cette comptine, traduction d’une chanson que les Irish Rovers chantèrent pour la première fois en 1967. L’idée que la licorne n’aurait pas survécu au Déluge n’est cependant pas une invention des années soixante, elle est présente depuis longtemps dans l’imagination populaire, en particulier en Europe orientale.

Virgilius Solis, Le déluge, circa 1550.

Dans un conte russe, le fier animal, sûr de sa force, refuse de monter dans l’Arche comme tout le monde, préférant nager. La licorne nage quarante jours et quarante nuits, mais les oiseaux qui, fatigués, viennent prendre un peu de repos sur sa corne ne cessent de l’alourdir. Lorsque les eaux commencent à se retirer, un dernier oiseau, le grand aigle, se pose sur la pointe de la corne et, épuisée, la bête coule et se noie. Légère variante, dans un conte juif d’Europe de l’Est, c’est sa trop longue corne, signe d’orgueil, qui l’empêche de monter à bord, mais la suite reste identique.

Og et la licorne,
Gertrude Landa, Jewish fairy Tales, , 1919.

Johan Andreas Eisenmenger (1654-1704) était un curieux personnage. Cet intellectuel allemand, qui maitrisait parfaitement l’hébreu, l’arabe et l’araméen, envisageait de se convertir au judaïsme et s’installa en Hollande, où il étudia la littérature rabbinique avec des érudits locaux. Puis il se fâcha, on ne sait trop pourquoi, avec ses amis juifs et publia un volumineux ouvrage antisémite, Le judaïsme dévoilé (Entdecktes Judenthum), qui avait donc ceci d’original d’avoir été écrit par l’un des plus grands érudits talmudiques de l’époque. Les textes cités sont donc authentiques, et soigneusement traduits en allemand, mais leur sélection privilégie ce qui pouvait paraître absurde ou choquant pour les chrétiens d’alors, et leur interprétation est d’une totale mauvaise foi. Parmi les récits « absurdes », celui, emprunté au traité talmudique Zevachim, expliquant comment un géant et une licorne survécurent au déluge[1]. On le retrouve dans un recueil de contes traditionnels ashkénazes paru en anglais en 1919. The Giant of the Flood conte l’histoire d’Og, le seul des géants d’avant le déluge à lui avoir survécu. Pour avoir la vie sauve, Og promit de se soumettre aux hommes et amena à Noé un animal qui lui manquait, une gigantesque licorne que le patriarche avait pris pour une montagne. Trop grande pour monter à bord de l’arche, la licorne marchait aux côtés du navire, chevauchée par le géant, et tous deux reçurent pendant quarante jours leur nourriture de Noé par l’unique fenêtre de l’arche. La licorne survécut au déluge mais, solitaire, n’eut pas de descendance. Quant à Og, sa nature traîtresse finit par l’emporter, il s’allia bientôt aux ennemis d’Israël et fut tué par Moïse en personne[2].

Deux licornes regardent l’arche emportée par les flots, mais d’autres sont sans doute montées à bord. D’autres chameaux aussi, d’ailleurs.
Bible luthérienne allemande, 1584.

Une autre légende juive veut que les licornes aient bien embarqué sur l’arche, mais n’aient pas débarqué. Noé, après avoir fait une grosse bêtise durant les quarante jours de confinement, aurait en effet dû sacrifier l’animal pour adoucir la colère divine. Ne me demandez pas les détails, je suis sûr d’avoir lu ça quelque part, mais je ne parviens pas à retrouver ma source ; si c’était vraiment obscène, comme le suggère Timothy Findley dans son curieux roman Not Wanted on the Voyage, je m’en souviendrais.

Alors, les licornes sont-elles finalement montées à bord avec les autres animaux ? Jusqu’au XVIIe siècle, la majorité des peintres qui ont représenté l’embarquement des animaux les y ont fait figurer – même si Michel Bussi, dans un thriller ésotérique aussi mal écrit que mal documenté, Tout ce qui est sur terre doit périr, affirme le contraire.


[1] Johan-Andreas Eisenmenger, Entdeckes Judenthum, 1700, p.385 sq,
Traduction anglaise : Rabinnical literature, or the traditions of the Jews, Londres, 1748, p.79 sq.
[2] Gertrude Landa, Jewish Fairy Tales and Legends, 1919

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