➕ La solitude christique de la licorne

Les couples de licornes sont rares dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance, et on n’y trouve aucune famille avec enfants. C’est parce qu’elle représente le Christ que la licorne est, plus souvent que les autres animaux, dessinée solitaire.

Le Christ et la licorne au plafond de l’église de Skrøbelev, au Danemark, circa 1500.
Photo Roberto Fortuna.

Le volumineux traité du franciscain Jürgen Werinhard Einhorn est l’ouvrage de référence sur les représentations médiévales de la licorne. Les commentaires, qui montrent une impressionnante érudition, font une large place à la symbolique religieuse, et à la licorne comme image du Christ. C’est d’une phrase ouvrant le chapitre sur la licorne dans un manuscrit du Physiologus en latin, Sic est dominus noster Iesus Christus spiritalis unicornis – (Ceci est Notre Seigneur Jésus Christ, la licorne spirituelle), que le père Einhorn, dont c’est le vrai nom, a tiré le titre de son ouvrage, Spiritalis Unicornis.

Cette blanche licorne à la silhouette de chevreau, fidèle au modèle du Physiologus, a un petit air d’agneau pascal.
Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, XVe siècle.

L’un des grands soucis de ceux que l’on a appelé les Pères de l’Église, entre fin de l’Antiquité et début du Moyen Âge, fut de trouver dans l’Ancien Testament les présages du nouveau. Le monoceros des Septante, devenu l’unicorne ou rhinocéros de la Vulgate, était signalé pour sa force, et sa corne unique devint un symbole de l’unicité et de la puissance du Christ, voire même, chez Saint Jean Chrysostôme à la fin du IVe siècle, une image de la croix : « Jésus Christ combat ses adversaires avec sa croix comme une corne ; c’est dans cette corne que repose notre confiance[1] ». L’image ne prit cependant pas vraiment, et au Moyen Âge c’est le cerf qui, avec la légende Saint Hubert, devint crucifère, la croix brillant entre ses bois.

Nul, en principe, ne tenait la licorne pour unique, comme le phénix. Élien de Préneste, dans son traité de la nature des animaux,au début du IIIe siècle, assurait certes que le Cartazon des Indes vivait seul, à l’écart de ses congénères, mais cela implique qu’il avait des congénères. En outre, il devenait plus sociable durant la saison des amours et la jeunesse de ses petits, dont il prenait grand soin.

Le lion et la licorne, chacun avec un petit, sur un bas-relief lombard du VIIIe siècle. Oratoire de Sainte Marie, Cividale del Friuli, Italie.
Photo Wie-Wolf, Flickr.

Dans les récits médiévaux, comme dans les images peintes ou sculptées, la licorne était cependant l’image du Christ, que nul n’avait jamais représenté en famille, avec femme et enfants – avec ses potes à l’occasion, un soir de beuverie, mais c’est autre chose. Il est donc rare, sur les miniatures ou les tapisseries, de voir plusieurs licornes, excepté dans les scènes comme l’embarquement à bord de l’Arche où tous les animaux sont représentés en couple.

Dieu le père et le Christ représenté par une licorne.
Bas-relief roman de l’abbaye bénédictine de Holzkirchen, en Allemagne, XIIe siècle.
Photo Peter Ackermann, Flickr.

Sur les murs de l’église baroque de Holzkirchen, en Allemagne, un énigmatique bas-relief roman provient sans doute d’un ancien monastère bénédictin du XIIe siècle. Un vieil homme barbu qui change un peu des jeunes vierges y tient dans ses bras une licorne à la corne recourbée. C’est peut-être une représentation de Dieu le père et du Christ. L’image est inhabituelle, mais au XIIe siècle, quand elle fut sculptée, les allégories n’étaient pas harmonisées dans toute l’Europe comme elles le seraient à la fin du Moyen Âge.

Cil damoisiaus qui fu nés en Bethléem est cil dont David dist : C’est li chiers fiex de l’unicorne. Unicorne est une beste petite et resamble chevrael et n’a c’une corne. A paines le poent penre venerres en bois. Si vous dirai comment l’en le prent. Ou lieu que on seit où elle hante, on prent une pucele bele, blance et tenre, et bien vestue et acesmée des plus biaus garnemens que on poent avoir. En cel lieu siet la pucele toute seule. La beste unicorne vient qui voit la pucele seule, et li saut ou saim et l’embrace et là s’endort. Et là la prent-on. Ceste beste senefie le fil Dieu. La beste na cune corne. li piere et li fiex nont cune corne.Si come dit li evangiles, ego et pater unum sumus.

Les Saints lieux de Jérusalem, BNF, ms fr 352, fol 3r.

Dans les illustrations des bestiaires, mais aussi souvent dans les marges des livres d’heures, bréviaires et psautiers de la fin du Moyen Âge, la chasse à la licorne est une représentation de la Passion du Christ. La licorne a la corne au flanc transpercé par les chasseurs, dont les gouttes de sang ressortent sur le poil blanc ou beige, ne peut bien sûr être que solitaire.

Bestiaire de Guillaume le Clerc, XIIIe siècle. BNF, ms fr 14969, fol 26v.

Dans un manuscrit du XIIIe siècle du bestiaire de Guillaume le Clerc, l’un de ceux qui développe avec le plus de soin la signification christique de la licorne, le chapitre sur l’unicorne est exceptionnellement illustré de deux miniatures. La seconde est une très classique Passion à la licorne, dans laquelle la Vierge, par un geste de sa main, montre qu’elle est consciente de la nature sacrificielle de la mise à mort.

La première est bien plus complexe. Dieu le Père apparait en haut de l’image, dans une mandorle, entouré e nuages blancs. En dessous le Christ sort du tombeau. À gauche, Zacharie, vêtu en évêque médiéval, prophétise la venue du Messie auprès des juifs. À droite, l’Ange Gabriel se glisse dans les interstices d’une image assez chargée pour une scène d’Annonciation devant une image de la crucifixion [2]. La licorne est absente de l’image, mais la rubrication est claire, il s’agit bien d’une illustration du sermon de l’unicorne.

Adam nommant les animaux Florence, Palazzo Pitti.

À Florence, à la Galleria dell’Academia, une longue tenture du XVIe siècle, aux tons passés, montre Adam nommant les animaux. Parmi des chefs d’œuvre bien plus connus, elle ne retient guère l’attention, ce qui explique sans doute que je n’ai pas réussi à m’en procurer une bonne photographie en couleur et doive me contenter d’une vieille reproduction en noir et blanc prise dans un catalogue de la fin du XIXe siècle. Les animaux défilent en rang devant Adam, la plupart en couple, mais il en est deux dont la solitude est clairement mise en scène, la licorne et l’éléphant. La blanche licorne, juste en dessous de Dieu le père, est ici une image christique, et ce d’autant plus que son rival le cerf est relégué assez loin derrière, accompagné de madame. Derrière la licorne-Christ, nouvel Adam, suit le couple royal du lion et de la lionne. L’éléphant, lui aussi solitaire, au troisième rang, est aussi un symbole christique, et, surtout une image sinon de chasteté, du moins de tempérance. Derrière l’éléphant, deux animaux beiges au long cou sont des girafes unicornes, variété spécifique aux tapisseries du XVIe siècle.

Le Paradis terrestre, un tableau de Hans Böckberger, au musée Calvet  d’Avignon, montre plusieurs épisodes de la création. Les animaux, même les dragons, y sont en couple, à l’exception de la licorne au premier plan, qui trempe la pointe de sa corne dans  une eau qui, pourtant, devait encore être pure. L’autre créature unique, à l’arrière-plan, n’est sans doute pas une hydre mais préfigure déjà la bête de l’apocalypse.

Le cerf et la licorne, mais aussi le lion, l’agneau et le paon, dont la légende voulait qu’il fut immortel. Vers 1580, sur ce tableau de Luca Mombello, les animaux les plus christiques sont regroupés devant la fontaine du Paradis tandis qu’au premier plan Dieu le Père s’entretient avec la Vierge.

Sur les nombreuses peintures et gravures montrant l’embarquement dans l’Arche, les licornes sont le plus ouvent en couple, comme les autres animaux, et souvent dans les premiers rangs. En cherchant un peu pourtant, on trouve quelques images où l’animal est solitaire, au point que l’on ne sait pas bien ce qu’il va faire dans l’Arche. Lorsque le chaste éléphant est aussi seul, on se comment il s’est reproduit depuis.

Musée du Louvre, OA 3093.

Au musée du Louvre, une plaque émaillée du XVIe siècle représente la maison de la Vierge à Lorette. Un couple de lapins, un cerf et une biche, semblent poser pour la photo, tranquilles, dans le jardin. Au premier plan, une licorne solitaire est tout à la fois symbole de virginité et représentation du Christ.

Sur cette chasse mystique de l’église de Memmingen, en Allemagne, peinte vers 1500, le Christ chevauche la licorne. C’est cependant assez rare, et je ne connais qu’un autre exemple, sur une tapisserie d’un musée de Munich.
National Gallery of Art, Washington

C’est dans le monde germanique que les scènes de chasse à la licorne étaient, au XVe siècle, les plus populaires. Elles disparaissent bien sûr avec la réforme, mais la licorne n’en reste pas moins un symbole utilisé par les théologiens protestants comme catholiques.
Martin Luther, dans son sermon sur les brebis perdues, en 1532, assure ainsi que « Le Christ est comparable à une licorne, dont on prétend qu’elle ne peut être capturée vivante. On dit qu’on peut la poursuivre à en perdre haleine; elle peut être touchée, blessée et même tuée, mais on ne peut s’en emparer vivante [3]».

En 1618, le théologien jésuite Nicolas Caussin (1583-1651), confesseur de Louis XIII, dans son Polyhistor Symbolicus, cite la scène de la capture de la licorne par une vierge et celle de l’animal trempant sa corne dans un flot impur. Il exprime de forts doutes quant à la réalité de la première, «qui n’est mentionnée que par Albert le Grand», mais semble croire à la véracité de la seconde : «La corne de licorne est un remède contre tous les venins. De même, en Afrique, où, à cause de la multitude de serpents, les fleuves sont souvent infectés par la putréfaction de leur venin, le monocéros, par la vertu qui réside en sa corne, purifie merveilleusement les eaux… On applique [cette image] à juste titre au Christ baptisé qui, semblable au fils des licornes[5], a sanctifié le cours des eaux afin d’effacer la souillure de tous nos crimes[4] ».

C’est donc dans son passé chrétien, aujourd’hui un peu oublié, que la blanche bête a pris l’habitude et sans doute le goût de la solitude. La licorne qui donne son titre au roman éponyme d’Iris Murdoch est à la fois le personnage central, Hannah, solitaire et croyante, et le Christ. Dans les univers féériques et fantastiques contemporains, en peinture, en jeu ou en littérature, l’albe bête est aussi solitaire. Le plus grand succès de la littérature récente sur la licorne est le charmant petit roman de Peter S. Beagle, La dernière licorne, qui peut aussi être lu comme une allégorie chrétienne.


[1] Cité par Louis Charbonneau-Lassay, Le bestiaire du Christ, p.342. Je dis beaucoup de mal ailleurs du livre de Charbonneau-Lassay, mais sur la patristique, qui n’est pas vraiment mon fort, je lui fais toute confiance. Il ne devient délirant que quand il suppose que les hommes de la Renaissance et de l’époque moderne continuaient à raisonner ainsi, et ce sans doute parce que lui-même raisonnait ainsi.
[2] Suzanne Lewis, Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse, in The Art Bulletin, 2014.
[4] Allusion au Psaume 29:6, et disperget eas quasi vitulus Libani et Sarion quasi filius rinocerotis dans le texte de la Vulgate.
[5] Nicolas Caussin,  De Symbolica Ægyptiorum Sapientia. Polyhistor Symbolicus, Paris, 1618, pp.350-351. Le “fils des licornes” est une allusion

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