➕ Lord Dunsany, La fille du roi des elfes, 1924

Traduit par Odile Pidoux

L’un après l’autre ils se séparèrent sur le seuil de leurs maisons. Mais trois ou quatre d’entre eux habitaient à l’extrémité du village, au pied même de la colline, et voici ce qu’ils aperçurent avant d’entrer chez eux : toute blanche et nettement éclairée par les dernières lueurs du ciel où se levaient les étoiles, une licorne, l’air effarouché et fatigué du gibier pourchassé, dévalait la pente devant eux. Ils se frottèrent les yeux, se lissèrent la barbe d’un air dubitatif et n’en crurent pas leurs yeux.

[…]

Les licornes revinrent paître selon leur habitude aux confins du royaume, habitat naturel de toutes les créatures fabuleuses, où elles se remirent à grignoter les lys au pied des versants montagneux et à se glisser parfois le soir, quand tout est tranquille, à travers la frontière crépusculaire pour aller goûter l’herbe terrestre. C’est d’ailleurs en raison de leur goût pour les pâturages terrestres – semblable à ce goût pour l’eau de mer qu’éprouve une fois l’an le grand cerf des Highlands – que l’existence de la licorne est bien connue des hommes quoiqu’elle se range, par son appartenance, parmi les animaux fabuleux. Il arrive aussi à notre renard familier de traverser la frontière en certaines saisons, et c’est de là-bas qu’il ramène ce relent de mystère. Il est, pour le Royaume Enchanté, un animal fabuleux, tout comme la licorne l’est à nos yeux.

À vrai dire, il arrivait rarement que les paysans de cette région eussent une chance d’apercevoir une licorne puisque leurs visages s’étaient à jamais détournés du Royaume Enchanté. L’éclat, la beauté, le charme et l’histoire même de cette terre magique ne concernaient que ceux qui avaient du temps à consacrer à de telles choses ; mais les autres étaient absorbés par les récoltes, le soin de bêtes qui n’avaient rien de fabuleux, l’entretien des toits de chaume et des haies et par mille autres tâches encore. Ils parvenaient à peine, à la fin de chaque année, à sortir vainqueurs de leur éternel combat contre l’hiver, aussi savaient-ils bien que s’ils autorisaient – ne fût-ce qu’un instant – une seule de leur pensée à se tourner vers le Royaume Enchanté, celui-ci les attirerait bien vite et son charme absorberait bientôt tous leurs loisirs, sans plus leur laisser le temps de réparer leurs toits, de tailler leurs haies ou de labourer leurs terres. Or voici qu’Orion, attiré par le son des cornes du Royaume Enchanté que, seul, il entendait le soir grâce à cette aptitude à percevoir les choses magiques qu’il tenait de son ascendance, voici donc qu’Orion et sa meute parvinrent un jour en un de ces champs que traverse la frontière crépusculaire, où il découvrit les licornes en train de paître. Suivi de ses chiens, il se glissa le long d’une haie, parvint à couper la retraite d’une licorne, l’empêchant de se réfugier au Royaume Enchanté. C’était la licorne qui devait traverser un soir la vallée des Aulnes, le poitrail tout luisant des flocons d’écume qui étincelaient d’un éclat argenté dans le clair de lune, c’était elle qui, haletante, pourchassée, épuisée, était apparue comme pour annoncer la venue d’une nouvelle dynastie à un pays aux coutumes vieillissantes, ou, comme un marin de retour d’un lointain voyage au-delà des mers, la découverte d’un nouveau continent où la vie s’écoule plus heureuse.

Gravure de Sidney Sime pour The King of Elfland’s Daughter, 1924

[…]

Dans un village, il est peu d’événements qui ne suscitent des commentaires. L’apparition de la licorne ne fit pas exception à la règle. En effet les trois villageois qui l’aperçurent au clair de lune le racontèrent aussitôt à leurs familles dont la plupart s’en furent colporter la bonne nouvelle dans les maisons voisines. Dans la vallée, en effet, tout événement surnaturel était considéré comme bénéfique dans la mesure où il constituait un sujet de conversation ; et l’on considérait que les conversations étaient bien utiles pour passer le temps après le travail. Aussi parla-t-on longtemps de la licorne.

Un ou deux jours plus tard, le Parlement du Pays des Aulnes se réunit à nouveau dans la forge de Narl pour discuter autour des chopes d’hydromel du problème de la licorne. Les uns exprimèrent leur joie et déclarèrent qu’Orion était donc bien magique puisqu’il avait pourchassé une licorne, animal surnaturel de par sa provenance même.

— N’est-il pas vrai, dit l’un, qu’il a foulé du pied une terre dont il n’est pas séant que nous parlions, et qu’il est de ce fait magique lui-même, comme tout ce qui vient de là-bas ?

Certains approuvèrent, convaincus de récolter enfin les fruits de tous leurs projets.
Mais les autres alléguèrent que la bête si bête il y avait – était apparue à la lueur de la lune et que dans ce cas, qui pouvait être certain qu’il s’agissait bien d’une licorne ? L’un ajouta qu’il était fort difficile de distinguer quoi que ce soit au clair de lune et un autre déclara qu’il était quasi impossible de reconnaître une licorne. Ils entamèrent alors une discussion à propos de la taille et de l’apparence de ces animaux, se référant à toutes les légendes où elles figurent, sans parvenir pour autant à se mettre d’accord entre eux sur le fait de savoir si oui ou non leur jeune maître avait chassé la licorne. Finalement Narl, voyant qu’ils ne parviendraient pas ainsi à établir la vérité et estimant qu’il fallait, une fois pour toutes, décider si l’événement avait eu lieu ou non, Narl se leva et déclara qu’il était temps de passer au vote. Ils agirent donc selon un procédé habituel qui consistait à jeter des coquillages de couleurs variées dans une corne passée de main en main et votèrent au sujet de la licorne, comme Narl l’avait ordonné. Il se fit un grand silence quand Narl fit le compte des coquillages. Et c’est ainsi qu’il fut établi, par vote, que la licorne n’avait pas existé.

[…]

Quand la licorne atteignit le sommet de la colline, les chiens la talonnaient. Alors elle fit une brusque volte-face et dressant son unique corne elle les attendit, menaçante. Aussitôt les chiens l’entourèrent en aboyant furieusement, mais, baissant sa tête cornue, elle se défendit avec des mouvements d’une grâce si rapide qu’elle resta inaccessible à leur emprise. Ils savaient, quand il le fallait, reconnaître le danger mortel et, malgré leur pressant désir d’en finir avec leur proie, ils reculèrent devant la corne étincelante. Alors survint Orion armé de son arc. Pourtant il ne tira pas. Est-ce parce qu’il lui était difficile d’atteindre son but sans blesser l’un de ses chiens, ou fut-il tout simplement saisi du sentiment qui nous est familier aujourd’hui, qu’un tel geste n’eût pas été loyal envers la licorne ? Quoi qu’il en soit, il tira de son fourreau une vieille épée qu’il portait au côté, et, se frayant un passage parmi ses chiens, il engagea le combat avec la corne mortelle. Alors la licorne cambra le cou, et rapide comme l’éclair la corne s’élança vers Orion. Malgré la fatigue il restait assez de force à ce poitrail puissant pour ajuster un tel coup et Orion le para de justesse. Il visa la gorge de la licorne, mais la corne détourna l’épée et se fendit à nouveau. Il réussit encore à parer de toute la force de son bras, mais il s’en fallut d’un pouce. Il repartit à l’assaut, mais la licorne dévia la trajectoire avec, eût-on dit, un certain dédain. Sans relâche, elle attaquait, visant droit au cœur d’Orion, qui reculait sous ses assauts répétés. Par le seul pouvoir de son cou blanc et musclé qui se détendait, comme un arc bandé pour lancer sa corne mortelle, elle parvint à fatiguer le bras d’Orion. Il attaqua encore, sans plus de succès ; il vit alors, à la faible clarté des étoiles, briller un éclair cruel dans l’œil de la licorne, il vit luire devant lui l’arc immaculé et terrifiant de son cou et il comprit qu’il ne parviendrait pas à résister davantage à ses coups puissants. Soudain, l’un des chiens réussit à s’agripper au flanc droit de la licorne. En un instant d’autres bondirent aussi après avoir choisi leur prise, et ils ne furent plus bientôt qu’une horde basculant lentement de droite et de gauche au hasard des soubresauts de leur proie. Orion renonça au combat car plusieurs chiens lui cachaient maintenant la gorge de son adversaire dont sortaient des grondements terribles, tels qu’on n’en entend jamais en nos contrées ; bientôt ne lui parvint plus rien que les grognements rauques des chiens acharnés sur la splendide carcasse et vautrés dans le sang surnaturel.

Florence Magnin, Le bosquet de la licorne.

[…]

Orion redescendit ainsi les collines dans la nuit, jusqu’au moment où il aperçut à ses pieds la vallée, où fumaient les cheminées du village et où l’accueillit la lumière tardive d’une fenêtre éclairée à l’une des tours de son château. Il regagna le village par les sentiers familiers, puis alla enfermer ses chiens au chenil et l’aube commençait à peine à naître au sommet des collines quand il sonna de la trompe à la porte arrière du château. La première chose que vit le vieux gardien venu lui ouvrir fut la corne gigantesque qui se balançait au-dessus de la tête d’Orion.

Cette corne devait – des années plus tard – être adressée en présent au roi François 1er par le pape. Benvenuto Cellini le rapporte dans ses mémoires et raconte comment le pape Clément les envoya chercher, lui et un certain Tobbie, et leur ordonna de lui soumettre des plans pour monter et sertir la plus belle corne de licorne jamais vue dans le monde. On peut juger de la félicité d’Orion quand on sait que cette corne, la première qu’il avait possédée de sa vie, devait être considérée, des générations plus tard, comme la plus belle qui se fût jamais vue, et cela dans la ville même de Rome, où ne manquaient pourtant point les occasions de voir et de comparer entre eux de tels objets. Car on devait pouvoir se procurer un certain nombre de ces étranges cornes pour que le Pape ait été en mesure de choisir, pour le présent qu’il désirait faire, la plus belle qui se fût jamais vue ; mais à l’époque moins fastueuse où se situe mon histoire, ce genre de trophées était si rare que les licornes étaient encore considérées comme des animaux fabuleux. C’est aux environs de 1530 que l’on peut placer l’année de ce présent au roi François 1er et la corne fut sertie dans une monture d’or et ce fut Tobbie et non Benvenuto Cellini qui obtint la commande. Si je mentionne la date, c’est parce que certains ne s’intéressent aux contes que dans la mesure où l’histoire s’y réfère çà et là et se soucient, en matière historique, des faits plutôt que de la philosophie. Si un tel lecteur a suivi jusqu’ici les aventures d’Orion, il doit être désormais avide de pouvoir se référer à une date ou à quelque fait historique. Pour la date, je lui livre celle de 1530. Quant au fait historique, je fais mention de ce présent généreux rapporté par Benvenuto Cellini car il se pourrait bien que mon lecteur, en rencontrant ces histoires de licornes, se soit senti tellement éloigné de l’histoire et tellement désemparé qu’il soit besoin, en ce moment précis, de le ramener aux faits historiques. Quant à savoir comment cette corne magique réussit à sortir du château des Aulnes, en quelles mains elle erra avant de réapparaître dans la ville de Rome, ce serait la matière, vous vous en doutez bien, d’un autre ouvrage.

Gravure de Sidney Sime pour A Dreamer’s Tale de Lord Dunsany, 1910.

“You shall have centuries of sleep,” said the soul, “but you must not sleep now, for I have seen deep meadows with purple flowers flaming tall and strange above the brilliant grass, and herds of pure white unicorns that gambol there for joy, and a river running by with a glittering galleon on it, all of gold, that goes from an unknown inland to an unknown isle of the sea to take a song from the King of Over-the-Hills to the Queen of Far-Away.

— Lord Dunsany, A Dreamer’s Tale, 1910

➕ L’antiquité rêvée

Avant d’habiter notre Moyen Âge imaginaire, la licorne fut à la Renaissance une figure de l’Antiquité rêvée des peintres, sculpteurs et écrivains. Elle était à Rome, à Troie, mais surtout en Égypte et à Babylone.

L’empereur Tibère, entouré de ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises.
Valère Maxime, Dits et faits mémorables, début du XVe siècle.
BNF, ms fr 290, fol 4

Sur une miniature des Dits et faits mémorables de Valère Maxime, l’empereur Tibère tel qu’on l’imaginait alors, et tel que nous imaginons aujourd’hui Charlemagne, devise avec ses généraux. Le lion, le léopard et la licorne représentent les contrées lointaines qu’ils ont conquises, sans que l’on sache très bien lesquelles. Il ne manque qu’un petit éléphant.

Dans un long traité de jurisprudence du XVIIe siècle, un passage sur les châtiments réservés aux condamnés est l’occasion d’une digression sur les jeux du cirque, où l’on apprend que « Flave Josephe en l’onziesme chap du quinziesme livre et au neufviesme du seziesme des Antiquités Judaïques: où il dit que Herodes roy de Judee ordonna grand nombre d’escrimeurs, de jeux de luttes & de course, qui se dévoyent faire de cinq en cinq ans, en l’honneur de Cesar. Et pour donner plus grand embat au peuple de Hierusalem, il fit chercher diligemment des bestes sauvages comme Lyons et autres animaux qui sont dignes d’estre mis en monstre, ou pour leur force, ou pour quelque chose singulière. […] Les jeux se faisoyent en public, & se monstroyent des bestes sauvages comme lubernes, tigres, chameaux, loups cerviers, rinoceros, ours, licornes, basiliques & autres semblables. ». L’auteur ayant eu la diligence d’indiquer des passages précis des Antiquités Judaïques, je suis allé vérifier ; le seul animal à y être nommément cité est le lion.

En 1470, deux érudits italiens, Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, rédigèrent un recueil, resté manuscrit, décrivant les antiquités de Rome. Sur l’un des premiers feuillets, une grande cage abrite une ménagerie exotique. Des animaux ramenés des quatre coins de l’empire, parmi lesquels une licorne, sont observés avec curiosité par des citoyens romains en justaucorps Renaissance, la dague au côté. Malgré la présence d’un lion, les bêtes cohabitent très pacifiquement.

Felipe Feliciano et Giovanni Marcanova, Collectio antiquitatum, circa 1470.
Princeton University Library, ms Garrett 158, fol 12 r

Un passage ambigu de la guerre des Gaules, où l’on voit aujourd’hui un renne ou un élan, a été interprété comme décrivant un animal unicorne. Jules César avait ensuite passé quelques temps en Égypte, qui était, plus que la Gaule, un coin à licorne. Il n’en fallait pas plus aux peintres ou graveurs de la Renaissance, illustrant le thème classique des triomphes de César, pour faire défiler une licorne aux côtés des plus classiques éléphants. La blanche bête n’apparait pas sur la série la plus connue, les fresques d’Andrea Mantegna pour le palais ducal de Mantoue, mais elle est là, solitaire, sur une série de gravures de Jacob de Strasbourg, réalisées une dizaine d’années plus tard, en 1504, et fréquemment recopiée. César, qui trône un peu plus loin sur un char richement décoré, ne monte pas l’animal, mais la légende précise bien qu’il s’agit du « cheval de César ». Si c’est une licorne d’Égypte, le jeune cavalier souriant est sans doute Césarion, le fils de César et Cléopâtre. On peut aussi voir dans cette licorne un cousin du Bucéphale unicorne, voire imaginer que le graveur a mélangé les récits concernant Alexandre et César.

Le dessin laisse cependant un léger doute, la corne pouvant être factice, attachée au front de l’animal par des sangles de cuir. Dans d’autres représentations, c’est clairement le cas, et la fausse corne fixée au chanfrein comme elle l’était sur les chevaux de tournoi, est alors un signe de la noblesse des cavaliers. Sur une édition de la Vie des douze césars de Suétone, la même gravure représentant un personnage dont la barbe fournie, la couronne ornée d’une croix et le blason à l’aigle bicéphale font, là encore, plus penser au Saint Empire romain germanique qu’aux débuts de l’empire romain est utilisée pour les douze empereurs.

Les anciens avaient leurs chariots de guerre à faux tranchantes, les Chars de leurs Princes, ceux de leurs Triomphateurs, & ceux de leurs Divinités. Les uns étaient tirez par deux chevaux seulement, les autres par quatre, six, huit, ou dix attelés de front. Ils y attelaient aussi quelquefois des lions, des ours, des licornes, des bœufs, des cerfs ,des éléphants, des rhinocéros, des dragons, des aigles, des loups, des daims, et d’autres animaux selon les diverses choses qu’ils voulaient représenter. Pour représenter les licornes, les éléphants, et quelques autres animaux, on se sert des chevaux que l’on déguise en diverses formes. On travestit aussi des hommes en ours, en lions, en tigres, et en autres animaux de basse taille.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

S’il y avait des licornes à Rome, vraies ou fausses, il y en avait bien sûr en Grèce. Bien que le texte n’en dise jamais rien, elles figurent ici et là sur les illustrations de plusieurs manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César, une compilation mêlant récits bibliques, histoire grecque et histoire romaine.

Sur une miniature en pleine page de l’Histoire de la destruction de Troye de l’auteur italien Guido delle Colonne, on distingue sur les bas-reliefs ornant la salle du conseil de Priam, roi de Troie, deux armées se préparant à la bataille. Les grecs, à gauche, sont menés au combat par un capitaine à cheval ; leurs adversaires exotiques, Perses ou Mèdes, sont commandés par un guerrier monté sur ce qui est soit une licorne au long cou, soit une girafe unicorne. Une adaptation anglaise de ce roman, le Livre de Troie de John Lydgate, décrit longuement les effrayantes bêtes sauvages sculptées sur les remparts de Troie, parmi lesquelles éléphants, tigres, griffons et licornes.

At every tour wer grete gunnys sette
For assaut and sodeyn aventurys;
And on tourettis wer reysed up figurys
Of wylde bestis, as beris and lyouns,
Of tigers, bores, of serpentys and dragouns
And hertis eke with her brode hornes,
Olyfauntes and large unicornes,
Buglis, bolys, and many grete grifoun,
Forged of brasse, of copur and latoun,
That cruelly by sygnes of her facys
Upon her foon made fel manacys.

— John Lydgate, Troy Book, circa 1420

Une autre chronique du début du XVIe siècle, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, décrit des jeux sportifs tenus devant les remparts de Troie. Le meilleur lutteur remporte une peau de lion. Le coureur le plus rapide gagne une statue de tigre en argent massif. « Le plus grand sailleur[1] et le plus léger avait la corne précieuse d’une licorne, mise en œuvre et étoffée richement d’or fin, ensemble une jeune pucelle serve et esclave de l’âge de quinze ans, singulière en beauté, bien endoctrinée en tout ouvrage d’aiguille et de broderie[2] ».

L’Astrée, de Honoré d’Urfé, est un roman fleuve dont l’action, ou les actions car c’est assez embrouillé, se déroulent dans une Gaule mythique peuplée de druides, de fées, de héros et de bergers  et dans les forêts de laquelle vivent, certes rares, lions et licornes. On peut voir dans ce texte de 1607 un roman nationaliste, participant à la construction politique d’une identité gauloise, donc française, au sortir des guerres de religion. La licorne et le lion étaient donc aussi gaulois.

Érudits et collectionneurs ont longtemps pensé que l’image de la vierge et de la licorne nous venait de l’antiquité grecque ou romaine, voire égyptienne. Il n’est pas rare de voir des médailles, sculptures ou camées datant sans doute de la Renaissance décrits dans des recueils comme des pièces antiques. En 1612, dans son traité des symboles de la sagesse égyptienne, le père jésuite Nicolas Caussin consacre même deux chapitres à l’image de la vierge et de la licorne[3].

Du XVIe au XIXe siècle, toute l’Europe savante s’est passionnée d’abord pour les hiéroglyphes, puis pour les ruines de Persépolis, dont les bas-reliefs ont été plus ou moins bien reproduits dans de nombreux ouvrages. Des animaux de profil dont il n’est  pas certain qu’ils aient été unicornes, et qui avaient plutôt des silhouettes bovines, deviennent, sur les planches d’ouvrages traitant des Antiquités de Perse ou des Coutumes des anciens peuples, de très élégantes licornes.

Bref, si tout le monde ne pensait sans doute pas qu’il y ait eu des licornes à Rome, Thèbes ou Troyes, leur présence à Karnak, Babylone ou Persépolis ne faisait guère de doute.


[1] Danseur.
[2] Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et Singularités de Troye, Lyon, 1549, p.130
[3] Nicolas Caussin, De Symbolica Ægyptiorum Sapientia, Paris, 1612, p.686 sq.

➕ Le conte du papegaulx

Qui contient les premieres aventures qui avindrent au bon roi Artus.

Le conte du papegau est un long roman arthurien tardif et un peu ironique, dont il n’existe qu’un seul manuscrit, le français 2154 de la Bibliothèque nationale, malheureusement non enluminé alors que certains épisodes auraient pu donner lieu à de jolis dessins.

Papegau désigne, en ancien français, notre perroquet, et le roman est ainsi nommé car le jeune Arthur, qui n’est pas encore Roi, s’y promène avec sur l’épaule un papegau couard, qui parfois fait passer des messages à ses chevaliers et à sa bien-aimée, la Dame aux cheveux blonds. Après bien des aventures, le prince décide de rentrer dans son royaume par la mer, mais échoue sur une île où il fait la connaissance d’un nain et de son fils, le géant sans nom, qu’une licorne sauvage a recueillis et nourris de son lait. Il faut dire que la bête, qui était « aussi grande comme ung grand cheval et avoit une corne enmy le front aussi tranchant comme nul rasoir du monde », « avoit grans mamelles, XIIII, dont la maindre estoit aussi grant  comme la mamelle d’une vasche[4] ». C’est d’ailleurs parce qu’il a tété, tout petit, du lait de licorne, « meilleur lait et le plus doulx que oncques eusse mengé », que le fils du nain est devenu géant. Tout le monde s’entend plutôt bien, et la compagnie embarque ensuite pour la Bretagne, la licorne parvenant à surmonter sa peur de la mer. Sans aller trop loin dans l’interprétation, on peut être surpris de voir ici en figure maternelle, façon louve allaitant Romulus et Remus, une licorne qui a habituellement, dans la littérature médiévale, des caractéristiques très masculines.

Le passage ci dessous, qui conte les aventures du nain, du géant sans nom et de la licorne, est extrait de la traduction en français moderne par Hélène Charpentier et Patricia Victorin, parue en 2004.

Première page de l’unique manuscrit du roman.
BNF,
ms fr 189, fol 289v.
C’est la seule image que j’aie trouvée avec une licorne et un papegau.

Prêtez-moi une oreille attentive, cher et doux seigneur, car je vais vous conter la chose la plus incroyable, la plus prodigieuse qui me soit arrivée! Si un autre m’avait conté ce que je vais vous dire, je dois reconnaître en toute sincérité que jamais je ne l’aurais cru.

Quand ma femme fut morte et enterrée, je plaçai mes provisions dans ma tunique, puis j’enveloppai mon enfant de mon mieux. Et je partis en quête, de ci de là, dans le bois, d’un gros arbre où je pourrais m’abriter de la pluie et me coucher pour la nuit. Je n’imaginais pas à ce moment-là qu’il y eût tant de bêtes féroces sur cette île. Par bonheur, je trouvai un arbre creux, le plus grand que j’aie jamais vu: d’ailleurs, il existe toujours. La cavité était si profonde que six chevaliers auraient pu y tenir. A l’intérieur, je découvris que la place était occupée par les petits d’une bête sauvage; ils étaient nés depuis peu. Chacun des petits était doté d’une petite corne pointue au milieu du front. En les voyant, j’en­trai et les examinai longuement, non sans curiosité et étonnement. Finalement, je m’assis parmi eux. Cela faisait peu de temps que j’étais là lorsque la mère des petits arriva.
C’était une bête d’une taille extraordinaire, grande comme un che­val de belle taille, et elle avait une corne plus tranchante qu’aucun rasoir au milieu du front. Elle était pourvue de quatorze grandes mamelles, dont la plus petite était de la taille d’un pis de vache. Quand elle me vit, elle me jeta un regard si féroce que je m’enfuis épouvanté. Dans ma précipitation, mon enfant me tomba des bras et se mit à hurler. Il était tout mignon, tout blond et jamais on n’avait vu plus bel enfant! La bête en eut pitié et pénétra dans la cavité. Pendant ce temps, j’observai – caché derrière la racine de l’arbre – ce que la bête ferait de l’enfant. Elle prit délicatement le nourrisson de son museau, elle rentra dans le trou, s’al­longea et fit si bien qu’il eut bientôt sa mamelle dans la bouche. Lorsqu’il perçut la douceur de la mamelle, il se mit à téter le plus naturelle­ment du monde. Une fois repu, il s’endormit. De mon côté, je n’osai ni dormir, ni bouger d’un pouce de peur que la bête ne me tue. C’est ainsi que se passa cette première nuit, mon enfant endormi auprès des petits. Le lendemain, au matin, quand la bête alla chercher sa pâture, je mangeai de mes provisions, car j’avais grand faim. Après quoi, j’eus très soif, mais je n’osai pas sortir de ma cachette pour chercher de l’eau. Je décidai de prendre mon enfant, et tandis que j’étais en train de l’em­mailloter, la bête revint. Curieusement, elle se montra très affectueuse à mon égard et finalement, je restai auprès d’elle. Après avoir fait téter ses petits ainsi que mon fils, elle me considéra et me voyant tout petit – puisque je suis nain – elle crut que j’étais encore enfant et elle me poussa à mon tour vers une de ses mamelles encore bien pleine. Comme j’avais très soif, je fis ce qu’elle attendait de moi: je bus son lait qui me parut délicieux et le plus doux que j’aie jamais goûté. Voilà, seigneur, la manière dont je vivais tant que mes provisions durèrent. Mon enfant profitait bien de ce lait, comme on peut encore le voir aujourd’hui, grâce à Dieu I Quand il ne me resta plus de provisions, ce régime lacté ne suffisait pas à me donner des forces.

Or il advint un jour, j’en rends grâce à Dieu, qu’un grand cerf vint à passer devant notre arbre creux. Je vous rappelle que j’avais grand faim, car le lait ne pourvoyait pas à tous mes besoins. Et je laissai échapper ce souhait: « Plût à Dieu que je puisse manger un beau cuissot de cerf rôti!». Tout en disant cela, j’avais sorti ma tête hors du trou. Le cerf s’était arrêté, en m’entendant, et me regardait. La bête qui passait par là pour nous protéger, ses enfants et moi, vit le cerf qui me regardait. Crai­gnant pour notre vie, elle fonça sur lui, furieuse, et avant même qu’il ait pu s’en rendre compte, elle le pourfendit de sa corne. En retirant sa corne, elle le trancha net en deux morceaux. Le cerf tomba mort. Moi, j’étais aux anges. Je jaillis du trou dont je n’étais pas sorti depuis trois semaines. J’aperçus un morceau de bois crochu, tombé d’un arbre creux et je m’en emparai. Puisqu’il m’était impossible de le déplacer, je décidai de le laisser là et de creuser une fosse au-dessous de lui. En creusant, une source d’eau jaillit que je déviai pour nettoyer mon morceau de bois. Puis je versai de l’eau et je fis du feu grâce à ma pierre à fusil. Après quoi, je suis allé chercher du sable de la mer, car il était salé, et je l’y mélangeai.

La bête veillait sur moi, suivant mes moindres faits et gestes, pour me protéger des bêtes sauvages, tant elle m’aimait. D’ailleurs elle continue de passer une à deux fois par jour devant cette tour.
Au bout d’un an, la bête n’eut plus de lait et je donnai de la viande à manger à mon enfant, comme pour moi. J’avais si bien apprivoisé cette bête qu’elle faisait tout ce que je lui demandais, car elle m’aimait comme une mère aime ses enfants. Elle tuait nombre de cerfs, d’ours et autres, pour que mon fils et moi puissions manger. Voilà la vie que j’ai menée pendant vingt ans, sans trouver aucune issue à cette île, à part la mer.

L’ermite Nascien à l’île Tornéant, Miniature du maître d’Adélaïde de Savoie, Lancelot-Graal, XVe siècle. Deux licornes sont représentées parmi les animaux sauvages.
Bibliothèque Nationale, ms fr 96 fol 23v

[…]

Alors Géant sans Nom dévora une bonne moitié de cerf et but de l’eau. Ce n’était pas étonnant qu’il mange autant pour un homme de sa taille qui ne faisait qu’un seul repas. Il ne mangeait pas de pain ni d’autres plats et ne buvait pas de vin. Le roi ne put avaler une bouchée, tant il était impressionné par le géant. Quant au nain, il mangea très peu, en raison de sa joie. Après le repas, le nain ordonna à son fils de s’incliner devant le roi Arthur et d’implorer sa grâce pour qu’il le respecte davantage. Il rendit hommage au roi, l’embrassa et promit solennelle­ment de lui être entièrement dévoué. Enfin, ils mirent au point leur projet, se couchèrent et dormirent jusqu’au matin. Ils se levèrent tous trois avec le jour. Le roi monta sur son destrier et plaça le nain devant lui; quant au géant, il marchait, sa massue dans la main et son bagage pendu au cou. Tandis qu’ils se dirigeaient vers Je navire, ils virent venir la licorne’ qui avait allaité le géant, car comme tous les jours, elle voulait voir celui qu’elle considérait comme son fils. Elle passait plus volontiers le matin, car elle avait davantage de chances de le trouver. Elle emboîta le pas du géant pour lui venir en aide si besoin était, tant elle l’aimait profondément.

C’est ainsi que le Chevalier au Papegau s’en retourna vers son navire, avec son escorte formée par un nain sur son arçon, et suivi de Géant sans Nom et de la licorne. Quand ils arrivèrent, les marins ne savaient s’ils devaient se réjouir ou s’enfuir. Ils éprouvaient de la joie parce que leur seigneur était de retour, et de la terreur à cause du géant et de la licorne. Quand le Chevalier au Papegau leur eut tout expliqué, ils prirent des cordes, les jetèrent hors du navire; puis ils les attachèrent au mât et à la coque. Le géant s’empara d’une des extrémités de la corde et l’attacha autour du poitrail de la licorne, et l’autre bout, il se l’attacha autour des épaules. Ce faisant, il avait toujours sa massue à la main. Le nain et le Chevalier au Papegau embarquèrent. À quoi bon allonger encore mon récit? Le géant et la licorne tirèrent le navire, avec l’aide des marins, et parvinrent à le remettre à l’eau. Alors, le géant monta sur le navire, aussitôt suivi par la licorne, qui ne pouvait se séparer de lui. Ils ramèrent ensuite de toutes leurs forces pour dépasser le fleuve qui s’étendait sur plus de quatre miles. L’eau était effroyablement profonde. Quand ils eurent traversé ce passage périlleux, ils découvrirent une très belle contrée. Le Chevalier au Papegau reconnut être déjà passé là; ils débarquèrent, chevauchèrent un peu et parvinrent à I’ Amoureuse Cité, là où vivait la Dame aux Cheveux Blonds. Ils continuèrent jusqu’au palais. La Dame aux Cheveux Blonds leur réserva un accueil somptueux. Sans perdre de temps, le Chevalier au Papegau dépêcha un messager au château de Causuel, pour faire savoir à Lion sans Merci que le roi Arthur lui demandait d’honorer sa promesse. Il devait, comme convenu et s’il tenait à son honneur, se trouver à Windsor, avec ses chevaliers, le jour de la Pentecôte, où le roi assemblerait sa cour. Le messager rapporta sa réponse: Lion sans Merci s’y conformerait volontiers. Il fut temps d’aller au lit, ce que chacun fit.

➕ La solitude christique de la licorne

Les couples de licornes sont rares dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance, et on n’y trouve aucune famille avec enfants. C’est parce qu’elle représente le Christ que la licorne est, plus souvent que les autres animaux, dessinée solitaire.

Le Christ et la licorne au plafond de l’église de Skrøbelev, au Danemark, circa 1500.
Photo Roberto Fortuna.

Le volumineux traité du franciscain Jürgen Werinhard Einhorn est l’ouvrage de référence sur les représentations médiévales de la licorne. Les commentaires, qui montrent une impressionnante érudition, font une large place à la symbolique religieuse, et à la licorne comme image du Christ. C’est d’une phrase ouvrant le chapitre sur la licorne dans un manuscrit du Physiologus en latin, Sic est dominus noster Iesus Christus spiritalis unicornis – (Ceci est Notre Seigneur Jésus Christ, la licorne spirituelle), que le père Einhorn, dont c’est le vrai nom, a tiré le titre de son ouvrage, Spiritalis Unicornis.

Cette blanche licorne à la silhouette de chevreau, fidèle au modèle du Physiologus, a un petit air d’agneau pascal.
Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, XVe siècle.

L’un des grands soucis de ceux que l’on a appelé les Pères de l’Église, entre fin de l’Antiquité et début du Moyen Âge, fut de trouver dans l’Ancien Testament les présages du nouveau. Le monoceros des Septante, devenu l’unicorne ou rhinocéros de la Vulgate, était signalé pour sa force, et sa corne unique devint un symbole de l’unicité et de la puissance du Christ, voire même, chez Saint Jean Chrysostôme à la fin du IVe siècle, une image de la croix : « Jésus Christ combat ses adversaires avec sa croix comme une corne ; c’est dans cette corne que repose notre confiance[1] ». L’image ne prit cependant pas vraiment, et au Moyen Âge c’est le cerf qui, avec la légende Saint Hubert, devint crucifère, la croix brillant entre ses bois.

Nul, en principe, ne tenait la licorne pour unique, comme le phénix. Élien de Préneste, dans son traité de la nature des animaux,au début du IIIe siècle, assurait certes que le Cartazon des Indes vivait seul, à l’écart de ses congénères, mais cela implique qu’il avait des congénères. En outre, il devenait plus sociable durant la saison des amours et la jeunesse de ses petits, dont il prenait grand soin.

Le lion et la licorne, chacun avec un petit, sur un bas-relief lombard du VIIIe siècle. Oratoire de Sainte Marie, Cividale del Friuli, Italie.
Photo Wie-Wolf, Flickr.

Dans les récits médiévaux, comme dans les images peintes ou sculptées, la licorne était cependant l’image du Christ, que nul n’avait jamais représenté en famille, avec femme et enfants – avec ses potes à l’occasion, un soir de beuverie, mais c’est autre chose. Il est donc rare, sur les miniatures ou les tapisseries, de voir plusieurs licornes, excepté dans les scènes comme l’embarquement à bord de l’Arche où tous les animaux sont représentés en couple.

Dieu le père et le Christ représenté par une licorne.
Bas-relief roman de l’abbaye bénédictine de Holzkirchen, en Allemagne, XIIe siècle.
Photo Peter Ackermann, Flickr.

Sur les murs de l’église baroque de Holzkirchen, en Allemagne, un énigmatique bas-relief roman provient sans doute d’un ancien monastère bénédictin du XIIe siècle. Un vieil homme barbu qui change un peu des jeunes vierges y tient dans ses bras une licorne à la corne recourbée. C’est peut-être une représentation de Dieu le père et du Christ. L’image est inhabituelle, mais au XIIe siècle, quand elle fut sculptée, les allégories n’étaient pas harmonisées dans toute l’Europe comme elles le seraient à la fin du Moyen Âge.

Cil damoisiaus qui fu nés en Bethléem est cil dont David dist : C’est li chiers fiex de l’unicorne. Unicorne est une beste petite et resamble chevrael et n’a c’une corne. A paines le poent penre venerres en bois. Si vous dirai comment l’en le prent. Ou lieu que on seit où elle hante, on prent une pucele bele, blance et tenre, et bien vestue et acesmée des plus biaus garnemens que on poent avoir. En cel lieu siet la pucele toute seule. La beste unicorne vient qui voit la pucele seule, et li saut ou saim et l’embrace et là s’endort. Et là la prent-on. Ceste beste senefie le fil Dieu. La beste na cune corne. li piere et li fiex nont cune corne.Si come dit li evangiles, ego et pater unum sumus.

Les Saints lieux de Jérusalem, BNF, ms fr 352, fol 3r.

Dans les illustrations des bestiaires, mais aussi souvent dans les marges des livres d’heures, bréviaires et psautiers de la fin du Moyen Âge, la chasse à la licorne est une représentation de la Passion du Christ. La licorne a la corne au flanc transpercé par les chasseurs, dont les gouttes de sang ressortent sur le poil blanc ou beige, ne peut bien sûr être que solitaire.

Bestiaire de Guillaume le Clerc, XIIIe siècle. BNF, ms fr 14969, fol 26v.

Dans un manuscrit du XIIIe siècle du bestiaire de Guillaume le Clerc, l’un de ceux qui développe avec le plus de soin la signification christique de la licorne, le chapitre sur l’unicorne est exceptionnellement illustré de deux miniatures. La seconde est une très classique Passion à la licorne, dans laquelle la Vierge, par un geste de sa main, montre qu’elle est consciente de la nature sacrificielle de la mise à mort.

La première est bien plus complexe. Dieu le Père apparait en haut de l’image, dans une mandorle, entouré e nuages blancs. En dessous le Christ sort du tombeau. À gauche, Zacharie, vêtu en évêque médiéval, prophétise la venue du Messie auprès des juifs. À droite, l’Ange Gabriel se glisse dans les interstices d’une image assez chargée pour une scène d’Annonciation devant une image de la crucifixion [2]. La licorne est absente de l’image, mais la rubrication est claire, il s’agit bien d’une illustration du sermon de l’unicorne.

Adam nommant les animaux Florence, Palazzo Pitti.

À Florence, à la Galleria dell’Academia, une longue tenture du XVIe siècle, aux tons passés, montre Adam nommant les animaux. Parmi des chefs d’œuvre bien plus connus, elle ne retient guère l’attention, ce qui explique sans doute que je n’ai pas réussi à m’en procurer une bonne photographie en couleur et doive me contenter d’une vieille reproduction en noir et blanc prise dans un catalogue de la fin du XIXe siècle. Les animaux défilent en rang devant Adam, la plupart en couple, mais il en est deux dont la solitude est clairement mise en scène, la licorne et l’éléphant. La blanche licorne, juste en dessous de Dieu le père, est ici une image christique, et ce d’autant plus que son rival le cerf est relégué assez loin derrière, accompagné de madame. Derrière la licorne-Christ, nouvel Adam, suit le couple royal du lion et de la lionne. L’éléphant, lui aussi solitaire, au troisième rang, est aussi un symbole christique, et, surtout une image sinon de chasteté, du moins de tempérance. Derrière l’éléphant, deux animaux beiges au long cou sont des girafes unicornes, variété spécifique aux tapisseries du XVIe siècle.

Le Paradis terrestre, un tableau de Hans Böckberger, au musée Calvet  d’Avignon, montre plusieurs épisodes de la création. Les animaux, même les dragons, y sont en couple, à l’exception de la licorne au premier plan, qui trempe la pointe de sa corne dans  une eau qui, pourtant, devait encore être pure. L’autre créature unique, à l’arrière-plan, n’est sans doute pas une hydre mais préfigure déjà la bête de l’apocalypse.

Le cerf et la licorne, mais aussi le lion, l’agneau et le paon, dont la légende voulait qu’il fut immortel. Vers 1580, sur ce tableau de Luca Mombello, les animaux les plus christiques sont regroupés devant la fontaine du Paradis tandis qu’au premier plan Dieu le Père s’entretient avec la Vierge.

Sur les nombreuses peintures et gravures montrant l’embarquement dans l’Arche, les licornes sont le plus ouvent en couple, comme les autres animaux, et souvent dans les premiers rangs. En cherchant un peu pourtant, on trouve quelques images où l’animal est solitaire, au point que l’on ne sait pas bien ce qu’il va faire dans l’Arche. Lorsque le chaste éléphant est aussi seul, on se comment il s’est reproduit depuis.

Musée du Louvre, OA 3093.

Au musée du Louvre, une plaque émaillée du XVIe siècle représente la maison de la Vierge à Lorette. Un couple de lapins, un cerf et une biche, semblent poser pour la photo, tranquilles, dans le jardin. Au premier plan, une licorne solitaire est tout à la fois symbole de virginité et représentation du Christ.

Sur cette chasse mystique de l’église de Memmingen, en Allemagne, peinte vers 1500, le Christ chevauche la licorne. C’est cependant assez rare, et je ne connais qu’un autre exemple, sur une tapisserie d’un musée de Munich.
National Gallery of Art, Washington

C’est dans le monde germanique que les scènes de chasse à la licorne étaient, au XVe siècle, les plus populaires. Elles disparaissent bien sûr avec la réforme, mais la licorne n’en reste pas moins un symbole utilisé par les théologiens protestants comme catholiques.
Martin Luther, dans son sermon sur les brebis perdues, en 1532, assure ainsi que « Le Christ est comparable à une licorne, dont on prétend qu’elle ne peut être capturée vivante. On dit qu’on peut la poursuivre à en perdre haleine; elle peut être touchée, blessée et même tuée, mais on ne peut s’en emparer vivante [3]».

En 1618, le théologien jésuite Nicolas Caussin (1583-1651), confesseur de Louis XIII, dans son Polyhistor Symbolicus, cite la scène de la capture de la licorne par une vierge et celle de l’animal trempant sa corne dans un flot impur. Il exprime de forts doutes quant à la réalité de la première, «qui n’est mentionnée que par Albert le Grand», mais semble croire à la véracité de la seconde : «La corne de licorne est un remède contre tous les venins. De même, en Afrique, où, à cause de la multitude de serpents, les fleuves sont souvent infectés par la putréfaction de leur venin, le monocéros, par la vertu qui réside en sa corne, purifie merveilleusement les eaux… On applique [cette image] à juste titre au Christ baptisé qui, semblable au fils des licornes[5], a sanctifié le cours des eaux afin d’effacer la souillure de tous nos crimes[4] ».

C’est donc dans son passé chrétien, aujourd’hui un peu oublié, que la blanche bête a pris l’habitude et sans doute le goût de la solitude. La licorne qui donne son titre au roman éponyme d’Iris Murdoch est à la fois le personnage central, Hannah, solitaire et croyante, et le Christ. Dans les univers féériques et fantastiques contemporains, en peinture, en jeu ou en littérature, l’albe bête est aussi solitaire. Le plus grand succès de la littérature récente sur la licorne est le charmant petit roman de Peter S. Beagle, La dernière licorne, qui peut aussi être lu comme une allégorie chrétienne.


[1] Cité par Louis Charbonneau-Lassay, Le bestiaire du Christ, p.342. Je dis beaucoup de mal ailleurs du livre de Charbonneau-Lassay, mais sur la patristique, qui n’est pas vraiment mon fort, je lui fais toute confiance. Il ne devient délirant que quand il suppose que les hommes de la Renaissance et de l’époque moderne continuaient à raisonner ainsi, et ce sans doute parce que lui-même raisonnait ainsi.
[2] Suzanne Lewis, Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse, in The Art Bulletin, 2014.
[4] Allusion au Psaume 29:6, et disperget eas quasi vitulus Libani et Sarion quasi filius rinocerotis dans le texte de la Vulgate.
[5] Nicolas Caussin,  De Symbolica Ægyptiorum Sapientia. Polyhistor Symbolicus, Paris, 1618, pp.350-351. Le “fils des licornes” est une allusion

➕ Le bestiaire de Bronze

Des quatre petits chapitres que j’avais écrit sur le bestiaire de pierre des gargouilles et chimères, le bestiaire de bois des miséricordes et des stalles, le bestiaire de craie des fresques décorant les églises d’Europe du Nord et le bestiaire de bronze des médailles de la Renaissance italiennes, les deux premiers sont restés dans mon futur livre, et les deux derniers vont se retrouver sur ce site. Sur les médailles de Sperandio ou Pisanello, la licorne illustre la pureté des dames, la foi des princes d’église, la force des condottieres.

La médaille, une pièce de métal sans valeur faciale et qui n’est donc pas destinée au commerce, apparaît à la fin du Moyen Âge. La grande époque en est la Renaissance italienne, avec des artistes comme Vittore Pisano, dit Pisanello (1397-1455), qui fixa les canons techniques et esthétiques du genre, et ses successeurs et imitateurs Sperandio Savelli, dit de Mantoue, ou Niccolo Fiorentino.

J’ai sûrement écrit ici et là dans ce livre que telle ou telle médaille avait été frappée à telle ou telle occasion; c’est une facilité de langage. En effet, alors que la plupart des monnaies d’Europe étaient frappées, les médailles de la Renaissance étaient le plus souvent coulées, c’est à dire réalisées en versant du métal fondu, le plus souvent du bronze, dans un moule réalisé à partir d’une sculpture de cire, de plâtre ou de bois. Cette technique connue de l’antiquité mais passée de mode au Moyen Âge explique les reliefs tout en rondeurs qui font le charme de ces disques de métal.

Les médailles des XVe et XVIe siècle sont un genre artistique créé de toutes pièces, et aux règles très précises. Une médaille est coulée – je ne sais pas combien de temps je vais faire attention à ne pas écrire frappée – en l’honneur d’une personnalité dont le portrait est à l’avers. Au revers figure une composition allégorique ou symbolique, souvent accompagnée d’une dédicace ou d’une citation en latin illustrant les qualités du dédicataire. C’est bien sûr là que posent sagement des licornes symboliques, dont le sens peut être assez différent selon que la médaille honore une noble dame, un prince d’église ou un condottiere.

Pour évoquer les qualités de Camilla Covella d’Aragon, épouse du condottiere Costanza I Forza, Sperandio Savelli de Mantoue (1425-1504) a coulé sur une médaille son image parmi des animaux symboliques. Elle apparaît de face, sur un trône mi-partie licorne, mi-partie chien ; un serpent enroulé autour de son bras gauche semble lui parler à l’oreille. La chasteté de la licorne, la fidélité du chien, la prudence du serpent sont les vertus de Camilla, et, comme l’indique la légende qui entoure le portrait, sic itur ad astra, c’est ainsi que l’on parvient au ciel.

On doit également à Sperandio de Mantoue cette médaille à l’effigie d’un poète inconnu, le docte Parupus. Une licorne pégase avait sans doute à l’époque plus de poésie qu’aujourd’hui, mais sa signification n’est pas évidente. La phrase latine sur le pourtour de la médaille, dont le sens est assez obscur, ne nous apprend guère plus.

Encore une autre médaille de Sperandio de Mantoue, à l’effigie du sénateur bolonais Andrea Bentivoglio. La licorne porte sur son dos ce qui semble être un coffre à trésor. La devise, Integritatis thesaurum peut se traduire par Trésor de pureté, voire de chasteté, mais la licorne à la corne dressée peut aussi sembler protéger les richesses de la famille du sénateur. Andrea Bentivoglio est mort en 1491, trop tôt pour constater l’inefficacité de cette protection, qui n’allait pas empêcher quelques années plus tard la conquête de Bologne par les troupes papales.

Le chasseur de licorne est un peu tenté de voir partout des sous-entendus érotiques, et dans toute licorne un phallus. C’est parfois pertinent, c’est souvent une erreur. Au revers d’une médaille de Pisanello coulée en 1447 en l’honneur de Cecilia Gonzaga, fille du marquis de Mantoue, la princesse est représentée les seins dénudés – enfin, un sein et demi –  au côté d’une licorne, sous un croissant de lune. Le geste par lequel elle saisit dans ses deux mains la corne d’une licorne particulièrement velue peut sembler équivoque. Cecilia est morte jeune, en odeur de sainteté et d’érudition, et le croissant de lune est un attribut de Diane, déesse antique de la chasteté. Sur son portrait à l’avers, les cheveux de la jeune fille sont remontés en un très sérieux chignon, et ses épaules sont couvertes. Il n’y a donc pas la moindre ambiguïté dans les intentions de Pisanello. C’est de cette médaille que s’inspira sans doute Jean Cocteau pour peindre la licorne sous la lune qui orne la grande salle de sa villa Santo-Sospir, et cette fois, l’ambiguïté ne fait aucun doute.

Le puissant Borso d’Este, marquis de Ferrare au milieu du XVIe siècle, apparaît sur plusieurs médailles. Au revers, on retrouve toujours son emblème, la licorne accroupie purifiant les eaux d’une fontaine ou d’une rivière de la pointe de sa corne, souvent devant un palmier. Sur cette médaille en plomb de Jacopo Lixignolo, vers 1460, la scène se déroule dans un paysage de montagne, ce qui est inhabituel et est peut-être lié à un épisode particulier de la vie du marquis.

Guglielmo Batonatti était probablement un chanoine de l’ordre hospitalier  des Antonins, dont la croix en Tau, ou croix de Saint Antoine, était le symbole.  On retrouve donc cette croix au revers de la médaille, au-dessus d’une licorne, symbole de l’humilité du Christ et peut-être clin d’œil à l’activité médicale de l’ordre. Cette médaille coulée vers 1485 est l’œuvre de Niccolo Fiorentino.

Niccolo Fiorentino a également dessiné cette médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni, fille du riche marchand  Florentin Giovanni Tornabuoni. La scène représentée n’a pas de lien avec la fable de la licorne et du corbeau, qui n’était guère connue que dans le monde germanique. La licorne et la colombe font ici un peu doublon comme figures de chasteté et de pureté.

Celui-ci, vous l’avez reconnu à sa barbe taillée et son chapeau en feston. Il s’agit de François 1er, roi de France fasciné par l’art et la littérature italienne. Si l’on ignore par qui, à quelle date et à quelle occasion précise cette médaille italienne, ou à l’italienne, a été frappée coulée, la signification de la scène de la licorne purifiant les eaux, entourée de la devise Christianæ Reipublicæ Propugnatori (Je protège la communauté chrétienne) est évidente. François, pour une fois, n’est pas ici la salamandre qui se nourrit du bon feu et éteint le mauvais, mais la licorne qui éloigne le poison de l’hérésie protestante.

Sur cette médaille de Giovan Federico Bonzagni, en 1534, la  licorne purifiant les eaux est accompagnée de l’âne et du bœuf, et la scène entourée de la devise In virtuti tua servati sumus, Nous sommes sauvés par ta vertu. Ceux qui comptaient pour leur salut sur la vertu d’Alexandre Farnese, le pape Paul III, commanditaire des fresques de Perino del Vaga que nous avons vues dans un chapitre précédent et frère de Giulia dont nous parlerons bientôt, étaient pourtant assez mal barrés.

Cette médaille anonyme du milieu du XVIe siècle représente Cornelio Musso, frère mineur et évêque de Bitonto. Même si l’on peut s’interroger sur la compatibilité entre l’humilité franciscaine et la frappe de médaille à son effigie, la devise Sic virus a sacris, Comme le poison (qui s’éloigne) des lieux sacrés, semble convenir au personnage. La scène est, une fois encore, celle de la purification des eaux, et l’on distingue à l’arrière-plan le troupeau des brebis chrétiennes menées par leur berger-évêque.

Sur cette médaille en l’honneur de Gianbatista Orsini, frappée  coulée à Florence au tout début du XVIe siècle, la licorne trempe encore la pointe de sa corne dans une fontaine. La devise, experior – je teste, j’essaie, j’expérimente –  illustre la principale fonction des cornes de licorne pour la noblesse romaine d’alors, s’assurer  de l’absence de poison dans les mets qui étaient apportés sur la table des puissants.

Le style maniériste et passablement chargé du médailleur milanais Leone Leoni apparaît sur cette pièce d’argent coulée vers 1549 en l’honneur d’Antoine Perrenot de Granvelle, évêque d’Arras et conseiller de Charles Quint. La devise Caeteris aeque ac sibi, Pour les autres autant que pour soi-même, entoure la scène classique de licorne purifiant les eaux avant que les autres animaux, au premier rang desquels le lion, puissent boire.

Outre des médailles classiques en l’honneur des personnalités de l’époque, le médailleur de Vérone Moderno, au début du XVe siècle, réalisé une série de pièces à une face illustrant le mythe d’Orphée. Une licorne figure ici parmi les animaux sauvages charmés par le poète musicien. Les triomphes de Pétrarque sont aussi le sujet de bien des séries de médailles, et c’est toujours la licorne qui tire le char de la Chasteté, comme sur cette pièce de Giovanni di Fondulini Fonduli.

On peut bien sûr aussi trouver des licornes sur des séries du même type illustrant la Genèse, comme celle-ci, du médailleur allemand Hans Reinhardt l’ancien, qui illustre le thème du Christ, nouvel Adam.

À partir du XVIIe siècle, les licornes, comme les autres animaux apparaissant sur les médailles, perdent de leur valeur symbolique et ne sont plus guère que des figures héraldiques.  C’est le cas par exemple en 1613, sur cette médaille à l’effigie de la princesse Elizabeth Stuart frappée à l’occasion du mariage de la fille du roi d’Angleterre et d’Écosse avec l’électeur Palatin. Élizabeth, dont le père avait réalisé dix ans auparavant l’union dynastique anglo-écossaise,  est représentée au revers dans un char tiré par le lion d’Angleterre et la licorne d’Écosse. 

Les images, en deux dimensions,  des manuscrits et tableaux du Moyen Âge et de la Renaissance sont  aujourd’hui dans le domaine public. Pour les médailles, qui ne sont pas tout à fait en deux dimensions, il peut y avoir ambiguïté. Fort heureusement, les musées publics américains ont clairement fait savoir que leurs photos étaient utilisables librement. À l’exception de celles en l’honneur de Gianbatista Orsini, qui se trouve à New York au Metropolitan Museum, de celle d’Andrea Bentivoglio dans une collection privée, de celles d’Antoine Perrenot de Granvelle et d’Elizabeth Stuart au British Museum,  les médailles présentées ici proviennent de la même collection, celle de Samuel H. Kress, à la National Gallery of Art de Washington.

➕ Arthur Conan Doyle, En jouant avec le feu, 1894

Traduction de Louis Labat, 1911

Je ne prétends pas expliquer ce qui se passa, le 14 avril dernier, au n° 17 de Badderly Gardens. Traduite en noir sur du blanc, mon opinion paraîtrait, j’imagine, trop absurde, trop grossière pour mériter considération. Mais qu’il se soit passé quelque chose, et quelque chose de nature à marquer sur chacun de nous pour le reste de sa vie, c’est ce qu’établit avec toute la certitude possible l’unanimité de cinq témoignages. Je me bornerai à un compte-rendu très exact, qui sera soumis à John Moir, Harvey Deacon et Mrs Delamere, et ne recevra aucune publicité s’ils ne le confirment volontiers sur tous les points. Quant à Paul Le Duc, il faudra que je me passe de sa caution, car il semble avoir quitté l’Angleterre.
Ce fut John Moir, l’associé principal bien connu de la maison Moir, Moir et Sanderson, qui, dans le principe dirigea notre attention vers les questions d’occultisme. Comme il advient souvent chez des hommes d’affaires durs, et pratiques, il y avait dans sa nature un certain mysticisme, par quoi il avait incliné à l’examen, puis, éventuellement, à l’acceptation de ces déconcertants phénomènes qui, avec beaucoup d’impostures et beaucoup de niaiseries, se groupent sous la commune désignation d’occultisme. Ses recherches, entreprises en toute liberté d’esprit, avaient malheureusement versé dans le dogme, et il était devenu fanatique et tranchant autant que dévot peut l’être.
Il représentait dans notre petit cercle la catégorie d’hommes qui ont fait de ces singuliers phénomènes une nouvelle religion.
Nous avions pour médium sa sœur, Mrs. Delamere, la femme du sculpteur dont le nom est en train de se révéler. L’expérience nous avait démontré qu’en ces matières vouloir opérer sans médium était aussi vain que de vouloir, en astronomie, opérer sans télescope. D’autre part, nous repoussions tous avec horreur l’idée d’introduire parmi nous un médium à gages. Homme ou femme, ne se croirait-il pas tenu de nous en donner pour notre argent, et la tentation de fraude ne serait-elle pas trop forte ? Quel crédit mériteraient des phénomènes produits à raison d’une guinée par heure ? Fort heureusement, Moir avait découvert chez sa sœur une nature de médium ; c’est-à-dire qu’il la considérait comme une batterie de cette force magnétique animale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour que nous agissions sur elle du plan spirituel comme nous agissons du plan matériel. Il va de soi qu’en m’exprimant ainsi je n’entends pas faire une pétition de principe : j’indique simplement par quelle théorie nous expliquions nous-mêmes, à raison ou à tort, ce que nous voyions. La dame venait sans l’assentiment bien formel de son mari ; et quoiqu’elle ne manifestât jamais une très grande force psychique, nous en obtenions au moins ces phénomènes usuels de transmission de pensée si puérils et si mystérieux tout ensemble. Chaque dimanche soir, nous nous réunissions dans l’atelier d’Harvey Deacon, à Badderly Gardens, la maison qui fait le coin de Merton Park Road.
L’œuvre de Harvey Deacon, par la qualité d’imagination dont elle rendait témoignage, semblait trahir chez l’artiste la passion de l’outré et du sensationnel. À l’origine, un certain pittoresque l’avait attiré vers l’étude de l’occultisme ; mais son attention ne tarda pas à tomber en arrêt devant quelques-uns des phénomènes dont je parlais tout à l’heure, et il en vint rapidement à se convaincre que ce qu’il avait pris pour une amusette, pour un passe-temps d’après-dîner, constituait une réalité formidable. C’était un homme d’un cerveau remarquablement lucide et logique, un vrai petit-fils de son ancêtre, le célèbre professeur Scotch ; et il représentait, lui, dans notre groupe, l’élément critique, l’homme sans préjugés, préparé à suivre les faits aussi longtemps qu’il peut les voir, et ne laissant pas ses théories prendre l’avance sur ses données. Sa circonspection agaçait Moir autant, que Moir le divertissait par sa foi robuste ; mais, chacun à sa manière, ils apportaient l’un et l’autre dans la question une même ardeur.
Et moi ? Qui représentais-je, à vrai dire ? Non pas le dévot. Non pas la critique scientifique. Mais, plus justement, le dilettante. Préoccupé de toujours rester « dans le mouvement », je me félicitais de toute sensation nouvelle qui me fît sortir de moi-même. Sans disposition personnelle à l’enthousiasme, j’aime les enthousiastes. Les propos de Moir m’emplissaient d’un vague bien-être, comme si j’eusse senti par eux que nous tenions la clef des portes de la mort. L’atmosphère apaisante des séances, toutes lumières voilées, me causait un délice. J’y assistais parce que je m’y amusais.
Ce fut, comme je l’ai dit, le 14 avril dernier que survint l’événement très singulier qui m’occupe. En arrivant à l’atelier, j’y trouvai Mrs. Delamere, qui avait pris le thé dans l’après-midi avec Mrs. Harvey Deacon. Pas d’autre homme que Deacon lui-même, en compagnie de qui les deux dames examinaient un tableau commencé sur un chevalet. Je ne me pique pas de connaissances en art et n’ai jamais fait profession de comprendre ce que Harvey Deacon veut mettre dans ses peintures ; mais je voyais bien ce qu’il y avait d’ingéniosité inventive dans cette composition où entraient des fées, des animaux et des figures allégoriques de toutes sortes. Les dames se répandaient en louanges ; assurément, le tableau était d’une belle couleur.

— Qu’en pensez-vous, Markham ? me demanda le peintre.
— J’avoue que cela me dépasse, répliquai-je. Ces bêtes, qui sont-elles ?
— Des monstres mythiques, des créatures imaginaires, des emblèmes héraldiques, toute une espèce de cortège fantasque.
— Avec un cheval blanc en tête ?
— Ce n’est pas un cheval blanc, fit-il, d’un ton d’humeur qui me surprit, car il était gai d’ordinaire et se prenait rarement au sérieux.
— Qu’est-ce alors ?
— Comment voyez-vous là un cheval ? C’est une licorne ! Je vous ai parlé d’animaux héraldiques. Ne reconnaissez-vous pas celui-là ?
— Désolé, Deacon, répondis-je ; car il avait l’air vraiment contrarié.
Mais sa propre irritation le fit rire.
— Excusez-moi, Markham ! dit-il. Le fait est que je me suis donné un mal terrible pour cette bête. J’ai passé la journée à la peindre, à la repeindre, à essayer d’imaginer l’aspect que pourrait avoir une licorne vivante et bondissante. J’y suis arrivé à la fin comme je l’espérais. De sorte qu’en vous trompant vous m’avez touché au point sensible.
— Mais oui, naturellement, c’est une licorne ! m’écriai-je ; car je le sentais très affecté de mon incompréhension. Et voilà, parbleu, la corne ! Mais je n’avais encore vu cet animal que sur les armes royales et n’y avais jamais songé. Quant aux autres, ce sont, n’est-ce pas, des griffons, des basilics, des dragons de toute espèce ?
— Oui. Mais de ce côté-là pas de difficulté. Je n’ai eu d’ennui qu’avec la licorne. Allons, assez parlé de tout ça jusqu’à demain.
Il retourna la toile sur le chevalet, et nous causâmes d’autre chose.
Moir fut en retard ce soir-là. Quand il arriva, il amenait avec lui, à notre vive surprise, un Français, courtaud et robuste, qu’il nous présenta sous le nom de Monsieur Paul Le Duc. Je dis : « À notre vive surprise » ; car nous tenions pour principe que toute immixtion étrangère dans notre cercle spirituel en dérangeait les conditions et y introduisait un élément de doute. Nous savions pouvoir nous fier les uns aux autres ; mais la présence d’un intrus viciait les résultats de nos expériences. Cependant, Moir nous réconcilia très vite avec l’idée d’une innovation. M. Le Duc était un adepte réputé de l’occultisme, un voyant, un médium et un mystique. Il voyageait en Angleterre avec une lettre d’introduction que lui avait donnée pour Moir le président des Frères de la Rose-Croix de Paris. Et si Moir l’avait amené à notre petite séance, si nous devions nous sentir honorés de sa présence, quoi de plus naturel ?
C’était, je le répète, un homme petit et solide, avec une large figure lisse et glabre, n’ayant rien de remarquable que deux grands yeux clairs, en velours, qui regardaient vaguement et fixement devant eux. Bien habillé, au surplus, et de bonnes manières. Mrs. Deacon, qui avait des préventions contre nos recherches, quitta la chambre. Alors, nous fîmes une demi-obscurité, selon notre  habitude, et rapprochâmes nos sièges de la table d’acajou carrée qui occupait le centre de l’atelier. Bien que très réduite, la lumière restait suffisante pour nous permettre de nous voir distinctement les uns les autres. Je me souviens que même je pouvais observer les curieuses petites mains potelées que le Français étalait sur la table.— À la bonne heure ! dit-il. Voilà des années que je n’ai pris place à une table dans les mêmes conditions que ce soir. Cela m’amuse. Vous êtes médium, Madame ? Allez-vous jusqu’à la catalepsie ?
— Pas précisément, dit Mrs. Delamere. Mais j’ai toujours l’impression d’une très forte envie de dormir.
— C’est le premier stade. Abandonnez-vous entièrement, et la catalepsie arrive. Une fois la catalepsie arrivée, votre âme se précipite au dehors, tandis que du dehors se précipite en vous une autre âme, avec qui l’on entre ainsi en correspondance directe par la parole ou l’écriture. Vous remettez à autrui le gouvernement de votre machine. Hein ! qu’est-ce que des licornes peuvent avoir à faire ici ?
Harvey Deacon sursauta. Le Français bougeait lentement la tête, et ses yeux, autour de lui, scrutaient les ténèbres qui drapaient les murs.
— Drôle de chose ! fit-il, toujours des licornes ! Qui donc a pensé aussi fortement à un sujet aussi bizarre ?
— C’est merveilleux ! s’exclama Deacon. J’ai toute la journée essayé de peindre une licorne. Comment le savez-vous ?
— Vous avez pensé aux licornes dans cette chambre.
— En effet.
— Mais, cher monsieur, les pensées sont des choses. Quand vous imaginez une chose, vous en faites une. L’ignoriez-vous ? Je peux voir, moi, vos licornes, parce que ce n’est pas seulement avec les yeux que je peux les voir.
— Voulez-vous dire que rien qu’en y pensant je crée une chose qui n’a jamais eu d’existence ?
— Certainement. C’est le fait qui gît sous tous les autres faits. Et c’est la raison pourquoi une pensée de mal constitue un danger par elle-même.
— Vos licornes sont sur le plan astral, je suppose ? interrogea Moir.
— Tout cela, ce sont des mots, mes amis. Elles sont là… quelque part… ou partout. Moi-même, je ne saurais le dire : Je les vois. Je ne pourrais pas les toucher.
— Et vous ne pourriez pas nous les faire voir ?
— Ce serait les matérialiser. Tenez ! il y a une expérience à faire. Mais le pouvoir manque. Voyons un peu de quel pouvoir nous disposons. Nous agirons en conséquence. Me permettez-vous de vous placer à ma guise ?
— Vous en savez beaucoup plus long que nous sur ce chapitre, dit Harvey Deacon. Je vous donne pleine autorité.
— Les conditions peuvent n’être pas bonnes. Essayons nos moyens. Madame voudra bien garder sa place. Je me mettrai près d’elle. Monsieur que voici, à côté de moi. Monsieur Moir se mettra de l’autre côté de Madame, car il convient d’alterner les bruns et les blonds. Là. Et maintenant, avec votre permission, je vais éteindre toutes les lumières.
— Quel avantage y trouvez-vous ? demandai-je.
— La force que nous utilisons est une vibration de l’éther ; la lumière aussi en est une. Supprimons la lumière, et nous gardons pour nous tous les fils. Vous ne craignez pas le noir, Madame ? Quel plaisir qu’une pareille séance !
D’abord, l’obscurité parut absolue. Mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y habituèrent, juste assez pour nous permettre de nous voir les uns les autres ; très confusément, certes, car je n’apercevais dans la chambre rien que le cercle immobile et sombre des figures. Tous, nous prenions la chose à cœur, beaucoup plus que jamais auparavant.
— Vous mettrez vos mains devant vous : il n’y a pas à craindre que nous nous touchions, étant si peu nombreux devant une table si grande. Vous, Madame, vous vous replierez sur vous-même. Si le sommeil vient, vous ne lutterez pas. Du silence, à présent. Et attendons.
Alors, en silence, nous attendîmes, fixant l’ombre devant nous. Une pendule faisait tic-tac dans le vestibule. Un chien, au loin, aboyait par intermittences. Une fois ou deux, un cab passa bruyamment dans la rue, et l’éclair de ses lanternes, par l’intervalle des rideaux, déchira gaiement l’opacité de nos ténèbres. J’éprouvais ces malaises physiques que m’avaient rendus familiers nos séances précédentes : froid dans les pieds, picotements dans les mains, chaleur dans les paumes, impression de courant d’air dans le dos. Il me venait aux avant-bras, et plus spécialement, me semblait-il, à l’avant-bras gauche, qui était le plus rapproché de notre visiteur, d’étranges petits élancements, dus sans doute à quelque trouble du système vasculaire, mais dignes néanmoins d’attention. En même temps, j’avais le sentiment d’une expectative presque douloureuse. Et le silence sévère gardé par mes compagnons me laissait deviner chez eux une tension nerveuse non moindre que la mienne. Tout d’un coup, il y eut, dans l’obscurité, un son bas et sifflant, la respiration mince et pressée d’une femme.
Puis, la respiration se fit encore plus pressée et plus mince, comme entre des dents serrées ; puis, elle s’arrêta, dans un grand soupir accompagné d’un sourd bruissement de robe.
— Qu’y a-t-il ? Est-ce que tout va bien ? demanda quelqu’un dans l’ombre.
— Oui, dit le Français, tout va bien. C’est Madame. Elle vient de tomber en catalepsie. Maintenant, Messieurs, si vous voulez bien vous tenir tranquilles, vous verrez, j’imagine, quelque chose qui vous intéressera.
Encore le tic-tac dans le vestibule. Encore la respiration du médium, plus profonde, à présent, et plus pleine. Encore, par instants, la lueur fugitive, et toujours plus agréable, des lanternes d’un hansom. Sur quel abîme nous jetions un pont ! D’un côté, le monde éternel, dont le voile se soulevait à demi ; de l’autre, les cabs de Londres I La table frémissait de pulsations puissantes. Sous nos doigts, elle se balançait avec certitude, en cadence, d’un mouvement facile, plongeant et creusant. Toute sa substance rendait de petits claquements secs, de petits craquements brusques, les crépitements d’un feu de file ou d’un feu de salve, les pétillements d’un fagot qu’on allume par une nuit glaciale.
— Il y a beaucoup de pouvoir, annonça le Français. Je le constate par la table.
J’avais cru d’abord à une illusion personnelle, mais tout le monde pouvait maintenant s’en apercevoir comme moi : une lumière phosphorescente, d’un gris jaunâtre — et je  devrais dire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lumière — flottait au ras de la table. Elle roulait, s’enroulait, ondulait en plis d’une transparence blafarde, tournait en spirales comme une fumée. Je distinguais à sa lueur sinistre les doigts du Français, blancs et carrés du bout.
— Ça marche ! criait-il, c’est splendide !
— Appelons-nous l’alphabet ? demanda Moir.
— Mais non. Nous avons mieux à faire. C’est vraiment un jeu grossier que d’obliger la table à s’incliner pour chaque lettre. Avec un médium comme Madame, nous devons faire mieux.
— Oui, nous ferons mieux, prononça une voix.
— Qui est-ce ? Quelle est la personne qui a parlé ? Est-ce vous, Markham ?
— Pas le moins du monde.
— C’est Madame qui a parlé.
— Mais ce n’était pas sa voix.
— Est-ce vous, Mrs. Delamere ?
— Ce n’est pas le médium, mais c’est le pouvoir qui agit par l’organe du médium, intervint l’étrange, la profonde voix.
— Où est Mrs. Delamere ? J’espère que ceci ne peut pas avoir de fâcheuses conséquences pour elle ?
— Elle est heureuse sur un autre plan d’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris la sienne.
— Qui êtes-vous ?
— Peu vous importe. Je suis quelqu’un qui a vécu comme vous, et qui est mort comme vous mourrez.
Nous entendîmes au dehors les roues d’un cab ; puis la voiture s’arrêta tout proche ; il y eut une discussion de pourboire, des grommellements de cocher. Le nuage gris-jaune continuait de tordre ses minces volutes sur la table. Sans briller nulle part, il luisait confusément dans la direction du médium. On eût dit qu’il s’agglomérait devant Mrs. Delamere. Une impression de peur et de froid me saisit au cœur. Il me sembla que nous approchions avec une légèreté cavalière le plus auguste des sacrements, cette communion avec la mort dont parlent les Pères de l’Église.
— Ne croyez-vous pas que nous allons trop loin ? m’écriai-je. Et ne serait-il pas temps de lever la séance ?
— Tous les pouvoirs sont faits pour qu’on en use, formula Harvey Deacon. Si nous pouvons continuer, nous le devons. Chaque nouveau progrès de la connaissance a passé d’abord pour illicite. Il est parfaitement légitime et convenable que nous cherchions à connaître la nature de la mort.
— Parfaitement légitime et convenable, dit la voix.
— Voyons, que pourrions-nous demander ? cria Moir, très excité. Une preuve ! Voulez-vous me donner une preuve de votre présence réelle ?
— Quelle preuve désirez-vous ?
— Eh bien ! par exemple… j’ai quelques pièces de monnaie dans ma poche. Voulez-vous me dire combien ?
— Nous revenons pour enseigner, non pour deviner de puériles énigmes.
— Attrapez, monsieur Moir ! dit le Français. L’esprit parle de bon sens.
— Ceci est une religion et non pas un jeu, reprit la voix, dure et froide.
— En effet, dit Moir ; c’est bien ainsi que je l’envisage. Désolé de vous avoir posé cette stupide question. Ne saurai-je pas qui vous êtes ?
— Que vous importe ?
— Êtes-vous esprit depuis longtemps ?
— Oui.
— Depuis combien de temps ? — Nous ne calculons pas la durée comme vous. Nos conditions diffèrent.
— Êtes-vous heureux ?
— Oui.
— Vous ne voudriez pas revenir, à la vie ?
— Non. Non, certes.
— Avez-vous des occupations ?
— Comment, sans occupations, pourrions-nous être heureux ?
— Que faites-vous ?
— Je vous ai dit que nos conditions sont absolument différentes.
— Pouvez-vous nous donner une idée de vos travaux ?
— Nous travaillons pour notre propre perfectionnement et pour l’avancement des autres.
— Vous est-il agréable de venir ici ce soir ?
— J’y viens avec joie si, en y venant, je puis faire quelque bien.
— Faire le bien, c’est donc votre but ?
— C’est, sur chaque plan, le but de toute existence.
— Vous entendez, Markham ? Voilà qui répond à vos scrupules.
En effet, je ne gardais plus aucun doute ; je n’éprouvais plus que de l’intérêt.
— Dans votre vie, connaissez-vous la douleur ? demandai-je.
— Non. La douleur est chose corporelle.
— Mais l’affliction mentale ?
— Oui : l’on peut toujours être inquiet ou triste.
— Rencontrez-vous les amis que vous avez connus sur la terre ?
— Quelques-uns.
— Seulement quelques-uns ?
— Seulement les sympathiques.
— Les époux se retrouvent-ils ?
— Quand ils se sont vraiment aimés.
— Et dans le cas contraire ?
— Ils ne sont plus rien l’un pour l’autre.
— Il faut donc qu’il y ait affinité spirituelle ?
— Évidemment.
— Ce que nous faisons est-il bien ?
— Si vous le faites dans le bon esprit.
— Qu’entendez-vous par le mauvais esprit ?
— L’esprit de curiosité et de légèreté.
— Peut-il en résulter un mal ? 
— Un mal très sérieux.
— Quelle sorte de mal ?
— Vous pouvez déchaîner des forces sur lesquelles vous n’avez pas d’empire,
— Des forces mauvaises ?
— Des forces inéprouvées.
— Vous dites qu’elles sont dangereuses. Dangereuses pour le corps ou pour l’âme ?
— Quelquefois pour l’un et pour l’autre.
Il y eut un silence, et l’obscurité parut devenir plus épaisse, cependant que le brouillard gris-jaune nouait ses fumées par-dessus la table.
— Auriez-vous quelque question à poser, Moir ? demanda Deacon.
— Une seule. Est-ce que l’on prie dans votre monde ?
— On prie dans tous les mondes.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est reconnaître des forces extérieures à soi-même.
— À quelle religion appartenez-vous là-bas ?
— Nous différons dans nos religions, comme vous.
— Vous ne possédez pas la certitude ?
— Nous avons seulement la foi.
— Ces questions de religion, interrompit le Français, vous intéressent, vous autres Anglais, qui êtes un peuple grave. Pour nous, elles manquent, de gaîté. Il me semble qu’avec le pouvoir dont nous disposons, nous serions en mesure de tenter quelque grande expérience, de quoi causer ensuite.
— Il ne saurait, dit Moir, rien y avoir de plus intéressant que ce qui nous occupe.
— À merveille, si c’est votre-avis, acquiesça le Français, d’un ton aigre. Pour ma part, tout ceci me fait l’effet du rebattu ; et puisqu’une grande force nous est donnée ce soir, j’aimerais la mettre à l’épreuve. Si vous avez d’autres questions à poser, posez-les ; après quoi nous pourrons toujours essayer quelque chose.
Mais le charme était rompu. Nous posâmes en vain questions sur questions : le médium resta muet sur sa chaise. Seul, le bruit profond et régulier de sa respiration trahissait sa présence. Sur la table, la fumée ne cessait pas de tournoyer.
— Vous avez troublé l’harmonie : n’attendez plus de réponse.
L’ombre parut redoubler dans la chambre, avec le silence. Le même sentiment d’appréhension qui m’avait si lourdement oppressé au début de la séance me pesa de nouveau sur le cœur. Les cheveux me picotaient aux racines.
— Ça opère ! ça opère ! cria le Français.
Il se fit dans sa voix comme un déchirement ; et je compris que chez lui aussi toutes les cordes étaient tendues à rompre.
Le brouillard transparent s’écarta peu à peu de la table, se mit à flotter mollement autour de la pièce, alla s’amonceler dans le coin le plus reculé et le plus sombre, pour finir par s’y agréger en un corps brillant, en un étrange et mobile noyau de lumière, mais de lumière non éclairante, et doué d’un éclat propre sans faculté de rayonnement. Il avait passé du gris-jaune à un rouge sinistre. Puis, sur ce noyau, s’enroula une substance noirâtre et fuligineuse, qui s’épaissit, durcit, devint encore plus dense, encore plus noire. Puis, la lumière s’évanouit, absorbée par ce qui s’était formé autour d’elle.
— Partie !
— Silence ! Il y a quelque chose dans la chambre.
Dans le coin où avait paru la  lumière nous entendîmes quelque chose qui soufflait bruyamment et se démenait dans les ténèbres.
— Qu’y a-t-il ? Le Duc, qu’avez-vous fait ?
— Ça va. Rien à craindre.
La voix du Français vibrait d’émotion.
— Juste ciel, Moir ! Il y a un gros animal dans la chambre ! Là… tout près de ma chaise ! Éloignez-vous ! éloignez-vous !
C’était Deacon qui parlait. Puis vint le bruit d’un choc sur un corps dur. Et ensuite… ensuite… Mais comment dire ce qui arriva ensuite ?

Dimanche illustré, 1er novembre 1925


Quelque chose d’énorme se heurtait à nous dans le noir, se cabrait, piaffait, écrasait, bondissait, s’ébrouait. La table vola en éclats, et nous prîmes la fuite dans tous les sens. L’énorme chose grondait, nous bousculant, se ruant avec une force horrible d’un bout à l’autre de la chambre. Nous poussions tous des cris d’épouvante ; nous nous traînions sur nos mains, sur nos genoux, cherchant à nous dérober aux attaques. Je ne sais quoi se posa sur ma main droite, et mes os s’écrasèrent sous la pression.
— De la lumière ! de la lumière ! hurla quelqu’un.
— Moir, vous avez des allumettes… des allumettes !
— Je n’en ai pas une seule ! Deacon, où sont les allumettes ? Les allumettes, pour l’amour de Dieu !
— Je n’arrive pas à les trouver. Voyons, le Français, arrêtez cela !
— C’est au-dessus de mes moyens ! Oh ! mon Dieu ! je ne puis plus l’arrêter ! La porte… où est la porte ?
Ma main, par bonheur, en tâtonnant dans la nuit, trouva la poignée. La chose soufflante, ronflante, galopante, passa d’un bond devant moi et alla donner de la tête contre la cloison, qui rendit un bruit terrible. Je tournai la poignée, et, tous, nous fûmes dehors à la minute, la porte fermée derrière nous. À l’intérieur, il y eut un épouvantable fracas d’objets mis en pièces.

Arthur Conan Doyle, Du mystérieux au tragique, illustrations de Manuel Orazi, 1911.


— Qu’est-ce que cela ? Au nom du ciel, qu’est-ce ?
— Un cheval. Je l’ai vu quand la porte s’est ouverte. Mais Mrs. Delamere ?…
— Il faut aller la sauver. Venez, Markham, vite ! Plus nous tarderions, moins nous aurions de courage.
La porte ouverte, brusquement, nous nous précipitâmes. Nous trouvâmes Mrs. Delamere étendue sur le plancher, parmi les débris de sa chaise. Nous la relevâmes, l’emportâmes au plus vite, et, comme nous arrivions à la porte, je jetai derrière moi un regard à la dérobée. Deux étranges yeux dardaient sur nous leurs flammes. Des sabots claquèrent. Je n’eus que le temps de refermer la porte : un choc violent la fendit de haut en bas !
— Ça va passer au travers ! Ça passe !
Un autre choc, et, par la brèche de la porte, quelque chose se fit jour : une longue pointe blanche qui luisait sous la lumière de la lampe. Elle brilla un instant devant nous, puis, avec un bruit sec, elle disparut.
— Hâtez-vous ! hâtez-vous ! par ici ! ordonnait à grands cris Harvey Deacon. Emportez-la ! Par ici ! Vite !
Nous avions cherché asile dans la salle à manger et refermé la lourde porte de chêne. Nous étendîmes sur le sofa Mrs. Delamere sans connaissance. Pendant ce temps, Moir, le rude brasseur d’affaires, s’affaissait, évanoui, sur le tapis du foyer. Harvey Deacon, blanc comme un cadavre, avait des convulsions d’épileptique. Nous entendîmes se briser la porte de l’atelier ; d’un bout à l’autre du vestibule, ce furent des allées et venues reniflantes et trépignantes, qui emplirent la maison d’un furieux vacarme. Sa tête dans les mains, le Français sanglotait comme un enfant épouvanté.
— Que faire ? demandai-je, en le secouant durement par les épaules. Si nous prenions un fusil ?
— Non, non ! Le pouvoir va cesser. Cela va finir.
— Fou que vous êtes, vous risquiez de nous tuer avec vos infernales expériences !
— Je ne savais pas. Comment aurais-je prévu la terreur qui l’affole ? Vous en êtes cause. Vous l’avez frappé.
Tout d’un coup, Harvey Deacon sursauta :
— Dieu du ciel !
Un cri terrible avait fait retentir la maison.
— C’est ma femme ! Tant pis, je sors ! Dussé-je avoir affaire au diable !
Rouvrant la porte, il s’élança. À l’extrémité du couloir, en bas de l’escalier, Mrs. Deacon gisait, inanimée, terrassée par ce qu’elle avait vu. Nulle trace de rien d’autre.
Nous regardâmes autour de nous avec horreur. Partout l’immobilité, le silence. Je m’avançai lentement vers la porte de l’atelier, noire et béante, attendant à chaque instant d’en voir sortir quelque abominable forme. Rien ne venait. Un calme absolu régnait dans la pièce. Le regard tendu, le souffle au bout des lèvres, nous allâmes jusqu’au seuil et scrutâmes les ténèbres silencieuses. Elles n’étaient plus partout des ténèbres : un nuage lumineux, avec un centre incandescent, voltigeait dans un angle. Lentement, il diminua d’éclat et de consistance, devint de plus en plus mince, de plus en plus pâle ; puis la même obscurité profonde réenvahit l’atelier. À la minute même où tremblota le dernier rayon de la lueur sinistre, le Français poussa un cri de joie.
— À la bonne heure ! Personne de blessé. Rien que la porte brisée et les dames effrayées. Mais nous avons fait, mes amis, ce que personne n’avait jamais fait encore !
— Eh bien, dit Harvey Deacon, autant que je pourrai l’empêcher, cela ne se refera pas, je vous l’assure !
Et voilà ce qui advint, le 14 avril dernier, au n° 17 de Badderly Gardens. J’ai commencé par dire que cela me paraît trop grotesque pour que je réponde de ce qui vraiment se passa. Je donne mes impressions — ou plutôt nos impressions, puisqu’elles sont corroborées par Harvey Deacon et John Moir, — pour ce qu’elles valent. Libre à vous, s’il vous plaît, d’imaginer que nous fûmes victimes d’une extraordinaire et savante mystification ; ou de croire avec nous que nous subîmes une réelle et terrifiante épreuve. Peut-être encore mieux informé que nous en ces questions d’occultisme, aurez-vous à nous citer quelque chose d’analogue. En ce cas, une lettre adressée à M. William Markham, 146 M., l’Albany, nous aiderait à jeter un peu de lumière sur des faits encore très obscurs pour nous.

Saint Nicholas, vol.22, 1875

➕ Sur les rives du lac de Constance

C’est en Bavière, en Suisse alémanique, dans le Tyrol, que sont apparues au XIIIe siècle les premières licornes héraldiques. Elles y restèrent longtemps plus nombreuses qu’ailleurs.

Pour trouver aisément des licornes dans l’héraldique médiévale, il faut consulter les armoriaux de la seule région d’Europe où l’unicorne fut dès le XIIIe siècle une figure héraldique assez usuelle, la Bavière, le Tyrol, la Suisse alémanique, le Trentin – en gros, un rayon d’une trentaine de lieues autour du lac de Constance, dans lequel nos blanches bêtes semblent avoir volontiers trempé la corne.

L’animal y est le plus souvent rampant, dressé sur ses pattes arrières, parfois passant, marchant trois pattes au sol. Lorsqu’il tire une longue langue rouge, il ne faut y voir nulle moquerie ou ironie ; cette attitude signifiait alors le courage et l’agressivité.

Sur l’armorial d’Uffenbach, copié vers 1400 , l’unicorne, dont la robe prend toutes les couleurs du blason, est soigneusement dessinée avec des sabots fendus, une petite barbiche, et une corne en scie plus qu’en spirale. Une demi douzaine de grandes familles du sud de l’Allemagne y portent un blason à la licorne, auxquelles il faut ajouter… le très ancien et fort peu bavarois roi Salomon. Il était fréquent de commencer de tels recueils d’armoiries en présentant les écus imaginaires, mais plus ou moins standardisés, de personnages bibliques, historiques ou légendaires. Sur l’une des pages de l’armorial, on voit donc un maure sur l’écu de Melchior, ce qui se tient, même si, selon jacques de Voragine, c’était Balthazar le roi Maure. Des étoiles sur celui de Balthazar, c’est aussi très logique pour un roi mage. Un lion pour David, c’était ça ou la harpe. Mais une licorne pour Salomon, allez savoir pourquoi…

La licorne héraldique n’a pas de caractère particulièrement religieux et, sur un armorial des participants au concile de Constance, de 1414 à 1418, les bêtes, le plus souvent blanches mais parfois noires, sont moins fréquentes sur les écus des ecclésiastiques que sur ceux des laïcs[1].

J’ai feuilleté pas mal de recueils de blasons bavarois, cherchant une page avec au moins deux écus à la licorne qui ne soit pas la même que celle du beau livre sur la licorne de Michel Pastoureau et Élisabeth Delahaye, et n’y suis pas vraiment parvenu. Même en Bavière ou au Tyrol, les bêtes unicornes ne sont pas si nombreuses, apparaissant sur moins d’un blason sur cent. Les seules pages qui aient un peu d’allure que j’ai finalement trouvées se sont avérées n’être que des copies plus récentes du même manuscrit, l’armorial de Conrad Grünenberg.

Armorial de Conrad Grünenberg,circa 1490.
Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms cgm 145, p.315

Ce recueil, dont la plus ancienne copie date de 1483, présente plus de deux-mille armoiries sur près de quatre-cent pages. C’est ce que l’on appelle un armorial universel, recensant des blasons de toute la chrétienté, mais aussi de personnages historiques, mythologiques, bibliques, exotiques et souvent un peu tout cela à la fois. Il s’ouvre sur les armoiries de l’empereur germanique, mais on trouve dans les pages suivantes les armes des neuf preux, parmi lesquels César, Alexandre et le roi Arthur, et dans les pages suivantes celles de David, avec bien sûr une harpe, de Nabuchodonosor et du Prêtre Jean, pour se limiter à des personnages dont il a été question ici ou là dans ce livre. Une dizaine de pages sont consacrées aux écus d’autres monarques imaginaires d’Afrique, d’Inde ou de Perse ; bien que vivant en des temps où il y avait des licornes, ou dans des régions à licornes, aucun de ces personnages n’a la bête sur son écu. Quatre ou cinq princes d’Europe ou dignitaires d’Empire en ont une en cimier, mais aucun ne l’a dans le blason lui-même.

Plus on se rapproche de Constance, où vivait Conrad Grünenberg, plus l’armorial devient détaillé, présentant les écus de modestes barons et chevaliers du coin, et c’est là, dans les cent-cinquante dernières pages, que les licornes se font plus nombreuses, mais elles restent néanmoins plus rares que les lions et les griffons ou même les cygnes et les chèvres.

Toutes les illustrations de ce petit chapitre proviennent de ces armoriaux bavarois ou autrichiens de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, car ensuite, l’illustration héraldique décline ; les couleurs deviennent fades, les écus biscornus, les figures trop petites, et tout cela perd de son charme. Cela commence déjà ici….

Jusqu’au début du XVIe siècle, la Suisse alémanique et la Bavière sont restées les régions où les licornes apparaissaient le plus fréquemment, non seulement sur les blasons, mais aussi sur les tapisseries, les coffrets de mariage, les carreaux de céramique des fours, les menues monnaies.

Aujourd’hui, elles n’y sont guère plus nombreuses que dans le reste de l’Europe, excepté peut-être lors des fêtes traditionnelles de quelques villages qui ont encore la blanche bête dans leurs armoiries. L’animal fétiche de ces régions est devenu l’ours, pourtant assez rare sur les anciens blasons du coin, bien qu’il figure à la façon d’une onomatopée sur celui du canton suisse de Berne.

La bête cornue n’est pas totalement oubliée pour autant, et l’écrivain Martin Walser, dans les années soixante, a fait de l’animal éponyme, dans son roman La licorne,tout à la fois le symbole de la triste sexualité de son héros et celui de la petite bourgeoisie de Constance et de Munich.


[1] Ulrich von Richental, Hienach ist zu dem ersten verschriben wie die Cardinael und erczbischof fürsten und herren gen Costentz zu dem concilio einrittend, Augsburg, 1483.

➕ On a oublié les licornes !

Noé a-t-il oublié la licorne ? A-t-il refusé de l’embarquer ? Ou est-ce elle qui, par fierté, n’est pas venue au rendez-vous ? Quoi qu’il en soit, si la licorne n’est pas montée dans l’Arche, plus jamais personne ne verra la mignonne, la jolie licorne.

Quand Dieu fit l’univers, il y eut sur la terre
des milliers d’animaux inconnus aujourd’hui,
mais la plus jolie dans ce vert paradis,
la plus drôle, la plus mignonne, c’était la licorne.

Y avait des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais la plus mignonne
de toutes les bêtes à cornes, c’était la licorne.

Quand il vit les pécheurs faire leurs premiers péchés,
Dieu se mit en colère et appela Noé:
mon bon vieux Noé, je vais noyer la terre,
construis-moi un grand bateau pour flotter sur l’eau.

Mets y des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles, et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais n’oublie pas
la mignonne, la jolie licorne.

Quand son bateau fut prêt à surmonter les flots,
Noé y fit monter les animaux deux par deux.
Déjà la pluie commençait à tomber
Et il cria seigneur, j’ai fait pour le mieux.

J’ai mis deux gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, Il ne manque personne,
à part les deux mignonnes, les deux jolies licornes.

Elles riaient les mignonnes et pataugeaient dans l’eau,
s’amusant comme des folles, sans voir que le bateau
emmené par Noé, les avait oubliées,
et depuis jamais personne n’a vu de licorne.

On voit des gros crocodiles et des orangs-outangs,
des affreux reptiles et de jolis moutons blancs,
des chats, des rats, des éléphants, mais plus jamais personne
ne verra la mignonne, la jolie licorne !

Alors que les textes bibliques sont un peu oubliés, tous les enfants connaissent cette comptine, traduction d’une chanson que les Irish Rovers chantèrent pour la première fois en 1967. L’idée que la licorne n’aurait pas survécu au Déluge n’est cependant pas une invention des années soixante, elle est présente depuis longtemps dans l’imagination populaire, en particulier en Europe orientale.

Virgilius Solis, Le déluge, circa 1550.

Dans un conte russe, le fier animal, sûr de sa force, refuse de monter dans l’Arche comme tout le monde, préférant nager. La licorne nage quarante jours et quarante nuits, mais les oiseaux qui, fatigués, viennent prendre un peu de repos sur sa corne ne cessent de l’alourdir. Lorsque les eaux commencent à se retirer, un dernier oiseau, le grand aigle, se pose sur la pointe de la corne et, épuisée, la bête coule et se noie. Légère variante, dans un conte juif d’Europe de l’Est, c’est sa trop longue corne, signe d’orgueil, qui l’empêche de monter à bord, mais la suite reste identique.

Og et la licorne,
Gertrude Landa, Jewish fairy Tales, , 1919.

Johan Andreas Eisenmenger (1654-1704) était un curieux personnage. Cet intellectuel allemand, qui maitrisait parfaitement l’hébreu, l’arabe et l’araméen, envisageait de se convertir au judaïsme et s’installa en Hollande, où il étudia la littérature rabbinique avec des érudits locaux. Puis il se fâcha, on ne sait trop pourquoi, avec ses amis juifs et publia un volumineux ouvrage antisémite, Le judaïsme dévoilé (Entdecktes Judenthum), qui avait donc ceci d’original d’avoir été écrit par l’un des plus grands érudits talmudiques de l’époque. Les textes cités sont donc authentiques, et soigneusement traduits en allemand, mais leur sélection privilégie ce qui pouvait paraître absurde ou choquant pour les chrétiens d’alors, et leur interprétation est d’une totale mauvaise foi. Parmi les récits « absurdes », celui, emprunté au traité talmudique Zevachim, expliquant comment un géant et une licorne survécurent au déluge[1]. On le retrouve dans un recueil de contes traditionnels ashkénazes paru en anglais en 1919. The Giant of the Flood conte l’histoire d’Og, le seul des géants d’avant le déluge à lui avoir survécu. Pour avoir la vie sauve, Og promit de se soumettre aux hommes et amena à Noé un animal qui lui manquait, une gigantesque licorne que le patriarche avait pris pour une montagne. Trop grande pour monter à bord de l’arche, la licorne marchait aux côtés du navire, chevauchée par le géant, et tous deux reçurent pendant quarante jours leur nourriture de Noé par l’unique fenêtre de l’arche. La licorne survécut au déluge mais, solitaire, n’eut pas de descendance. Quant à Og, sa nature traîtresse finit par l’emporter, il s’allia bientôt aux ennemis d’Israël et fut tué par Moïse en personne[2].

Deux licornes regardent l’arche emportée par les flots, mais d’autres sont sans doute montées à bord. D’autres chameaux aussi, d’ailleurs.
Bible luthérienne allemande, 1584.

Une autre légende juive veut que les licornes aient bien embarqué sur l’arche, mais n’aient pas débarqué. Noé, après avoir fait une grosse bêtise durant les quarante jours de confinement, aurait en effet dû sacrifier l’animal pour adoucir la colère divine. Ne me demandez pas les détails, je suis sûr d’avoir lu ça quelque part, mais je ne parviens pas à retrouver ma source ; si c’était vraiment obscène, comme le suggère Timothy Findley dans son curieux roman Not Wanted on the Voyage, je m’en souviendrais.

Alors, les licornes sont-elles finalement montées à bord avec les autres animaux ? Jusqu’au XVIIe siècle, la majorité des peintres qui ont représenté l’embarquement des animaux les y ont fait figurer – même si Michel Bussi, dans un thriller ésotérique aussi mal écrit que mal documenté, Tout ce qui est sur terre doit périr, affirme le contraire.


[1] Johan-Andreas Eisenmenger, Entdeckes Judenthum, 1700, p.385 sq,
Traduction anglaise : Rabinnical literature, or the traditions of the Jews, Londres, 1748, p.79 sq.
[2] Gertrude Landa, Jewish Fairy Tales and Legends, 1919

➕ 248ème conférence : de la licorne

Dans le Paris des années 1630, le Bureau d’Adresse, créé et animé par Théophraste Renaudot, était un véritable laboratoire d’innovations sociales, et un lieu de débat intellectuel où l’on s’interrogeait, par exemple, sur l’existence de la licorne.

Nobles et roturiers y affichaient toutes sortes d’annonces, proposant qui un riche domaine seigneurial pour soixante mille livres, qui une place dans une voiture en partance pour l’Italie, qui plus modestement encore des cours du soir de latin ou un manteau d’occasion, pour quelques écus. Renaudot donnait des consultations médicales gratuites aux pauvres, et prêtait à faible intérêt, mais sur gages conséquents. 
Parmi les nombreuses activités de cet homme aux multiples facettes, il en est une que ses biographes ont souvent négligée : l’animation des conférences hebdomadaires du Bureau d’Adresse. Celles-ci se tinrent régulièrement du 22 août 1633 au 1er septembre 1642, tous les lundis après-midi, rue de la Calandre, en l’île de la Cité. Les thèmes abordés concernaient rarement la littérature, plus souvent la science, la médecine, la philosophie, et tout ce qui touche à « l’occulte ». Seuls étaient exclus les sujets religieux, et, en principe, ceux qui touchaient aux affaires de l’État. Le contenu des discussions était résumé de manière à pouvoir être présenté en quatre pages, sous la forme d’une grande feuille pliée en deux. Que la conférence sur la licorne, tenue en 1640, soit l’une des rares à avoir eu l’honneur d’une publication en huit pages montre bien la fascination qu’exerçait la bête de légende sur le public cultivé.
Si la rhétorique était à l’honneur aux conférences du Bureau d’Adresse, l’érudition ostentatoire, dernier privilège d’une université en pleine décadence, en était exclue. Les intervenants devaient défendre leur opinion avec clarté et brièveté, sans trop de latin, mais en apportant toutefois à un public difficile tous les éléments d’une controverse dans laquelle s’étaient investis des hommes parmi les plus savants du temps. Cet objectif était généralement atteint, et nous pouvons trouver dans ces huit pages presque tous les arguments régulièrement avancés pour défendre, ou pour nier, l’existence de la licorne, ainsi qu’une grande partie de ceux concernant les propriétés médicales de sa corne, le débat sur la réalité de l’animal n’étant jamais totalement distinct de celui sur l’usage de sa corne éponyme. Ce texte étant assez bref, le voici dans son intégralité :

Premier orateur :
Toute la terre étant pleine d’erreur, la médecine en a pris bonne part, et comme il n’y a rien de plus cher que la vie, les hommes se sont laissés aisément porter à croire l’effet des choses qui la devaient conserver et défendre des venins qui l’attaquent plus dangereusement qu’aucun autre ennemi. C’est pourquoi il ne se fait point en cet art de plus grandes impostures que sur le sujet des alexitères[1], telle qu’on a voulu rendre la Licorne. Mais je suis trompé si cette créance ne doit passer pour une des erreurs populaires.
La première raison se tire de la contrariété d’avis qui se trouve dans tous les auteurs. Philostrate en la vie d’Apollonius de Thiane dit que l’animal de ce nom est un âne qui se trouve dans les marais des Colques, ayant une seule corne au front, avec laquelle il se bat furieusement contre l’éléphant. Cardan après Pline dit que c’est un cheval, et c’est la forme sous laquelle on le peint le plus communément, ayant toutefois la tête d’un cerf, le poil d’une fouine, le col court, le crin petit, le pied fourchu, et qu’il naît dans les déserts d’Éthiopie parmi les serpents, au venin desquels résiste cette corne, qu’il dit être plantée au milieu de son front, et de trois coudées de haut, large à la base et finissant en pointe. Garcias ab Horto dit que c’est un animal amphibie qui naît bien en terre près le cap de Bonne Espérance, mais se plaît à la mer, qui a la tête et le crin de cheval, une corne de deux coudées de long, mais il est seul de tous les auteurs qui la dit mobile, et pencher à droite et à gauche, en haut et en bas. Ceux-ci assurent qu’elle ne se peut apprivoiser et Louis Vartoman dit en avoir vu deux enfermées dans des cages à la Mecque, qui avaient été envoyées à Sultan Soliman, lesquelles étaient privées. Presque tous l’estiment fort rare, et Marc Scherer, allemand renégat, depuis nommé Idaith Aga, ambassadeur du même Soliman près de l’empereur Maximilien, assure en avoir vu des troupeaux entiers dans l’Arabie déserte, et Paulus Venetus dit aussi qu’au Royaume de Basman, il y en a des troupeaux, et qu’ils sont presque aussi grands qu’éléphants, ayant les pieds de même qu’eux, le poil de chameau et la tête de sanglier, et qu’ils s’aiment dans la fange comme nos pourceaux. Les auteurs ne sont pas moins divers sur sa façon de vivre que l’on représente telle que cet animal ne pouvant paître à cause de sa corne, il ne vit que des rameaux et fruits d’arbre ou de la main des hommes, et surtout des belles filles dont ils se feignent être amoureux, ce que d’autres estiment fabuleux. Quelques-uns croient que cet animal a bien été, mais ne se trouve plus, étant péri dans le Déluge, et que ces cornes que l’on en trouve, la plupart en terre, se sont conservées depuis ce temps comme l’ivoire fossile et les autres parties des animaux qui se rencontrent sous terre par les diverses mutations de ces éléments. 
Et s’il se trouve de la variété en la description de cet animal, il n’y en a pas moins aux cornes que l’on veut nous faire passer pour être de licorne. Celle qu’on montre à Saint-Denis en France a environ sept pieds de haut, pèse treize livres quatre onces, et finit en pointe d’une base plus large en forme de vis, ou environnée d’une ligne spirale, étant de trois diverses façons, ce qui a fait soupçonner mal à propos qu’elle est artificielle. Toutefois elle ne se rapporte aucunement à celle dont parle Élien, de telle grosseur qu’on peut en faire des vases. Celle de Strasbourg a bien quelque conformité avec celle de Saint-Denis, mais celles de Venise diffèrent de toutes les deux, comme celle décrite par Albert le Grand est diverse de toutes. Car elle est, ce dit-il, solide comme celle du cerf, et de dix pieds de haut, et fort large en sa base. Les Suisses en ont aussi une, autrefois trouvée au rivage d’un fleuve près de Bruges, longue de deux coudées, jaunâtre en sa surface, blanche en dedans et odorante, même étant allumée. Celle qu’on garde à Rome n’a pas un pied de hauteur, de quoi le gardien rapporte la cause au fréquent usage auquel on l’a mise, se servant de sa raclure contre les poisons, et d’ailleurs est unie et luisante comme l’ivoire. Aldrovandus qui a compilé un traité fort ample de cette matière comme de tout ce qui concerne les autres animaux, dit en avoir vu une à Niclasbourg, si grande qu’elle ressemblait plutôt à un os de baleine qu’à une corne. Becanus médecin de la reine de Hongrie parle d’une qui était à Anvers de sept pieds de haut, tellement attachée au crâne de son animal qu’elle se courbait le long de l’épine du dos, et qu’il ne s’en pouvait servir à troubler l’eau pour l’empêcher d’être vénéneuse, comme disent les auteurs, non pas même à s’en défendre, qui est l’usage des cornes, sinon en se reployant le col et en amenant sa tête entre les jambes de devant, comme font les taureaux dans leurs combats. Elle était aussi de couleur blanche et toutefois Élien dit qu’elle doit être noire et Ctésias médecin du roi Artaxerces ne l’a représentée que d’une coudée de haut, mais de couleur de pourpre à sa pointe, et noire en sa partie inférieure. Laquelle variété a fait croire à certains que toutes ces cornes étaient de poissons ou monstres marins, n’y ayant aucun élément susceptible de plus de variété. A quoi doit se rapporter ce poisson qu’Albert le Grand appelle Monoceros, pour ce qu’il a une corne sur le front. L’opinion de ceux qui ont cru que la licorne était le rhinocéros étant la moins vraisemblable. Pline assure aussi après Ctésias qu’il se trouve des cornes seules en quelques bœufs des Indes, et qu’ils n’ont point aussi l’ongle divisé. Ce qu’Élien et Oppien rapportent de quelques taureaux d’Aonie, et César assure le même des bœufs de la forêt hercynienne. Louis Barthema dit avoir vu des vaches en Éthiopie qui n’ont qu’une corne. Bref, comme on demeure d’accord qu’il y a des animaux à une corne, ainsi est-il impossible de savoir quel est celui à qui l’Antiquité a donné ce nom par excellence, qui est la Licorne dont nous parlons.
Laquelle incertitude les rois et les républiques qui les ont témoignent bien. Car s’ils croyaient que ces cornes eussent les propriétés qu’on leur attribue, ils ne les laisseraient pas inutiles en leurs trésors, où elles ne servent que de montre et d’apparat, non plus que les autres ornements de leurs couronnes, mais ils s’en feraient faire des vases, et à force de s’en servir ne se trouveraient pas toutes entières comme sont la plupart. Vu qu’Élien, duquel semble avoir été tiré le témoignage de ses grandes vertus, dit que le venin que l’on boirait dans de tels vaisseaux ne serait point nuisible, portant avec soi l’antidote, et que si l’on avait même bu du poison auparavant il le ferait vomir. Toutefois il n’en parle que par ouï dire, et comme les grands menteurs s’ôtent toute créance, Philostrate y ajoute que les Indiens assurent que le jour qu’on aura bu dans un vaisseau fait de cette corne, non seulement on ne sera point malade tout ce jour-là, mais que celui qui sera blessé ne sentira point de douleur, et ne sera pas seulement garanti du poison pris par lui, mais pourra passer au travers du feu sans qu’il lui nuise. C’est pourquoi la chasse de cet animal, qu’il appelle âne sauvage, est permise à leur roi seulement. Ce qui fit répondre à Apollonius étant interrogé s’il croyait toutes ces vertus, qu’il y aviserait quand il aurait vu que les rois d’Inde qui s’en servent seraient immortels.
Ajoutez à cela qu’il n’est pas croyable que les Romains s’étant rendus tout le monde accessible par leurs armes, et l’un de leurs plus grands soins ayant été de réjouir leur peuple par des spectacles de bêtes les plus rares, n’eussent plutôt oublié de leur faire voir des licornes s’il y en eût eu, que tant d’autres jusqu’alors inouïes. 
Mais quand il y aurait une licorne, je n’estime pas que ses vertus fussent telles qu’on les décrit, n’étant appuyées d’aucune autorité, non seulement d’Hippocrate et de Galien, mais des auteurs anciens. Ce qui faisait dire au médecin du roi Charles IX qu’il eût ôté cette coutume de tremper dans la coupe du roi un morceau de cette corne, sinon qu’il profite de laisser quelque semblable opinion dans les esprits du vulgaire. Aussi les marques qu’on lui donne sont-elles de même nature que tout le reste, équivoques, incroyables et ridicules. Car ils veulent qu’on discerne les vraies cornes de licorne des supposées par les bouillons que la véritable excite en l’eau lorsqu’elle y est jetée, ce qui est toutefois commun à tous les corps poreux, tels que sont les os, notamment ceux qui sont passés par le feu, comme aussi la chaux, la brique et telles autres choses où il a laissé des cavités. D’autres en font le discernement, donnant de l’arsenic à un coq ou petit chien. Ils font avaler ensuite de la poudre de cette corne, qui doit non seulement les en garantir, mais presque les ressusciter étant morts et cependant tout ce qui s’en recueille est que l’on voit mourir plus tard les animaux qui ont pris cet antidote que les autres. Ce qu’étant supposé arrive de l’astriction que toute corne apporte à l’orifice de l’estomac et des autres vaisseaux, qui diffère l’exhalaison des esprits. L’épreuve de quelques empiriques est encore plus ridicule, lesquels se vantent qu’ayant décrit un cercle sur une table et mis au milieu un scorpion ou une araignée, jamais l’une ni l’autre ne peuvent sortir du cercle, et les tenant un quart d’heure à l’ombre de cette corne les y font mourir sans l’aide d’aucune autre chose. Ce qui n’est point ou doit venir d’ailleurs que de leur corne. Quelques-uns y ajoutent que cette corne même sue en présence du venin. Ce qui semble absurde, car en ce cas le contrepoison souffrirait du venin, qui serait par ce moyen le plus actif et par conséquent le plus fort.
Tant de contradictions, d’impossibilités et d’incertitudes me font conclure que ce conte de la licorne est une fiction pareille à celle de la fontaine de jouvence, et autres choses impossibles que l’esprit humain s’est proposées pour avoir de quoi contenter son imagination, bien qu’elles n’aient été ni ne puissent jamais être réduites en acte.

Second orateur :
La faiblesse de l’esprit humain étant telle qu’à peine connaît-il les plus proches objets de ses sens, et ne parvient jamais aux différences des choses, ce n’est pas de merveille s’il doute des plus éloignées telles que sont le Phénix, la Salamandre, le Basilic, la Licorne et autres choses de cette nature. Et si la vérité des choses était ébranlée par les fausses créances que d’autres en auraient eu, il n’y aurait point de médecins, pour ce qu’il s’y est trouvé souvent des ignorants ; point de droit, pour ce que beaucoup ne savent pas ; point de véritable Déluge, pour ce que les poètes ont feint celui de Deucalion et de Pirrha ; point de vraie religion, pour ce que les païens et tant d’autres en ont une fausse. Au contraire, disons que comme les romans de Charlemagne ont été bâtis sur la vérité de ses admirables exploits, ainsi est-il croyable que les merveilleux effets de la corne de licorne ont donné sujet à grands et petits d’en parler, et n’en sachant pas la vérité d’en feindre plus qu’il n’y en avait.
Encore que l’objection qu’on tire de la variété des descriptions de la licorne, et même de celle qui se rencontre en ses cornes, bien qu’on demeure d’accord que d’environ une vingtaine qui se trouve dans les trésors des princes et états de l’Europe, il n’y en ait pas deux entièrement semblables, ne soit pas concluante, puisque le même se pourrait dire de la plupart des autres animaux, lesquels selon la diversité des climats changent de couleur, et souvent de forme, et en un même lieu se trouvent différents selon leurs âges. Ainsi celui qui ne connaîtrait un barbet de manchon que par la description qu’on lui en aurait faite ne le croirait jamais être de même espèce qu’un matin ou qu’un dogue, et cependant l’un et l’autre est chien. L’erreur est aussi fort excusable aux auteurs qui ont traité de la licorne, tant pour ce que plusieurs d’entre eux, comme Aristote, ont pris le mot de Monoceros, qui est son nom grec comme celui d’Unicornis en latin pour un nom adjectif qu’ils ont attribué à toute sorte d’animaux qui n’ont qu’une corne, comme il s’en trouve plusieurs. Ainsi qu’ils ont appelé bicornes et tricornes tous ceux qui en portent deux ou trois, comme il s’en trouve de l’une et de l’autre sorte entre les animaux à quatre pieds, entre les volailles (tel qu’est cet insecte qu’on appelle cerf-volant et duquel on dit que la corne tenue en la main guérit la convulsion) et même entre les serpents, tel qu’est le céraste qui en a pris son nom, le cenchris et une sorte d’aspic. Quelques-uns ont aussi confondu le rhinocéros avec monocéros pour la conformité de leur cadence. 
Lequel rhinocéros les Romains ont eu en leurs spectacles et est décrit si furieux par Martial qu’il jetait un ours en l’air comme on ferait un ballon. Mais pour n’avoir point de témoignage qu’ils aient vu de licorne dans leurs amphithéâtres, il ne s’ensuit pas qu’il n’y en ait point eu, l’argument tiré de l’autorité négative n’étant point démonstratif. Et posé qu’il leur ait été inconnu, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit point en nature, non seulement pour ce qu’ils ne connaissaient pas la plus grande partie du monde, mais aussi parce qu’on représente cet animal si furieux qu’il ne peut être pris vif, notamment en son âge parfait, étant farouche même à ceux de son espèce de l’un et l’autre sexe, et seulement accostable au temps de leur accouplement ; lequel cessé ils retournent à leur première fureur et solitude. Car c’est ainsi que Philès après Élien en parle, disant que les brahmanes l’appellent Cartazonon, qu’il est de la grandeur d’un cheval, de crin et poil roux, très léger de tout le corps et surtout des jambes, bien que sans jointure, qu’il a la queue d’un sanglier, une corne entre les deux yeux, noire, rayée en limaçon, et finissant en pointe très aiguë, haute de deux coudées, qu’il a une voix rauque, est moins furieux aux autres bêtes qu’à celles de son espèce, avec lesquelles il combat incessamment, se poursuivant jusqu’à la mort, sinon lorsqu’ils sont en rut. Que le roi des Prasiens où il se chasse prend son plaisir à se voir entrebattre les faons de licorne car on n’en prit jamais, dit-il, de parvenus à leur âge de maturité. Il se trouve aussi de vieilles médailles qui représentent cet animal de la sorte, plongeant sa corne dans une pinte, lesquelles on estime être d’Alexandre le Grand. Æneas Sylvius, qui depuis fut pape, et Paulus Venetus, assurent qu’il se trouve des licornes entre les monts d’Inde et le Catay, et dans le royaume de Basman, encore que les marques attribuées à ce dernier conviennent plus au rhinocérot qu’à la licorne.
Mais cette autorité et toutes les susdites ne sont pas considérables à l’égard de celle de l’Ecriture Sainte, en laquelle il est dit, au Deutéronome 28 : “Ses cornes seront comme celles de la licorne”. Et David au Psaume 22 parle ainsi : “Délivrez moi Seigneur de la gueule des lions, et mon humilité des cornes des licornes”. Et au Psaume 29 : “Aimé, dit-il, comme le faon des licornes”. Et au Psaume 92 : “Ma corne sera exaltée comme la licorne”. Esaïe chap. 34 : “Les licornes seront avec eux, et les taureaux avec les puissants”. Et au chap. 39 : “Les licornes descendront comme des hommes preux”. Job en parle aussi au chapitre 29 de son livre. Ce que saint Jérôme interprète quelquefois le mot hébreu de Rheem, Rhinocéros, étant excusable, pour ce qu’en ce lieu-là il est parlé des cornes au pluriel, lesquelles attribuer à la licorne eût été impliquer contradiction. Joignez à ces autorités l’expérience et l’exemple de tant de rois et de républiques qui n’estimeraient pas leur trésor bien fourni s’il n’y avait de la corne de licorne.
La raison y est aussi, car la matière qui fait les dents, étant transférée à la génération des cornes, et par cette métastase ayant acquis comme une sublimation qui la purifie, il est certain que toutes ces cornes ont une vertu alexitère, par laquelle elles combattent les fièvres, guérissent le flux de ventre, tuent les vers et servent d’une infinité d’autres remèdes à l’homme. Cette vertu, déjà grande, lorsqu’elle vient à être unie et resserrée en un seul canal, comme il arrive en la licorne, se trouve donc grandement accrue. Joint que laissant la confusion avec laquelle la plupart des auteurs en ont écrit, pour ce qu’ils n’en avaient rien appris que par le bruit commun, qui est un maître fort incertain, et ce qu’en ont cru ceux qui n’en ont jamais vu que dans les tapisseries ou dans les livres. C’est par trop douter des forces de la nature animée et sensible que lui vouloir dénier la vertu qui se trouve dans les corps inanimés, tels que sont ces langues serpentines qui se trouvent dans les grottes de Malte, les terres scellées, et les minéraux tels que ceux qu’on appelle à ce sujet licorne minérale, non pour ce qu’elle provient des licornes enterrées du temps du Déluge, non plus que l’ivoire minéral de l’éléphant aussi enseveli sous la terre dès ce temps-là ou depuis, mais à cause de leur semblance, de leur vertu et propriétés et même de leur figure externe. Dont il se faut moins ébahir que de la diversité qui se rencontre aux individus de chacune espèce. Car les natures et les formes étant bornées, une chose se rencontre aisément ressembler à l’autre, ou par hasard, ou par un jeu de la nature, comme le vérifient tant de coquillages et autres parties des animaux et des plantes qui se rencontrent sous terre, et enfermés en des pierres, aussi se trouve-t-il tant de cet ivoire fossile qu’il n’est pas croyable qu’il se soit crû dans sa minière.
A cette vérité ne nuisent point les fourbes et les tromperies dont les imposteurs se servent à falsifier ces cornes de licorne, en prenant de l’ivoire, ou des cornes, ou même des os d’éléphant ou d’autres animaux gardés longtemps sous terre, où ils acquièrent plus de solidité et quelque transparence par le moyen du sel de la terre lequel s’y insinue comme il arrive à la porcelaine, que l’on y tient pour ce sujet un siècle entier, ni ce qu’il y a d’autres corps naturels ou artificiels qui bouillent dans l’eau, et même quelques pierres qui suent à l’approche du venin, ce qui procède de ce que le venin épaissit l’air qui s’attache au corps prochain qui est solide. La couleur n’y fait rien pareillement, vu que la suite des années l’a pu altérer. Joint que les anciens n’ont attribué cette noirceur qu’à la corne de l’âne indien et à celle du rhinocéros. Et quant à l’odeur qui se trouve en la corne de licorne qui est en Suisse, c’est un indice qu’elle est falsifiée, ou du genre des minérales, la composition des cornes étant trop ferme ou trop solide pour rien évaporer, et ceux qui les ont distillées par le feu ayant appris qu’elles abondent en un sel qui n’a point d’odeur, et en un soufre puant. Aussi doivent être les excréments de cet animal, comme est son poil et sa corne, de mauvaise odeur, si ce qu’on nous allègue est véritable qu’il s’apprivoise par les bonnes odeurs puisqu’il ne peut aimer les bonnes qu’en chassant les mauvaises dehors.
Bref il n’est pas croyable que Clément septième, Paul troisième et plusieurs autres eussent pris cet animal pour leurs armes s’il n’eut point été, et les papes ne manquent point tant d’hommes entendus que Jules troisième en eut acheté un fragment douze mille écus, duquel son médecin s’est servi utilement à la guérison des maladies qui avaient quelque chose de vénéneux. Car Marsile Ficin, Brassavole, Mathiole, Aloysius Mundela et plusieurs autres médecins les recommandent à ces maladies-là, particulièrement à la peste, à la morsure du chien enragé, aux vers, au mal caduc, et autres maladies extrêmes. Pour la fin j’estime que les effets qui dépendent des propriétés occultes, comme celui-ci, ne se doivent pas condamner témérairement, se souvenant que notre savoir est borné et partant qu’il faut déférer aux autorités, raisons et expériences qui établissent la corne de licorne et ses merveilleux effets, sauf à se garantir d’imposture. 

Le point pour ce jourd’huy : Lesquels sont les plus portés au vice, des savants ou des ignorants[2].

Quatrième Centurie des questions traités aux conférences du Bureau d’Adresse, Paris, 1641.


[1] contrepoisons
[2]C’est aussi une question intéressante.

➕ Post coitum animal triste

Irrésistiblement attirée par les jeunes dames, et arborant une corne unique en plein front, la licorne ne semblait pas destinée à devenir un symbole de pureté et de chasteté. Elle ne l’a pas toujours été.

Livre d’heures, circa 1300.
Cambridge, Trinity College, ms B 11 22, fol 11r.

C’est une bête félonne à merveilles, du tout semblable à un beau cheval, excepté qu’elle a la tête comme un cerf, les pieds comme un éléphant, la queue comme un sanglier, et au front une corne aiguë, noire et longue de six ou sept pieds. Laquelle ordinairement lui pend en bas comme la crête d’un coq d’Inde[1]. Quand elle veut combattre ou autrement s’en aider, elle la lève raide et droite.
Une d’icelles je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété. Car ainsi comme elle purifiait l’eau des mares et fontaines d’ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui farfouiller sans danger de chancre, vérole, pisse-chaude, poulains grenés et tels autres menus suffraiges, car si aucun mal était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse. – Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l’essai sur votre femme

— Rabelais, Le Cinquième livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, 1552

Toute corne est susceptible de symboliser la puissance virile, non seulement de par sa forme, mais également parce que, chez de nombreuses espèces, seul le mâle porte cornes ou bois ; que l’on pense seulement aux différents usages, en anglais, de l’adjectif horny. Une corne unique semblerait plus encore se prêter à une telle interprétation, même s’il semble bien que les licornes femelles aient été, selon la plupart des auteurs, armées de même manière que les mâles.

Sablière de l’église de Le Tréhou, circa 1600.
Photo Jean-Yves Cordier

Rabelais, dont je parle plus en détail dans mon livre car ce passage n’est pas le seul à mettre en scène la licorne, fut peut-être le plus direct, mais il ne fut ni le premier, ni le dernier à exploiter la dimension érotique latente de la licorne et de sa corne, d’ailleurs plus évidente dans la scène de sa capture avec l’aide d’une jeune vierge que dans celle de la purification des eaux. Dès le Moyen Âge, les enlumineurs avaient glissé dans leurs miniatures des clins d’œil d’une subtilité très variable.

Je me suis d’ailleurs livré à une petite expérience, faisant lire les récits de chasse à la licorne à des amis qui, n’étant pas de culture européenne, ne savaient rien de la symbolique associée à la blanche bête ; il ne leur est pas venu à l’idée que cet animal ait pu devenir un symbole de chasteté.

La Fior di Virtu fut l’un des ouvrages les plus populaires de l’Italie de la Renaissance ; on en connaît pas moins d’une cinquantaine d’éditions imprimées entre 1470 et 1500. Dans ce texte dont les premiers manuscrits datent du début du XIVe siècle, trente-cinq vices et vertus sont figurés par des animaux. C’est la tourterelle, et non la licorne, qui est image de chasteté, et le chameau figure de la tempérance. La licorne, à l’inverse, représente l’intempérance, comme on peut le lire dans l’une des premières traductions françaises : « Se peult approprier et ressembler le vice de intempérance à la licorne, qui est une beste laquelle prend si grand délectation à demourer et estre avecques les filles vierges que quand elle en voit quelqu’une, s’en va à elle et sendort en son giron[2] ». Elle s’endort, bien sûr, parce que post coitum animal triste.

Léonard de Vinci, qui avait lu la Fior di Virtu, note dans ses carnets que « La licorne, par intempérance et parce qu’elle ne sait pas réfréner son goût des jouvencelles, oublie sa férocité et sa sauvagerie. Mettant toute crainte de côté, elle va vers la jeune vierge assise et s’endort sur ses genoux. Ainsi les chasseurs s’emparent d’elle[3]». Léonard a dessiné à trois reprises dans ses carnets la dame et la licorne. Sur l’un de ces croquis, la licorne est tenue en laisse, ce qui nous renvoie aussi aux interprétations courtoises.

La Dame au bain, tableau de François Clouet peint en 1571, représente l’une des nombreuses maîtresses de Henri II, peut-être Diane de Poitiers. La licorne y est blanche et discrète, tissée sur un dossier de chaise à l’arrière-plan. Au centre du tableau, on ne voit pourtant qu’elle, et elle n’est certainement pas ici un symbole de chasteté.

La même idée apparait dans une fable italienne de la fin du XVIe siècle ou le loup se moque ainsi de la licorne : « Tu n’as aucun contrôle sur tes désirs. Alors même que la vitesse t’a sauvée[4] de la force des chasseurs, que tu es si loin qu’ils ne te voient même plus et n’espèrent plus te capturer ; tu vois une jeune vierge et le désir charnel te fait te précipiter dans ses bras et être capturée, incapable de combattre Oh, faiblesse de l’esprit ! Oh, ignorance animale ! Oh appétits mortels ! [5]». Le loup et la licorne est une histoire assez innocente, mais quelques autres des contes et fables du napolitain Girolamo Morlini, comme ceux de La femme dont l’amant est sodomisé par le mari  ou de La religieuse et la succube le sont moins, même en latin, et ont valu à son recueil de contes et nouvelles d’être mis à l’index ; la plupart des exemplaires ont fini brûlés, et il n’en reste que trois dans des bibliothèques.

Le char de Phyllis et Aristote.
Album de tournois et parades de Nuremberg, circa 1650.
Metropolitan Museum, New York

“I’m just going to feed Adolphe,” she said, pointing to a little reticule of buns that hung from her arm. Adolphe was her pet unicorn. “He is such a dear,” she continued; “milk-white all over excepting his black eyes, rose mouth and nostrils, and scarlet John.”

— Aubrey Beardsley, The Story of Venus and Tannhaüser.


[1] Dindon.
[2] Bibliothèque Nationale, ms fr 1877, fol 65r.
[3] Léonard de Vinci, Carnets, éd. MacCurdy, Gallimard, 1986, t.II, p.460.
[4] J’hésite à utiliser le féminin, mais bon, grammaticalement, c’est quand même une licorne.
[5] Girolamo Morlini, Novellæ, Fabulæ, Comediæ, 1855, p.200.