➕ 248ème conférence : de la licorne

Dans le Paris des années 1630, le Bureau d’Adresse, créé et animé par Théophraste Renaudot, était un véritable laboratoire d’innovations sociales, et un lieu de débat intellectuel où l’on s’interrogeait, par exemple, sur l’existence de la licorne.

Nobles et roturiers y affichaient toutes sortes d’annonces, proposant qui un riche domaine seigneurial pour soixante mille livres, qui une place dans une voiture en partance pour l’Italie, qui plus modestement encore des cours du soir de latin ou un manteau d’occasion, pour quelques écus. Renaudot donnait des consultations médicales gratuites aux pauvres, et prêtait à faible intérêt, mais sur gages conséquents. 
Parmi les nombreuses activités de cet homme aux multiples facettes, il en est une que ses biographes ont souvent négligée : l’animation des conférences hebdomadaires du Bureau d’Adresse. Celles-ci se tinrent régulièrement du 22 août 1633 au 1er septembre 1642, tous les lundis après-midi, rue de la Calandre, en l’île de la Cité. Les thèmes abordés concernaient rarement la littérature, plus souvent la science, la médecine, la philosophie, et tout ce qui touche à « l’occulte ». Seuls étaient exclus les sujets religieux, et, en principe, ceux qui touchaient aux affaires de l’État. Le contenu des discussions était résumé de manière à pouvoir être présenté en quatre pages, sous la forme d’une grande feuille pliée en deux. Que la conférence sur la licorne, tenue en 1640, soit l’une des rares à avoir eu l’honneur d’une publication en huit pages montre bien la fascination qu’exerçait la bête de légende sur le public cultivé.
Si la rhétorique était à l’honneur aux conférences du Bureau d’Adresse, l’érudition ostentatoire, dernier privilège d’une université en pleine décadence, en était exclue. Les intervenants devaient défendre leur opinion avec clarté et brièveté, sans trop de latin, mais en apportant toutefois à un public difficile tous les éléments d’une controverse dans laquelle s’étaient investis des hommes parmi les plus savants du temps. Cet objectif était généralement atteint, et nous pouvons trouver dans ces huit pages presque tous les arguments régulièrement avancés pour défendre, ou pour nier, l’existence de la licorne, ainsi qu’une grande partie de ceux concernant les propriétés médicales de sa corne, le débat sur la réalité de l’animal n’étant jamais totalement distinct de celui sur l’usage de sa corne éponyme. Ce texte étant assez bref, le voici dans son intégralité :

Premier orateur :
Toute la terre étant pleine d’erreur, la médecine en a pris bonne part, et comme il n’y a rien de plus cher que la vie, les hommes se sont laissés aisément porter à croire l’effet des choses qui la devaient conserver et défendre des venins qui l’attaquent plus dangereusement qu’aucun autre ennemi. C’est pourquoi il ne se fait point en cet art de plus grandes impostures que sur le sujet des alexitères[1], telle qu’on a voulu rendre la Licorne. Mais je suis trompé si cette créance ne doit passer pour une des erreurs populaires.
La première raison se tire de la contrariété d’avis qui se trouve dans tous les auteurs. Philostrate en la vie d’Apollonius de Thiane dit que l’animal de ce nom est un âne qui se trouve dans les marais des Colques, ayant une seule corne au front, avec laquelle il se bat furieusement contre l’éléphant. Cardan après Pline dit que c’est un cheval, et c’est la forme sous laquelle on le peint le plus communément, ayant toutefois la tête d’un cerf, le poil d’une fouine, le col court, le crin petit, le pied fourchu, et qu’il naît dans les déserts d’Éthiopie parmi les serpents, au venin desquels résiste cette corne, qu’il dit être plantée au milieu de son front, et de trois coudées de haut, large à la base et finissant en pointe. Garcias ab Horto dit que c’est un animal amphibie qui naît bien en terre près le cap de Bonne Espérance, mais se plaît à la mer, qui a la tête et le crin de cheval, une corne de deux coudées de long, mais il est seul de tous les auteurs qui la dit mobile, et pencher à droite et à gauche, en haut et en bas. Ceux-ci assurent qu’elle ne se peut apprivoiser et Louis Vartoman dit en avoir vu deux enfermées dans des cages à la Mecque, qui avaient été envoyées à Sultan Soliman, lesquelles étaient privées. Presque tous l’estiment fort rare, et Marc Scherer, allemand renégat, depuis nommé Idaith Aga, ambassadeur du même Soliman près de l’empereur Maximilien, assure en avoir vu des troupeaux entiers dans l’Arabie déserte, et Paulus Venetus dit aussi qu’au Royaume de Basman, il y en a des troupeaux, et qu’ils sont presque aussi grands qu’éléphants, ayant les pieds de même qu’eux, le poil de chameau et la tête de sanglier, et qu’ils s’aiment dans la fange comme nos pourceaux. Les auteurs ne sont pas moins divers sur sa façon de vivre que l’on représente telle que cet animal ne pouvant paître à cause de sa corne, il ne vit que des rameaux et fruits d’arbre ou de la main des hommes, et surtout des belles filles dont ils se feignent être amoureux, ce que d’autres estiment fabuleux. Quelques-uns croient que cet animal a bien été, mais ne se trouve plus, étant péri dans le Déluge, et que ces cornes que l’on en trouve, la plupart en terre, se sont conservées depuis ce temps comme l’ivoire fossile et les autres parties des animaux qui se rencontrent sous terre par les diverses mutations de ces éléments. 
Et s’il se trouve de la variété en la description de cet animal, il n’y en a pas moins aux cornes que l’on veut nous faire passer pour être de licorne. Celle qu’on montre à Saint-Denis en France a environ sept pieds de haut, pèse treize livres quatre onces, et finit en pointe d’une base plus large en forme de vis, ou environnée d’une ligne spirale, étant de trois diverses façons, ce qui a fait soupçonner mal à propos qu’elle est artificielle. Toutefois elle ne se rapporte aucunement à celle dont parle Élien, de telle grosseur qu’on peut en faire des vases. Celle de Strasbourg a bien quelque conformité avec celle de Saint-Denis, mais celles de Venise diffèrent de toutes les deux, comme celle décrite par Albert le Grand est diverse de toutes. Car elle est, ce dit-il, solide comme celle du cerf, et de dix pieds de haut, et fort large en sa base. Les Suisses en ont aussi une, autrefois trouvée au rivage d’un fleuve près de Bruges, longue de deux coudées, jaunâtre en sa surface, blanche en dedans et odorante, même étant allumée. Celle qu’on garde à Rome n’a pas un pied de hauteur, de quoi le gardien rapporte la cause au fréquent usage auquel on l’a mise, se servant de sa raclure contre les poisons, et d’ailleurs est unie et luisante comme l’ivoire. Aldrovandus qui a compilé un traité fort ample de cette matière comme de tout ce qui concerne les autres animaux, dit en avoir vu une à Niclasbourg, si grande qu’elle ressemblait plutôt à un os de baleine qu’à une corne. Becanus médecin de la reine de Hongrie parle d’une qui était à Anvers de sept pieds de haut, tellement attachée au crâne de son animal qu’elle se courbait le long de l’épine du dos, et qu’il ne s’en pouvait servir à troubler l’eau pour l’empêcher d’être vénéneuse, comme disent les auteurs, non pas même à s’en défendre, qui est l’usage des cornes, sinon en se reployant le col et en amenant sa tête entre les jambes de devant, comme font les taureaux dans leurs combats. Elle était aussi de couleur blanche et toutefois Élien dit qu’elle doit être noire et Ctésias médecin du roi Artaxerces ne l’a représentée que d’une coudée de haut, mais de couleur de pourpre à sa pointe, et noire en sa partie inférieure. Laquelle variété a fait croire à certains que toutes ces cornes étaient de poissons ou monstres marins, n’y ayant aucun élément susceptible de plus de variété. A quoi doit se rapporter ce poisson qu’Albert le Grand appelle Monoceros, pour ce qu’il a une corne sur le front. L’opinion de ceux qui ont cru que la licorne était le rhinocéros étant la moins vraisemblable. Pline assure aussi après Ctésias qu’il se trouve des cornes seules en quelques bœufs des Indes, et qu’ils n’ont point aussi l’ongle divisé. Ce qu’Élien et Oppien rapportent de quelques taureaux d’Aonie, et César assure le même des bœufs de la forêt hercynienne. Louis Barthema dit avoir vu des vaches en Éthiopie qui n’ont qu’une corne. Bref, comme on demeure d’accord qu’il y a des animaux à une corne, ainsi est-il impossible de savoir quel est celui à qui l’Antiquité a donné ce nom par excellence, qui est la Licorne dont nous parlons.
Laquelle incertitude les rois et les républiques qui les ont témoignent bien. Car s’ils croyaient que ces cornes eussent les propriétés qu’on leur attribue, ils ne les laisseraient pas inutiles en leurs trésors, où elles ne servent que de montre et d’apparat, non plus que les autres ornements de leurs couronnes, mais ils s’en feraient faire des vases, et à force de s’en servir ne se trouveraient pas toutes entières comme sont la plupart. Vu qu’Élien, duquel semble avoir été tiré le témoignage de ses grandes vertus, dit que le venin que l’on boirait dans de tels vaisseaux ne serait point nuisible, portant avec soi l’antidote, et que si l’on avait même bu du poison auparavant il le ferait vomir. Toutefois il n’en parle que par ouï dire, et comme les grands menteurs s’ôtent toute créance, Philostrate y ajoute que les Indiens assurent que le jour qu’on aura bu dans un vaisseau fait de cette corne, non seulement on ne sera point malade tout ce jour-là, mais que celui qui sera blessé ne sentira point de douleur, et ne sera pas seulement garanti du poison pris par lui, mais pourra passer au travers du feu sans qu’il lui nuise. C’est pourquoi la chasse de cet animal, qu’il appelle âne sauvage, est permise à leur roi seulement. Ce qui fit répondre à Apollonius étant interrogé s’il croyait toutes ces vertus, qu’il y aviserait quand il aurait vu que les rois d’Inde qui s’en servent seraient immortels.
Ajoutez à cela qu’il n’est pas croyable que les Romains s’étant rendus tout le monde accessible par leurs armes, et l’un de leurs plus grands soins ayant été de réjouir leur peuple par des spectacles de bêtes les plus rares, n’eussent plutôt oublié de leur faire voir des licornes s’il y en eût eu, que tant d’autres jusqu’alors inouïes. 
Mais quand il y aurait une licorne, je n’estime pas que ses vertus fussent telles qu’on les décrit, n’étant appuyées d’aucune autorité, non seulement d’Hippocrate et de Galien, mais des auteurs anciens. Ce qui faisait dire au médecin du roi Charles IX qu’il eût ôté cette coutume de tremper dans la coupe du roi un morceau de cette corne, sinon qu’il profite de laisser quelque semblable opinion dans les esprits du vulgaire. Aussi les marques qu’on lui donne sont-elles de même nature que tout le reste, équivoques, incroyables et ridicules. Car ils veulent qu’on discerne les vraies cornes de licorne des supposées par les bouillons que la véritable excite en l’eau lorsqu’elle y est jetée, ce qui est toutefois commun à tous les corps poreux, tels que sont les os, notamment ceux qui sont passés par le feu, comme aussi la chaux, la brique et telles autres choses où il a laissé des cavités. D’autres en font le discernement, donnant de l’arsenic à un coq ou petit chien. Ils font avaler ensuite de la poudre de cette corne, qui doit non seulement les en garantir, mais presque les ressusciter étant morts et cependant tout ce qui s’en recueille est que l’on voit mourir plus tard les animaux qui ont pris cet antidote que les autres. Ce qu’étant supposé arrive de l’astriction que toute corne apporte à l’orifice de l’estomac et des autres vaisseaux, qui diffère l’exhalaison des esprits. L’épreuve de quelques empiriques est encore plus ridicule, lesquels se vantent qu’ayant décrit un cercle sur une table et mis au milieu un scorpion ou une araignée, jamais l’une ni l’autre ne peuvent sortir du cercle, et les tenant un quart d’heure à l’ombre de cette corne les y font mourir sans l’aide d’aucune autre chose. Ce qui n’est point ou doit venir d’ailleurs que de leur corne. Quelques-uns y ajoutent que cette corne même sue en présence du venin. Ce qui semble absurde, car en ce cas le contrepoison souffrirait du venin, qui serait par ce moyen le plus actif et par conséquent le plus fort.
Tant de contradictions, d’impossibilités et d’incertitudes me font conclure que ce conte de la licorne est une fiction pareille à celle de la fontaine de jouvence, et autres choses impossibles que l’esprit humain s’est proposées pour avoir de quoi contenter son imagination, bien qu’elles n’aient été ni ne puissent jamais être réduites en acte.

Second orateur :
La faiblesse de l’esprit humain étant telle qu’à peine connaît-il les plus proches objets de ses sens, et ne parvient jamais aux différences des choses, ce n’est pas de merveille s’il doute des plus éloignées telles que sont le Phénix, la Salamandre, le Basilic, la Licorne et autres choses de cette nature. Et si la vérité des choses était ébranlée par les fausses créances que d’autres en auraient eu, il n’y aurait point de médecins, pour ce qu’il s’y est trouvé souvent des ignorants ; point de droit, pour ce que beaucoup ne savent pas ; point de véritable Déluge, pour ce que les poètes ont feint celui de Deucalion et de Pirrha ; point de vraie religion, pour ce que les païens et tant d’autres en ont une fausse. Au contraire, disons que comme les romans de Charlemagne ont été bâtis sur la vérité de ses admirables exploits, ainsi est-il croyable que les merveilleux effets de la corne de licorne ont donné sujet à grands et petits d’en parler, et n’en sachant pas la vérité d’en feindre plus qu’il n’y en avait.
Encore que l’objection qu’on tire de la variété des descriptions de la licorne, et même de celle qui se rencontre en ses cornes, bien qu’on demeure d’accord que d’environ une vingtaine qui se trouve dans les trésors des princes et états de l’Europe, il n’y en ait pas deux entièrement semblables, ne soit pas concluante, puisque le même se pourrait dire de la plupart des autres animaux, lesquels selon la diversité des climats changent de couleur, et souvent de forme, et en un même lieu se trouvent différents selon leurs âges. Ainsi celui qui ne connaîtrait un barbet de manchon que par la description qu’on lui en aurait faite ne le croirait jamais être de même espèce qu’un matin ou qu’un dogue, et cependant l’un et l’autre est chien. L’erreur est aussi fort excusable aux auteurs qui ont traité de la licorne, tant pour ce que plusieurs d’entre eux, comme Aristote, ont pris le mot de Monoceros, qui est son nom grec comme celui d’Unicornis en latin pour un nom adjectif qu’ils ont attribué à toute sorte d’animaux qui n’ont qu’une corne, comme il s’en trouve plusieurs. Ainsi qu’ils ont appelé bicornes et tricornes tous ceux qui en portent deux ou trois, comme il s’en trouve de l’une et de l’autre sorte entre les animaux à quatre pieds, entre les volailles (tel qu’est cet insecte qu’on appelle cerf-volant et duquel on dit que la corne tenue en la main guérit la convulsion) et même entre les serpents, tel qu’est le céraste qui en a pris son nom, le cenchris et une sorte d’aspic. Quelques-uns ont aussi confondu le rhinocéros avec monocéros pour la conformité de leur cadence. 
Lequel rhinocéros les Romains ont eu en leurs spectacles et est décrit si furieux par Martial qu’il jetait un ours en l’air comme on ferait un ballon. Mais pour n’avoir point de témoignage qu’ils aient vu de licorne dans leurs amphithéâtres, il ne s’ensuit pas qu’il n’y en ait point eu, l’argument tiré de l’autorité négative n’étant point démonstratif. Et posé qu’il leur ait été inconnu, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit point en nature, non seulement pour ce qu’ils ne connaissaient pas la plus grande partie du monde, mais aussi parce qu’on représente cet animal si furieux qu’il ne peut être pris vif, notamment en son âge parfait, étant farouche même à ceux de son espèce de l’un et l’autre sexe, et seulement accostable au temps de leur accouplement ; lequel cessé ils retournent à leur première fureur et solitude. Car c’est ainsi que Philès après Élien en parle, disant que les brahmanes l’appellent Cartazonon, qu’il est de la grandeur d’un cheval, de crin et poil roux, très léger de tout le corps et surtout des jambes, bien que sans jointure, qu’il a la queue d’un sanglier, une corne entre les deux yeux, noire, rayée en limaçon, et finissant en pointe très aiguë, haute de deux coudées, qu’il a une voix rauque, est moins furieux aux autres bêtes qu’à celles de son espèce, avec lesquelles il combat incessamment, se poursuivant jusqu’à la mort, sinon lorsqu’ils sont en rut. Que le roi des Prasiens où il se chasse prend son plaisir à se voir entrebattre les faons de licorne car on n’en prit jamais, dit-il, de parvenus à leur âge de maturité. Il se trouve aussi de vieilles médailles qui représentent cet animal de la sorte, plongeant sa corne dans une pinte, lesquelles on estime être d’Alexandre le Grand. Æneas Sylvius, qui depuis fut pape, et Paulus Venetus, assurent qu’il se trouve des licornes entre les monts d’Inde et le Catay, et dans le royaume de Basman, encore que les marques attribuées à ce dernier conviennent plus au rhinocérot qu’à la licorne.
Mais cette autorité et toutes les susdites ne sont pas considérables à l’égard de celle de l’Ecriture Sainte, en laquelle il est dit, au Deutéronome 28 : “Ses cornes seront comme celles de la licorne”. Et David au Psaume 22 parle ainsi : “Délivrez moi Seigneur de la gueule des lions, et mon humilité des cornes des licornes”. Et au Psaume 29 : “Aimé, dit-il, comme le faon des licornes”. Et au Psaume 92 : “Ma corne sera exaltée comme la licorne”. Esaïe chap. 34 : “Les licornes seront avec eux, et les taureaux avec les puissants”. Et au chap. 39 : “Les licornes descendront comme des hommes preux”. Job en parle aussi au chapitre 29 de son livre. Ce que saint Jérôme interprète quelquefois le mot hébreu de Rheem, Rhinocéros, étant excusable, pour ce qu’en ce lieu-là il est parlé des cornes au pluriel, lesquelles attribuer à la licorne eût été impliquer contradiction. Joignez à ces autorités l’expérience et l’exemple de tant de rois et de républiques qui n’estimeraient pas leur trésor bien fourni s’il n’y avait de la corne de licorne.
La raison y est aussi, car la matière qui fait les dents, étant transférée à la génération des cornes, et par cette métastase ayant acquis comme une sublimation qui la purifie, il est certain que toutes ces cornes ont une vertu alexitère, par laquelle elles combattent les fièvres, guérissent le flux de ventre, tuent les vers et servent d’une infinité d’autres remèdes à l’homme. Cette vertu, déjà grande, lorsqu’elle vient à être unie et resserrée en un seul canal, comme il arrive en la licorne, se trouve donc grandement accrue. Joint que laissant la confusion avec laquelle la plupart des auteurs en ont écrit, pour ce qu’ils n’en avaient rien appris que par le bruit commun, qui est un maître fort incertain, et ce qu’en ont cru ceux qui n’en ont jamais vu que dans les tapisseries ou dans les livres. C’est par trop douter des forces de la nature animée et sensible que lui vouloir dénier la vertu qui se trouve dans les corps inanimés, tels que sont ces langues serpentines qui se trouvent dans les grottes de Malte, les terres scellées, et les minéraux tels que ceux qu’on appelle à ce sujet licorne minérale, non pour ce qu’elle provient des licornes enterrées du temps du Déluge, non plus que l’ivoire minéral de l’éléphant aussi enseveli sous la terre dès ce temps-là ou depuis, mais à cause de leur semblance, de leur vertu et propriétés et même de leur figure externe. Dont il se faut moins ébahir que de la diversité qui se rencontre aux individus de chacune espèce. Car les natures et les formes étant bornées, une chose se rencontre aisément ressembler à l’autre, ou par hasard, ou par un jeu de la nature, comme le vérifient tant de coquillages et autres parties des animaux et des plantes qui se rencontrent sous terre, et enfermés en des pierres, aussi se trouve-t-il tant de cet ivoire fossile qu’il n’est pas croyable qu’il se soit crû dans sa minière.
A cette vérité ne nuisent point les fourbes et les tromperies dont les imposteurs se servent à falsifier ces cornes de licorne, en prenant de l’ivoire, ou des cornes, ou même des os d’éléphant ou d’autres animaux gardés longtemps sous terre, où ils acquièrent plus de solidité et quelque transparence par le moyen du sel de la terre lequel s’y insinue comme il arrive à la porcelaine, que l’on y tient pour ce sujet un siècle entier, ni ce qu’il y a d’autres corps naturels ou artificiels qui bouillent dans l’eau, et même quelques pierres qui suent à l’approche du venin, ce qui procède de ce que le venin épaissit l’air qui s’attache au corps prochain qui est solide. La couleur n’y fait rien pareillement, vu que la suite des années l’a pu altérer. Joint que les anciens n’ont attribué cette noirceur qu’à la corne de l’âne indien et à celle du rhinocéros. Et quant à l’odeur qui se trouve en la corne de licorne qui est en Suisse, c’est un indice qu’elle est falsifiée, ou du genre des minérales, la composition des cornes étant trop ferme ou trop solide pour rien évaporer, et ceux qui les ont distillées par le feu ayant appris qu’elles abondent en un sel qui n’a point d’odeur, et en un soufre puant. Aussi doivent être les excréments de cet animal, comme est son poil et sa corne, de mauvaise odeur, si ce qu’on nous allègue est véritable qu’il s’apprivoise par les bonnes odeurs puisqu’il ne peut aimer les bonnes qu’en chassant les mauvaises dehors.
Bref il n’est pas croyable que Clément septième, Paul troisième et plusieurs autres eussent pris cet animal pour leurs armes s’il n’eut point été, et les papes ne manquent point tant d’hommes entendus que Jules troisième en eut acheté un fragment douze mille écus, duquel son médecin s’est servi utilement à la guérison des maladies qui avaient quelque chose de vénéneux. Car Marsile Ficin, Brassavole, Mathiole, Aloysius Mundela et plusieurs autres médecins les recommandent à ces maladies-là, particulièrement à la peste, à la morsure du chien enragé, aux vers, au mal caduc, et autres maladies extrêmes. Pour la fin j’estime que les effets qui dépendent des propriétés occultes, comme celui-ci, ne se doivent pas condamner témérairement, se souvenant que notre savoir est borné et partant qu’il faut déférer aux autorités, raisons et expériences qui établissent la corne de licorne et ses merveilleux effets, sauf à se garantir d’imposture. 

Le point pour ce jourd’huy : Lesquels sont les plus portés au vice, des savants ou des ignorants[2].

Quatrième Centurie des questions traités aux conférences du Bureau d’Adresse, Paris, 1641.


[1] contrepoisons
[2]C’est aussi une question intéressante.

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