📖 Une féroce beste

Comme beaucoup, ce chapitre Ă©tait trop long. J’ai donc privilĂ©giĂ© dans le livre les sources profanes, mais les licornes des textes religieux pouvaient ĂŞtre tout aussi fĂ©roces.

Quelques licornes apparaissaient dans le texte biblique de la Vulgate latine, un chapitre du livre leur est consacrĂ©. Dans les commentaires des Pères de l’Église compilĂ©s au XIIe siècle dans un texte frĂ©quemment recopiĂ©, la glossa ordinaria, l’animal, appelĂ©  tantĂ´t rhinocĂ©ros, tantĂ´t unicornis, tantĂ´t monoceros, est gĂ©nĂ©ralement interprĂ©tĂ© comme reprĂ©sentation du Christ, signifiant tout Ă  la fois son humilitĂ© et sa puissance. Mais lĂ  oĂą le Physiologus et les bestiaires, dont le rĂ©cit n’a pas de source biblique, privilĂ©gient la puretĂ© et l’humilitĂ©, les docteurs de l’Église insistent sur la force et la puissance de l’unicorne des Psaumes, symbolisĂ©e par la corne unique,[2].

Au XIVe siècle, le bĂ©nĂ©dictin Ranulph Higden, dans son manuel de prĂ©dication, Ars componendi sermones, donne quelques “trucs” pour faire passer auprès de ce que l’on appellerait aujourd’hui le “grand public” les subtilitĂ©s de la parole divine. Il suggère d’introduire le thème de la force et de l’humilitĂ© du Christ par une comparaison avec  Â« les deux animaux les plus puissants, l’élĂ©phant et la licorne, qui peuvent ĂŞtre capturĂ©s ainsi : L’Ă©lĂ©phant est attendri par le chant d’une jeune fille, la licorne s’assoupit dans le giron d’une vierge. Â». Un peu plus loin, le fils de Dieu est encore comparĂ© Ă  l’unicornus ferocissimus[3]. C’est quand mĂŞme un peu capillotractĂ©.

Item introducitur thema per similem in natura, sic : animalia fortissima elephas et unicomus sic capiuntur quod scilicet elephas in cantum virginis mitescit et unicornus in gremio virginis mansuescit. Sic filius dei fortissimus ostensis virginis uberibus, de quibus dicitur in luca: beatus venter qui te portavit et ubera que succisti (Luc. 11:27), emollitus per cantum virginis; quando cecinit ecce ancilla domini (Luc. 1:38), mitis effectus est. Similiter et iste unicornus ferocissimus dei filius, qui hominem et angelum sibi resistentem ac supra quam debuit appetentem prostravit, mitis effectus est quando edificavit, sicut unicornus, sacrificium suum in gremio virginis implens illud Ysaye: habitabit et cetera.
Ranulph Higden, Ars Componendi Sermones, 1346

Le texte biblique, et notamment le psaume XXII, Libera me ab ore leonis et a cornibus unicornium (libère moi de la gueule du lion et des cornes des licornes) permettaient aussi de voir dans la bĂŞte unicorne une reprĂ©sentation de la tentation, de l’orgueil, du dĂ©mon. C’est ainsi qu’elle apparait dans la règle monastique dont je parle dans ce chapitre du livre. C’est de l’anglais des annĂ©es 1200, on ne comprend qu’Ă  moitiĂ©, mais c’est justement cela qui est amusant – et on comprend suffisamment pour rĂ©aliser que cet “unicorne of wreathe” n’est pas une bestiole très sympathique :

Bi this wildernesse wende ure Laverdes folc, as Exode teleth, toward te eadi lond of Jerusalem, thet he ham hefde bihaten. Ant ye, mine leove sustren, wendeth bi the ilke wei toward te hehe Jerusalem, the kinedom thet he haveth bihaten his icorene. Gath, thah, ful warliche, for i this wildernesse beoth uvele beastes monie: liun of prude, neddre of attri onde, unicorne of wreaththe, beore of dead slawthe, vox of yisceunge, suhe of yivernesse, scorpiun with the teil of stinginde leccherie – thet is, galnesse. Her beoth nu o rawe itald the seoven heaved sunnen:
The Unicorne of wreaththe, the bereth on his nease the thorn thet he asneaseth with al thet he areacheth, haveth six hwelpes. The earste is chast other strif. The other is wodschipe. Bihald te ehnen ant te neb hwen wod wreaththe is imunt. Bihald hire contenemenz, loke on hire lates, hercne hu the muth geath, ant tu maht demen hire wel ut of hire witte. The thridde is schentful up-brud. The feorthe is wariunge. The fifte is dunt. The seste is wil thet him uvel tidde, other on him- seolf, other on his freond, other on his ahte. The seovethe hwelp is, don for wreaththe mis, other leaven wel to don, forgan mete other drunch, wreoken hire with teares yef ha elles ne mei, ant with weariunges hire heaved spillen o grome, other on other wise hearmin hire i sawle ant i bodi bathe. Theos is homicide ant morthre of hire-seolven.

— Ancrene Visse, IV, 203-206 & 283-293, circa 1200 [1]

Les bestiaires dĂ©crivent la ruse permettant de capturer une licorne en utilisant une jeune vierge comme appat. La plupart ne disent rien de la rĂ©action de l’animal qu’e tenterait d’attirer une fausse vierge tenterait d’attirer, et le lecteur pensait gĂ©nĂ©ralement’une fausse vierge tenterait de sĂ©duire, et le lecteur pense logiquement que le fĂ©roce unicorne reste insensible Ă  un piège qu’il ne remarque peut-ĂŞtre mĂŞme pas. Quelques textes pourtant, comme le Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, assurent que la licorne s’approche du piège et “tue la fille corrompue et non pucelle“. Heureusement pour la rĂ©putation de la blanche bĂŞte, cette scène na jamais Ă©tĂ© choisie par les enlumineurs illustrant les bestiaires. Je ne l’ai trouvĂ© reprĂ©sentĂ©e sur un seul manuscrit, le Verger de consolation, un abrĂ©gĂ© de la doctrine chrĂ©tienne en quelques images, ce que les pĂ©dagogues d’aujourd’hui appellent des cartes mentales. Sur des miniatures en pleine page, l’arbre des vertus y est opposĂ© Ă  celui des vices. La dame qui a choisi la via vitæ apprivoise la licorne, celle qui a choisi la via mortis se fait embrocher.

Au Moyen Âge, il arrivait, sans doute par superstition, que des lecteurs biffent ou gomment sur les manuscrits les figures les moins sympathiques. Le plus souvent, ce sont les démons ou les serpents, figures du diable,qui étaient visés, mais sur un manuscrit du Livre du trésor de Brunetto Latini, c’est une féroce licorne qui semble avoir été victime de la colère du lecteur.

Brunetto Latini, Livre du Trésor, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 568, fol 57r.

[1] Si vous ne comprenez pas tout, il y a quelques explications (en anglais) ici : https://d.lib.rochester.edu/teams/text/hasenfrantz-ancrene-wisse-part-four
[2] Sur la licorne comme image du Christ dans les commentaires bibliques des Pères de l’église puis dans la littĂ©rature religieuse mĂ©diĂ©vale, voir Jane Beal, The Unicorn as a Symbol for Christ in the Middle Ages, in Illuminating Jesus in he Middle Ages, 2019.
[3] Margaret Jennings, The Ars Componendi Sermones of Ranulph Higden, O.S.B., 1991, p.39

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