📖 Vers le pays des fées

C’est à la fin du XIXe siècle, dans la peinture et la poésie symboliste, que la licorne, animal exotique des déserts d’Orient devint ce qu’elle est restée depuis, une créature presque mythologique des forêts nordiques. Voici quelques poèmes et tableaux qui témoignent de cette dernière métamorphose.

Gustave Moreau, La licorne, circa 1885. Collection privée.

Pour Fernand Gregh, alors critique littéraire au Figaro, le genre manquait de finesse et de légèreté. Il n’avait pas complètement tort, mais cela n’en a pas moins un certain charme.

La poésie des symbolistes a exprimé des rêves abscons et froids, et non la vie. Ils ont créé tout un décor de glaives, d’urnes, de cyprès, de chimères et de licornes qui s’en va déjà rejoindre au magasin des accessoires surannés le décor romantique, les nacelles, les écharpes, les gondoles, les seins brunis et les saules, les cimeterres et les dagues qui en 1850 avaient déjà cessé de plaire.

— Fernand Gregh, Le Figaro, 1902

Arnold Böcklin, Sanctuaire gardé par une licorne, 1871. Schackgalerie, Munich

Et la belle s’endormit.

La belle, dont le sort fut de dormir cent ans
Au jardin du manoir et dans le vaste songe
Où le cri né des clairons sacrés se prolonge
Pour sonner son sommeil jusqu’à l’aube des Temps 

La belle pour l’éveil victorieux d’antans
Que son intacte chair proclamera mensonge
A chargé de joyaux sa main qui git et plonge
En un flot de crinière où les doigts sont latents.

Et tandis que des toits, des tours et des tourelles
Les colombes ont pris essor et qu’infidèles
Les Paons mystérieux ont fui vers la forêt

Couchée auprès de la Dormeuse, la Licorne
Attends l’heure et là-bas guette si reparaît
L’annonciateur vol blanchir l’aurore morne

Et le chevalier ne vint pas.

Les paons bleus l’ont cherché dans la forêt. Nul soir
N’a rougi son cimier d’ailes et de chimère ;
Les Colombes blanches dont l’aurore est la mère
Ont vu la tour déserte et vide le manoir

Et les Aïeux, dès jadis morts, n’eurent pas d’hoir
Avide d’aventure étrange et de mystère
Nul héros à venir, pour l’honneur de la terre,
Vaincre d’un baiser le magique sommeil noir.

L’endormie à jamais étale ses mains pâles
Où verdit une mort annulaire d’opales ;
Et la princesse va mourir s’il ne vient pas.

Plus n’a souci, Nul, de dissoudre un sortilège,
Et la licorne hennit rauque au ciel lilas
Ou frissonne une odeur de mort, d’ombre et de neige

Et la belle mourut.

La licorne ruée en fuite hume et croise
Les vents qui du midi remontent vers le nord,
Et sa crinière éparse ruisselle et se tord
Que nattait de rubis la Princesse danoise

Loin des glaciers et des neiges roses que boise
La verdure des pins où gronde comme un cor
L’écho du marteau lourd des Nains qui, forgeurs d’or,
Façonnent le hanap où l’on boit la cervoise

La Princesse aux doux yeux de lac, d’astre et de mers,
Est morte, et la Bête fabuleuse à travers
Les gels glauques, la nuit vaste, l’aurore morne,

Folle d’avoir flairé les mains froides de mort,
Se cabre, fonce et heurte et coupe de sa corne
Les vents qui du midi remontent vers le nord

— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.

John Duncan, The Riders of the Sidhe, 1911. MacManus Gallery, Dundee.

Rêve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines
Et tes terrasses d’or où bat la mer du soir
Et ta forêt magique où dans la nuit tu mènes
La Licorne d’argent, la Guivre et le Faon noir.

— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Gustave Moreau, Les licornes, 1885. Musée Gustave Moreau, Paris.

Ton amour est profond comme la forêt morne
Malgré ses roses et ton rire et tes oiseaux
Et la traîne de tes robes où la licorne
Écrasait des rubis au bris de ses sabots.

— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Et l’arbre a refermé son écorce fendue
Silencieusement sur la Dryade nue,
Prisonnière à jamais du tronc qui la retient,
Et, merveilleux combat héraldique et païen,
On ne reverra plus se heurter sous les branches
Le Centaure au poil rouge et la Licorne blanche.

— Henri de Régnier, La forêt, in Poèmes anciens et romanesques, 1890

Arnold Böcklin, Silence, 1885. Musée de Poznan.

Dormez, Princesses au manoir, nul cor, ô Mortes, 
N’éveillera vos rêves et nul glaive clair 
Ne heurtera de son pommeau vos hautes portes 
Où le béryl magique incruste son éclair. 

Le vent de la Mer vaste a déchiré les voiles 
Des nefs que l’albe aurore égara vers la nuit, 
Et l’essieu s’est brisé dans l’ombre sans étoiles; 
La licorne vers la forêt, d’un bond, a fui!

— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.

Ce petit tableau de 1885 se trouve, depuis qu’il a été vendu à Drouot en 1914, dans une collection privée parisienne. Je n’en ai pas trouvé de photographie en couleur.

Or sur or, dans la chaire d’or aux pieds croisés,
Elle siège, et sa chevelure épaisse et hère
Ruisselle sur sa robe ardente de lumière ;
Ses yeux sont beaux comme des couchants apaisés.

D’une main longue et vierge encore de baisers,
Elle caresse une licorne familière
Dont la corne est dorée et qui dans la crinière
A de grands joyaux d’or parmi les crins rosés.

Et voici que, dans l’or de midi qui l’embrase,
Cuirassé de rubis et casqué de topaze,
L’Amant paraît, le char attelé de griffons.

Et, par le palais maintenant désert et morne,
Le palais où les ors pâlissent aux plafonds,
Erre, silencieuse et seule, la licorne.

André-Ferdinand Hérold, Bellissende, 1890

Gustave Moreau, Femme et licorne, Musée Gustave Moreau.

De la mer propagée en lueurs de miroir
A l’horizon surgit en courbure de dôme
Un ciel d’azur profond et doux comme l’espoir.

Un vent marin chargé d’effluves que l’arôme
Des algues satura de parfums inconnus
Souffle sur les Jardins de l’étrange royaume

Où la pose hiératique des Dieux nus
Tressaille sous le poids des offrandes dont s’orne
Le marbre enguirlandé des torses ingénus,

Quand l’appel guttural henni par la Licorne
Frappant du pied le sol où réside un trésor
Vibre aux pointes des caps aigus comme sa corne.

— Henri de Régnier, Jouvence, in Episodes, sites et sonnets, 1891

John Duncan, Les licornes, 1933. Université d’Edinburgh.

Resplendissante, au pied du mont mystérieux ,
La troupe formidable et blonde des guerrières
Gardait, la lance au poing, les farouches clairières
Et la forêt terrible où sommeillent les dieux.

Et tous venaient vers la ténébreuse vallée
Sous les casques de bronze et les boucliers ronds ,
Vêtus de fer et d’or par de bons forgerons ,
Tous les héros, épris de gloire inviolée .

Frappant le ciel muet de sauvages clameurs,
Tous par les nuits, par les matins, par les vesprées ,
Ils venaient au galop des licornes cabrées :
« Nous verrons votre face, exécrables semeurs

Des désirs, des baisers et des larmes humaines ;
Ô voyageurs hagards qui hurlez dans le vent,
Nos bras étoufferont votre souffle vivant
Et nous tuerons en vous nos amours et nos haines.

Si vous ne craignez pas nos glaives, approchez :
Votre rire cruel insulte à nos misères.
Ô vautours, nous irons vous prendre dans vos aires,
Ô loups, nous forcerons vos repaires cachés ! »

Tous se riaient : là-haut, sous les sombres ramures,
Les calmes dieux semblaient immobiles et sourds.
Mais brandis par les mains des guerrières, toujours
Des javelots stridents vibraient sur les armures.

Et les héros, vainqueurs de monstres, les tueurs
Des dragons enflammés, des hydres et des stryges
Roulaient honteusement broyés sous les quadriges.
Leurs yeux mi-clos rougis de mourantes lueurs

Se tournaient vers les seins des prêtresses complices
Qui méprisant leurs cris et leurs râles derniers,
Joyeuses, bondissaient sur les rauques charniers
Et tendaient vers le ciel leurs mains triomphatrices.

— Pierre Quillard, Le bois sacré,1897

Gravure de H.J. Ford illustrant l’Orlando Furioso de l’Arioste.
Andrew Lang, The Red Book of Romance, 1905.

La Bête monstrueuse et le bon Chevalier
Ont lutté tout le jour : le dragon mort distille
Un suprême venin sur le sable infertile,
Et le triomphateur entre dans le hallier.

Il va, les yeux hagards d’un songe familier:
Là-bas, le palais d’or miraculeux rutile
Et la Princesse rêve, en sa grâce inutile,
À l’amant inconnu qui la doit éveiller.

Mais lorsque le vainqueur de l’hydre et des licornes
Vit, après le bois sombre et les escaliers mornes,
La vierge aux cheveux blonds comme un soleil d’Avril

Dans la jeune splendeur de sa puberté mûre,
L’angoisse de l’amour mordit son cœur viril
Et sa chair de héros trembla sous son armure.

— Pierre Quillard, La peur d’aimer, 1897

Armand Point, Dame à la licorne, 1898. Collection privée.

Pour un tableau d’Armand Point.

Lumineuse en sa robe où l’aurore a tremblé,
La Reine veut dompter, par le don du miracle,
La Licorne qui broute un tendre brin de blé,
Puis piaffe dans les fleurs, et s’ébroue et renâcle.

Malgré les jeux du paon qui s’éploie, ocellé,
Elle le mène au lieu désigné par l’oracle,
Où la femme, ayant lu dans le livre scellé,
Doit surprendre le Mal et détruire l’Obstacle.

Et lorsqu’au soir du monde où Jésus vaincra Pan,
La Licorne, dont l’œil luira du feu de l’âme,
Aura sous ses sabots écrasé le serpent,

La Voyante suivra la double croix de flamme
Qu’ouvrent au ciel l’essor et le glaive brandis
De l’Ange qui défend le prochain paradis.

Stuart Merrill, La princesse et la licorne, 1902

Armand Point, La Princesse et la licorne, 1889. Collection privée.

Elle était toute vêtue d’un brocart semé de feuilles de tremble, et, svelte et droite comme un lis, montait à cru une licorne, une élégante et fabuleuse bête de rêve au poil luisant comme du métal. La dame à la licorne portait sur ses cheveux noirs un casque d’or surmonté d’une petite couronne et, tel un chevalier, tenait une lance en arrêt. Elle barra le passage au jeune sire et, tandis qu’elle le menaçait de sa lance, elle démentait sa mauvaise intention d’un sourire et désignait du doigt à Bertram une énorme rose rouge saignant à sa ceinture ; mais lui n’avait que son idée de meurtre en tête ; il écartait du revers de l’épée la lance en fin acier de la belle guerrière et passait outre. La belle dame lui fouetta au passage la figure avec la rose de son gorgerin, mais c’est une rose sèche qui s’effeuilla et le jeune homme, s’étant retourné surpris, ne vit plus qu’une vieille femme qui fuyait au galop sur un âne.

— Jean Lorrain, Princesses d’ivoire et d’ivresse, 1902.

Armand Point, Dame à la licorne, 1896

L’une n’avait-elle pas péri, la première, à cause de sa robe blanche comme la neige que foulent, de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des chambres, des licornes qui marchent à travers des jardins, boivent à des vasques de jaspe, et s’agenouillent, sous des architectures, devant des Dames allégoriques de Sagesses et de Vertus ? L’autre ne mourut-elle pas parce que sa robe était bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, tandis que le vêtement de la plus jeune qui mourut aussi, douce et presque sans pleurer, imitait la teinte même de ces petites coquilles mauves qu’on trouve, sur le sable gris des grèves, là-bas, près de la Mer.

— Henri de Régnier, Le sixième mariage de Barbe Bleue, 1894

Arthur Bowen Davies, Unicorns (Legend – Sea – Calm), 1906. Metropolitan Museum, New York

Les nains forgeaient au soir pour le héros futur.
L’enclume sous leurs coups sonnait dans la clairière,
Et l’étincelle chue au choc du marteau dur
Posait son escarboucle aux tentures de lierre.

Les nains forgeaient, avec l’épée aux quillons d’or,
La targe d’airain noir où s’acharnait la guivre,
Le casque où le griffon tentait un vain essor
Et le cor triomphal ouvert en fleur de cuivre.

Les Kobolds martelaient et les licornes blanches
Éblouissant la nuit de soudaines clartés,
De leur corne trouaient le rideau vert des branches
Et frissonnaient au bruit des marteaux enchantés.

Mais quand les nains sentant se clore leur attente
Haussèrent vers le ciel le fer qui resplendit
Les licornes vers eux hennirent d’épouvante.
Et lointain, dans la brume, un cheval répondit.

— Léon Vérane, Les licornes, 1911

Louis Bombled, Vikings, circa 1900.

La licorne était bien sûr aussi à sa place dans le château de contes de fée de Neuschwanstein, terminé à la fin des années 1880. Elle y est cependant bien moins présente que le cygne, animal héraldique de Louis II de Bavière

Château de Neuschwanstein, salle des chanteurs.

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➕ L’atelier des singes, des lapins et des licornes

Il suffit que je m’absente une semaine pour que la bodléienne mette en ligne deux petits psautiers flamands, dont je connaissais l’existence mais dont je n’avais jusqu’ici vu que d’assez mauvaises images. C’est une occasion de revenir sur les licornes, et leurs amis les singes, dans les marges des manuscrits médiévaux.

Dans les premières années du XIVe siècle, en Flandre, sans doute à Gand, un atelier d’enlumineurs cultivés et pleins d’humour a illustré plusieurs manuscrits, parmi lesquels deux petits psautiers jumeaux d’une dizaine de centimètres de haut, aujourd’hui à la bibliothèque bodléienne d’Oxford (ms Douce 5 et ms Douce 6), un livre d’heures d’un format plus classique qui se trouve lui à Cambridge, au Trinity College (ms Wren B 11 22), et sans doute un psautier et livre d’heures aujourd’hui au musée Walters, à Baltimore (ms W 82). Sur les pages de ces volumes, et sans doute sur celles des autres manuscrits non encore numérisés mis en image par la même équipe – je sais qu’il y en a au moins un à la bibliothèque royale de Copenhague – les très nombreux singes, lapins et surtout licornes semblent avoir été comme la marque de l’atelier.

Les licornes y ont une silhouette caprine, mais le plus souvent sans barbichette. Leurs robes prennent toutes les nuances de gris. Coloriées à la peinture d’or, leurs cornes longues et brillantes aident à les repérer. Quelques unes cependant ont, au lieu d’une corne longue et pointue, un unique bois de cerf.

L’épisode classique de la capture de la licorne, emprunté au bestiaire médiéval, apparait à trois reprises sur ces manuscrits. L’une des scènes est assez classique, même si le chasseur armé d’un arc renvoie plus à l’amour courtois qu’aux allégories religieuses. Sur une autre, le chasseur est bien armé d’une lance mais il est à cheval, ce qui est inhabituel. La troisième est parodique : la jeune vierge se fait belle devant son miroir, mais derrière elle c’est un lièvre qui se déguise en licorne, tandis que madame lièvre va se cacher derrière un arbre pour regarder la scène. Dans l’une des rares autres scènes du bestiaire représentée dans ces trois volumes, la licorne est l’un des animaux charmés et protégés par la bonne odeur de la panthère.

Ces licornes grises sont des bêtes sauvages, rapides, parfois agressives, qui courent dans les marges tantôt poursuivant un cerf ou un lapin, tantôt traquées par des chiens. Leurs relations avec d’autres animaux, les lions et surtout les singes, sont plus amicales. Les singes, comme souvent dans les enluminures médiévales, sont comme des hommes auxquels manqueraient la grâce divine, joueurs toujours, parfois violents ou obscènes. Lorsqu’ils côtoient les licornes, leurs jeux peuvent prendre un tour assez ambigu.

Aux classiques licornes quadrupèdes qui courent dans les marges, il faut ajouter, plus nombreuses encore, des centaines de fins de lignes enluminées, longs corps reptiliens, plus rarement pisciformes, dont la tête humaine ou animale qui émerge du texte est souvent armée d’une très longue corne.

Le psautier et livre d’heures du musée Walters a probablement été décoré dans le même atelier. Toutes les pages ne sont pas illustrées, les images que j’en ai trouvées sont plus anciennes et moins jolies, mais singes, licornes et lapins sont sont toujours nombreux, dans un style qui rappelle celui des manuscrits précédents.

📖 La chasse mystique

Aux XVe et XVIe siècles, en particulier dans le monde germanique, la chasse à la licorne, jusque là allégorie de l’Incarnation puis de la Passion, devient une représentation de l’Annonciation, à la symbolique parfois assez chargée.

Sur les triptyques peints et sculptés, sur les tentures de devant d’autel, sur les murs des églises peintes, l’Ange Gabriel, en chasseur sonnant du cor, pousse devant lui ses chiens, précipitant la licorne, image de l’Esprit Saint, dans le giron de la Vierge. Il en reste pas mal d’images, il en resterait plus encore si, au XVIe siècle, les réformés n’avaient effacé ou recouvert nombre des fresques décorant les églises.

📖 Licornes bibliques

Le jeune David tuant à mains nues un lion et un ours, auxquels l’enlumineur a ajouté une licorne pour faire bon poids.
British Library, Add ms 42131, fol 95r.

‘autres images de licornes illustrant les quelques passages de la Vulgate où l’animal est cité, notamment Job et les Psaumes, et d’autres où elle ne l’est même pas, comme le songe de Nabuchodonosor dans le livre de Daniel.

Bien qu’aucun quadrupède n’y soit nommément cité, c’est bien sûr dans les miniatures et gravures illustrant la Genèse que les licornes, seules ou en couple, sont les plus nombreuses. Plusieurs chapitres de mon livre, et plusieurs articles de ce blog sont donc consacrés à la Création des animaux, à la vie calme puis tumultueuse du jardin d’Eden, et à l’Arche de Noé. J’ai également parlé dans un article à part du bouc unicorne du livre de Daniel, qui est un bouc et donc pas vraiment une licorne.

La bible hébraïque connaissait le reem, sans doute un bœuf sauvage ou un buffle. La version grecque des Septante en avait fait un monoceros/ Dans la Vulgate latine il était devenu tantôt rhinoceros, tantôt unicornis, mais tous deux étaient plus ou moins notre licorne.

Sur le psautier carolingien dit de Stuttgart, daté des années 820, apparaissent déjà deux licornes à la silhouette massive, l’une illustrant le psaume XXIII, Salva me ab ore leonis, et a cornibus unicornium (libère moi de la gueule du lion et des cornes des licornes), l’autre le psaume XCI, Et exaltabitur sicut unicornis cornu meum (ma corne sera exaltée comme celle de la licorne).

Les illustrations du psautier d’Utrecht et de sa copie le psautier Harley, tous deux du XIe siècle, reprennent dans le moindre détail les textes de certains psaumes. Deux licornes y apparaissent aux psaume XXI, Libère-moi de la gueule du lion et des cornes de la licorne, et XXVIII, L’Éternel brise les cèdres du Liban, Il les fait sauter comme les jeunes taureaux et les faons des licornes. Sur la première image, en bas à droite, des lions et une licorne attaquent deux hommes armés de faux qui ont visiblement bien besoin d’un coup de main de l’Éternel. Sur la deuxième, une licorne brise un cèdre du Liban, mais la scène est truquée, puisqu’on voit les anges qui soufflent en arrière-plan.

On retrouve les mêmes compositions, avec quelques couleurs en plus, sur des psautiers du XIIe siècle.

Dans le livre de Job, au chapitre XXIXX, on trouve qu’un rhinoceros :
« Numquid volet rhinoceros servire tibi, aut morabitur ad praesepe tuum?
Numquid alligabis rhinocerota ad arandum loro tuo, aut confringet glebas vallium post te?
Numquid fiduciam habebis in magna fortitudine ejus, et derelinques ei labores tuos? »


Tout au long du Moyen Âge, les érudits, suivant en cela Saint Grégoire dans ses commentaires sur Job écrits à la fin du VIe siècle, voient dans ce puissant rhinoceros le même animal que la licorne qui se laisse attendrir par une jeune vierge. Les artistes donnant à la bête une silhouette plus proche de notre licorne que du rhinoceros, cela nous vaut dans les bibles enluminées les rares occurences iconographiques de licornes de labour.

Dans les premières bibles en langue vulgaire, ce rhinocéros fut d’ailleurs le plus souvent traduit par licorne, comme dans la Bible catholique de Louvain, en 1560 : « La licorne voudra elle te servir, ou demeurera-t-elle à ta crèche ? Pourras-tu lier la licorne de ta courroye pour labourer ? ou rompra-t-elle les mottes de terre des vallées après toi ? Auras-tu fiance en sa grand’force, lui commettras-tu tes labeurs ?».

Dans une bible d’aujourd’hui, Job XXXIX 9-10 est devenu, ce qui est sans doute plus proche du sens originel : « Le buffle se mettra-t-il à ton service ? Passera-t-il la nuit dans ton étable ? Labourera-t-il tes sillons ? Rompra-t-il les mottes de terre après toi ? Auras-tu confiance en lui malgré sa force prodigieuse ? Lui abandonneras-tu le fruit de tes travaux ? ».

Voici, dans une traduction du XVIIe siècle, ce que Saint Grégoire écrit du rhinocéros, devenu licorne, dans ses Moralia in Job, un texte souvent recopié et commenté :

Comme cette mystérieuse licorne, après avoir reçu la pâture de la prédication, doit en faire voir les fruits par ses actions, l’Écriture dit fort bien ensuite « Lierez-vous la licorne avec vos courroies pour la faire labourer. Ces courroies de l’Église sont ses commandements et sa discipline, et labourer n’est autre chose que fendre la terre des cœurs comme par le fer de la prédication. Ainsi cette licorne, autrefois si fière et si indomptable, est maintenant liée des courroies de la foi, et se laisse mener de l’étable à la charrue pour labourer, parce que plusieurs étant convertis, s’efforcent eux-mêmes de faire connaître aux autres cette même foi dont ils ont été repus. L’on sait avec quelle cruauté les princes de la terre ont autrefois persécuté l’Église de Dieu, et l’on voit avec quelle humilité ils lui sont maintenant soumis par la vertu de sa grâce. Or cette licorne n’a pas simplement été liée, mais elle l’a été pour labourer: parce que celui qui est attaché dans l’Église par les courroies de la discipline , non seulement s’abstient du péché, mais s’exerce même dans la prédication pour y attirer les autres. Quand donc nous voyons que les prince et les conducteurs des peuples viennent eux-mêmes à craindre Dieu dans leurs actions, ne peut-on pas dire qu’ils sont comme liés des saintes cour­roies de l’Église? Quand aussi ils ne cessent point de prêcher par leurs lois sacrées cette même foi qu’ils avaient autrefois si fortement combattue, n’est-ce pas comme tirer avec un continuel effort la charrue de la foi ? Je Prends plaisir à considérer cette licorne, c’est à dire le Prince de la terre, lié des courroies de la foi, qui porte comme une corne redoutable sur le front, par la puissance du siècle qui réside en sa personne, et qui soutient le joug de l’Évangile par l’amour de Dieu. Cette fière licorne serait à craindre, si elle n’était point liée. Car elle a une corne, mais elle est liée. Les humbles trouvent dans ces saintes cour­roies ce qu’ils doivent aimer et les superbes dans cette corne redoutable ce qu’ils doivent craindre. Ce grand prince étant lié de ces courroies spirituelles conserve soigneusement la douceur et la piété mais étant armé de cette corne de gloire et de grandeur terrestre, il exerce son autorité et sa puis­sance. Souvent quand on le provoque à la colère et à la vengeance, il est retenu par le sentiment de la crainte de Dieu. Quelquefois en offensant sa puissance souveraine, on l’anime de fureur, mais faisant aussitôt réflexion sur le juge qui est éternel, sa corne se trouve liée par cette pensée, de sorte qu’il s’adoucit et qu’il s’humilie. Il me souvient d’avoir vu moi-même assez souvent que lorsque cette puissante licorne était toute prête à donner de furieux coups, et qu’ayant déjà élevé cette corne terrible, elle menaçait d’une manière redoutable les moindres bêtes, c’est à dire ses sujets, d’exil, de mort, et d’autres semblables punitions, ce pieux prince faisant aussitôt le signe de la croix sur son front, éteignait en un moment dans son âme cet embrasement de fureur, que se tournant vers Dieu, il se dépouillait de toute colère, et que comme il se sentait impuissant d’accomplir tout ce qu’il avait résolu, il reconnaissait bien qu’il était lié. Mais il ne se contente pas de dompter soi-même sa propre colère, il s’efforce encore d’insinuer dans les cœurs de ses sujets tout ce qu’il y a de bien et de juste, et veut faire voir lui-même par l’exemple de son humilité propre, que tout le monde doit avoir imprimée dans le fond de l’âme une sincère vénération pour l’Église sainte. Dieu dit donc à Job: « Lierez-vous la licorne avec vos courroies pour la faire labourer? » comme s’il lui disait en termes plus clairs : Croyez-vous pouvoir réduire les grands du monde qui se glorifient dans leur folle vanité, au travail de la prédication et les attacherez-vous des liens de la discipline? Il faut ajouter, comme moi qui l’ai fait quand je l’ai voulu, et qui de ceux que j’ai autrefois souffert si longtemps pour persécuteurs et pour ennemis, en ai fait depuis fait des défenseurs de ma foi.

— Les morales de Saint Grégoire Pape sur le livre de Job, 1669

On ne croise nulle licorne dans le livre de Daniel, qui décrit la captivité du peuple juif à Babylone. Pourtant, la licorne est devenu classiquement l’un des animaux représentés dans la scène du songe prophétique de Nabuchodonosor, qui rêve d’un arbre reliant la terre au ciel, sous l’ombre duquel se reposent les bêtes et sur les branches duquel les oiseaux font leur nid. Plus rarement, elle apparait aussi lorsque les choses tournent mal pour le roi de Babylone, qui perd la raison et vit parmi les animaux, parmi lesquels le texte biblique ne cite que les bœufs.

📖 Ecus, supports et cimiers

Assez rare dans l’héraldique médiévale, sauf dans le sud de l’Allemagne, la licorne devient à la mode au XVe siècle, d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe. Elle s’installe alors en cimier, sur le casque au-dessus de l’écu, et en support, sur ses côtés.

Si vous voulez de vieux armoriaux avec pas mal de licornes, il faut aller voir dans le sud de l’Allemagne, et donc en particulier dans le catalogue de la Bayerische Staatsbibliothek, à Munich. Je leur ai consacré un chapitre entier, qui n’a pas eu sa place dans mon livre et que vous trouverez ici.

Ailleurs, on en trouve, mais il faut chercher un peu. En voici quelques exemples. Ce sont, pour chacun de ces manuscrits, toutes les licornes que l’on y trouve parmi des centaines d’écus. Elles sont donc bien peu nombreuses.

J’en ai trouvé une douzaine, et sans doute raté quelques unes, sur un armorial italien du milieu du XVIe siècle, lui aussi à la bibliothèque de Munich. Elles ne représentent cependant pas grand chose dans les quinze volumes et les presque dix-mille blason de cet armorial. La majorité d’entre elles se trouvent en Italie du nord, donc pas loin de leur camp de base en Bavière et en Suisse alémanique.

DE LA LICORNE
L’empereur de l’Éthiopie qu’on nomme Prêtre-Jean, désireux de contracter amitié et faire ligue avec le grand Seigneur, crut qu’il ne pouvait mieux arriver à ce but qu’en le gratifiant d’une couple de licornes excellentes, qu’on lui avait envoyé des Indes, pour un présent digne de ces grandeurs. le Turc se tint fort obligé à l’Éthiopien, voyant ces deux et beaux rares animaux à sa porte, et jugeant bien que tous ses sujets en agréeraient extrêmement la vue , commanda qu’on les menât au sultan de La Mecque, afin que ceux de la Turquie qui sont grandement portés à faire des pèlerinages à cet abominable sépulcre de Mahomet, eussent le contentement de les voir avec les autres raretés qui s’y montrent.
Cette sorte de créature est si rare qu’outre ces deux ici, je trouve que peu de personnes afferment en avoir vu, combien que plusieurs en écrivent assez de merveilles et qu’en beaucoup d’endroits de l’Europe on y reconnaisse sa corne. Si bien que je ne me dois pas ébahir si fort peu de personnes de condition ont chargé leurs armes de la figure de licorne, puisque ses propriétés ont été jadis si peu connues, et que les Solin et les Pline ont enseigné même que cette bête se plait si fort dans les plus vastes et les plus éloignées solitudes, qu’elle se fera plutôt tuer que de se laisser prendre. Bien est vrai néanmoins que tous ceux qui en parlent demeurent d’accord qu’elle est douée d’un bon courage, qu’elle ose bien attaquer les lions, ses plus grands ennemis, et d’autre part qu’elle chérit si passionnément les bonnes odeurs et les personnes qui sont chastes que le meilleur moyen de les apprivoiser est de lui en présenter.
À raison de quoi l’invention de ceux-là n’est pas mauvaise qui ont employé dans le blason de leurs écus d’armes des licornes entières, ou leurs têtes seulement, puisque ce sont des marques assurées d’une rare générosité, et de l’estime qu’on fait du beau lys d’une pureté virginale. D’ailleurs, quand j’apprendrai non seulement par le rapport d’une infinité d’auteurs assez dignes de créance, mais aussi par l’expérience journalière et fort aisée, que cet animal est si ennemi des venins que la moindre partie de sa corne pulvérisée suffit pour empêcher tous leurs effets, je louerai le plus qu’il me sera possible les pensées de nos prédécesseurs qui se sont imaginés avec bien sujet qu’à la vue de la licorne représentée dans leurs écus, on reconnaîtrait évidemment comme quoi ils auraient eu en abomination le poison très pernicieux de l’erreur et du vice, et combien arasement ils en auraient procuré l’anéantissement.De Vaté porte d’azur à six cotices d’or, au chef d’argent chargé de trois corneilles de sable membrées et becquetées de gueule. Fay Despaisses porte d’argent, à une bande d’azur chargée de trois têtes de licornes d’or. Ribier porte de gueules, à la fasce ondée d’or, & à la tête de licorne de même, en pointe. Le Cirier de Neuschelles, d’azur à trois licornes d’or. Clairaunay au Maine, d’argent, à trois licornes de sable. Charpentier port d’azur, à la bande échiquetée d’or et de gueules de trois traits, accompagnée de deux licornes d’argent. Chevrière de Paudy porte d’azur à trois têtes arrachées de licorne d’argent. Fauchedompré met aussi trois têtes de licorne dans ses armes. Du Valkmondreuille porte d’azur, à trois croix coupées d’or mises en face, écartelé d’hermines, sur le tout de gueules à une tête de licorne d’argent. Nusdorf, en Bavière, porte de sable à la licorne contournée et rampante d’argent. Postolsky en Silésie de gueules à la licorne contournée et rampante d’argent. Poppelau en Silésie porte de gueules à la licorne d’or, l’orangée à la moitié du corps de sable et d’argent.

— Marc Gilbert de Varennes, S.J., Le roy d’armes ou L’art de bien former, charger, briser, timbrer, et par consequent, blassonner toutes les sortes d’Armoiries, 1635

Et voici, un peu en vrac, quelques blasons avec des licornes.

À la Renaissance, la licorne devient, un peu comme elle l’est aujourd’hui, à la mode. Les vieilles familles, qui ne vont quand même pas refaire leur blason ancestral, ajoutent alors souvent l’animal en support de leurs armoiries, ou en cimier, les bonnes vieilles règles de l’héraldique ne s’appliquant pas aussi strictement à ces attributs un peu exubérants. Il n’est donc pas rare de voir des blasons à l’aigle ou au lion surmontés d’un chef de licorne.

On trouve ainsi quelques licornes sur les dessins des blasons accordés au XVIe siècle par les empereurs germaniques, dessins conservés aux archives du musée national de Prague. On remarquera que l’un des écus ci dessus est dessiné pour un apothicaire, profession souvent associée à la licorne.

Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers,
Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes,
Sirènes aux seins nus, mélusines, licornes,
Farouches bois de cerfs, aspics, alérions,
Sur la rigidité des pâles morions,
Semblent une forêt de monstres qui végète.

Cette forêt, ici décrite par Victor Hugo dans La légende des siècles, nous la voyons bouger, comme secouée par le vent, sur une grande miniature un peu confuse, en double page, de plusieurs manuscrits du Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois de René d’Anjou, le roi René, copiés à la fin du XVe siècle.

René I d’Anjou, Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois, , circa 1480. BNF, ms fr 2692, fol 67-68.

On imagine les tournois de chevalerie du Moyen Âge à l’image de nos compétitions sportives, avec des éliminatoires, des poules et des manches, et des combats bien réglés, en duel, devant un arbitre qui compte les points. C’était parfois le cas, mais le point d’orgue en était la mêlée, un peu désordonnée. Pouvez-vous retrouver la licorne dans cette forêt ?
Vous pouvez zoomer à loisir pour mieux chercher la bête sur le site de la bibliothèque nationale, ici pour le français 2692, là pour le 2696.

René I d’Anjou, Traité de la forme et devis comment on peut faire les tournois, , circa 1480. BNF, ms fr 2696, fol 53-54.

Les mêmes licornes viennent aussi soutenir des écus. La plus connue est celle qui, un peu par hasard, s’est retrouvée en 1603 face à son vieux compère le lion pour soutenir le blason du Royaume-Uni – vous en apprendrez plus sur cette histoire dans le chapitre sur les licornes d’Écosse.
Les supports de l’écu des rois de France ont continué à beaucoup varier, chaque monarque optant pour ses créatures favorites, et certains ayant du mal à se décider. Sur les premières pages des manuscrits royaux, où les armes du souverain font fonction d’ex-libris, l’écu aux fleurs de lys peut être soutenu par des cerfs volants, sans doute les plus fréquents, mais aussi des cerfs pas volants du tout, des lions, des anges, des hommes sauvages, des griffons… Les seules licornes que j’ai trouvées sont sur quelques ouvrages ayant appartenu à Louis XII, dont l’emblème était pourtant le porc-épic, utilisé sur la plupart de ses manuscrits, du moins après son accession au trône. Faut-il voir dans ces licornes un clin d’œil à son épouse Anne de Bretagne ? On lit en effet ici ou là que la belle Anne, épouse de deux rois de France, était branchée licornes, théorie qui ne repose cependant pas sur grand chose, juste quelques objets en licorne dans ses inventaires et l’hypothèse, aujourd’hui très discutée, selon laquelle les tapisseries de La Chasse à la licorne auraient été réalisées à l’occasion de son mariage avec Louis XII.


Bien sûr, nul n’était besoin d’être roi pour faire encadrer ses armes par des licornes, et voici quelques autres exemples.

À ce dîner, où les coudes n’avaient pas horreur de se toucher les uns les autres, il y avait
justement entre la marquise de Limore, la plus foncée en aristocratie des femmes qui
étaient là, et le marquis de Pont-l’Abbé, d’une noblesse aussi vieille que son pont, un convive, de gaillarde et superbe encolure, paysan d’origine très normande, mais qui s’était décrassé et qui était devenu un très authentique bourgeois de Paris. Il étalait alors son gilet de piqué blanc entre cette marquise et ce marquis, comme un écusson d’argent entre ses deux supports, dont l’un, à dextre, la marquise, faisait la licorne, et l’autre, à senestre, le marquis, faisait le lévrier.

— Jules Barbeay d’Aurevilly, Une histoire sans nom, 1882.

➕ Pattes d’Eph et sabots

La licorne a-t-elle les larges pieds à cinq doigts de l’éléphant, le sabot plein de l’âne ou du cheval ou le sabot fendu de la chèvre et de l’antilope ? Si les artistes ont vite choisi le sabot fendu, savants et voyageurs sont restés divisés.

Si l’on en croit Ctésias de Cnide, l’âne sauvage des Indes n’avait qu’une corne. Pour Aristote, l’oryx était une antilope unicorne. Pline et Elien assuraient que le monocéros d’Inde avait des pieds d’éléphant. Pour le Physiologus, la licorne ressemble à un chevreau. L’animal issu de toutes ces sources pouvait donc avoir un sabot plein comme l’âne, un sabot fendu comme la chèvre et l’antilope, ou bien un pied massif dotés de cinq doigts comme l’éléphant ou de trois comme le rhinocéros. La question peut sembler d’un intérêt limité, mais elle a donné lieu à controverses, sans doute parce que les premiers traités de zoologie, suivant en cela Aristote, classaient les quadrupèdes selon qu’ils étaient solipèdes, fissipèdes (ou bisulques) ou polydactyles – rassurez-vous, on va s’arrêter là avec les mots bizarres.

Les bestiaires médiévaux ne s’attardent généralement pas sur la silhouette de la licorne, mais quand ils en glissent quelques mots, l’animal est souvent décrit comme caprin. Pour le bestiaire de Gervaise, au XIIIe siècle, l’unicorne est « à bouc semblable »[1]. La gravure de l’Historia animalium de Conrad Gesner, qui fit longtemps autorité, montre une licorne caprine, aux sabots fendus. Le naturaliste suisse écrivait pourtant, avec la même prudence que quand il abordait l’existence même de l’animal, que « la licorne doit être imaginée plutôt solipède que fissipède, les ongles étant de même nature que la corne ». Il cite sur ce point Aristote, mais on pense aussi à l’héritage des similitudes et correspondances médiévales.

Les naturalistes professionnels, les seuls sans doute à aller sur ce point de détail consulter Aristote, voyaient donc souvent dans l’unicorne – l’âne indien – un solipède, un quadrupède à sabot entier. Les humanistes moins spécialisés l’imaginaient cependant, tout comme les graveurs qui illustrèrent l’œuvre de Gesner ou l’une des premières versions imprimées du De Animalibus d’Albert le Grand, avec une silhouette légèrement caprine et des sabots fendus.

Les quadrupèdes à sabots fendus, chèvres ou antilopes, s’accroupissent en pliant tout d’abord les membres antérieurs, contrairement aux équidés qui s’assoient sur leurs pattes postérieures repliées. Pliant ses pattes avant pour laisser reposer sa tête dans le giron d’une jeune vierge, la licorne était souvent représentée par les miniaturistes du Moyen Âge dans une position naturelle aux caprins, jamais observée chez un équidé ; trempant sa corne dans l’eau pour la purifier, elle était aussi parfois dessinée dans une stature accroupie propre aux fissipèdes. Sans que nos naturalistes en soient conscients, car cet argument n’est jamais avancé dans leurs ouvrages, ces licornes agenouillées sont peut-être en partie responsables de la persistance des sabots fendus de la licorne. À la Renaissance, les licornes qui gagnent en prestance équine et commencent, notamment en héraldique, à s’asseoir sur leurs pattes arrières, conservent le plus souvent deux attributs mineurs aisément reconnaissables de la petite unicorne caprine, ses sabots divisés et son bouc, que l’on distingue clairement, par exemple, sur les tapisseries de La Dame à la licorne.

Mais la question des sabots – on disait alors des pieds – de la licorne appela aussi des réponses plus originales. À la fin du XIIIe siècle, dans le Livre du Trésor, Brunetto Latini distingue plusieurs variétés d’unicornes, dont le monocéros qui a un corps de cheval et donc le sabot massif et l’églisséron qui est une grande chèvre unicorne. Trois siècles plus tard, le voyageur André Thevet affirme que l’on trouve à Madagascar « deux sortes de bêtes unicornes, dont l’une est l’âne indique, n’ayant le pied fourché, comme ceux qui se trouvent au pays de Perse, l’autre est ce que l’on appelle Oryx ou pied fourchu[2] ».

Une licorne à pattes d’éléphant dans un traité espagnol du XVIIe siècle, qui cite Pline et Élien.
Andres Ferres des Valdecebro, Govierno general, moral y politico, 1696

Au XVIIe siècle encore, le dictionnaire raisonné des animaux précise que « Le mot grec Monocéros, et le latin unicornu, sont rendus en français par licorne et ces trois mots sont synonymes. Or il y a plusieurs sortes d’animaux terrestres dans l’Éthiopie et les Indes qui n’ont qu’une corne, les uns sur le front, les autres sur le nez, les autres sur la tête ; tels que des taureaux, des chevreaux, des ânes, des daims, des chèvres[3]».

Ludovico Varthema, Die Ritterlich vnd lobwürdig reisz, Strasbourg, 1516.

Le voyageur Ludovico Barthema avait proposé une curieuse synthèse. Les deux licornes qu’il aurait vues à La Mecque avaient des sabots caprins et fendus aux pattes avant, et des sabots chevalins et massifs aux pattes arrière – du coup, on ne sait pas bien si leur viande était licite. Le premier traducteur français a négligé ou mal compris ce détail qui apparaît dans le texte latin et dans les autres traductions. Le graveur qui illustra l’édition allemande a cependant représenté deux classiques licornes caprines aux quatre sabots fendus.

Une autre caractéristique habituelle de la licorne blasons et des tapisseries est sa singulière barbiche, que ni les sources classiques, ni les traités d’histoire des animaux, ni les récits de voyage, n’ont pourtant jamais mentionné. Le seul texte tardo-médiéval dans lequel ce bouc est explicitement présent est, au début du XVe siècle, une chanson de geste tardive, le Guerrino Meschino d’Andrea da Barberino, qui a sans doute emprunté ce détail à une tradition iconographique déjà bien installée[4]. On pourrait voir dans ce bouc un signe de vieille sagesse, ou au contraire un indice de la lubricité de cette amie des damoiselles, mais il n’est sans doute qu’un reste de la tradition du Physiologus qui comparait l’animal à un chevreau.

Les licornes contemporaines ont perdu leurs caractéristiques caprines et ne sont plus que de beaux chevaux blanc armés d’une corne. Du coup, elles peuvent être ferrées, ce qui n’est pas le cas des chèvres et des boucs. C’est cependant assez difficile, comme on peut le voir dans cette scène de Nobliaux et Sorcières, de Terry Pratchett :

La licorne fit sauter d’une ruade plusieurs pouces de bois de l’encadrement de la porte.
“ Mais du fer… protesta Jason. Et des clous…
— Oui ?
— L’fer va la tuer. Si j’y cloue du fer, j’vais la tuer.”

La foule opéra un repli. Les portes s’ouvrirent.
Sur Mémé qui menait la licorne. L’animal avançait calmement et ses muscles ondoyaient sous son pelage blanc telles des grenouilles dans un bain d’huile. Ses sabots cliquetèrent sur les pavés. Ridculle ne put s’empêcher de remarquer comme ils brillaient.
La licorne marcha poliment à côté de la sorcière jusqu’au centre de la place. Puis la vieille femme la relâcha et lui donna une petite claque sur la croupe.
La bête hennit doucement, volta et enfila la rue au galop en direction de la forêt…
Nounou Ogg apparut sans bruit derrière Mémé qui la regardait partir.
“ Des fers en argent ? dit-elle tout bas. Ils dureront pas longtemps.
— Et des clous en argent. Ça durera le temps qu’il faudra, fit Mémé comme pour elle-même. Et l’autre, elle la récupérera jamais, même si elle l’appelle pendant mille ans.
— Ferrer la licorne, dit Nounou en secouant la tête. Y a que toi pour avoir des idées pareilles, Esmé.
— Ça ou peigner la girafe, j’ai l’habitude.” 


[1] British Library, Add ms 28260, fol 88v.
[2] André Thévet, Les Singularités de la France antarctique autrement nommée Amérique et de
plusieurs terres et îles découvertes de notre temps, 1577, ch. XXIII
[3] François-Alexandre Aubert de la Chesnaye des Bois, Dictionnaire raisonné des animaux, Paris, 1759.
[4] Gloria Allaire, Animal descriptions in Andrea da Barebrino’s Guerrino Meschino, in Romance Philology, vol 56, 2002.

📖 Les Farnese

Des trois tableaux représentant la belle Giulia Farnese en dame à la licorne, seuls deux sont reproduits dans mon livre. Les voici donc accompagnés du troisième, ainsi que de quelques unes des représentations de vierges et de licornes dans les nombreux palais et jardins de la belle Giulia et de sa famille.

Pour comprendre toute la petite histoire de licorne et de fausse vierge qui se cache derrière les tableaux ci-dessous, il vous faudra lire mon livre….

Avant d’être l’épouse du Christ (quel surnom!), la belle Giulia était celle d’Orsino Orsini. Cela explique cette peinture du château de Vasanello, propriété des Orsini, représentant les animaux emblématiques des deux familles.

Dans les diverses propriétés de la famille Farnese, et tout particulièrement celles dont les décorations furent commandées par Giulia et son frère le pape Paul III, les licornes sont partout. La plupart sont accompagnées de belles dames légèrement vêtues et à la virginité pour le moins douteuse.

Dans la villa Farnese à Caprarola, au Nord de Rome.

Tout près de là, dans le Castello Farnese de Carbognano, où résida longtemps Giulia Farnese.

Les poses des vierges et des licornes dans les appartements romains du pape Paul III, frère de Giulia, au Castel Sant’ Angelo, sont particulièrement suggestives, et cela est bien trop systématique pour ne pas être intentionnel. Des licornes assez ambigües décorent d’ailleurs également le livre d’heures d’Alessandro Farnese, aujourd’hui à la Morgan Library de New York, mais je n’ai pu en trouver d’images de bonne qualité.

Les fresques du Palais Farnese de Rome, aujourd’hui ambassade de France, sont plus violentes et moins érotiques.

Dans le manga Berserk, la princesse vagabonde Farnese de Vandimion est aussi branchée licornes.

➕ Les Este et les Borromée

Les Farnese, dont je parle dans mon livre, ne furent pas la seule grande famille italienne de la Renaissance à faire de l’unicorne son emblème. La licorne des Farnese était sensuelle, celle des Este était politique et religieuse, et celle des Borromée plutôt guerrière.

À la vierge à la licorne des Farnese, la famille rivale des Este, à Ferrare, préféra l’autre scène emblématique, l’autre légende, celle de la licorne purifiant les eaux pour que les autres animaux puissent la boire en toute sécurité.

Borso d’Este (1413-1471) avait deux animaux emblématiques, la licorne et le worbas. Ce dernier, corps de lynx, queue de sirène et ailes de griffon, est absent du bestiaire médiéval et semble bien être une invention de la Renaissance allemande ou italienne. Selon l’image qu’il voulait donner, dangereuse ou pacifique, guerrière ou diplomate, le rusé Borso préférait l’une ou l’autre créature.

Toutes deux figurent sur bien des pages de ce qui est sans doute le plus beau manuscrit enluminé du XVIe siècle, la bible de Borso d’Este, aujourd’hui à la bibliothèque de Modène. La licorne y est le plus souvent représentée seule, dans une position accroupie, assise sur ses pattes arrière, trempant la pointe de sa corne dans une fontaine, devant un palmier symbole de la résurrection. On la voit aussi parfois aux côtés d’un cerf, autre animal christique, ou s’attaquant à un dragon, donc un serpent, figure du démon. Le message est politique autant que religieux, mais on est très loin, chez le brutal Borso, des double sens et de l’érotisme de l’iconographie farnésienne.

En 1542, accompagné de  l’empereur Frédéric III de retour de Rome où il venait d’épouser Eléonore de Portugal, Borso d’Este fit dans Ferrare une entrée remarquée, «dans un char tiré par quatre licornes artificielles, sur lequel se trouvait un palmier dans lequel était assise la Charité brandissant une torche enflammée[1] » – sobre et de bon goût.

Les quelques mariages entre les deux grandes familles rivales des Este et des Farnese auraient pu donner à quelque peintre de cour l’idée de représenter les deux scènes de la vierge à la licorne et de la licorne purifiant les eaux sur le même tableau. J’ai cherché un peu, mais je n’ai rien trouvé.


Plus au Nord, la famille lombarde des Borromée adopta au XVe siècle des armoiries complexes, sur les lesquelles une licorne rampante pointe sa corne vers un serpent. Ce serpent, de la bouche duquel s’échappe un enfant, était l’emblème des Visconti, famille alliée des Borromée, mais la licorne était l’ennemie des serpents. On peut donc, selon l’humeur, voir dans la scène une signe de l’alliance indéfectible entre les familles, également illustrée par le fameux nœud borroméen, ou une sorte de mise en garde…

Quoi qu’il en fut, la licorne des Borromée était un animal puissant, rapide et sauvage, que l’on n’imagine ni se reposant dans le giron d’une jeune vierge, ni même prenant le temps de tremper tranquillement sa corne dans les eaux d’un fleuve. Elle est rampante, debout sur ses pattes antérieures, sur le blason familial. Elle est mise en scène sans finesse dans les palais et jardins baroques que la famille Borromée fit construire au XVIIe siècle sur Isola Bella, l’une des îles du Lac Majeur.

Surplombant les jardins, une statue de licorne montée par un amour ailé y semble prête à s’envoler – mais elle n’a pas d’ailes, cela viendra bien plus tard.

La licorne est aussi à l’honneur sur deux des tapisseries flamandes du XVIe siècle qui décorent la galerie du palais. Sur l’une, une variante de la scène traditionnelle du combat entre le lion et la licorne se termine d’une manière plus favorable à cette dernière, qui embroche sur sa corne le fauve coincé contre un arbre. Sur l’autre, une licorne grise à l’épaisse crinière tient tête aux attaques de deux lions, une panthère et un dragon. Plus ancienne que le palais, cette suite de tentures montrant des combats d’animaux, peut-être issue du même atelier que la série à la girafe unicorne qui se trouve à Cracovie au musée du Wavel, n’a pas été réalisée pour les Borromée, mais la présence de la licorne au centre de ces deux scènes a certainement motivé son acquisition.

Virginale et érotique chez les Farnese, christique et pacifique chez les Este, fière et sauvage chez les Borromée, la licorne de l’Italie de la Renaissance pouvait donc, selon les besoins et les circonstances, hériter de l’une ou l’autre des qualités, des natures disait-on alors, de l’unicorne médiéval.


[1] Edmund G. Gardner, Dukes and Poets of Ferrara, 1904, p.75.

📖 Licornes juives

Les licornes sont très nombreuses dans les marges et les décors animaux des manuscrits religieux juifs du Moyen Âge. Elle y côtoie de très nombreux lions, mais aussi des dragons, des chèvres, des éléphants et pas mal de créatures assez bizarres.

Toute une faune à la fois fantastique et exotique apparaît ainsi, par exemple, sur ce Pentateuque copié en Allemagne au début du XIVe siècle, aujourd’hui à la British Library sous la côte Add ms 15282.

Si ce volume est l’un de ceux où les licornes sont les plus présentes, on les croise à l’occasion sur bien des manuscrits enluminés, qu’ils aient été copiés en Espagne ou en Allemagne. Comme les dragons et autres griffons, ces quadrupèdes, et parfois bipèdes, unicornes sont purement décoratifs. Seul le couple du lion et de la licorne affrontés, relativement fréquent, avait peut-être un sens vaguement symbolique.

La scène de la chasse à la licorne du Physiologus a connu plusieurs lectures tout au long du Moyen Âge, mais toutes étaient chrétiennes. Ce récit n’a donc rien à faire dans les décors des manuscrits juifs. Qu’on l’y trouve parfois, comme sur ce Pentateuque du XIIIe siècle au style graphique typique de l’enluminure juive rhénane, montre à quel point cette histoire était devenue un classique, relevant autant de l’histoire naturelle que de l’allégorie chrétienne.

Pentateuque Rothschild,Allemagne, 1296.
Los Angeles, Getty Museum, ms 116, fol 169r

Sur la toute première page d’une bible juive du XVe siècle, on découvre même jeune vierge à la licorne d’allure très mariale. Dans la ville d’Italie où ce manuscrit a été réalisé, sans doute Ferrare, il y avait assez de travail pour un ou deux copistes juifs, mais pas pour un enlumineur. C’est donc un artiste chrétien qui fut chargé des décors. On ignore s’il a simplement, sans se poser de questions, illustré une bible juive avec les images qu’il mettait habituellement sur les livres chrétiens, ou s’il a voulu faire une bonne blague à un commanditaire que, visiblement, cela ne gênait guère puisque la scène n’a pas été effacée ou recouverte.

Bodleian Library, ms Canonici Or 61, fol 2r.

Une licorne brune apparaît dans un médaillon d’un très riche Mahzor, recueil de prières pour les fêtes juives, copié vers 1490. Les enluminures sont l’œuvre, là encore, d’un atelier chrétien, celui de Boccardin il Vecchio (1460-1529), qui n’employait sans doute qu’un ou deux artistes juifs pour bien dessiner les lettres et ne pas faire de grosses bêtises dans les scènes religieuses. SI les miniatures illustrent les fêtes juives, les frises qui les entourent ne sont en rien différentes de celles que le même atelier réalisait pour les Medicis ou d’autres grandes familles florentines. Ni la licorne brune du médaillon, ni les deux petites licornes dorées de la reliure, ne sont donc particulièrement juives.

La micrographie figurative, peut-être à l’origine une astuce inventée dans le monde arabe pour faire des dessins en prétendant que c’est du texte, a été surtout utilisée par les copistes juifs. Ce sont souvent des animaux qui sont ainsi représentés à l’aide de commentaires des textes religieux.

La maquettiste a judicieusement choisi d’illustrer ce chapitre de mon livre par la plus belle miniature illustrant la discussion entre l’Oku et de l’Ofer dans le Mashal ha Kadmoni. Ce recueil de fables animalières fut le premier livre imprimé en hébreu, à Brescia en 1491, et fut régulièrement réédité. Voici donc quelques autres miniatures et gravures de la même scène.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le couple du lion et de la licorne debout face à face – en héraldique, on dit affrontés – est souvent figuré sur les murs et les plafonds des synagogues, sur les pierres tombales et sur quelques objets rituels. Autant la signification du lion de Juda est claire, autant celle de la licorne est assez vague, et ne semble jamais avoir été vraiment explicitée. Un autre chapitre de ce blog est consacré spécifiquement à ce couple, également présent à la même époque dans le monde slave. Le couple de deux lions est bien sûr plus fréquent ; celui de deux licornes est plus rare, mais se rencontre à l’occasion.

Voici enfin quelques exemples de tentatives de reconstitution des blason des douze tribus d’Israël, au XVIIe et XVIIIe siècle, généralement par des auteurs chrétiens. Il y en a de plus anciennes, mais je ne crois pas que l’on y trouve de licornes.

Nicholas Mcleod, Illustrations for the epitome of the ancient history of Japan, 1879.
L’auteur pense avoir retrouvé au moins deux des dix tribus perdues d’Israel, une en Angleterre et une au Japon.