Comme beaucoup, ce chapitre était trop long. J’ai donc privilégié dans le livre les sources profanes, mais les licornes des textes religieux pouvaient être tout aussi féroces.
Quelques licornes apparaissaient dans le texte biblique de la Vulgate latine, un chapitre du livre leur est consacré. Dans les commentaires des Pères de l’Église compilés au XIIe siècle dans un texte fréquemment recopié, la glossa ordinaria, l’animal, appelé tantôt rhinocéros, tantôt unicornis, tantôt monoceros, est généralement interprété comme représentation du Christ, signifiant tout à la fois son humilité et sa puissance. Mais là où le Physiologus et les bestiaires, dont le récit n’a pas de source biblique, privilégient la pureté et l’humilité, les docteurs de l’Église insistent sur la force et la puissance de l’unicorne des Psaumes, symbolisée par la corne unique,[2].
Le texte au centre, les gloses, ou commentaires, tout autour. Décrétales de Grégoire IX, circa 1340. British Library, Royal ms e X, fol 176v.
À gauche, le visage humain du manticore a été effacé, comme cela arrive par superstition pour les personnages maléfiques. Peut-être un lecteur a-t-il aussi commencé à s’attaquer à la licorne. À droite, on pense bien sûr à un vampire, mais ce dernier est absent des traditions lettrées médiévales et aurait sans doute été simplement décrit comme un démon.
Sainte Marie d’Égypte, vivant dans le désert avec les animaux, est représentée comme une femme sauvage.
Combat entre une licorne et un ours.
Fol 157r.
La chasse à la licorne. Fol 156v.
On rouve dans le même manuscrit cette licorne qui semble bien moins féroce.
Fol 153r.
Au XIVe siècle, le bénédictin Ranulph Higden, dans son manuel de prédication, Ars componendi sermones, donne quelques “trucs” pour faire passer auprès de ce que l’on appellerait aujourd’hui le “grand public” les subtilités de la parole divine. Il suggère d’introduire le thème de la force et de l’humilité du Christ par une comparaison avec « les deux animaux les plus puissants, l’éléphant et la licorne, qui peuvent être capturés ainsi : L’éléphant est attendri par le chant d’une jeune fille, la licorne s’assoupit dans le giron d’une vierge. ». Un peu plus loin, le fils de Dieu est encore comparé à l’unicornus ferocissimus[3]. C’est quand même un peu capillotracté.
Les bêtes sauvages.
Raban Maur, De rerum naturis, 1425.
Bibliothèque du Vatican, ms bav pal lat 291, fol 86v.
Sur ce manuscrit du livre des propriétés des choses daté de 1414, La licorne est à droite, avec les fères, les animaux sauvages, et non à gauche, avec les animaux “de ménage” ou domestiques. Cambridge, Fitzwilliam museum ms 251, fol 15r.
Les animaux sont témoins du mariage d’Adam et Eve. La licorne du côté d’Adam, avec les animaux sauvages, et non de celui d’Eve, avec les animaux “de ménage”.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques circa 1480. BNF, ms fr 11, fol 3v.
La licorne et l’éléphant représentent les bêtes sauvages.
Bible historiale de Guyart Desmoulins, début du XVe siècle.
BNF, ms fr 15393, fol 6v.
Item introducitur thema per similem in natura, sic : animalia fortissima elephas et unicomus sic capiuntur quod scilicet elephas in cantum virginis mitescit et unicornus in gremio virginis mansuescit. Sic filius dei fortissimus ostensis virginis uberibus, de quibus dicitur in luca: beatus venter qui te portavit et ubera que succisti (Luc. 11:27), emollitus per cantum virginis; quando cecinit ecce ancilla domini (Luc. 1:38), mitis effectus est. Similiter et iste unicornus ferocissimus dei filius, qui hominem et angelum sibi resistentem ac supra quam debuit appetentem prostravit, mitis effectus est quando edificavit, sicut unicornus, sacrificium suum in gremio virginis implens illud Ysaye: habitabit et cetera. Ranulph Higden, Ars Componendi Sermones, 1346
Le combat de la licorne et de l’éléphant.
Psautier de la reine Mary, circa 1310.
British Library, ms Royal 2B VII, fol 100v
Une licorne face à un singe dans les marges du pontifical de Guillaume Durand, évêque de Mende, circa 1357. Bibliothèque Sainte Geneviève, ms 143, fol 232.
Le chevalier est bien équipé, bien que la licorne n’aie pas l’air bien féroce..
British Library, Yates Thompson ms 8, fol 260r.
Un guerrier combat une licorne dans les marges d’un bréviaire médiéval.
British Library, Yates Thompson ms 8, fol 324r.
C’est peut-être aussi un chien, il n’en mène pas bien large.
Cathédrale de Lausanne, miséricorde du XIIIe siècle. Photo de Sandrine Bavaud.
Les faits des romains,XIVe siècle.
BNF, ms fr 295, fol 1r.
Psautier de Luttrell, circa 1300.
British Library, Add ms 42130, fol 15r.
La licorne combat le dragon, sablière de l’église de Guengat, photo Jean-Yves Cordier.
Le texte biblique, et notamment le psaume XXII, Libera me ab ore leonis et a cornibus unicornium(libère moi de la gueule du lion et des cornes des licornes)permettaient aussi de voir dans la bête unicorne une représentation de la tentation, de l’orgueil, du démon. C’est ainsi qu’elle apparait dans la règle monastique dont je parle dans ce chapitre du livre. C’est de l’anglais des années 1200, on ne comprend qu’à moitié, mais c’est justement cela qui est amusant – et on comprend suffisamment pour réaliser que cet “unicorne of wreathe” n’est pas une bestiole très sympathique :
Bi this wildernesse wende ure Laverdes folc, as Exode teleth, toward te eadi lond of Jerusalem, thet he ham hefde bihaten. Ant ye, mine leove sustren, wendeth bi the ilke wei toward te hehe Jerusalem, the kinedom thet he haveth bihaten his icorene. Gath, thah, ful warliche, for i this wildernesse beoth uvele beastes monie: liun of prude, neddre of attri onde, unicorne of wreaththe, beore of dead slawthe, vox of yisceunge, suhe of yivernesse, scorpiun with the teil of stinginde leccherie – thet is, galnesse. Her beoth nu o rawe itald the seoven heaved sunnen: The Unicorne of wreaththe, the bereth on his nease the thorn thet he asneaseth with al thet he areacheth, haveth six hwelpes. The earste is chast other strif. The other is wodschipe. Bihald te ehnen ant te neb hwen wod wreaththe is imunt. Bihald hire contenemenz, loke on hire lates, hercne hu the muth geath, ant tu maht demen hire wel ut of hire witte. The thridde is schentful up-brud. The feorthe is wariunge. The fifte is dunt. The seste is wil thet him uvel tidde, other on him- seolf, other on his freond, other on his ahte. The seovethe hwelp is, don for wreaththe mis, other leaven wel to don, forgan mete other drunch, wreoken hire with teares yef ha elles ne mei, ant with weariunges hire heaved spillen o grome, other on other wise hearmin hire i sawle ant i bodi bathe. Theos is homicide ant morthre of hire-seolven.
— Ancrene Visse, IV, 203-206 & 283-293, circa 1200 [1]
Monoceros dans un bestiaire du XIIIe siècle.
BNF, ms lat 11207, fol 8r.
Ce féroce monoceros, visiblement un mâle, semble cracher le feu, mais il n’en est rien. L’enlumineur a voulu exprimer ainsi le fait qu’il avait mugitu horrido, un beuglement horrible.
Bibliothèque de Douai, ms 711, fol 10v.
Les bestiaires décrivent la ruse permettant de capturer une licorne en utilisant une jeune vierge comme appat. La plupart ne disent rien de la réaction de l’animal qu’e tenterait d’attirer une fausse vierge tenterait d’attirer, et le lecteur pensait généralement’une fausse vierge tenterait de séduire, et le lecteur pense logiquement que le féroce unicorne reste insensible à un piège qu’il ne remarque peut-être même pas. Quelques textes pourtant, comme le Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, assurent que la licorne s’approche du piège et “tue la fille corrompue et non pucelle“. Heureusement pour la réputation de la blanche bête, cette scène na jamais été choisie par les enlumineurs illustrant les bestiaires. Je ne l’ai trouvé représentée sur un seul manuscrit, le Verger de consolation, un abrégé de la doctrine chrétienne en quelques images, ce que les pédagogues d’aujourd’hui appellent des cartes mentales. Sur des miniatures en pleine page, l’arbre des vertus y est opposé à celui des vices. La dame qui a choisi la via vitæ apprivoise la licorne, celle qui a choisi la via mortis se fait embrocher.
L’abre des vertus. Verger de consolation, circa 1400. BNF, ms fr 9220, fol 5v.
L’arbre des vices, fol 6r.
Au Moyen Âge, il arrivait, sans doute par superstition, que des lecteurs biffent ou gomment sur les manuscrits les figures les moins sympathiques. Le plus souvent, ce sont les démons ou les serpents, figures du diable,qui étaient visés, mais sur un manuscrit du Livre du trésor de Brunetto Latini, c’est une féroce licorne qui semble avoir été victime de la colère du lecteur.
Brunetto Latini, Livre du Trésor, XIIIe siècle. BNF, ms fr 568, fol 57r.
[1] Si vous ne comprenez pas tout, il y a quelques explications (en anglais) ici : https://d.lib.rochester.edu/teams/text/hasenfrantz-ancrene-wisse-part-four [2] Sur la licorne comme image du Christ dans les commentaires bibliques des Pères de l’église puis dans la littérature religieuse médiévale, voir Jane Beal, The Unicorn as a Symbol for Christ in the Middle Ages, in Illuminating Jesus in he Middle Ages, 2019. [3] Margaret Jennings, The Ars Componendi Sermonesof Ranulph Higden, O.S.B., 1991, p.39
oins connu aujourd’hui que le récit de la chasse à la licorne, ou même celui la licorne purifiant les eaux, le dit de l’unicorne était au Moyen Âge l’un des contes mettant en scène la bête unicorne. Ce texte venu d’Inde en passant par les recueils de fables arabes, grecs et slaves, ce qui nous vaut de nombreuses images dans des styles très variés, donnait de l’unicorne une image violente et même diabolique. Il passa de mode à la Renaissance, quand la licorne devint plus blanche et pure.
Je cite dans mon livre l’une des versions les plus connues de ce texte, celle de Jacques de Voragine dans la Légende dorée. En voici une autre, celle du pseudo Jean Damascène, en français du XVIe siècle parce que je l’ai trouvée comme ça et que c’est rigolo.
Psautier, circa 1290.
New York, Morgan Library, ms M 279, fol 354v.
La parabole de l’unicorne contre ceulz qui aiment le siècle.
Vincent de Beauvais, Miroir Historial, circa 1335. Bibliothèque de l’Arsenal, ms Rés 5080, fol 378r.
Vincent de Beauvais, Le mirouer historial, XVe siècle. BNF, ms fr 51, fol 175r.
Vincent de Beauvais, Le mirouer historial, XIVe siècle. BNF, NAF 15942, fol 69v.
Parquoy ceux qui servent à un Seigneur si rude & maling & s’esloignent malheureusement de celuy qui est bon, gracieux & débonnaire,& béent aux choses présentes, & y sont attachez, & n’ont aucune cogitation de l’advenir, ains desirent incessamment les délectations corporelles, laissans mourir de faim leurs ames & estre affligéees de maux innumerables : Je les répute semblables à l’homme fuyant de devant une licorne furieuse, lequel ne pouvant soustenir le son de sa voix, & terrible mugissement, fuyoit vistement de crainte d’estre dévoré d’elle.
Vincent de Beauvais, Le mirouer historial, circa 1380. BNF, ms fr 313, fol355r.
Les miracles de Notre Dame, circa 1330.
La Haye, KB, ms NL 71A24, fol 52r.
La légende de Barlaam et Josaphat en Italien, XIVe siècle. Bibliothèque Nationale d’Espagne, ms Res 239, fol 20v.
Livre d’heures, circa 1350.
Baltimore, Walters Art Museum, ms W 105.
Le ci nous dit, circa 1340.
Chantilly, Musée Condé, ms 26, fol 124v.
Saint Augustin, La cité de Dieu,circa 1375.
Cette miniature de la tentation s’inspire des représentations de la légende Barlaam et Josaphat.
De arbore altissima supra montem posita, XVe siècle.
Pas de licorne non plus ici, mais des lions, des loups et des ours. Le récit s’inspire de la légende Barlaam et Josaphat.
Or comme il couroit hastivement, il cheut en certain precipice, & en cheant, estendant ses bras, embrasse un petit arbre, lequel il tint fermement, & appuyant ses pieds sur ce qu’il trouva d’aventure, luy sembla qu’il seroit de là en avant en paix & asseurance. Or regardant de près, il veit deux Souris, l’une blanche, l’autre noire, rongeans incessamment la racine de ce petit arbre qu’il tenoit, & ne s’en falloit gueres qu’elles ne l’eussent trenché du tout.
Hugo von Trimberg, Der Renner, 1402.
UB Leiden, ms VVG F4, fol 146r.
Behalde here as þou may se
A man standyng in a tree.
British Library, Add ms 37049, fol 19v.
Hugo von Trimberg, Der Renner, circa 1450.
Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 7375, fol 111v.
Hugo von Trimberg, Der Renner, circa 1410.
UB Innsbruck, ms 900, fol 163r.
Hugo von Trimberg, Der Renner, 1402.
Staatsbibliothek Leipzig, ms Rep II 21, fol 176r.
Hugo von Trimberg, Der Renner, 1468.
Cologny, fondation Bodmer, ms Bodmer 91, fol 185r.
Contemplant aussi le fond de ce précipice, il veit vn Dragon de terrible regard, jettant feu par les narines, & regardant furieusement, ouvrant la gueule, le desiroit dévorer. Et derechef regardant le lieu où ses pieds estoient appuyez, il veit quatre testes d’aspics, qui sortoient tout auprès de ses pieds.
Gravure de Boetius Adamsz Bolswert, circa 1616.
Gunther Zainer, Cronica von eynem heyligen kunig mit namen Josaphat,1476.
Barlaam et Josaphat, Augsburg, 1480.
Bodleian Library, Douce 184.
Fresque de Cristoforo di Bindoccio et Meo di Pero, Palazzo Corboli, Sienne, circa 1370.
Fresque de l’église Saint-Laurent à Bischoffingen, Vogtsburg in Kaiserstuhl, en Allemagne.
Photo Jörgens mi, Wikimedia Commons.
Plafon de l’église de Vester Broby, au Danemark, 1380.
Photo Birgitte Svaerke Pedersen.
Musée de la cathédrale de Ferrara.
Wikimedia Commons, Photo Sailko
Baptistère de Parme, XIIe siècle. Le dragon est tout seul, la licorne est absent. Les chars du soleil et de la lune, des deux côtés, illustrent comme les deux rats le passage du temps.
Photo Sailko, Wikimedia Commons.
Et eslevant ses yeux en hault, vit un peu de Miel, qui distilloit des branches de ce petit arbre. Parquoy mettant en oubly les maux & dangers qui l’enuironnoient, sçavoir est que la furieuse Licorne estoit en hault, qui le guettoit, cerchant à le dévorer, & au fond le terrible Dragon qui le vouloit engloutir, & l’arbre qu’il tenoit estoit presque couppé, & que ses pieds estoient si mal assis: Oubliant donc tous ces dangers,il fut alléché de la doulceur du miel, & estendit le bras pour en prendre.
Psautier grec de Théodore, XIe siècle.
British Library, Add ms 19352, fol 182v.
Psautier grec, XIe siècle.
Bibliothèque du Vatican, ms Barb gr 372, fol 237v.
Histoire du moine Barlaam et de Josaphat, roi des Indes,, XIVe siècle.
BFF, ms Grec 1128, fol 68r.
Ceste similitude est de ceux, qui sont adhérans à la séduction du présent siècle, l’exposition de laquelle je te diray maintenant. La Licorne est la figure de la mort, laquelle poursuyt tousjours, & désire attrapper le genre humain. Le Precipice, c’est ce monde, remply de tous maux & Iassets mortels. Le petit Arbre que nous tenons, qui est incessamment rongé de deux Souris, est la mesure de la vie d’un chacun, laquelle se consomme & diminue par chasque heure, tant du jour que de la nuict, & peu à peu vient à la fin .
Psautier de Kiev, 1397.
Saint Petersbourg, Bibliothèque Nationale de Russie, ms ОЛДП.F.6, fol 197r.
L’histoire de Barlaam et Josaphat, XVIIe siècle.
Saint-Petersbourg, Bibliothèque Nationale de Russie, ms F I 880, fol 87v.
L’histoire de Barlaam et Josaphat, XVIIe siècle. Saint-Petersbourg, Bibliothèque Nationale de Russie, ms ОЛДП Q. 17, fol 92r.
Icone mariale, 1545. Monastère de Solovetsky.
Manuscrit de vieux croyants, XIXe siècle.
Saint Petersbourg, Bibliothèque Nationale de Russie, ms НСРК. Q. 320, fol 74r.
Et les quatre Aspics signifient les quatre fragiles & instables élémens desquels le corps humain est composé, lesquels estans desordonnez & troublez, le corps se diflfoult. Et ce grand Dragon cruel & flamboyant, figure le terrible ventre d’enfer, désirant engloutir ceux qui préposent les présentes délectations aux biens à venir. Et la petite goutte de miel, dénote la doulceur des voluptez du monde, par laquelle ce séducteur ne permet que ses amis voyent leur propre salut, ny le danger où ils sont.
Histoire de Barlaam et de Josaphat, roy des Indes, composée par sainct Jean Damascène, et traduicte par F. Jean de Billy, Paris, 1574.
Histoire de Barlaam et de Joasaph, XVIIIe siècle. BNF, ms arabe 274, fol 55r.
Histoire de Barlaam et de Joasaph, XVIIIe siècle.
BNF, ms arabe 273, fol 42r.
Pas de licorne sur la miniature, mais elle est citée dans le texte. Kalila wa Dimna, , XIVe siècle.
Certains enlumineurs ne manquaient pas d’humour. Au début du XIVe siècle, celui qui illustra un livre d’heures aujourd’hui à la British Library, le Stowe ms 17 que j’ai déjà cité une ou deux fois sur ce blog, appréciait particulièrement les double sens un peu absurdes. Il a donc regroupé dans le même dessin deux légendes, celle de Barlaam poursuivi par la licorne et le dragon, et celle de la licorne imprudente plantant sa corne dans le tronc d’un arbre. Le résultat n’a allégoriquement plus aucun sens.
British Library, ms Stowe 17, fol 84v.
On devine au verso, en transparence, Renard invitant des poules et une oie à passer la soirée chez lui; ça va sans doute mal finir.
II y a eu des licornes sur les jeux de cartes, sur les tarots, sur les échiquiers, sur les jeux de l’oie, et il y en a aujourd’hui sur les jeux de société pour les plus jeunes, mais aussi pour les adultes.
2 de daims et de cerfs dans un jeu de cartes allemand du XVe siècle.
BNF, Estampes Res boite fol KH 25 (1-2)
Maitre ES, carte à jouer, XVe siècle.
New York, Metropolitan Museum.
Maitre ES, carte à jouer, XVe siècle.
Maitre ES, Carte à jouer, circa 1470.
Maitre de la Passion de Berlin, carte à jouer, circa 1450.
Maitre PW, Reine de lièvres, circa 1500.
Trois cartes d’un jeu de cartes de Georg Kapfler, 1611.
Sur les premiers jeux de cartes fabriqués en Europe au début du XVe siècle, les imprimeurs avaient encore le choix des séries, des couleurs, le plus souvent des végétaux ou animaux. Si la licorne n’eut jamais droit à une série entière, elle côtoie parfois ses cousines les biches. Dans les jeux de cartes allemands des XVIe et XVIIe siècles, dont les couleurs étaient carreaux, cœurs, glands et grelots, les glands sont fréquemment illustrés par des cerfs, et la carte où la licorne se rencontre le plus souvent est le deux de glands, ce qui fait un peu d’elle un cervidé.
Diane Chasseresse et licorne, circa 1700.
Jeu au portrait français de Johann Jobst Forster, début du XVIIIe siècle. La licorne est ici la marque de l’imprimeur.
Sur un jeu parisien du XVIIe siècle dont les as sont des animaux tenant des drapeaux, l’as de coupes est un cheval, celui de deniers un lion, celui de bâton un aigle ou un griffon, et celui d’épée une licorne ; sans doute le graveur a-t-il assimilé à une lame la longue corne de l’animal. Sur un autre, l’as de pique est encadré par deux licornes, et le deux de cœur illustré d’un cheval et d’une licorne. Les cartiers, comme tous les imprimeurs-libraires-éditeurs, avaient aussi parfois pour logo une licorne, que l’on retrouve alors sur le bouclier de l’un des valets.
As d’épée, jeu de tarot parisien, XVIIe siècle.
BNF, Estampes, Res Kh-34 (1,6)
As de pique, jeu de cartes français, XVIIe siècle.
BNF, Estampes, Res Kh-34 (B, 20)
Carte allemande, XVIIe siècle. Toutes les autres cartes de ce jeu sont illustrées d’animaux réels.
Jeu de cartes espagnol, circa 1900. La licorne de mer, ou le capricorne, est ici la marque de l’imprimeur.
BNF, Estampes, Boite fol-KH-383 (7,183)
Aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est par les jeux de tarot que les animaux, disparus de jeux classiques de plus en plus standardisés, reviennent sur les cartes à jouer. Les atouts sont illustrés par des scènes animalières réalistes – un chien chassant, un chat rapportant un poisson. Comme ceux, apparus au XIXe siècle et encore utilisés aujourd’hui, qui illustrent les inégalités sociales, ces tarots étaient destinés au jeu et non à la cartomancie ; même si les cartiers s’efforçaient de rester à peu près logiques, il ne faut pas donner trop de sens au fait que telle bête figure sur tel ou tel arcane. À l’exception de l’ours, qui illustre toujours le 21ème et dernier atout, les animaux représentés peuvent figurer sur plusieurs cartes. On voit souvent la licorne sur les arcanes VII (le chariot) et VIII (la justice), ce qui peut faire sens, mais aussi sur le XIIe atout (le pendu), allez savoir pourquoi. Plus significatif est le fait qu’elle côtoie le chien, le chat, le lapin, l’ours, le lion ou la grenouille, des animaux qui n’ont rien de fantastique.
eu de tarot belge, circa 1780.
BNF, Estampes, Pet Fol KH-207 (6)
Tarot animalier à enseignes françaises de François Isnard, circa 1760.
BNF, Estampes RES BOITE ECU-KH-167 (4bis, 136-138)
Tarot animalier allemand, circa 1780.
New York, Beinecke Library.
Tarot animalier allemand, circa 1800.
BNF, Estampes, Res KH-167 (7, 202-204)
Aujourd’hui, bien sûr, les licornes sont partout, et donc sur les jeux de cartes. Vous pouvez acheter des jeux de poker des plus classiques, des Bicycle, avec au dos une licorne qui combine posture héraldique et reflets arc-en-ciel. Côté tarot, des jeux de divination très kitsch, vaguement new-age et plus hideux les uns que les autres, ont une licorne, parfois deux ou trois, sur chaque carte. J’ai pris les photos sur Amazon, et je vous jure que je n’ai pas choisi les plus moches.
Le seul qui ait du charme est sans doute le tarot d’ambre, inspiré des romans lourds et datés de Roger Zelazny mais illustré par la talentueuse Florence Magnin, dont la technique n’est pas sans rappeler celles des enlumineurs du Moyen Âge. Ses originaux, à peine plus grands que les dessins imprimés, ressemblent à des miniatures.
XI, La Force, Dessin de Florence Magnin pour le tarot d’Ambre.
Dans les nombreuses variantes du jeu d’échecs proposées au Moyen Âge et à la Renaissance, il arrive que l’une des nouvelles pièces soit baptisée licorne – ou rhinocéros, ce qui est la même chose. L’un des jeux présentés dans le fameux Livre des jeux d’Alfonse le Sage, qui se trouve à la biliothèque de l’Escurial à Madrid, se joue sur un échiquier de 12 x 12 cases. Chaque joueur y dispose de deux licornes, des pièces d’attaque qui font d’abord un saut de cavalier puis se déplacent comme des fous
Livre des jeux d’Alfonse le Sage, XIIIe siècle.
Madrid, Bibliothèque de l’Escurial.
Boite pour jetons de tric-trac, circa 1300.
New York, Metropolitan Museum.
Boite pour jetons de jeux, circa 1600.
Washington, Smithsonian Institute Museum.
Jeu de tric trac de Ferdinand Ier de Habsbourg, 1537, Kunstkammer Wien. Photo Erika Gabanyi.
Jeu de tric trac de Ferdinand Ier de Habsbourg, 1537, Kunstkammer Wien. Photo Erika Gabanyi.
En Catalogne, les auques étaient des tableaux quadrillés servant de support à des jeux de dés et à la divination. Beaucoup ont pour thème les animaux, et la licorne y est bien sûr présente. Les jeux de l’oie ont été particulièrement populaires en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècle, et la licorne y occupe aussi souvent l’une des cases, sans y avoir d’effet particulier.
Auque du soleil et de la lune, XVIe siècle.
Auque du soleil et de la lune, XVIIIe siècle.
Sur les 48 cases de cet auque du XVIIIe siècle, la licorne est la seule à ne pas avoir d’existence réelle, le dragon n’étant ici qu’un gros lézard. Ceci dit, le castor n’est pas très ressemblant.
J’ai acheté chez un antiquaire parisien cette petite licorne en ivoire, ivoire d’éléphant et non de narval, qui a bien la silhouette et la taille d’une pièce d’échecs des années 1900. Si c’est le cas, ce n’est sans doute qu’un cavalier auquel le sculpteur s’est amusé à donner une silhouette.
Plus récemment sont apparus les jeux de société modernes, avec leurs thèmes et leurs règles. Curieusement, alors même que créer des jeux de société est mon métier et que j’ai fait une thèse d’histoire sur les licornes, je n’ai pas combiné les deux pour traiter en jeu de société course de licornes ou chasse à la licorne. Quelques amis illustrateurs se sont quand même amusé à dessiner des licornes sur quelques cartes des plus médiévalisants de mes créations Castel, Citadelles ou Ménestrels.
Castel, illustré par Emmanuel Roudier. Je vous ai :mis la carte de l’édition russe, parce que la maquette est plus jolie.
Dessin de Tomasz Jedruszek pour Citadelles.
Une carte de Trollfest, illustré par David Hartman.
Une carte de Ménestrels.
M’étant fait doubler, Je vais donc vous parler des jeux des autres. Pour les tout-petits, Licornes dans les Nuages est bien plus intéressant que ne le laisse supposer sa boite rose bonbon. Pour les plus grands, on reste dans les tons roses, mais on passe clairement au second degré. Unstable Unicorns est un succès commercial, en grande partie du fait de ses illustrations pleines d’humour, mais le jeu est quand même d’un intérêt très limité. Préférez-lui Kill the Unicorns ; on n’y tue pas vraiment les licornes, on les vend aux gnomes, et ce qu’ils en font ensuite ne nous regarde pas. C’est un jeu d’enchères très dynamique, un peu dans le style de mes propres créations – je n’en parle donc pas parce qu’il est distribué par le probable futur éditeur de ce livre. Dans Unicorn Fever, dont l’un des auteurs est mon ami (et éditeur de mon jeu de vampires) Lorenzo Silva, des licornes de toutes les couleurs font la course sur un arc en ciel. Les teintes dominantes de tous ces jeux ne sont plus le blanc des unicornes de la Renaissance, mais bien le rose bonbon et le bleu ciel des licornes enfantines d’aujourd’hui.
La première licorne de Magic, the Gathering. Il y en a eu une centaine d’autres depuis.
Unicorn Fever de Lorenzo Silva, Lorenzo Tucci Sorrentino, illustré par Giulia Ghigini.
Oriflamme de Adrien et Axel Hesling, illustré par Tomasz Jedruszek.
Licornes dans les nuages, illustré par Stephanie Roehe.
Gloomy Graves, de mon ami Jeffrey Allers, illustré par David Szilagyi.
Kill the Unicorns, de Cyril Besnard, Loïc Chorvot et Alain Fondrille, illustré par Levi Prewitt.
Unstable Unicorns, par Ramy Badie.
C’est à la littérature médiévale fantastique anglo-saxonne que les univers riches mais simples du jeu de rôles et du jeu video ont emprunté leurs nombreuses licornes. Les licornes de ces Moyen Âges fantasmés y sont donc le plus souvent blanches et pures, ou à l’inverse noires et cruelles. Ces derniers temps, signe que ces médias sont devenus suffisamment adultes pour se permettre le second degré, elles tournent parfois au rose.
Dungeons & Dragons Monster Manual, 1977.
The Warlock Menagerie, jeu de rôles, 1980.
Dungeons and Dragons, 1990.
Curse of the Sea Rats
A plague tale, Innocence, 1979.
Un jeu video pour les filles…
Et un dernier conseil – on ne joue pas à saute-mouton avec une licorne.
Grylles, grotesques et chimères, les étranges créatures hybrides ou monstrueuses qui décorent certains manuscrits médiévaux, sont aussi souvent un peu licornes. Et là encore, j’ai des dizaines d’images qui n’ont pas trouvé place dans mon livre.
On appelle grylles les créatures étranges, humains déformés ou hybrides d’hommes, d’animaux et de plantes, qui se battent ou parfois se cachent dans le décor des manuscrits médiévaux. On les croise aussi, plus rarement, sur les frises sculptées ou les chapiteaux des églises, et dans des tableaux comme ceux de Jérôme Bosch.
Dans les marges de ces deux livres d’heures, tous deux copiés et enluminés à Bruxelles, par la même équipe, au début du XVe siècle, se promènent toutes sortes de créatures unicornes, bipèdes et quadrupèdes, qui n’ont en commun qu’une corne droite et spiralée.
Livre d’heures de Charles le Noble, XVe siècle.
Cleveland Museum of Art, ms Marlatt 1964.40, fol 184-185.
Fol 184v.
Fol 75r.
Fol 298r.
Fol 262r.
Cet autre livre d’heures a été enluminé par la même équipe, sans doute à Bruxelles.
Oxford, Bodleian Library, ms Douce 62, fol 74r.
Fol 13r.
Fol 41r.
Livre d’heures du XVe siècle.
Bibliothèque nationale d’Espagne, ms Vitr 25.3, fol 61r.
Missel de la fin du XVe siècle.
BNF, ms lat 879, fol 113r.
Livre d’heures, XVe siècle.
Bibliothèque de Genève, ms lat 33, fol 15r.
Recueil de vies de saints, 1285.
BNF, ms fr 412, fol 8r.
Psautier de Luttrell, XIVe siècle.
British Library, Add ms 42130, fol 179r.
Fol 151r.
Ce livre d’heures du début du XIVe siècle est illustré de scènes bizarres, souvent à double sens. Certains gags sont limpides, mais on ignore totalement ce que signifie cet unicorne qui se mord la queue.
British Library, Stowe ms 17, fol 103v.
Une licorne ver face à un dragon qui fait sa mue. Psautier de Rutland, XIIIe siècle.
British Library, Add ms 62925, fol 101v.
Combat de grylles. Psautier de la Reine Mary, circa 1320.
British Library, ms 2 B VII, fol 168v.
Livre d’heures, circa 1500.
British Library, Yates Thompson ms 29, fol 74v.
Romans arthuriens, circa 1280.
BNF, ms fr 95, fol 190v.
Chroniques de Jean Froissart, XVe siècle.
BNF, ms fr 2646, fol 176r.
Livre d’heures du margrave de Bade, 1488.
Badisches Landesbibliothek, cod Durlach 1, fol 57r.
Xenophon, La retraite des dix mille, XVIe siècle.
BNF, ms fr 701, fol 24v.
Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, XVe siècle.
Chantilly, Musée Condé, ms 722, fol 147r.
Plafond au bestiaire, XIIIe siècle.
Metz, Musée de la cour d’or, Photo Jean-Michel Perruche.
Si quelques unes de ces étranges créatures participent à des scènes moquant la réalité du temps, la plupart n’ont guère de signification particulière. Ils nous montrent cependant que les hommes du Moyen Âge, au delà des discours religieux, étaient bien conscients tout à la fois de l’absurdité du monde et d’une certaine continuité entre l’humain, le végétal et l’animal.
Yale University, Beinecke Library, Rotschild Canticles, ms 404, fol 128v.
Celui-ci a un petit côté rhinocéros, quand même. Livre d’heures, circa 1325. New York, Morgan Library, ms m 754, fol 7r.
Là, on est sur une autre planète. La somme le Roi,, 1311.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 6329, fol 26v.
Psautier de Metz, XIVe siècle. Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 15v.
Saint Augustin, La cité de Dieu, circa 1420.
Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms 9005.
Encore une licorne qui sort de sa coquille. Tite-Live, Décades>/i>, XIVe siècle.
Bibliothèque de Bordeaux, ms 730, fol 192r.
L’Ystoire du tres sainct Charlesmayne, XVe siècle.
BNF, ms fr 4970, fol 21v.
Faits des romains, circa 1325.
BNF, ms fr 295, p.176.
Une histoire bizarre dans un manuscrit où elles sont assez nombreuses.
British Library, Stowe ms 17, fol 62v.
Livre d’heures flamand, circa 1470.
Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms cod 1857, fol 36v.
Les licornes ne sont pas les seuls quadrupèdes à être fréquemment représentés sortant d’une coquille.
Livre d’heures, circa 1490.
bibliothèque d’Angers, ms 134f, fol 55v.
L’enlumineur a horreur du vide, et dans les plus beaux manuscrits, chaque fin de ligne était l’occasion de peindre parfois une longue bande de motifs géométriques ou végétaux, parfois une drôle de bestiole, un reptile dont le long corps se termine, dans la mage à droite de la page, par une tête d’évêque, de roi, de chevalier, de cerf ou de licorne.
Revoici d’ailleurs le livre d’heures de Cambridge dont je vous parlais la semaine dernière dans mon post sur les licornes gambadant dans les marges – d’autres licornes semblent vouloir s’y échapper du texte.
Cambridge, Trinity College, ms B 11 22
Un oiseau qui fait le malin…. Fol 23v.
La vache, le prêtre, la licorne et le chevalier. Livre d’heures, circa 1300.
Cambridge, Trinity College, ms B 11.22, fol 95r.
Une curieuse discussion. Fol 172r.
Si c’est un bisou de licornes, on peut en déduire que seul le mâle est cornu. Fol 202 r.
Le cerf et la licorne. Fol 69v.
Variante de la fin de ligne, les têtes et pieds de colonne. Bréviaire dominicain, XIVe siècle. BNF, ms NAL 3255, fol 250v.
La même licorne, ou presque, chez les franciscains – même si ça fait un peu luxueux pour des franciscains. BNF, ms lat 10843, fol 31v.
Fol 20r..
Livre d’heures de Jeanne d’Evreux.
New York, Metropolitan Museum, ms 54.1.2, fol 98v.
Psautier de Humphrey de Bohun, XIVe siècle.
Oxford, Bodleian Library, Exeter ms 47, fol 121r.
Fol 68v.
Fol 38v.
Un autre psautier de la famille de Bohun, décoré par les mêmes enlumineurs anglais.
British Library, Egerton ms 3277, fol 98v.
Fol 78r.
Et certaines licornes sont plus classiques, même si celle-ci semble être bipède. Fol 148v.
Beaucoup de ces grylles, grotesques et chimères sont cornus, et plus souvent qu’à leur tour unicornes. À la fin du Moyen Âge, comme les licornes, ils ne disparaissent pas des manuscrits et se contentent de se faire plus discrets se cachant, comme les singes, licornes et hommes sauvages, dans les entrelacs végétaux un peu trop bien rangés qui envahissent les marges.
Livre d’heures, circa 1485.
Harvard, Houghton Library, ms lat 249, fol 5v.
Fol 100v.
Fol 105r.
Fol 111r.
La bestiole a bien la barbiche de la licorne. pour le reste…
Fol 119r.
Missel de Jean de Foix, Évêque de Comminges, 1492.
BNF, ms lat 16827, fol 281r.
Fol 191v.
Fol 288r.
Le lion cornu et la double licorne. Fol 73v.
Fol 279r.
Fol 373v.
Fol 67v.
Fol 368v.
Ménestrels est un petit jeu de cartes, que j’ai conçu avec mon amie Sandra Pietrini, qui a fait sa thèse sur les troupes de théâtre ambulantes à la fin du Moyen Âge. Chaque joueur y gère une troupe d’acteurs, de musiciens et d’acrobates et s’efforce de donner le plus beau spectacle aux nobles du coin, et surtout à la cour royale. Il a été illustré par mon ami David Cochard, qui a bien compris l’esprit des grylles médiévaux et en a mis sur toutes les cartes. Plusieurs, bien sûr, sont unicornes.
Si quelques unes en ont peut-être un, il serait certainement vain de chercher un sens à toutes les licornes qui galopent dans les marges des bréviaires ou des livres d’heures des XIIe et XIIIe siècles, puis qui se cachent dans les entrelacs de feuillages de ceux des XVe et XVIe. Ce n’est pas une raison pour ne pas vous en montrer quelques unes qui n’ont pu trouver leur place dans un livre qui manque sans doute un peu de marges.
L’enlumineur de ces deux bréviaires copiés vers 1300, aujourd’hui à la bibliothèque de Cambrai, a dessiné dans les marges de nombreuses scènes de chasse, dont certaines mettent en scène des créatures fantastiques, voire monstrueuses. Les chasses à la licorne, parfois à courre, y sont représentées sur le modèle de la casse au cerf.
Bibliothèque de Cambrai, ms 103C, fol 49r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103B, fol 81r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103B, fol 20r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103A, fol 112r
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 207v.
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 273r.
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 337v.
Parfois, des singes, figures récurrentes des décors enluminés de l’époque, se mêlent à la chasse, sans que l’on sache bien s’ils sont complices des chasseurs ou amis des licornes, ou s’ils profitent juste de l’occasion pour s’amuser un peu. C’est en particulier le cas sur les productions d’un atelier d’enluminure flamand dont je parle dans un autre post.
Une grande partie de l’humour médiéval nous échappe sans doute, faute de références, mais quelques gags que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans des bandes dessinées sont encore très actuels. Des enlumineurs malins exploitaient ainsi le recto et le verso des feuillets, et le lecteur surpris devait sans doute prendre garde à ne pas rire trop bruyamment pendant l’office. Si le gags graphiques mettent plus souvent en scène singes, lapins, renards ou escargots, la licorne s’y glisse parfois.
British Library, Harley ms 6563, fol 91r.
La licorne s’est fait voler sa corne… qui est le voleur ?
La licorne dort tranquille dans un coin de la page.
BNF, ms fr 567, fol 15r.
Mais elle devrait se méfier….
La scène de la licorne piégée par une jeune et jolie vierge, empruntée aux bestiaires, se retrouve bien sûr également dans les décors marginaux de bien d’autres manuscrits, comme par exemple ce psautier du début du XIVe siècle, aujourd’hui à la bibliothèque de Metz.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 119r.
Psautier de Metz, BM 1588, fol 62r.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 62r.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 184v.
Cette image devrait être dans le chapitre suivant…
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 15v.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 75.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 208r.
Si leur nombre reste inférieur à celui des singes, des lapins ou même des biches, les licornes sont une figure assez fréquente des décors, qu’ils soient réalistes, fantastiques ou burlesques. Elles sont assises sur le bord des lettrines ou gambadant au dessus du texte, parfois chevauchées par des singes, sur les pages des bréviaires, psautiers et livres d’heures des XIIIe et XIVe siècle. En voici donc une dizaine d’autres, un peu au hasard.
Romans arthuriens, circa 1300. Yale University, Beinecke Library, ms 229, fol 250r.
Romans arthuriens, circa 1300. Yale University, Beinecke Library, ms 229, fol 320v.
Livre d’heures d’Isabelle de Luxembourg, début du XIVe siècle.
Chantilly, musée Condé, ms 62 (1463), fol 1v.
Psautier, circa 1260. Bibliothèque de Besançon, ms 54, fol 44.
Bible du XIIIe siècle. Pennsylvania University, Kislak Center, ms codex 724, fol 309v.
Pontifical de Guillaume Durand, évêque de Mende, circa 1357. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 143, fol 232r.
Livre d’heures, circa 1280. Bibliothèque de Marseille, ms 111, fol 61v.
Psautier, circa 1320.
Oxford, Bodleian Library, ms Douce 6, fol 136v.
Bréviaire Dominicain à destination royale, début du XIVe siècle.
BNF, NAL 3255, fol 250v.
Somme le Roi, 1311.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 6329, fol 135r.
Livre d’heures, circa 1320.
Bibliothèque du Vatican, ms bav pal lat 538, fol 138r.
Un singe sur une licorne affronte un écureuil sur une chèvre. Brunetto Latini, Livre du trésor, XIVe siècle.
British Library, Yates Thompson ms 19, fol 3r.
Psautier, fin du XIIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 20, fol 18r.
Psautier, fin du XIIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 20, fol 73r.
Les licornes juives ne sont pas différentes des chrétiennes.
Pentateuqye, circa 1390.
British Library, Add ms 19776, fol 170r.
Bréviaire, circa 1400. Dijon, Bibliothèque municipale, ms 113, fol 120v.
Psautier flamand, circa 1300. Oxford, Bodleian Library, ms Laud Lat 84, fol 152v.
Les marges des manuscrits des XVe et XVIe siècle sont plus chargées, parfois même un peu confuses. Les animaux s’y perdent de plus en plus dans une végétation envahissante. Les licornes y ressemblent plus à celles que nous connaissons aujourd’hui, blanches, mi-caprines mi-équines, sabots fendus. Sur le premier feuillet d’un manuscrit, ou revenant régulièrement toutes les dix ou douze pages, elles peuvent être une sorte d’ex-libris indiquant le propriétaire originel de l’ouvrage, en particulier lorsqu’elles sont accolées, ou colletées, c’est à dire arborent un collier ou une couronne autour du cou.
Le Livre des hystoires du Mirouer du monde , XVe siècle.
BNF, ms fr 328, fol 10r.
Livre d’heures de Jan van Amerongen er Mary van Vronenstey, circa 1460.
Bruxelles, Bibliothèque Royale de belgique, ms II 7619, fol 243r.
Brunetto Latin, Livre du Trésor, XVe siècle.
Bibliothèque de Genève, ms fr 160, fol 82r.
Licorne héraldique issante sur un livre d’heures du XVe siècle.
Moscou, Bibliothèque d’État de Russie, ms Ф 183.1 N446, fol 149r.
La licorne et le blason indiquent que ce volume appartenait à Antoine de Chourses, chambellan de Louis XI. Ils ont été ajoutés sur un manuscrit dont il n’était sans doute pas le premier propriétaire.
Les Faits des Romains, circa 1480.
Chantilly, Musée Condé, ms 770, fol 1r.
Antoine de Chourses avait beaucoup de livres, qui sont tous à Chantilly.
Un dernier, la Guerre des juifs de Flavius Josèphe, circa 1480.
Livre d’heures du XVe siècle.
Bibliothèque nationale d’Espagne, ms Vitr 25.3, fol 83v.
Fol 174r.
Missel, XVe siècle. Bibliothèque de Toulouse, ms 96, fol 243r.
Le plus souvent cependant, elles restent purement décoratives, comme celles des manuscrits plus anciens. Dissimulées dans les feuillages, certaines sont juste un peu plus difficiles à débusquer.
Vie de Sainte Catherine, XVe siècle. Bibliothèque Nationale, ms Néerlandais 129.
Livre d’heures, XVE siècle.
Bibliothèque de Clermont-Ferrand, ms M 2752.
Ramon Lull, libre de meravelles, XVe siècle. BNF, ms fr 189, fol 289v.
Chantilly, Musée Condé, ms 388, fol 9v
Livre d’heures, circa 1500. Bibliothèque d’Abbeville, ms 15, fol 18v.
Une licorne sombre dans un bréviaire du XVe siècle.
Bibliothèque de Besançon, ms 69, fol 5r.
Et elles continuent à entretenir avec les singes des relations bizarres.
Vous avez peut-être déjà vu cette scène bizarre dans le chapitre sur les hommes sauvages. On ignore ce qu’elle signifie.
BNF, ms latin 1159, fol 41r.
Livre d’heures dominicain, circa 1500.
British Library, Add ms 35313, fol 212v.
Fol 96v.
Fol 128r.
Livre d’heures, circa 1500.
British Library, Add ms 35313, fol 212v.
Ces licornes marginales qui n’ont le plus souvent pas de sens particulier, se croisent dans les manuscrits mais aussi sur les chapiteaux ou les frises sculptées des églises, qui sont aussi des marges, des lieux où tout n’a pas nécessairement de sens. Voici une licorne suivie par deux animaux plus difficilement identifiables sur une frise murale de l’église Sainte Marie de Bloxham, en Angleterre.
Quand les licornes se laissent encore par une jeune vierge, ou à la fin du Moyen Âge s’approchent des fontaines, les images prennent plus de sens – mais ces histoires là, je les raconte dans mon livre.
La licorne de la Renaissance, celle du moins des voyageurs et des érudits, est une « féroce beste », une « fère », une « bellue » – bref, un animal sauvage plus qu’une monture de dame.
La Chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, parue en 1549, est un faux roman médiéval qui voulait sans doute reproduire le succès d’édition de l’Amadis de Gaule[1]. Les licornes, qu’elles soient sauvages ou apprivoisées, y sont des bêtes de combat.
il marchoit an milieu de ce désers aride & glacé, lorsqu’une troupe d’animaux entre lesquels il remarqua des loups, des ours & des licornes, vint lui barrer le passage, faisant les plus grands efforts pour se jeter sur lui & le dévorer. Il les écarta avec sa lance & en fit un carnage si effroyable que la blancheur de la neige disparut et prit la couleur du sang.
Bréviaire de Renaud de Bar, circa 1300. British Library, Yates Thompson ms 8, fol 260r.
fol 324r.
Smithfield Decretals, circa 1340.
British Library, Royal ms 10 e IV, fol 176v.
Gérard se mit donc en route, couvert d’armes noires; l’écu était chargé d’un cœur enflammé, et ayant pour devise Au delà du tombeau. Il traversa une forêt et se trouva au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[2].
Les animaux sont témoins du mariage d’Adam et Eve. La licorne du côté d’Adam, avec les animaux sauvages, et non de celui d’Eve, avec les animaux “de ménage”.
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques circa 1480. BNF, ms fr 11, fol 3v.
La même distinction est faite, en 1650, sur ce table de Paulus Potter montrant Orphée charmant les animaux.
Peinture attribuée à Johan Melchior Roos, circa 1700.
La licorne est au premier plan, avec les bêtes sauvages. Les animaux domestiques sont en retrait.
Sur le char d’Orphée, les animaux sauvages qui, charmés par le son de sa lyre, quittaient la sombre forêt pour venir l’écouter. La femme aux seins nus est l’une des terribles ménades, ou bacchantes, qui dans certaines versions du mythe sont responsables de sa mort. Album de tournois et parades de Nuremberg, circa 1650.
Metropolitan Museum, New York
La licorne d’Orient était tout aussi belliqueuse que celle des romans. Au milieu du XVIe siècle, le chroniqueur italien Paolo Giovio (1485-1552), que Brantôme qualifiait de « grand menteur », entreprit de conter, dans quelques volumes épais mais d’une lecture divertissante, les grands événements de son époque. Au cœur du chapitre consacré à l’Éthiopie, royaume du Prêtre Jean, une description de la licorne résume ce que pensaient sur cet animal les lettrés de la Renaissance.
« Or, en nous enquêtant amplement de la source du Nil, trouvions qu’il y a au Royaume Gogian, qui s’étend depuis celui de Sceva vers le pôle antarctique, un immensurable monceau de très hautes montagnes, beaucoup plus élevées que Caucase et Atlas, et que ces nôtres Alpes d’Europe. Leurs coupeaux, environnés de neiges perpétuelles et tous raides de gelées, semblent se mêler avec les nues et soutenir le ciel. De tant excessivement grands et gros rochers est manifeste que les places du milieu et les bases sont revêtues de très épaisses forêts d’arbres fort longs et hauts. Lesquelles places, inaccessibles aux hommes, sont tanières de bêtes sauvages et bellues[3] de toutes sortes. Car elles sont couvertes de lions à grands crins, de panthères, de tigres, d’ours et de sangliers. Mais les troupeaux d’éléphants vagabondent aux champs, qui sont au bas du pied des montagnes. Aussi assurent les habitants du royaume Gogian qu’en ces vallées s’engendrent des dragons avec des ailes lesquels, ayant pieds semblables à ceux des oies, marchent sur terre petit à petit, et qu’illec se trouve le camélopardal, que ceux de notre quartier nomment Girafe, autrefois vu à Florence, présent fait par le Grand Soudan à Laurent de Médicis auquel il l’envoya. Autant en affirment-ils de la licorne. Laquelle, étant de la forme d’un poulain de couleur cendrée, de col à crins et de barbe de bouc, est armée sur le devant de son front d’une corne de deux coudées, laquelle corne, polie et blanche comme ivoire mais bigarrée de pâles couleurs, est estimée avoir merveilleuse puissance à diminuer et assoupir les venins et poisons. Au moins tiennent-ils pour certain que, l’ayant plongée et tournoyée dans l’eau où auront bu premièrement quelques bêtes venimeuses, l’abreuvoir est purgé en sorte qu’elle peut boire sainement. Bien disent-ils qu’elle ne peut être arrachée à son animant durant sa vie, parce qu’il ne peut être surpris par nuls aguets. Toutefois, que on la trouve bien aux déserts, étant tombée de soi-même comme nous voyons avenir aux cerfs qui, par les imperfections de vieillesse, laissent leur vieille ramure, se renouvelant leur nature. Ils racontent que cette corne, apposée aux repas des rois, manifeste à ceux qui sont présents en jetant incontinent une merveilleuse sueur, les poisons s’il y en a aucunes de mêlées parmi les viandes. Nous en avons vue deux, de deux coudées chacune et presque de la grosseur du bras. La première fut à Venise, que le Sénat envoya, puis après à Soliman, seigneur des Turcs, et la seconde, presque de pareille grandeur mais ayant la pointe coupée et étant soutenue d’une base d’argent fut celle que le pape Clément, quand il fut à Marseille, porta au roi François pour insigne présent. De ces tant âpres et immensurables rochers, qui sont nommés Monts de la Lune par les chorographes, sortent efforcément, par fréquente et abondante source, les fontaines du Nil, en lieu fort caché qui se nomme Beth, c’est-à-dire désert en langue Abyssine[4]. »
Les maures et les hommes sauvages, tapisserie rhénane, circa 1460. Boston, Museum of Fine Arts
Le succès de l’ouvrage de Paul Jouve a fait beaucoup pour la renommée de la licorne d’Éthiopie. Il emprunte aux récits des missionnaires jésuites portugais en Éthiopie, nombreux à avoir vu des licornes, et y ajoute des considérations sur les cornes de licorne que l’on pourrait retrouver, presque identiques, dans bien des textes du XVIe siècle. Surtout il décrit la licorne comme une bellue, du latin bellua, un mot disparu qui désignait un animal féroce, violent – sa racine est la même que celle de bellum, la guerre. La bellue ne pouvant être capturée, sa précieuse corne ne peut être arrachée de son vivant, on peut juste avoir la chance d’en trouver une par hasard quand on se promène en Éthiopie.
La licorne exterminant les guerriers, circa 1550.
Chambre du cardinal, palais Farnèse, Rome.
Gravure de Johannes Collaert, 1566.
Chasse à la licorne, dessin à la plume, circa 1590.
Dessin attribué à Francesco salviati, circa 1550. Collection privée.
Étienne Delaune, Combat d’hommes sauvages et d’animaux, circa 1555.
Photo Rebecca Murphey.
Cette sauvagerie doit beaucoup au monoceros de Pline l’ancien, que nul ne pouvait capturer vivant, et au Cartazon d’Élien de Préneste, qui tolère les autres animaux mais ne cesse de se battre avec ses congénères : « cet animal a une voix forte et discordante. Il se laisse approcher par les autres animaux, mais il combat ceux de sa propre espèce. Non seulement les mâles s’affrontent entre eux, mais ils sont également agressifs envers les femelles, et se battent jusqu’à la mort.[…] Ce n’est que pendant la saison des amours que mâle et femelle se côtoient en paix, pouvant même brouter côte à côte. Dès que la femelle est grosse, le mâle redevient agressif[5] ». Curieusement, alors que bien des auteurs citent ce passage, les images de combats de licornes sont rarissimes.
Illustration de Robert Anning Bell pour Le vaillant petit tailleur, 1912.
L’agressivité de la licorne est également attestée par des contes traditionnels comme Le Vaillant Petit Tailleur – il y a tout un chapitre sur cette histoire d’arbre et de licorne dans mon livre. La licorne est un animal indomptable, rapide, parfois féroce, capable d’affronter le lion ou l’éléphant. « Unicornu est brutum quadrupes, indomitum, ferocissimum, solitarium, mugitu horrido[6] » lit-on en 1669 dans une monographie consacrée à l’animal – je ne traduis pas, vous avez saisi l’idée générale. Pour Shakespeare, dans Le viol de Lucrèce, seul le temps peut « tuer le tigre qui vit de tuerie, apprivoiser les féroces lion et licorne ».
Dessin de Léonard de Vinci.
Florence, Galerie des Offices.
Illustration d’un pamphlet sur les rivalités politiques en Europe, 1701.
La silhouette de la licorne de la Renaissance hésitant entre le cheval et la chèvre, on l’imagine herbivore. C’est ce que sous-entendent la plupart des textes, et le père Jérôme Lobo assure que, pour peu que l’on reste discret, on peut voit les licornes d’Éthiopie « du haut des rochers, cependant qu’elles paissent dans des plaines qui sont au bas[7]». Certains, cependant, font de la licorne un carnivore, comme Arnoldus Montanus, un érudit hollandais, quand il décrit à la fin du XVIIe siècle les unicornes d’Amérique du Nord [8]. Léonard de Vinci a dessiné une licorne s’apprêtant à dévorer un bœuf dont on imagine qu’il a d’abord été embroché.
Barthélémy Aneau, Décades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz, Lyon, 1549.
Les animaux sauvages dans un recueil de fables copié en Autriche, fin du XVe siècle.
Les licornes des contrées imaginaires ne le cédaient en rien à celles des pays lointains. Dans la Gaule légendaire de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, au début du XVIIe siècle, elles sont avec les lions les plus féroces des bêtes :
« Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. »
Louis Moe, Après la chasse, 1919. Collection privée.
On ne croit plus guère à l’existence de la licorne à l’âge des lumières et des révolutions, mais ces licornes auxquelles on ne croit pas restent assez féroces, comme le montre cette anecdote. Le 17 avril 1792 dut présenté à l’Assemblée Nationale le rapport de Claude Fauchet, membre de la municipalité de Lyon, sur les activités contre-révolutionnaires dans le département de Rhône-et-Loire. Il y accuse le directoire local d’être à la solde de l’étranger et d’intriguer contre la République. L’un des thèmes abordés est le sort de licornes héraldiques sculptées sur le fronton de l’église Saint-Just. On lit dans le rapport que :
« Le directoire se répand en injures contre les officiers municipaux, les traite de barbares, de Goths et de Vandales, pour avoir fait abattre les licornes vraiment barbares, gothiques et vandaliques qui armorioient l’église des ci-devant barons de Saint-Just. A la manière dont les administrateurs de Lyon interprètent le décret qui enjoint de ne point dégrader les monumens publics qui font décoration, et qu’on doit conserver pour la gloire des arts, les plus monstrueuses insignes de la féodalité devroient être respectées à l’égal des chefs d’oeuvres des Grecs et des Romains. Le directoire a poussé l’oubli des bienséances jusqu’à ordonner aux officiers municipaux de refaire à leurs frais ces grosses licornes saillantes qui épouvantoient les nourrices et les petits enfans, à l’entrée de l’église de messieurs les chanoines-barons. Il est vrai que ces honorables gentilshommes ecclésiastiques regardoient tellement les licornes comme le plus bel apanage de leur seigneurie, qu’ils ont fait et gagné des procès contre d’autres nobles qui osoient mettre des licornes dans leur blason. Ce privilège exclusif devoit être conservé par le directoire à la noble église de Saint-Just, et il falloit que les municipaux, barbares comme la constitution, fussent condamnés, au nom de la constitution même, à faire ériger à neuf ces deux monstres féodaux. [9] »
Les blanches licornes qui font aujourd’hui rêver les petites filles étaient donc alors des créatures « barbares, gothiques et vandaliques», des « monstres qui épouvantent les nourrices et les petits enfants ».
[1] Gérard Polizzi, Deux romans déguisés à la Renaissance, Le chevalier doré et Gérard d’Euphrate, 2011. [1]Le premier livre de l’ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, 1549 [3] De bellua,æ : bête féroce. [4]Histoires de Paolo Iovio, Comois, Évêque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, Lyon, 1552, liv.XVIII, p.298 sq. [5] Élien de Préneste, De natura animalium, 16 :20 [6] Georg Caspar Kirchmaier, De Basilisco, Unicornu, Phœnice, Behemoth, Leviathan, Dracone, Araneo, Tarantula et Ave Paradisi Dissertationes, Wittenberg, 1669, p.43. [7] Ieronymo Lobo, Relation de l’Empire des Abyssins, in Melchisédech Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Paris, 1672, tome IV. [8] John Ogilby & Arnoldus Montanus, America: Being the Latest, and Most Accurate Description of the New World, Londres, 1671, p.173. [9] Albert Metzger, Lyon en 1792, Lyon, 1888, p. 45 sq.
William Bowen, Solario the tailor, his tales of the magic doublet, 1922.
Les bestiaires médiévaux arabes, persans et turcs ont en partie les mêmes sources que ceux d’Europe, et comme eux distinguent plusieurs quadrupèdes unicornes. Le harish est un peu l’unicornis, le karkadann est un peu le monoceros. Le shadavar et l’al-miraj, en revanche, n’ont pas vraiment d’équivalent chez nous.
Le Livre des merveilles du monde de Zakarya Al Qazwini est une vaste compilation des connaissances du Moyen-Âge arabe et perse, contemporaine du Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais et du Livre du Trésor de Brunetto Latini, rédigée dans un esprit d’émerveillement religieux autant que d’encyclopédisme[1]. Le traité de Qazwini fut cependant recopié bien plus longtemps que ses équivalents européens, l’imprimerie ayant tardé à s’implanter au Proche et Moyen-Orient ; longtemps, les seuls textes imprimés en arabe l’étaient en Italie. Cela nous vaut jusqu’au XVIIIe siècle de magnifiques manuscrits illustrés, et je ne pouvais bien sûr pas mettre toutes ces images dans mon livre. Voici donc les unicornes que l’on trouve dans certains d’entre eux, du plus ancien au plus récent :
Al Miraj. dans le lus ancien manuscrit connu du Livre des merveilles de la création.. Bayerische Staatsbibliothek, cod arab 464, fol 63r, circa 1280.
Karkadann.. fol 173r.
Harish.. fol 178v.
Shadhavar. fol 181v.
Karkadann. fol 184v.
Karkadann. British Library, ms 0r 14140, fol 31r. Manuscrit arabe, fin du XIVe siècle.
Al Miraj. fol 35r.
Harish, fol 109r.
Karkadann, fol 112r. Le texte n’indique pas que l’animal puisse être domestiqué.
Désolé, pas de shadhavar, le folio est manquant, on ne sait pas à quoi il ressemblait.
Al Miraj. British Library, ms Or 1621, fol 138r. Manuscrit persan, XVIe siècle.
Harish. fol 362r.
Shadhavar. Fol 368r.
Le texte décrit un cheval cornu, mais ne précise pas qu’il est unicorne. Fol 368r.
Harish. Cambridge University Library, ms Nn 3.74, fol 214v. Manuscrit persan, XVIe siècle.
Karkadann, fol 216v.
Shadhavar. fol 217v.
Rhinoceros., fol 220r.
Le buffle et le karkadann.Bibliothèque de Bordeaux, ms 130, p.104. Manuscrit persan, XVIIe siècle.
Al Miraj. p.106
Le harish explique qu’il n’est pas un loup-garou.p.301.
Le shadhavar. p.306.
Le karkadann. p.311.
Ne sachant trop s’il devait représenter le cheval cornu unicorne ou bicorne, l’illustrateur a dessiné les deux. p.360.
Al Miraj. Harvard Library, ms 1972.3, fol 86r. Manuscrit arabe, XVIIe siècle.
Gazelle unicorne. fol 219r.
Comme leurs confrères européens, les enlumineurs arabes s’emmêlent parfois les pinceaux entre leurs différents types de licorne. Le texte de cette page décrit le harish, mais l’image est labellée « karkadan ». fol 226r.
Shadhavar. fol 230v.
Karkadann. fol 233v.
Harish. BNF, ms arabe 2178, fol 233v. XVIIIe siècle.
Shadhavar. fol 238r.
Karkadann, fol 241v.
Harish. Princeton University, ms Garrett no 82G, p.431. Manuscrit persan, XVIIIe siècle.
Shadhavar au dessin d’inspiration chinoise. p.434.
Karkadann bicorne. p.441.
Cheval cornu et renard volant. p.495
[1] Une présentation du texte et une étude très détaillée d’un manuscrit du début du XIVe siècle se trouvent dans la thèse de Stefano Carboni, The Wonders of Creation and the Singularities of Painting, 2015.
Notre imaginaire ne connait aujourd’hui qu’une licorne, blanche, équine et fort sympathique. Les choses ont longtemps été plus compliquées. Les bestiaires médiévaux distinguaient le plus souvent au moins deux quadrupèdes unicornes, l’unicornis ou rhinoceros, ancêtre de notre licorne, et le monoceros, cousin de notre rhinocéros.
Au début du XIIIème siècle, Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d’Acre, distinguait déjà soigneusement le monoceros décrit par Pline du rinoceros attiré par les jeunes vierges:
« D’autres animaux à une seule corne, que les Grecs appellent rhinocéros, portent au milieu du front cette corne très forte et longue de quatre pieds. Cette arme leur suffit pour éventrer un animal quelconque; ils en percent même un éléphant en le frappant aussi dans le ventre, et après l’avoir renversé, ils le tuent. Lorsqu’ils sont saisis par les chasseurs, ces animaux remplis d’orgueil meurent uniquement de colère. Il n’y a pas de chasseurs, si forts qu’ils soient, qui puissent s’en rendre maîtres. Pour y parvenir, ils présentent à leurs regards une jeune fille belle et bien parée; celle-ci ouvre son sein, et aussitôt oubliant toute sa férocité, l’animal vient se reposer sur le sein de la vierge, et est pris alors dans un état d’assoupissement. Le monocéros ou licorne (unicornis) est une autre bête, espèce de monstre horrible, qui a un affreux mugissement, la tête à peu près semblable à celle d’un cerf, le corps d’un cheval, la queue du porc et les pieds de l’éléphant; il est armé au milieu du front d’une corne très pointue; pris, on peut bien le mettre à mort, mais il n’y a aucun moyen connu de le dompter.[1]»
Là encore, je ne pouvais pas mettre dans mon livre autant d’images que je l’aurais souhaité. Voici les représentations de ces deux animaux dans quelques bestiaires. Comme vous allez le voir, même si elle a un peu la même corne, ce n’est clairement pas la même bestiole.
Unicornis, British Harley ms 4751, fol 6v. XIIIe siècle.
Monoceros, fol 15r.
L’antilope et l’unicornis.
Bestiaire latin du XIIIe siècle.
BNF, ms latin 6838B, fol 3v.
La chèvre et le monoceros. Fol 8v.
Deux techniques de chasse différentes pour l’unicornis et le monoceros dans ce bestiaire du XIIIe siècle.
British Library, Harley ms 3244, fol 38r.
fol 42v.
Unicornis, Cambridge University Library, ms Kk 4.25, fol 66v. XIIIe siècle.
Monoceros>/i>, fol 22r. Il a bien la tête de cerf, la queue de cochon et les pattes d’éléphant du monoceros de Pline.
Monoceros. Bestiaire anglais en latin, fin du XIIIe siècle. Cambridge University, Wren ms R 14.9, fol 93v.
unicornis. Foutain Abbey Bestiary, Morgan Library, ms M 890, fol 2r, circa 1320.
Monoceros. fol 4v.
Unicornis, Cambridge Corpus Christi College, ms 53, fol 190v. XIVe siècle.
Monoceros, fol 193r.
Monoceros. Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle. La Haye, Koninklijke Bibliotheek, ms KB KA 16, fol 63r.
En flamand, histoire d’embrouiller un peu les choses, c’est le monoceros qui est charmé par les jeunes vierges, et non l’unicornis.
Unicornis, fol 71r.
Un autre manuscrit flamand du Der Naturen Bloeme.
La Haye, KB, ms KB 76 E4, fol 26v.
et fol 66r.
Unicornis. Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, XIVe siècle. Leiden Univeriteitsbibliotheek, ms BPL 14 A, fol 55v.
L’enlumineur a interprété littéralement la description, empruntée à Pline, du monoceros ayant une tête de cerf et une longue cornes au milieu du front. Fol 54v.
Unicornis.
Bestiaire dit d’Anne Walshe, début XVe siècle.
Kongelige Bibliotek, GKS 1633, fol 5v.
Monoceros, fol 13r.
Unicornis. La Haye, Musée Meermano, ms 10 B 25, fol 4v. XVe siècle.
Monoceros . fol 11v.
Bien sûr, rien n’obligeait à s’arrêter à deux licornes. La corne unique étant une caractéristique relativement ordinaire des créatures exotiques, les bestiaires de la fin du Moyen-Âge n’hésitent pas à en distinguer trois ou quatre variétés. Voici d’ailleurs les distinctions que fait un bestiaire du XIVe siècle :
« La licorne est grant et grosse comme ung cheval, mais plus courtes jambes. Elle est de coulleur tanee. Il est troys maniérés de ces bestes cy nommées licornes. Aucunes ont corps de cheval et teste de cerf et queuhe de sanglier, et si ont cornes noires, plus brunes que les autres. Ceulx-ci ont la corne de deux couldees de long. Aucuns ne nomment pas ces licornes dont nous venons de parler licornes, mais monoteros ou monoceron. L’autre maniére de licornes est appeilee eglisseron, qui est à dire chievre cornue. Ceste-cy est grant et haulte comme ung grant cheval, et semblable à ung chevreul, et ha sa grant corne très aguhe. L’autre maniére de licorne est semblable à un beuf et tachee de taches blanches. Ceste-cy a sa corne entre noire et brune comme la première maniér de licornes dont nous avons parlé. Ceste-cy est furieuze comme ung thoreau, quant elle veoit son ennemy.»[2]
Unicornis. Rochester Bestiary, British Library, Royal ms 12 F XIII, fol 10v. circa 1230.
Monoceros, fol 21r.
Bonnacon. Ce bovidé aux excréments enflammés et pestilentiels n’est habituellement pas représenté unicorne. Ce bestiaire fait ici exception.
L’eale n’est certes pas unicorne, mais ses deux cornes mobiles, très utiles en combat, ressemblent bien à des cornes de licorne. fol 27r.
Monoceros.Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, XIIIe siècle. Detmold, Lippische Landesbibliothek, ms mscr 70, fol 35v.
Onager Indicus. fol 38r.
Unicornis, fol 44r.
Pour faire bon poids, voici un caméléon unicorne, fol 99r.
Monoceros. Thomas de Cantimpré, De natura rerum, fin du XIIIe siècle. Bibliothèque de Valenciennes, ms 320, fol 71r.
Onager Indicus, fol 73v.
Unicornis, fol 80v.
Piscis Monoceros, fol 177r.
À en croire cette miniature, le coup de la jeune vierge marche aussi avec les licornes de mer. Fol 125r.
Monoceros, Thomas de cantimpré, De Natura Rerum, fin du XIIIe siècle. Wroclaw, Bibliothèque universitaire, ms R 174, fol 72r.
Onager Indicus, fol 75r.
Unicornis, fol 82r.
Unicornis, Jacob van Merlant, Der Naturen Bloeme, XIVe siècle. Bremen UB, ms A 39, fol 40r.
Monoceros. Même remarque que pour le manuscrit précédent. Fol 30v.
Le Cyrogillus est habituellement représenté comme un gros chat, ou une sorte de renard, et sans corne. Fol 17v.
Unicornis, Thomas de Cantimpré, De natura rerum, XIVe siècle.
Bibliothèque du Vatican, Bav Pal Lat 1066, fol 77v.
Monoceros, fol 68v.
Onagre, fol 71r.
En flamand, c’est plus simple, unicornis et monoceros deviennent tous deux eenhorn. Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, circa 1320. British Library, Add ms 11390, fol 20r.
fol 26r.
Quant à l’onagre, l’âne sauvage des Indes, il est représenté une fois avec deux cornes, une fois avec une seule. fol 22r.
Le Monoceros. Johannes de Cuba, Ortus Sanitatis, 1491.
L’unicornis.
Le Rinoceron.
Le Rangifer tricorne.
Le monoceros de mer.
Les bestiaires arabes, turcs et persans distinguent aussi plusieurs quadrupèdes unicornes, et la structure du Livre des merveilles du monde de Zakaria al Qazwini, au XIIIe siècle, n’est pas bien différente de celle de son contemporain occidental, le Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais. J’en parlerai dans mon prochain post.
[1] Jacques de Vitry, Histoire des Croisades (Historia Orientalis seu Hierosolymitana), in François Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, Paris, 1825, vol.22, pp.186-187. [2]Le livre des proprietez des bestes qui ont magnitude, force et pouvoir en leur brutalitez, 1512, Bestiaire accompagnant un roman d’Alexandre, cité in Jules Berger de Xivrey, Traditions tératologiques, Paris, 1836.
C’est aussi parce qu’elle est rapide et élégante, sauvage et belle, que la licorne a donné son nom à une marque automobile française, disparue après la seconde guerre mondiale.
« Nous avons procédé à une enquête, nos lecteurs s’en souviennent, recherchant les causes de l’adoption par les industriels du cycle et de l’automobile de la marque de fabrique symbolisant leur firme. Nous avons dit pourquoi un oiseau de mer avait été choisi par un constructeur de cycles. Nous avons poursuivi notre enquête en demandant à une des plus importantes maisons d’automobiles les motifs qui avaient présidé au choix de « La Licorne » pour symboliser la voiture que nous voyons aujourd’hui. L’ancien champion cycliste Corre, célèbre par ses performances de Bordeaux-Paris et des 24 heures, avait créé une marque d’automobile portant son nom. En 1907, un industriel, M. Lestienne, s’intéressa à cette affaire. Il voulut alors accoler au nom de Corre une épithète superlative synthétisant toutes les qualités de la voiture que cette nouvelle société allait lancer. M. Lestienne, ses fils et le directeur de la maison, M. Baudot, s’étaient réunis pour dénicher cette enseigne qui devrait un jour convier le monde. Les uns proposaient « Le pur-sang », mais cette marque était déjà déposée; les autres optaient pour « La Cavale » mais ce mot pouvait être interprété d’une manière argotique et prêter à équivoque. Les noms de «Centaure » et d’ « Hippogriffe » étaient mis en avant, mais à chacun on trouvait de valables objections. Les imaginations de ces messieurs vagabondaient vers de mythologiques pensées, sans trouver le nom précis. Tout en cherchant, M. Lestienne jouait avec sa bague qu’il laissa tomber. M. Baudot se précipite pour la ramasser et avant de la remettre il la contemple sur toutes ses faces. C’est alors qu’il voit gravée sur le chaton une superbe licorne. Il propose de suite cette appellation pour la nouvelle firme, représentant les armes du président de leur conseil d’administration. M. Lestienne se défendit, mais les arguments des administrateurs l’emportèrent. En effet, la licorne, a dit Voltaire, représente force, puissance, finesse, simplicité et douceur[1]. Ce magique et fabuleux animal symbolisant toutes les qualités que les administrateurs désiraient donner à leur voiture, l’unanimité se fit sur ce nom; la marque était créée ! Depuis ce jour l’héraldique animal darde sans cesse sa pointe acérée vers la victoire. Corre-La Licorne est aujourd’hui dans l’esprit de tous; à tel point que bien des provinciaux ne connaissent M Baudot que sous le nom de Corre et n’appellent M. Lestienne que M. Licorne. »
— L’Auto – Vélo, 14 janvier 1926
[1] Allusion sans doute à cette phrase de La Princesse de Babylone : « C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre.»
Biplace la licorne, 1906.
Photo Alf van Beem, Wikimedia Commons.
Le siège de Corre – La Licorne à Neuilly dans les années 1910.
Passage du tour de France automobile, 1920.
Camionette La Licorne, 1926.
Photo Joachim Koller, Wikimedia Commons.
L’Illustration, 1933.
La licorne, 1933.
La Licorne se fit rapidement connaître par quelques succès dans des courses automobile, mais des choix industriels versatiles, hésitant comme la blanche bête entre robustesse et légèreté, entre force et vitesse, entre utilitaires et voitures de dames, entre sport et tourisme, l’empêchèrent de rencontrer un succès durable.
Lithographie, L’équipe La licorne dans le tour de France 1913..
Lithographie, L’équipe La licorne dans le tour de France 1912.
Déjà surtout connue pour ses grèves à répétition et ses patrons de chocs peu portés sur la négociation, La Licorne alourdit quelque peu son dossier durant l’occupation, quand elle fut rachetée par l’italien Bugatti et produisit des voitures électriques et des véhicules tout-terrain pour l’armée allemande. À la libération, le constructeur ne fit pas partie des entreprises choisies par l’état pour le plan de relance de l’industrie automobile.
La Licorne tenta sans grand succès de se reconvertir dans les camionnettes et dans les tracteurs ; même si l’on croise dans mon livre une ou deux licornes de labour, cela collait quand même moins avec l’image de la blanche bête. L’activité cessa en 1949, et les ateliers furent repris par d’autres constructeurs, Berliet puis Renault.
Les fauteuils licornes du designer Vladimir Kagan, très à la mode dans les années soixante, ont des teintes blanches ou beiges et surtout reposent sur un socle en V qui n’est pas sans rappeler la corne de la licorne et donnent l’impression qu’ils sont prêts à décoller.
Vladimir Kagan, Fauteuil licorne.
Cleveland Art Museum.
Blanche, pure et surtout rapide, fendant l’air de corne effilée, tout semblait d’ailleurs prédestiner la licorne à devenir un avion ou, plus encore, une fusée. Pourtant, alors même que les licornes ailées se font nombreuses depuis une vingtaine d’années, cela n’a jamais été le cas, et les licornes, qui ne sont plus des voitures, sont surtout restées des bateaux. L’image médiévale et donc peu moderne de la bête, son glissement récent vers les univers ésotériques ou enfantins à l’opposé de la rigueur scientifique, ont sans doute découragé des ingénieurs un peu trop sérieux.
Où l’on découvre que Bucéphale, le cheval anthropophage d’Alexandre le Grand, était aussi un peu licorne.
Le Roman d’Alexandre, aujourd’hui un peu oublié, fut, au Moyen-Âge un véritable blockbuster multiculturel dont il existe des centaines de manuscrits, souvent luxueusement enluminés. Bucéphale y est souvent armé d’une corne, et parfois de deux, voire trois. Voici quelques manuscrits que vous pouvez feuilleter en ligne pour découvrir des images de Bucéphale en licorne, bicorne ou tricorne.
Sur les premiers manuscrits européens enluminés du Roman d’Alexandre, Bucéphale est parfois représenté tricorne – deux cornes latérales parce qu’il a, comme son nom l’indique, une tête de bœuf, auxquelles s’ajoute une corne centrale pour des raisons un peu plus compliquées que j’explique dans mon livre. C’est par exemple le cas sur le manuscrit Royal ms 20 a V de la British Library, sans doute copié dans le nord de la France au début du XIVe siècle. Les trois cornes de Bucéphale y sont spiralées à la manière des licornes.
Fol 9v.
Alexandre mène ses troupes au combat, fol 43v.
Alexandre affronte des dragons qui ont l’air de gros toutous, fol 48v.
Alexandre combat je ne sais pas trop quoi, mais ça a l’air méchant. Fol 74r.
Plus ou moins à la même date, un autre enlumineur a imaginé de donner à Bucéphale deux cornes latérales et bovines, pointées vers le haut, et une corne de licorne plus agressive, pointée vers l’avant. Ce manuscrit, le Su 20, se trouve à la Bibliothèque royale de Stockholm.
Bucéphale est amené à Alexandre, fol 8r.
Alexandre combat les armées du roi Nicolas, fol 8v.
Les armées perses s’enfuient, et Alexandre capture la famille de Darius, fol 29r.
Alexandre affronte Porus en duel, fol 52r.
Plus modestement, d’autres artistes se contentent de donner à la monture du roi de Macédoine deux cornes. Cela n’en fait pas encore une licorne, mais ce n’est quand même plus vraiment un cheval comme les autres. C’est par exemple le cas dans le Harley ms 4979 de la British Library.
Darius a l’air de se douter qu’il y aembrouille. Fol 44r.
Comment Alexandre trouva les hommes et femmes qui vivaient tous nus et habitaient dans des caves. Fol 56v.
Alexandre et “les gens qui estoient grands comme des géants”.
Comment le roi Alexandre se batailla à bêtes sauvages qui avaient une corne tranchante comme une épée et dentée comme une scie. Bref, des licornes, fol 71v.
Bucéphale présenté à Philippe et Alexandre, fol 34r.
Alexandre entre en Italie (oui, je sais, il n’y est jamais allé, mais il n’a pas non plus tué de licornes ou de dragons), fol 37r.
Alexandre reçoit les clefs de la cité d’Abdyra, fol 44r.
Alexandre combat Porus en duel, fol 70r.
Sur un manuscrit en latin copié en Italie du Sud, le latin 8501 de la Bibliothèque nationale, aux illustrations de facture plus modeste, Bucéphale est unicorne, mais cela n’en fait pas une licorne. Cet élégant destrier n’a ni la longue corne, ni les pattes d’éléphant, ni la silhouette pataude des licornes d’Inde qu’il est bien sûr amené à affronter.
Sicut rex alexander preliavit con bestia habente cornua III et occiderunt eam. Fol 31v.
Sicut rex alexander solus preliavit con rege poro yndie et eum supinavit d’equo. Fol 32v.
cComodo alexander preliavit cum bestiis salvaticis que habebant cornua terricantes in capite. Fol 50r.
Comodo Alexander preliavit con bestiis que habebant octo pedes & octo occulos & duo cornua in capite. Fol 53r.
La monture d’Alexandre est parfois décrite comme ayant non seulement une corne de licorne, mais aussi une queue de paon. C’est le cas sur ce manuscrit en français du milieu du XVe siècle, le LDUT 456 de la bibliothèque du Petit Palais, à Paris.
La traversée risque d’être un peu compliquée….. fol 219v.
Alexandre dans la grotte du val périlleux. Bucéphale n’a pas l’air rassuré. fol 226r.
Alexandre combat les monstres de l’Inde, fol 250r.
La mort de Bucéphale, fol 263r.
Ce manuscrit est contemporain d’un épais recueil, également en français, qui se trouve à Londres, à la British Library, le Royal ms 15 e VI. Sur les 25 premières pages, abondamment illustrées de miniatures petites et très détaillées, se trouve un récit sensiblement plus bref des aventures d’Alexandre de Macédoine. Bucéphale, dont la robe grise blanchit sur les dernières images, peut-être un changement d’enlumineur, y est armé d’une toute petite corne que l’on devine parfois à peine.
Alexandre contre les crabes géants, fol 15v.
Alexandre contre les cyclopes, fol 21r.
Alexandre contre les licornes, fol 21r. Notez que Bucéphale, bien qu’unicorne, n’est pas une licorne. Sa corne est plus petite, et ses sabots sont pleins.
Alexandre rencontre les blemmyes, fol 21v.
Sur un autre manuscrit du XVe siècle, le français 1942 de la Bibliothèque nationale, Bucéphale a bien la tête de bœuf à laquelle il devrait son nom, mais il n’a qu’une seule corne. l’ensemble lui confère une silhouette assez particulière.
Les armées d’Alexandre se préparent au combat, fol 16v.
Bucéphale cuirassé, fol 79r.
L’ennemi a des éléphants, mais on a un taureau licorne ! Fol 108r.
Les armées d’Alexandre combattent celles de Darius, fol 22v.
Alexandre en Inde affronte les éléphants, fol 42v.
La mort de Bucéphale, fol 59r.
Dans les versions russes du Roman d’Alexandre, Bucéphale est presque toujours représenté unicorne. Sur ce manuscrit du XVIIe siècle, le F.XVII.8 de la Bibliothèque Nationale de Russie, à Saint-Petersbourg, il est armé d’une longue corne dorée, et porte au côté une marque en forme de tête de taureau, autre explication de son nom de Bucéphale.
L’armée d’Alexandre en campagne. Notez le petit dragon au bout de la lance de l’un des soldats. Fol 50v.
Alexandre mène ses chevaliers au combat, fol.110r.
La mort du roi Darius – enfin, je pense, il faudrait qu’un russophone me confirme que c’est bien lui. Fol 145v.
Il en va de même sur troisième manuscrit russe, aux dessins plus déliés, le F.XV.54, de nouveau à Saint Petersbourg, c’est quand même plus logique qu’à Dublin. Je pourrais continuer avec d’autres manuscrits russes, mais ils finissent par se ressembler tous un peu
Fol 62r
Les monstres de l’Inde, fol 77r
Fol 90r.
Les peuples monstrueux de l’Inde, fol 134v.
Et pour terminer, quelques images en vrac. Beaucoup proviennent des nombreux manuscrits du Roman d’Alexandre qui ne sont pas entièrement numérisés ou qui sont peu illustrés. D’autres agrémentent des textes comme l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui ne consacrent que quelques pages, et donc quelques images, au conquérant de l’Inde et de ses merveilles.
Bucéphale était anthropophage. Première page d’un roman d’Alexandre copié vers 1400.
Oxford, Bodleian Library, ms Bodl 264, fol 2r.
Histoire ancienne jusqu’à César, XIVe siècle. Les prêtres de Jérusalem devant lesquels se prosterne Alexandre ont de bonnes têtes d’évêques.
Historia Alexandri Magnin, XIIIe siècle. La corne est si petite qu’on la distingue à peine, voire pas du tout sur la plupart des images de ce très beau manuscrit sur vélin.
Leipzig, Bibliothèque universitaire, ms Rep II 143, fol 9r.
Curieusement, le peintre qui enlumina ce manuscrit du roman d’Alexandre n’a armé Bucéphale de cornes que sur deux images, la première, où il est présenté à Alexandre par Aristote.
Et la dernière, l’enterrement de Bucéphale.
British Library, Royal ms 20 b XX, fol 81r.
Ce dessin plus récent a été ajouté dans la marge d’un manuscrit du roman d’Alexandre.
Le Mans, Bibliothèque municipale, ms 103.
Alexandre dompte Bucéphale. Wauchier de Denain, L’histoire ancienne jusqu’à César, XIVe siècle.
BNF, ms fr 246, fol 92r.
Le roman de toute chevalerie, , XIVe siècle.
BNF, ms fr 24364, fol 4r.
Roman d’Alexandre en latin, circa 1400.
Bibliothèque du Vatican, Vat lat 7190, fol 2v.
J’affirme un peu imprudemment dans mon livre ne pas avoir trouvé, parmi les assez nombreuses tapisseries illustrant l’histoire d’Alexandre, de Bucéphale unicorne. J’avais mal cherché, il y en a au moins une. Dans les collections du Petit Palais, mais elle n’est pas exposée, se trouve une tapisserie quelque peu confuse de la fin du XVe siècle illustrant la guerre entre le jeune Alexandre et le roi Nicolas d’Arménie. Le macédonien y chevauche un Bucéphale armé d’une courte corne noire et recourbée. Sur une tapisserie de la même époque, qui se trouve à Gènes à la Villa del Principe, Bucéphale arbore deux courtes cornes droites et spiralées [1].
Alexandre et Nicolas, tapisserie flamande, circa 1475, Petit Palais.
La jeunesse d’Alexandre. Gènes, Villa del Principe.
Guillaume de la Perrière,
Le théâtre des bons engins, 1539.
[1] Collectif, L’Histoire d’Alexandre dans les tapisseries au XVe siècle, 2014.