➕ Les Este et les Borromée

Les Farnese, dont je parle dans mon livre, ne furent pas la seule grande famille italienne de la Renaissance à faire de l’unicorne son emblème. La licorne des Farnese était sensuelle, celle des Este était politique et religieuse, et celle des Borromée plutôt guerrière.

À la vierge à la licorne des Farnese, la famille rivale des Este, à Ferrare, préféra l’autre scène emblématique, l’autre légende, celle de la licorne purifiant les eaux pour que les autres animaux puissent la boire en toute sécurité.

Borso d’Este (1413-1471) avait deux animaux emblématiques, la licorne et le worbas. Ce dernier, corps de lynx, queue de sirène et ailes de griffon, est absent du bestiaire médiéval et semble bien être une invention de la Renaissance allemande ou italienne. Selon l’image qu’il voulait donner, dangereuse ou pacifique, guerrière ou diplomate, le rusé Borso préférait l’une ou l’autre créature.

Toutes deux figurent sur bien des pages de ce qui est sans doute le plus beau manuscrit enluminé du XVIe siècle, la bible de Borso d’Este, aujourd’hui à la bibliothèque de Modène. La licorne y est le plus souvent représentée seule, dans une position accroupie, assise sur ses pattes arrière, trempant la pointe de sa corne dans une fontaine, devant un palmier symbole de la résurrection. On la voit aussi parfois aux côtés d’un cerf, autre animal christique, ou s’attaquant à un dragon, donc un serpent, figure du démon. Le message est politique autant que religieux, mais on est très loin, chez le brutal Borso, des double sens et de l’érotisme de l’iconographie farnésienne.

En 1542, accompagné de  l’empereur Frédéric III de retour de Rome où il venait d’épouser Eléonore de Portugal, Borso d’Este fit dans Ferrare une entrée remarquée, «dans un char tiré par quatre licornes artificielles, sur lequel se trouvait un palmier dans lequel était assise la Charité brandissant une torche enflammée[1] » – sobre et de bon goût.

Les quelques mariages entre les deux grandes familles rivales des Este et des Farnese auraient pu donner à quelque peintre de cour l’idée de représenter les deux scènes de la vierge à la licorne et de la licorne purifiant les eaux sur le même tableau. J’ai cherché un peu, mais je n’ai rien trouvé.


Plus au Nord, la famille lombarde des Borromée adopta au XVe siècle des armoiries complexes, sur les lesquelles une licorne rampante pointe sa corne vers un serpent. Ce serpent, de la bouche duquel s’échappe un enfant, était l’emblème des Visconti, famille alliée des Borromée, mais la licorne était l’ennemie des serpents. On peut donc, selon l’humeur, voir dans la scène une signe de l’alliance indéfectible entre les familles, également illustrée par le fameux nœud borroméen, ou une sorte de mise en garde…

Quoi qu’il en fut, la licorne des Borromée était un animal puissant, rapide et sauvage, que l’on n’imagine ni se reposant dans le giron d’une jeune vierge, ni même prenant le temps de tremper tranquillement sa corne dans les eaux d’un fleuve. Elle est rampante, debout sur ses pattes antérieures, sur le blason familial. Elle est mise en scène sans finesse dans les palais et jardins baroques que la famille Borromée fit construire au XVIIe siècle sur Isola Bella, l’une des îles du Lac Majeur.

Surplombant les jardins, une statue de licorne montée par un amour ailé y semble prête à s’envoler – mais elle n’a pas d’ailes, cela viendra bien plus tard.

La licorne est aussi à l’honneur sur deux des tapisseries flamandes du XVIe siècle qui décorent la galerie du palais. Sur l’une, une variante de la scène traditionnelle du combat entre le lion et la licorne se termine d’une manière plus favorable à cette dernière, qui embroche sur sa corne le fauve coincé contre un arbre. Sur l’autre, une licorne grise à l’épaisse crinière tient tête aux attaques de deux lions, une panthère et un dragon. Plus ancienne que le palais, cette suite de tentures montrant des combats d’animaux, peut-être issue du même atelier que la série à la girafe unicorne qui se trouve à Cracovie au musée du Wavel, n’a pas été réalisée pour les Borromée, mais la présence de la licorne au centre de ces deux scènes a certainement motivé son acquisition.

Virginale et érotique chez les Farnese, christique et pacifique chez les Este, fière et sauvage chez les Borromée, la licorne de l’Italie de la Renaissance pouvait donc, selon les besoins et les circonstances, hériter de l’une ou l’autre des qualités, des natures disait-on alors, de l’unicorne médiéval.


[1] Edmund G. Gardner, Dukes and Poets of Ferrara, 1904, p.75.

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