➕ Les licornes de Paris

Du musée de Cluny à l’atelier de Gustave Moreau, en passant par le Louvre, de Saint-Étienne du Mont à Saint-Jean de Montmartre en passant par Notre Dame, un petit tour des licornes à voir à Paris.

Imaginez des nuées d’oiseaux multicolores nichées parmi les gargouilles de Notre-Dame ; imaginez que, sur les Champs-Élysées, le feuillage des arbres diffuse à la nuit une douce lumière mordorée ; imaginez des sirènes dans la Seine ; imaginez une ondine pour chaque fontaine, une dryade pour chaque square ; imaginez des saules rieurs qui s’esclaffent ; imaginez des chats ailés, un rien pédants, discutant philosophie ; imaginez le bois de Vincennes peuplé de farfadets sous les dolmens ; imaginez, au comptoir des bistrots, des gnomes en bras de chemise, la casquette de guingois et le mégot sur l’oreille ; imaginez la tour Eiffel bâtie dans un bois blanc qui chante à la lune ; imaginez de minuscules dragons bigarrés chassant les insectes au ras des pelouses du Luxembourg et happant au vol les cristaux de soufre que leur jettent les enfants ; imaginez des chênes centenaires, et sages, et bavards ; imaginez une licorne dans le parc des Buttes-Chaumont.

— Pierre Pevel, Le Paris des Merveilles.

Les blanches licornes des six tapisseries de millefleurs rouges ne sont pas seules au musée de Cluny. Sur la toute dernière des douze tentures de la vie de Saint Étienne, une licorne est au premier rang des animaux sauvages veillant le corps du martyr. Une aquamanile allemande du XIVe siècle, en alliage de cuivre et forme de licorne, attire l’œil dans l’une des premières salles. Une vierge passe une corde au cou d’une licorne sur un petit retable italien en verre églomisé, c’est à dire peint à la feuille d’or, de la fin du Moyen Âge.

Même si l’objet n’est plus si rare, il faut bien sûr citer aussi la corne de licorne, ou plutôt la défense de narval, probablement celle qui, jusqu’à la révolution, se trouvait dans le trésor des rois de France à l’abbaye de Saint Denis. Elle fut longtemps exposée avec les tapisseries de la Dame à la licorne, puis dans les thermes romains. À en croire le site du musée, elle ne serait plus visible aujourd’hui, ce qui me surprend un peu et qui serait dommage – à vérifier à la réouverture du musée, début 2022.

L’arche de Noé
Vitrail de l’église Saint-Étienne du Mont, à Paris, XVIe-XIXe siècle.

Tout près de là, sur les vitraux de l’église Saint-Étienne du Mont, derrière le Panthéon, la licorne ne fait pas partie du petit groupe de bêtes sauvages réunis autour du corps du martyr, mais elle est présente dans l’Arche de Noé ; pour l’admirer, il vous faudra demander à accéder à la chapelle de la Communion, en arrière de l’église elle-même, ce qui ne pose habituellement aucun problème.

Redescendez ensuite vers Saint-Germain, entrez dans « l’hôtel », 13 rue des Beaux-Arts, et regardez en l’air, vous aurez une petite idée de ce que c’est qu’être une licorne. 

Paolo Uccello, détail de La bataille de San Romano, la contre-attaque de Michelotto da Cotignola, circa 1455, Musée du Louvre.

Curieusement, le musée du Louvre est relativement pauvre en licornes, du moins en licornes de premier plan. Je n’y connais qu’un seul tableau avec une licorne, et elle y est assez discrète, sur l’étendard du condottiere Micheletto da Cotignola, durant la dernière scène de la bataille de San Romano – cet étendard n’apparaît ni sur la première scène, qui se trouve à Londres à la National Gallery, ni sur la deuxième à Florence, à la Galerie des Offices.

Une vaste série d’objets – assiettes, coupes, plaquettes, revers de miroirs – en porcelaine émaillée des XVIe et XVIIe siècles sont exposés dans le département des objets d’art. Leurs couleurs vives, leurs reliefs arrondis, choquent le goût d’aujourd’hui, et le visiteur plus soucieux de plaisir esthétique que d’histoire ne daigne pas toujours leur accorder un regard. Qui le fait constatera cependant que les scènes de l’embarquement dans l’arche ou d’Orphée charmant les animaux y sont fréquemment représentées et que, seule de toutes les créatures issues de l’imaginaire antique ou médiéval, la licorne y figure régulièrement.

La belle médaille de Pisanello en l’honneur de Cécila Gonzaga est aussi au Louvre, mais quand j’y suis passé, c’était son avers, sans licorne, qui était visible. Je ne crois pas non plus que soit exposé le curieux dessin de léonard de Vinci, l’Allégorie au miroir solaire – allégorie d’on ne sait pas trop quoi d’ailleurs, les deux hypothèses qui tiennent la corde étant la transmutation alchimique (comme d’habitude) et la sodomie (c’est plus original). Vous risquez de ne pas voir la licorne sur la tapisserie flamande de La Chasse à l’éléphant, regardez bien, à l’arrière-plan, à gauche. Sur une feuille d’un très beau manuscrit enluminé de l’Histoire ancienne jusqu’à César, César s’apprête à franchir le Rubicon sur un cheval blanc caparaçonné dont le chanfrein est armé d’une petite corne métallique et spiralée qui en fait presque une licorne.

Les licornes du Louvre les plus connues, les seules dont vous avez peut-être un jour entendu parler, sont des sculptures. Les plus anciennes sont une fine statuette de l’âge du fer, trouvée en Iran, représentant un quadrupède unicorne portant deux vases sur son dos, et un sceau de Bactriane où l’on voit, si l’on en croit la notice, « la déesse de l’eau assise sur un lion a tête de serpent-dragon unicorne ». La bête unicorne fait face au griffon sur la plaque d’ivoire sculptée dite « du paradis terrestre », qui date sans doute du IXe siècle.

Plus récente, sur le tombeau sculpté de Renée d’Orléans-Longueville, morte en 1515 à l’âge de sept ans, une petite licorne de marbre portant les armes familiales symbolise la pureté de la jeune fille. D’autres licornes héraldiques ornent les côtés de l’enfeu.

Dans le Marais, Le Musée de la chasse et de la nature, à Paris, est un lieu curieux, tout à la fois musée des plus classiques et réflexion ironique sur les pratiques muséographiques. La petite salle consacrée à la licorne se présente comme un cabinet de curiosités, où l’on trouve corne, mais aussi fumées (crottes), empreintes et statuettes de licorne, ainsi que quelques autres classiques des chambres des merveilles, bezoard et mandragore. Si par malheur la défense de narval de Cluny n’est vraiment plus visible, il y en a une autre là-bas. Il y en a aussi une dans un bureau à l’Élysée, et dans quelques salons privés qui ne sont pas plus accessibles.

Le cabinet de la licorne au Musée de la chasse et de la nature, à Paris.
Chez un antiquaire parisien. C’est un peu cher pour moi, mais si cela vous intéresse, écrivez-moi, je vous donne l’adresse.

Les chimères unicornes de Notre Dame dessinées par Viollet-le-Duc ? J’ai cru comprendre qu’elles n’avaient pas été trop abimées par l’incendie, j’irai voir quand on le pourra. Pour plus de détails, il vous faudra acheter mon livre, où tout un chapitre est consacré au bestiaire de pierre.

Une photo des années 1880, peu après la restauration de la cathédrale. Chimères et gargouilles de Notre Dame, insensibles au feu comme il convient à des créatures diaboliques, ont presque toutes survécu à l’incendie d’avril 2019.
Cornell University Library, collection Andrew Dickson White.

Bien des licornes héraldiques passent et rampent sur les frontons et les salons des immeubles parisiens. Je n’en citerai qu’un, l’hôtel Lambert, sur l’Île Saint-Louis. Le salon des bains était décoré de fresques marines sur lesquelles apparaissait le capricorne unicorne, licorne marinée en langue héraldique, du blason des Lambert de Thorigny. Ce salon a été détruit par un incendie en 2013, mais il reste, sur le fronton de l’immeuble, le blason des Czartoryski, qui avaient acheté l’hôtel au XIXe siècle, supporté lui par deux licornes issantes, dont on ne voit que la tête et les membres antérieurs, et que l’on peut donc aussi imaginer marinées.

Je ne crois pas qu’il y ait de licornes à l’hôtel de ville de Paris, mais il y en avait quelques unes dans l’Église Saint-Jean-en-Grève, qui fut détruite en 1800 pour permettre son agrandissement. Elles ornaient la pierre tombale et l’épitaphe de Jacques Guillemeau, ami et successeur d’Ambroise Paré dans la charge de chirurgien du roi. J’ignore si la licorne était depuis longtemps sur les armes familiales, où si son adoption par Jacques Guillemeau était un clin d’œil à son maître, dont il avait traduit les œuvres, parmi lesquelles le discours de la licorne, en latin.

Bien loin de tout cela, derrière l’église de la Trinité, la maison de famille qui servait d’atelier à Gustave Moreau est sans doute mon musée parisien préféré. Les licornes y sont partout sur les tableaux éponymes, mais aussi sur toutes les versions du Poète persan et sur bien des dessins et études que vous pouvez feuilleter dans de longs tiroirs, plus ou moins bien classés par périodes et par thèmes.

Quelques pas de plus vers le Nord et vous arriverez à l’Église Saint-Jean de Montmartre, la première église en béton armé de France, construite dans les années 1900. Ses vitraux, dessinés par Jac Galland, sont bien plus récents que ceux de Saint-Étienne du Mont, et la représentation d’un cavalier de l’apocalypse aux côtés d’une blanche cavale à la corne dorée assez peu académique, mais impressionnante.

Les parisiens ont donc quelques licornes mais, surtout, ils croient aux licornes, ou du moins y croyaient-ils à la veille de la révolution, à en croire Louis Sébastien Mercier dans son célèbre Tableau de Paris : « J’ai vu d’honnêtes bourgeois, d’ailleurs instruits des pièces de théâtre et bons Raciniens, qui d’après les estampes et les statues croyaient fermement à l’existence des sirènes, des sphinx, des licornes et du phénix ; ils me disaient “nous avons vu dans un cabinet des cornes de licornes”. Il a fallu leur apprendre que c’était la dépouille d’un poisson de mer; et c’est ainsi qu’il faut aux Parisiens, non leur donner de l’esprit, mais leur désenseigner la sottise, comme dit Montaigne ».

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *