📖 Le Camphur et le Pirassoipi

Je ne pouvais bien sûr pas mettre dans mon livre l’intégralité des textes d’André Thévet sur la licorne et ses cousins Camphur et Pirassoipi. Voici donc les passages des Singularités de la France Antarctique et le la Cosmographie Universelle consacrés aux quadrupèdes unicornes, suivis de quelques autres textes montrant comment ils ont été reçus par les contemporains du cosmographe.

Portrait d’André Thevet, Cosmographie Universelle, 1575.

Voici l’intégralité des passages qu’André Thévet consacre, dans ses différents ouvrages, aux quadrupèdes unicornes :

Les Singularités de la France antarctique autrement nommée Amérique et de plusieurs terres et îles découvertes de notre temps, par F. André Thevet, natif d’Angoulême, Paris, 1557.

Chapitre XXII : Du Promontoire de Bonne Espérance
…Il s’y trouve aussi grande quantité d’ânes sauvages, et une autre espèce portant une corne entre les deux yeux , longue de deux pieds. J’en vis une étant en la ville d’Alexandrie, qui est en Égypte, qu’un seigneur turc apportait de Mecha, laquelle il disait avoir même vertu contre le venin, comme celle d’une licorne. Aristote appelle cette espèce d’âne à corne, âne des Indes.

Chapitre XXIII : De l’Île de Madagascar
De bêtes il y a l’éléphant en grand nombre, deux sortes de bêtes unicornes, dont l’une est l’âne indique, n’ayant le pied fourché, comme ceux qui se trouvent au pays de Perse, l’autre est ce que l’on appelle Oryx ou pied fourchu. Il ne s’y trouve point d’ânes sauvages, sinon en terre ferme. Qu’il y ait des licornes, je n’en ai eu aucune connaissance. Vrai est qu’étant aux Indes Amériques quelques sauvages nous vinrent voir de bien soixante ou quatre vingt lieues, lesquels comme nous les interrogions de plusieurs choses nous récitèrent qu’il y avait grand nombre de certaines bêtes, grandes comme une espèce de vaches sauvages qu’ils ont, portant une seule corne au front, longue d’une brasse ou environ. Mais que ce soient licornes ou onagres, je n’en puis rien assurer, n’en ayant eu autre connaissance.

La Cosmographie universelle d’André Thevet, cosmographe du Roi, illustrée de diverses figures des choses plus remarquables vues par l’auteur et inconnues de nos anciens et modernes , Paris, 1575.

Tome I, Livre III, chapitre 16, fol.95: De l’Île de Triste, du Basilic, Naharaph, bête farouche, et rêveries des anciens.
Davantage, entre ce promontoire et celui des Courantes, ainsi appelé à cause que la mer est si courante, que vous jugeriez à la voir que ce fut une rivière… Là se trouvent plusieurs sortes d’animaux, différents en espèce de ceux de la Basse Afrique, entre autres un que ceux du pays nomment Naharaph, et d’autres Monocéros, ayant la tête et crin d’un cheval. Or quoique cette bête se plaise et aime près de la mer et autres lieux marécageux, si n’est-ce pourtant le cheval marin [hippopotame], et moins ce qu’on estime la licorne. Car si on veut dire que sa corne ait les mêmes propriétés et vertus contre le venin, aussi bien a celle du rhinocéros. Et qui plus est le monocéros fait la guerre contre l’éléphant et autres bêtes farouches. Mais j’estime plutôt que les licornes, qu’on appelle et que j’ai vues ès maisons des princes et grands seigneurs gardées comme choses très exquises et précieuses, sont du monocéros et non d’un autre animal.

Le Pirassoipi, Cosmographie Universelle, 1575.
Notez la silhouette de l’animal, entre licorne et lama, et les bolas utilisés pour le capturer.

Tome I, Livre V, Chapitre 5, fol.128-131: De l’Île de Cadamoth, avec un gentil traité de la licorne.
Au désembarquement de ces indiens y avait un grand seigneur de Turquie, de ceux qui portent le titre de sangeaz, qui sont comme sous-gouverneurs des provinces & grands capitaines, les plus favoris après les Bachas en la maison du Grand Turc. Lequel venait d’Éthiopie, des royaumes d’Adel et d’Obas, ou le grand seigneur l’avait envoyé en ambassade pour traiter alliance avec les étrangers, qui couraient jusqu’à la Mer Rouge et avaient pillé tout plein d’îles aux entours du Golfe, sans épargner même les îles de terre ferme. Ce Turc nous fit assez bon visage et s’accosta fort privément des chrétiens, grecs et maronites avec lesquels j’étais. Même durant notre séjour en l’île, après nous avoir montré plusieurs singularités, il fit apporter une corne qui avait été sciée et néanmoins encore longue d’un pied et demi, de la partie la plus proche de la tête (vu qu’encore il y tenait du poil de la bête, d’une couleur cendrée et grisâtre) dont il faisait fort grand estime, comme de chose rare et précieuse. Auquel comme un de notre compagnie riche marchand Candiot, curieux de savoir toutes choses, demanda si ce n’était pas de la bête que les chrétiens et autres nations appellent licorne, tant chantée par nos ancêtres et jamais vue de pas un. Le Turc, homme de peu de parole, répondit que non et que nous nous abusions de penser et croire qu’il y eut de telles bêtes comme nous les peignions. Ne niant pas de ma part que toute ma vie n’eusse été de cette opinion. Et afin que vous ne pensiez désormais, disait-il, que la licorne soit telle qu’on vous la figure, la bête qui porte cette corne est grande comme un taureau de cinq à six mois (affirmant l’avoir vue en vie) & porte une seule corne droite tout au sommet de la tête et non au front ainsi que l’on feint de l’autre. Oyant ce discours il me vint en mémoire une corne que j’avais vue quatre ans auparavant en la ville de Venise, et en ma grande jeunesse une autre en l’abbaye de Saint-Denis en France, peu différentes en grosseur. Combien que de la longueur je n’eusse pu juger, n’ayant de cette-ci que la partie la plus proche de la chair. En outre il décrivit la bête en cette façon, disant qu’elle avait les pieds et les jambes peu différents des ânes de notre Europe, mais les poils plus longs et les oreilles semblables à celles du rangifère, animal assez connu de la part de la terre qui est sous les deux pôles. Et jaçoit qu’il ne contestât cette corne être de licorne, s’il lui attribuait-il les propriétés que nos bailleurs de bayes lui donnent, de quoi il voulait faire l’expérience devant nous, comme depuis je vis quatre ou cinq mois après étant en Égypte en la ville d’Alexandrie, à laquelle j’ai demeuré deux ans et neuf mois. Mais afin que je dise ce mot de la folle croyance de ceux qui pensent qu’il y ait des licornes, que quoiqu’elles soient bêtes farouches, si s’amourachent-elles pourtant des filles, et se plaisent tellement à les contempler qu’elles sont prises par ce moyen. Quand, dis-je, l’on ouit faire ces beaux contes, ne vous semble-t-il pas ouïr les vieilles auprès du feu avec leurs discours de Mélusine? Pour cette cause ne se faut arrêter à l’opinion de Pline, Munster, Solin, Strabo et quelques modernes qui célèbrent tant la licorne, vu que quelques excellents et savant hommes qu’ils aient été, si ce n’est pas cette ci la première, ni la seule, non la centième de leurs fautes et mensonges. M’assurant que si eux et d’autres qui ont écrit devant eussent eu la connaissance des choses comme moi, et vu les pays et régions que j’ai traversés, à grand peine se fussent oubliés jusques à là, que de faire croire à la postérité ce qu’ils avaient songé, sans s’enquérir plus avant de la certitude des choses. Qui est celui qui ajoutera foi audit Pline, disant que près le fleuve Gange et au pays voisins se trouvent des griffons, oiseaux de si grande force qu’ils portent un homme armé, et icelui tout à cheval, en l’air, et en vont prendre curée ? Qui pourra croire ce qu’il affirme des Sirènes en mer, suivant comme vérité les fables d’Homère à la navigation d’Ulysse? Qu’il y a une région d’hommes qui ont la tête comme un chien, et de ceux qui n’ont qu’un pied…… Ne voilà pas de beaux contes, et aussi plaisants que pouvaient être ce qu’aucun assurent avoir vu des satyres, pour ce qu’il y a une île qui en porte le nom. Quant à Louis Barthème, je sais qu’il se fait accroire d’avoir vu des licornes à La Mecque, mais c’est une chose avancée par lui. Pour autant que s’il y en avait en l’Arabie heureuse, où est bâtie cette ville, je les eusse aussi bien vues, ayant passé les trois Arabies, et peut être plus diligemment visitées qu’il le fit oncques. Au reste, quoique je n’ai voyagé jusques au fleuve Gange, si n’en ai pas été trop loin, et ai si curieusement fait enquête et recherche de toute chose, que mon plus grand plaisir et soin a toujours été de savoir la vérité de ceux même du pays, tant seigneurs, marchands qu’esclaves, m’étant adressé jusques aux plus notables de ceux qui avaient visité de plus près les montagnes de Comul, Naugracot, Ussonte, Carazan, Ceila, Garmi, Macha, Suza et autres pays voisins de cette grande rivière. Desquels toutefois je n’ai pu onc tirer, pour quelque peine que j’y ai mise, ce que le vulgaire croit sur ceci: qui tous généralement ne savent que c’est. Je demanderais donc volontiers, si les étrangers en sont plus assurés que ceux du pays, qui sont aussi curieux que nous, de choses tant rares. Et à vous dire la vérité, ces cornes que l’on nous fait voir en France ou ailleurs sous le nom de licorne sont d’autres bêtes que celles qu’on nous représente en peinture. Et ne faut s’arrêter simplement sur ce mot latin Unicorne, nom général à toute bête n’ayant qu’une corne, comme aussi le psalmiste en parlant ne la spécifie point, vu qu’il ne décrit rien que la fureur d’icelle. Étant ébahis, d’où vient que nous voulons prendre appui sur l’antiquité touchant la preuve de ceci, encore que pas un des anciens n’en ait eu connaissance. Joint, que si les Romains eussent oui parler de chose si exquise, ils en eussent aussi bien recouvert et mis en leurs monnaies et médailles qu’ils ont fait des crocodiles, éléphants, aigles, panthères, lions, tigres et autres bêtes étrangères et monstrueuses. Les anciens simplicistes ont bien connu la corne indique, mais encore est elle toute différente à celle dont nous parlons. Qui me fait penser que ce soit quelque dent d’éléphant ainsi crénelée et mise en œuvre. Que si l’on trouve mauvais cet avis, qu’ils regardent comme les déniaiseurs, qui se trouvent en Levant, vendent les rouelles de dents de Rohart pour licornes (ce que j’ai vu faire) et qu’ils les creusent et allongent tout à leur aise, et lors ils confesseront que ce que je dis est véritable. Ou bien que ce soit l’âne indique, le monocéros ou rhinocéros, desquels cette corne nous est élargie, sans s’amuser à la couleur, d’autant que celles que nous voyons par deçà sont envieillies et par ainsi se blanchissent par l’injure du temps, là où naturellement le dehors est rougeâtre, le dessous blanc et le dedans tirant sur le noir. Que si l’on veut prendre argument sur sa vertu et propriété, que l’on dit être fort singulière contre tout venin et poison, encore ai-je ma cause gagnée: pource que ce n’est pas celle de l’âne indique seule qui attire à soi le venin, mais plusieurs autres ont ces mêmes effets… J’ai vu une tête de rhinocéros à un charlatan au Grand Caire, qu’il estimait beaucoup, avec plusieurs autres singularités, et qui faisait preuve de la vertu de ces cornes. Mais quand tout est dit, il ne se trouve guère bête en ces quartiers là dont la corne n’ait quelque merveilleux effet pour la santé des hommes. Que l’on applique donc celle d’une Alce ou âne sauvage, qui est une espèce de ce qu’on appelle onagre, des Rangifères (comme si l’on voulait dire bête portant trois rameaux de cornes) ou des girafes et vous verrez si tout cela n’a pas effort et vrai effet contre le venin. Et afin de n’aller si loin prenez simplement de la corne de cerf et la faites brûler et mettez les cendres où les serpents vont, vous connaîtrez par expérience qu’il n’y en demeurera pas un. En la province qui est le long de la rivière de Plate se trouve une bête que les sauvages appellent Pirassouppi, grande comme un mulet, et sa tête quasi semblable, velue en forme d’un ours, un peu plus colorée, tirant sur le fauve et ayant les pieds fendus comme un cerf. Ce Pirassouppi a deux cornes fort longues, sans ramures, fort élevées et qui approchent de ces licornes tant estimées et desquelles se servent les sauvages lorsqu’ils sont blessés et mordus de bêtes ou poissons portant venins, les mettant dans de l’eau par l’espace de six ou sept heures et puis la faisant boire au patient, qui s’en trouve incontinent tout allégé. Le roi sauvage nommé Coniambec qui se tenait de mon temps à la rivière des Vases apporta à notre capitaine une de ces peaux conroyée, avec la moitié de la corne, laquelle il prisait beaucoup, et m’ayant été baillée en possession pour la garder, la vermine du pays me la gâta toute, quatre ou cinq mois après. Le portrait de laquelle je vous ai bien voulu représenter ici au naturel, et la manière dont usent ces barbares pour la tuer, savoir avec grosses boules de fer, pesant dix à douze livres, attachées avec des nerfs d’autres bêtes sauvages par un bout et l’autre à leur bras. Dont aussi ils mangent la chair qui est merveilleusement bonne. Ne voulant oublier en passant que ledit roi sauvage portait à son cou une certaine pierre, faite en ovale, de la grosseur d’un œuf, qu’il disait avoir été trouvée dans la tête de ce gentil animal, ayant une merveilleuse force contre le Haut mal et le flux de sang8. En l’Antarctique nos sauvages avaient certaines autres cornes desquelles ils touchaient leurs enfants, lorsqu’ils leur pertuisaient les lèvres, pour leur mettre ces pierres vertes que tous y portent, comme chose belle et ceci disent-ils afin que la plaie ne s’envenime, usant avec cela de fumigation de ces cornes pour chasser les bêtes venimeuses et portant poison. Puis donc que le rhinocéros et monocéros sont tant estimés pour cette grande propriété, que le Pirassouppi montre ces effets en choses pareilles, et que l’âne indique a force contre le venin, que sert-il de chercher ce qui n’est point et de quoi nos pères n’eurent jamais connaissance qu’en peinture. C’est abuser trop évidemment à quelques allemands et italiens d’ordonner et faire croire en leurs préceptes je ne sais combien de dragmes de licorne, comme s’ils étaient en quelque pays où cette bête fût aussi connue et facile à recouvrer, comme sont les chèvres en Limousin ou les moutons en Berry. Suffise vous que tous ces monstres et miracles sont aussi véritables comme le lieu où ils se trouvent est connu par les anciens et les modernes: Encore que Paul Jove nous l’ait voulu faire accroire par ses écrits, aussi bien que le bon père Laurent Surius allemand, en son histoire des choses mémorables advenues de notre temps, lequel n’a aucune raison ni preuve de son dire, sinon qu’il nous amène en jeu la corne de licorne que le pape Clément donna au roi François Premier9. Je ne fais point de doute sur leur vertu, quoique les fins drogueurs du Levant les accoutrent ainsi de quelque dent d’éléphant, et les rendent pour vraies, attendu que je sais qu’il n’est chose sous le ciel, soit entre les animaux, soit entre les plantes et minéraux, à qui la nature n’ait donné quelque force. Voilà donc ce que j’avais de longtemps envie d’avertir le lecteur, pour ôter l’opinion mal fondée de plusieurs hommes doctes, tant grecs que latins, même des rois, princes et monarques, pour le fait de la licorne…

André Thévet situait le Pirassoupi en Amérique du Sud, mais sa description prend la forme d’une digression dans un chapitre consacré au Moyen-Orient. Ambroise Paré avait lu un peu vite, et fit donc de la bête une licorne d’Arabie. L’imprimeur à son tour lut tout cela un peu vite, et c’est ainsi que le Pirassoipi devint une espèce de licorne d’Iatlie.

Livre XI, chapitre 19, fol.403-404 (Après une assez bonne description du rhinocéros, et le récit de son combat contre l’éléphant):
Quant au monocéros, c’est une autre beste, laquelle jamais je ne vis. mais me suis laissé dire à quelques éthiopiens y en avoir en leur pays dans trois forêts qu’ils appellent en leur langage Corborbach, Egillard et Arade, ainsi nommées à cause des biches qui y fourmillent. De la corne [du rhinocéros], ils s’en servent à diverses choses. Premièrement, elle est bonne et profitable contre tout le venin, si que les Indiens étant morts et blessés de quelque serpent ou bête venimeuse, ils ont leur recours à cette corne. Qui me fait penser que ce qu’on attribue à la licorne soit la propriété de celui-ci, ou que ces morceaux de licorne qu’on nous montre soit de la corne du rhinocéros. Car de la licorne ne peuvent-elles être, vu que, ainsi que j’ai dit ailleurs, il y a autant de licornes telles que nous les décrivent Pline, Solin et Munster , comme de Phénix ou de griffons.»

Le Camphur, Cosmographie Universelle, 1575.

Livre XII, Chapitre 5, fol.431-432:
Le Roy de Moluque, nommé camphruch, vit comme un pourceau sans connaissance de religion, que par fantaisie: et lequel, outre sa femme, tient deux ou trois cent jeunes filles desquelles on lui a fait présent, et de plusieurs en a des enfants. Ce nom de Camphruch est le nom d’une bête amphibie, qui participe de l’eau et de la terre, comme le crocodile. Or cette bête est de la grandeur d’une biche, ayant une corne au front, mobile, comme pourrait être la crête d’un coq d’Inde, et est de longueur de trois pieds et demi et la plus ronde grosseur est comme le bras d’un homme, pleine de poil autour du col, qui est tirant à la couleur grisâtre. Elle a deux pattes qui lui servent de nager dans l’eau douce et salée, faites comme celles d’une oie, et vit la plupart de poisson, et les autres deux pieds de devant faits comme ceux d’un cerf ou biche. Il y a quelques-uns qui sont persuadés que c’est une espèce de licorne, et que sa corne, qui est rare et riche, est très excellente contre le venin. Le Roi de l’île porte volontiers son nom.

Ce camphur et ce pirassoipi peints à l’aquarelle font partie des papiers personnels du naturaliste italien Ulysse Aldrovandi (1522-1605), conservés à l’université de Bologne, mais aucun des deux animaux ne figurent dans son traité sur les quadrupèdes. Ils ont sans doute été peints d’après Thévet ou Paré.

Même si la localisation géographique a changé, la bête ayant migré de l’ Afrique du Sud à l’Indonésie, c’est sans doute ce passage des mémoires du savant et voyageur portugais Garcia da Orta qui a inspiré à André Thévet l’idée du camphur :
« Au reste les aucteurs escrivent tant de choses incertaines du Monocerot, que par là il est aisé à juger qu’ils n’en ont jamais vu. Je raconteray en cest endroit ce que i’en ay appris par personnes dignes de foy. Ils disent qu’entre le promontoire de bonne Espérance & celuy que vulgairement on appelle des Courantes, ils ont vu une certaine espèce d’animal terrestre, encores qu’il se plait aussi fort en la mer, lequel avoit la tête & le crin d’un cheval (toutes-fois que ce n’estoit pas vn cheval marin ayant une corne de deux empans de long, mobile & laquelle tournoit tantost à dextre, tantost à senestre, tantost la haussant , tantost la baissant. Que cest animal combat furieusement contre l’Elephant , & que sa corne est fort prisée contre les venins. Dont ils avoyent fait l’essay, ayant donné à boire de poison à deux chiens, l’un desquels, à qui on avoit fait boire double quantité dudit venin, ayant avalé de la poudre de ladite corne avec de leau, soudain avoit esté guery, & l’autre auquel on n’avoit donné que bien peu de ladicte poison fans luy faire prendre de la corne susdite , eftoit tombé roide mort tout incontinent.» [1]

L’une des licornes représentées, mais non décrite spécifiquement dans le texte, dans une édition « augmentée » et assez décousue de l’Historia Animalium de Conrad Gesner.,
Gesnerus redivivus, auctus et emendatus oder allegemines Thierbuch, Francfort, 1669.

François de Belleforest, qui avait encore moins voyagé que Thévet, avait traduit et augmenté la Cosmographie du suisse Sebastian Munster. Thévet était donc un concurrent direct sur le petit marché des Cosmographies universelles, et ils ne s’appréciaient guère. Voici ce qu’il pensait des passages ou André Thévet assure ne pas croire à l’existence des licornes :
« Vous oyez un qui a vu des licornes, vous lisez les bons, et anciens et modernes, auteurs qui la témoignent, vous oyez l’Écriture Sainte qui l’autorise, vous en avez les cornes et sentez l’expérience de la vertu que Dieu y a mise, et cependant un seul homme vous détournera seul avec ses folles persuasions de croire ce que vous voyez, et le tout contre la vérité même que vous touchez de vos mains ».
Et ce qu’il dit de la corne de licorne de Saint-Denis :
« Au-dessus de la chasse de saint Louis Roi de France est le crucifix d’or qui est une pièce belle et riche à merveille, et au-dessous dudit crucifix on voit un caveau ou Dagobert fit mettre les corps saints des martyrs, jusqu’à ce que l’abbé Suger les mit où ils sont à présent, et en un coin de ce caveau est cette licorne qu’on estime la plus belle pièce qui se voie guère en Europe, comme celle qui a six pieds et demi de longueur, et laquelle Thevet dit n’être point corne de licorne, mais plutôt une dent d’éléphant, à cause qu’il nie (contre l’opinion de tous, et sans raison de son côté qui vaille) qu’il y ait de telles bêtes au monde, comme s’il avait vu la centième partie de ce qui est contenu en l’univers, ou lu la millième des bons auteurs qui le convainquent d’imposture et de mensonge. »[2]

Pierre Pomet, Histoire naturelle des drogues, 1575

La réputation de vantardise de Thevet était telle qu’on lui a parfois attribué plus de mensonges qu’il n’en avait réellement écrit. On lit ainsi en 1690, dans le dictionnaire d’Antoine Furetière, à propos de Jérôme Lobo que « cet auteur est fort suspect, aussi bien qu’André Thevet, qui écrit que le Roy de Monomotapa le mena à la chasse de la licorne, qui est fréquente, dit-il, en son royaume; & qu’il luy fit présent de deux cornes de licornes, qu’il rapporta en France, dont il en donna une au Roy, qui est celle qu’on voit à présent au Trésor de saint Denis, & il croit qu’elle vient des dents d’éléphant travaillées par les ouvriers. »
Même si les récits de Thévet ne sont pas toujours des plus cohérents, il est quand même excessif de lui faire dire successivement qu’il a lui-même offert au roi la corne exposée à Saint-Denis, offerte par le roi de Monomotapa à l’issue d’une chasse à la licorne, puis que cette corne est un faux réalisé à partir d’une défense d’éléphant. De fait, seule cette seconde affirmation se trouve effectivement dans les œuvres du cosmographe, qui n’écrit nulle part avoir chassé la licorne dans le nouveau monde.


Louis Charbonneau Lassay, Le Bestiaire du Christ, 1940

Le dernier et peut-être le plus curieux épisode de l’histoire du camphur et du pirassoipi est leur réapparition inattendue, en 1940, dans un ouvrage bizarre et hors du temps, farci d’erreurs et d’approximations, Le Bestiaire du Christ de Louis Charbonneau-Lassay.
L’invention du Pirassoupi y est attribuée à « des symbolistes » qui jusqu’alors s’en étaient désintéressés, et permet à l’auteur d’expliquer le singulier pluriel de la Vulgate, « protège moi de la colère du lion et des cornes de la licorne ». Thevet, qui évite soigneusement de trop parler de religion dans ses œuvres, était pourtant tout sauf un mystique.
Fréquentes dans les travaux sur la licorne, les références au Bestiaire du Christ, texte médiocre mais finalement assez inoffensif, sont surtout l’un des codes permettant aujourd’hui aux ésotéristes et traditionalistes d’extrême-droite de se reconnaître.


[1] Garcias ab Horto, Histoire des drogues, espiceries et de certains medicamens qui naissent ès Indes, Paris, 1602 (1563), livre I, ch.14, p.77.
[2] La Cosmographie universelle de tout le Monde, auteur en partie Munster mais beaucoup plus augmentée, ornée et enrichie, par François de Belleforest, Comingeois, 1575.

La twonicorn des Simpsons.


📖 Licornes d’Amérique

Voici quelques témoignages et images de la présence de licorne en Amérique qui n’ont pas trouvé place dans mon livre. Il y en a d’autres….

Dans ma thèse, j’étais passé un peu à côté des licornes d’Amérique, traitant essentiellement de celles d’Afrique et d’Asie. On a pourtant beaucoup cru, aux XVIe XVIIe siècle, à la présence de licornes en Amérique du Nord, mais je m’en suis vraiment rendu compte qu’en préparant mon livre.

Andrès Bernaldez, compagnon de Christophe Colomb, rapporte que, lors de son deuxième voyage, « d’autres furent le long de la plage et découvrirent les traces d’énormes bêtes pourvues de cinq griffes : c’était une chose épouvantable. Ils estimèrent qu’il s’agissait de griffons. Celles des autres bêtes étaient, d’après eux, des traces de lions[1] ». Hernando Colomb, le fils de Colomb qui l’accompagnait dans son quatrième voyage en 1502 rapporte que «  en débarquant nous vîmes que les habitants avaient leurs demeures dans le feuillage des arbres, tout comme les oiseaux : sur des pieux placés entre deux branches, se trouvent construites leurs cabanes, car ce nom convient mieux que celui de maison. Nous ne savions pas quelle était la véritable raison de cette coutume étrange, mais nous pensâmes qu’ils agissaient ainsi de peur des griffons qu’il y a dans ce pays, ou par crainte des ennemis[2] ». Des griffons, donc, mais nulle licorne dans les récits des tous premiers européens arrivés au Nouveau monde. Elles n’allaient pourtant pas tarder à pointer le bout de leur corne.

L’anglais John Hawkins rapporte en 1564 que « Les Indiens de Floride portent autour du cou des morceaux de corne de licorne… Ils ont chez eux beaucoup de ces licornes, et disent que c’est un animal à corne unique, qui trempe sa corne dans l’eau avant de boire… on pense qu’il y a non seulement des licornes, mais aussi des lions… En effet, le lion est l’ennemi de la licorne, car toute bête a son ennemi… et là où se trouve l’un, l’autre ne peut être absent[3]». On pouvait donc de simples dents de requins portées par les indigènes déduire la présence en Floride non seulement de licornes, mais aussi de lions !

En 1576, Humphrey Gilbert tenta de convaincre la Reine d’Angleterre Elizabeth de financer les recherches du passage du nord-ouest. Il dut affronter les arguments d’Anthony Jenkinson, partisan du passage du nord-est. Ce dernier se prévalait entre autres de la découverte d’une corne de licorne sur la côte de «Tartarie», c’est-à-dire au-delà de la Finlande. La licorne vivant en Inde, cette corne apportée par la mer aurait donc prouvé l’existence de ce passage du Nord-Est. Je ne résisterai pas au plaisir de citer dans son anglais savoureux la réponse d’Humphrey Gilbert: « First, it is doubtful whether those barbarous do know an Unicornes horne, yea, or no: and if it were one, yet it is not credible that the Sea could have driven it so farre, being of such nature that it will not swimme… There is a beast called Asinus Indicus (whose horn most like it was) which hath but one horn like an Unicorne in his forehead, whereof there is great plenty in all the north parts thereunto adjoyning, as in Lappia, Norvegia, Finnmarke. And as Albertus saieth, there is a fish which hath but one horne in his forehead like to an Unicorne, and therefore it seemeth very doubtful from whence it came and whether it were Unicorne’s horne, yea, or no[4] ». Humphrey Gilbert assimile ici le renne et l’âne indien d’Élien, ce dernier vivant donc en Scandinavie, ce que son nom n’aurait jamais laissé deviner, mais les distingue très soigneusement de la véritable licorne, toujours censée vivre en Inde.

Historia navigationis Martini Forbisseri Angli praetoris sive capitanei, A.C. 1577.

L’Atlas de Mercator, à la même époque, suspecte également la présence de licornes sinon au Canada, du moins au Groënland  : « Groenland prend son nom de la verdeur, car Groen en flaman signifie verd en François… Tout ce pays est plein d’ours cruels, avec lesquels les habitans ont une guerre continuelle. Il y a aussi des renards &, si ce qu’on dit est vray, des licornes.[5]  ».

Les représentations des quatre continents – l’Océanie, ou Terre Australe, n’en étant pas encore vraiment un – est fréquent dans l’iconographie des années 1600. Chaque partie du monde est habituellement représenté par un indigène et un animal, parfois par un char. L’animal le plus fréquemment utilisé pour représenter l’Amérique est le tatou, qui avait fortement impressionné les premiers visiteurs, mais il laisse pargois la place à la licorne.

S’il y avait des licornes en Amérique, il y en avait dans les nombreux défilés qui, à l’occasion de fêtes ou de visites royales, mettaient en scène parfois de véritables indiens ramenés du Nouveau Monde, plus souvent des comédiens vêtus de feuilles et de plumes C’est ainsi que, «  l’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour, pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux sur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes[6] ». À l’été 1662, une grande fête costumée réunit aux Tuileries toute la cour de Louis XIV. Lors du défilé qui suivit, le duc de Guise et son entourage étaient déguisés en « sauvages amériquains », montés sur des chevaux grimés en licornes[7].

Les descriptions détaillées de ces animaux sont rares, mais – cet Estat du Nouveau Mexique, dans un traité de géographie du XVIIe siècle, laisse deviner une confusion avec le lama – qui n’a pourtant pas de corne :
«  L’Air y est extrêmement froid, & couvert par des brouillards qui y règnent , particulièrement en Septembre & en Octobre. L’on n’y voit presque partout que des Landes ou des terres pierreuses , & peu propres à rapporter des grains. Le long des rivières on trouve des valons où il y a quelques pâturages qui nourrissent des vaches d’une figure extraordinaire : Elles ont la tête comme celle d’un Bouc, le poil autour du col pareil à celuy du lion, & une bosse fur le dos comme les chameaux : La chair en est délicate, la peau propre à faire des habits & à couvrir des cabanes ; les nerfs servent à faire les cordes de leurs arcs, & leur fiente, quand elle est sèche , à faire du feu. Ils s ‘habillent aussi de la peau d’un animal qu’on prend pour une Licorne, parce qu’il a la tête armée d’une petite corne.[8] »

D’autres descriptions ne font que reprendre ce qui se disait déjà des licornes d’Orient. Un portrait précis d’une licorne d’Amérique du Nord se trouve dans un texte paru en allemand et en hollandais[9], à la fin du XVIIème siècle, à une date où ces régions commençaient pourtant à être bien connues. Die unbekannte neue Welt (Le nouveau monde inconnu) est une longue description des diverses régions de l’Amérique, rédigée par un géographe hollandais, Olfert Dapper, qui s’était spécialisé dans ces traités abondamment illustrés, compilés d’après des sources hétéroclites et peu soucieux d’exactitude ; on lui doit également des ouvrages comparables sur le Moyen-Orient, la Chine, l’Afrique, les Îles de l’océan Indien. OOn peut reconnaître dans sa licorne l’âne indique de Ctésias, aux yeux bleus sombres, mais on y retrouve surtout le monocéros de Pline : « On voit souvent près de la frontière canadienne, nous dit le médecin allemand, des animaux ressemblant à des chevaux, mais avec des sabots fendus, le poil dru, une corne longue et droite au milieu du front, la queue d’un porc, les yeux noirs et le cou d’un cerf[10]». Les yeux bleus profonds sont devenus noirs, mais la seule entorse notable à la description classique est l’absence de toute mention de la couleur du poil, qui permet à l’auteur comme au lecteur de le voir blanc s’il le souhaite, et la transformation de la tête de cerf, difficilement compatible avec la licorne archétypale, en un plus modeste cou de cerf que l’on peut imaginer supportant un chef chevalin. Sur la gravure très réaliste qui illustre ce passage, on voit un superbe aigle d’Amérique emporter une licorne au pelage clair correspondant assez bien à la description. On notera notamment le soin avec lequel le graveur a représenté la queue tire-bouchonnée comme celle d’un porc. La présence, pour le moins suspecte, de palmiers à la frontière canadienne ne doit pas nous surprendre. Comme la licorne, même s’ils existaient réellement, ailleurs, ces arbres étaient, surtout pour un graveur hollandais, une figure exotique typique.
En un autre lieu du même ouvrage, les licornes d’Amérique du Nord sont décrites comme « des chevaux sauvages au front armé d’une longue corne, avec une tête de cerf, ayant le poil de la belette, le cou court, une crinière pendant d’un seul côté, les pattes fines, des sabots de chèvre[11] ». La crinière asymétrique et le poil de belette permettent de reconnaître sans le moindre doute les deux animaux observés deux siècles plus tôt à La Mecque par Luigi Barthema. Rien d’exceptionnel ou de neuf, donc, dans ces unicornes du Nouveau monde, sinon un habitat quelque peu excentrique.


[1] Andres Bernaldez, Memorias del reinado de los reyes catolicos, cité in jean-Pierre Sanchez, Mythes et légendes de la conquête de l’Amérique, 1996.
[2] Hernando Colon, Historia del almirante Don Cristobal de Colon, cité in J.P. Sanchez, ibid.
[3] Hakluyt’s Voyages, extra series, Glasgow ,1904, vol.VII, p.418.
[4] «Premièrement, il est douteux que ces barbares connaissent la corne de licorne. Et si c’en est une, il est impossible que la mer l’ait amené de si loin, puisqu’elle ne flotte pas… Il y a un animal appelé Asinus indicus (dont la corne ressemble à celle-ci) qui a comme la licorne une corne unique sur le front, et ces animaux sont très nombreux dans les pays du Nord, Laponie, Norvège, Finlande. Et comme l’a dit Albert [Le Grand] il y a un poisson qui porte une corne au front comme la licorne, et par conséquent on ne sait trop d’ou vient ceci, et si c’est oui ou non une corne de licorne.» 
Richard Hakluyt, Voyages in Search of the North-West Passage, Londres, 1886, p.55.
[5] Gérard Mercator, Atlas ou représentation du monde universel et des parties d’icelui, Amsterdam, 1633, vol.1, p.73
[6]  Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669.
[7] Julien Lacroix, Quand les français jouaient aux sauvages, le carrousel de 1662, in Journal of Canadian Art History, vol 3, 1/2, 1976.
[8] Alain Manesson-Mallet, Description de l’univers contenant les différents systèmes du monde, 1683.
[9] Albertus Montanus, De nieuwe en onbekende weereld of beschrijving van America en’t Zuid-land,  Amsterdam, 1667.
Olfert Dapper, Die  unbekannte neue Welt, Amsterdam, 1673.
[10] Olfert Dapper, Die unbekannte neue Welt, Amsterdam ,1673, pp.145-146.
[11] Ibid. p.241

📖 La licorne entre en ville

Les entrées royales et autres défilés des XVIe et XVIIe siècle sont assez bien documentés, et la licorne, qui n’est alors bien sûr qu’un cheval déguisé, y tient souvent un rôle. Je cite quelques uns des livres d’entrée imprimés à l’occasion dans mon livre, en voici d’autres. Il serait assez aisé de continuer la liste.

Quelques jours après, le 2 octobre, le Roi & la Reine firent leur entrée triomphante dans Rouen ? Il ne se peut rien ajouter à la magnificence de cette entrée. Tout ce qu’on peut imaginer de plus extraordinaire dans ces sortes de réjouissances fut mis en exécution. On y voioit un arc de triomphe, des Licornes qui tiroient un char, des Elephans , ou des Chevaux travestis en Elephans, qui portoient ur leur dos des tours, & beaucoup de choses semblables […]
Pour donner quelque idée du goût de ces tems-là, j’ai crû devoir mettre ici en cinq planches : premièrement , les figures des Licornes , ou des Chevaux cornus comme la Licorne , qui tirent le char de la Religion, repréfentée par une femme tenant fur la main une Eglise. Elle est accompagnée de plusieurs autres femmes couronnées. Derrière le char est un homme qui porte une petite statue de la Sainte Vierge , tenant le petit enfant Jésus. Ceux qui conduisent les Licornes sont vêtus comme des Orientaux.

— Bernard de Montfaucon, Les Monumens de la monarchie françoise, Paris, 1733

Ledict comte estoit monté et armé comme en tel cas il apartient : et estoit son destrier couvert d’un demy satin verd, selon mon souvenir : et sçay bien que par-dessus la couverte avoit cinq licornes richement brodées.
[…]
Apres luy venoyent quatre chevaux couverts, de velours noir chargé d’orfaverie dorée et blanche, moult-richement, et avoyent lesdicts chevaux chanfrains d’argent, dont issoit une longue corne tenant au front, à manière de licorne ; et furent icelles tortivees d’or et d’argent.

Mémoires de Messire Olivier de la Marche, Maître d’hôtel de Charles le Témérairre, circa 1500.

Auprez d’icelluy monastère, jouxte l’église Saincte Croix, estoit eslevee une petite establye bien proprement accoustree, et en icelle estoit une motte de terre, sur laquelle estoyt ung escu my party de France et de Bretaigne soubz une couronne ; de costé d’icelluy escu ung cerf, d’aultre costé une lycorne, bien faicts a merveilles, et lesquelles bestes soustenoyent ledict escu en mouvant leurs testes et les inclynant vers le Roy. En icelle establye estoyt escript ce que s’ensuyt :
Quand la Lycorne et le grand Cerf
L’armarye tiennent ensemble,
Il n’est ennemy qui ne tremble
Et qu’ilz ne rendent a eux serf.

L’entrée du roi Louis XII et de la reine à Rouen, 1508

Et un peu après marchoyent quatre bacines ou trompettes devant un chariot triomphant sur lequel estoit le dieu Mars, armé de toutes pièces, assis en une chaire triomphale battue en or et en azur : ledit chariot enrichi d’or et d’argent, autour duquel estoyent pourtraites choses servantes aux armes, comme instrumens de guerre, conduit par six hommes sylvestres. Devant lequel estoyent les neuf preux magnifiquement en ordre, vestus de draps de soye de diverses couleurs, enrichis de broderies ; trois vestus à la judaïque : c’est à savoir, Josué, David et Judas Machabeus, montez sur un éléphant, un chameau et un cerf; Hector, Alexandre et Jules César à la turque, montez sur une licorne, un griffon et un dromadaire, lesquelles bestes estoyent encaparençonnées de draps de soye à broderie, si bien pourtraites sur le vif, et ayant tels mouvemens qu’il sembloyt estre naturelles ; et Artur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon, vestus à la françoise, montez sur coursiers faisant pennades et sauts si à propos qu’il n’est possible de mieux faire.

— Charles de Bourgueville de Bras, Entrée triomphante du roi François Ier faite en la ville et université de Caen, en l’an mil cinq cent trente deux, avec l’ordre très exquis en icelui tenu.

Les anciens avaient leurs chariots de guerre à faux tranchantes, les Chars de leurs Princes , ceux de leurs Triomphateurs, & ceux de leurs Divinités. Les uns étaient tirez par deux chevaux seulement, les autres par quatre, six, huit, ou dix attelés de front. Ils y attelaient aussi quelquefois des lions, des ours, des licornes, des bœufs, des cerfs , des éléphants, des rhinocéros, des dragons, des aigles, des loups, des daims, et d’autres animaux selon les diverses choses qu’ils voulaient représenter. Pour représenter les licornes, les éléphants, et quelques autres animaux, on se sert des chevaux que l’on déguise en diverses formes. On travestit aussi des hommes en ours, en lions, en tigres, et en autres animaux de basse taille.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

L’an 1615 on fit un autre Ballet de Chevaux en cette même Cour , pour l’arrivée du Prince d’Urbin. Il y eut grand nombre de machines tirées par des lions, des cerfs , des élephants et des rhinocerots. Comme on représentait le Triomphe d’Amour sur la Guerre, les quatre parties du Monde suivirent le Char du victorieux surur autant de Chariots. Celui de l’Europe était tiré par des chevaux, celui de l’Afrique par des éléphants, celuy de l’Asie par des chameaux , et celui de l’Amérique par des licornes.

— Claude François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669

Au Moyen Âge, les rois mages étaient le plus souvent représentés à pied ou à cheval, plus rarement en bateau. Ce n’est qu’à la Renaissance qu’ils deviennent des figures exotiques, arrivant dès lors aussi parfois à dos de chameau. Puisqu’il y avait en Orient, de l’avis général, des chameaux, des éléphants et des licornes, il n’est pas étonnant que, lors des fêtes de Louvain en 1594, Melchior, Gaspard et Balthasar arrivent respectivement montés sur un chameau, un éléphant et une licorne.

Les triomphes antiques étaient aussi imaginés ainsi, sans que l’on sache bien si les licornes représentées tirant le char d’Artémise, ou portant le jeune Césarion, fils de César et Cléopatre, étaient dans lesprit du peintre ou graveur de simples chevaux grimés ou de véritables unicornes.

➕ Neil Gaiman, Stardust, 1999

Un jeune homme, une étoile, une licorne, sept frères, un arbre et la reine des sorcières.

Traduction de Frédérique Le Boucher

Et, soudain, il y eut un fracas épouvantable, là-bas, de l’autre côté de la clairière – au cœur des futaies semblait-il –, puis un grand cri inarticulé. C’est alors qu’un énorme cheval blanc surgit dans la lumière. Ses flancs lacérés ruisselaient de sang. Il chargea à travers la clairière, puis volta et, baissant la tête, s’apprêta à affronter son poursuivant. Ce dernier bondit à sa suite avec un rugissement si terrifiant que Tristran en eut la chair de poule. C’était un lion, mais un lion qui ne ressemblait en rien à celui que Tristran avait vu, un jour, à la foire d’un village voisin : une pauvre bête édentée aux yeux chassieux et au pelage mité. Ce lion-ci était gigantesque et presque doré dans le soleil tardif. Il déboula dans la clairière, puis se figea et riva les yeux sur son adversaire en retroussant les babines.
Le cheval blanc semblait terrorisé. Une lueur de folie dansait dans ses prunelles de jais et un mélange d’écume et de sang souillait sa crinière en bataille. C’est alors que Tristran aperçut la longue corne d’ivoire qui lui ornait le front. Tout à coup, la licorne se cabra et s’ébroua avec des hennissements de terreur. Un de ses sabots heurta le lion à l’épaule. Le fauve poussa un hurlement de chat échaudé et recula d’un bond. Puis, tout en restant à distance respectueuse, il se mit à tourner autour de sa rivale, sans quitter des yeux le redoutable rostre qui demeurait pointé sur lui. Tous les sens aux aguets, la licorne suivait le moindre de ses mouvements.
— Arrêtez-les, chuchota l’étoile. Ils vont s’entre-tuer.
Le lion défia son adversaire d’un grondement menaçant. Ce fut d’abord comme un lointain roulement de tonnerre qui allait s’amplifiant et s’acheva par un formidable rugissement qui fit trembler ciel et terre. Même les rochers tressautaient. C’est alors que le lion attaqua. La licorne plongea, corne en avant. Bientôt, la clairière ne fut plus qu’or, pourpre et argent mêlés. Agrippé au dos de sa proie, emprisonnant son cou dans l’étau de ses mâchoires, les crocs plantés dans sa chair, le lion lui labourait les flancs de ses longues griffes acérées. La licorne gémissait, ruait et se roulait dans l’herbe pour déloger le félin. Mais elle avait beau donner de la corne, des dents et des sabots, s’efforçant par tous les moyens de l’atteindre, son tortionnaire conservait l’avantage.
— Je vous en prie, faites quelque chose, le supplia la jeune fille, d’un ton pressant. Le lion va la massacrer.
Tristran lui aurait volontiers expliqué qu’à trop s’approcher des bêtes en furie, il ne pourrait guère y gagner que coups de sabots et de griffes à l’envi, voire de se faire embrocher, hacher menu et dévorer, et que, si, par miracle, il réussissait à y survivre, il ne voyait toujours pas ce qu’il aurait pu faire, n’ayant pas même, à portée de la main, le moindre seau d’eau : instrument essentiel de la méthode wallienne pour séparer les animaux belliqueux qui se battaient entre eux. Mais, toutes ces belles pensées n’avaient pas encore eu le temps de lui traverser l’esprit que Tristran Thorn se trouvait déjà au centre de la clairière et si près des bêtes qu’en étendant le bras il aurait pu les toucher. L’odeur du lion était forte, animale, terrifiante et la supplique dans les yeux noirs de la licorne, intolérable.

Lion et Licorne pour la couronne se battaient, songea-t-il, se remémorant la vieille comptine.
Dans toute la ville, le Lion la Licorne poursuivait
Il la frappa une fois
Il la frappa deux fois
De toutes ses forces, trois fois de suite il la frappa
Que ne ferait-on pour rester roi ?

Et, sans plus attendre, il ramassa la couronne – qui était lourde et lisse comme du plomb –, puis, se dirigeant vers les combattants, s’adressa au lion avec cette façon toute particulière qu’il avait de parler aux béliers enragés, brebis rétives et autres quadrupèdes par trop agités sur les terres de son père :
— Là, là… tout doux, tout doux… la voilà ta couronne…
Tel un gros chat malmenant une écharpe, le lion secouait la licorne entre ses mâchoires. Il lança à Tristran un regard dans lequel se lisait la plus vive perplexité.
— Salut, fit Tristran.
Et, sur ces bonnes paroles, il tendit la couronne vers le grand fauve à la crinière tout emmêlée de feuilles et de petites boules de bardane.
— Tu as gagné, lui dit-il, se rapprochant d’un pas. Lâche la licorne, maintenant. Laisse-la partir.
Il tendit alors des mains tremblantes et couronna le lion.

Le lion sauta lourdement à bas de sa proie, puis, tête haute, se mit à arpenter la clairière en silence, dans une attitude régalienne. Parvenu à la lisière de la forêt, il prit le temps de lécher consciencieusement ses blessures de sa grande langue toute rouge, puis, avec un ronronnement de tremblement de terre, s’enfonça dans la forêt.
L’étoile clopina jusqu’à la licorne. Les yeux clos, l’animal demeurait prostré dans l’herbe ensanglantée et la jeune fille s’assit tant bien que mal près de lui, sa jambe cassée étendue sur le côté. Puis elle commença à lui caresser l’encolure avec force murmures compatissants.
La licorne souleva les paupières, riva sur elle ses prunelles de jais, puis posa la tête sur ses genoux et ferma de nouveau les yeux.

Ce soir-là, Tristran grignota son dernier croûton de pain en guise de souper, sous le regard impavide de l’étoile qui, comme à son habitude, mit un point d’honneur à ne rien avaler. Elle avait insisté pour qu’ils restent aux côtés de la licorne et Tristran n’avait pas eu le cœur de le lui refuser.
La nuit était tombée, plongeant la clairière dans l’obscurité, mais les étoiles scintillaient par milliers et la femme-étoile brillait comme si, la frôlant au passage, la Voie Lactée l’avait poudrée de lumière céleste. La licorne ne luisait que très faiblement, guère plus que la lune lorsqu’un nuage vient à voiler sa face blême. Allongé contre l’énorme masse de l’animal, Tristran sentait sa chaleur irradier dans la nuit. L’étoile s’était couchée de l’autre côté de la licorne et Tristran avait l’impression qu’elle la berçait. Il aurait bien aimé pouvoir écouter ce qu’elle lui disait. Les bribes de mélodie qui lui parvenaient avaient quelque chose d’étrange et d’envoûtant, mais l’étoile chantait si doucement qu’il ne pouvait presque pas l’entendre.
Il frôla des doigts la fine chaîne qui les liait l’un à l’autre : elle était froide comme la neige et aussi ténue qu’un rayon de lune sur un bief ou que l’éclat des écailles d’une truite qui remonte à la surface pour se nourrir.
À peine suivait-il, en pensée, la trajectoire du poisson argenté qu’il plongeait avec lui dans les profondeurs du sommeil.

Illustration de Charles Vess pour la très belle édition illustrée de Stardust.

[…]

C’était la solution la plus évidente. Après tout, ne les avait-elle pas suivis toute la matinée, allant même jusqu’à pousser l’étoile à petits coups de tête taquins ? En outre, depuis la veille, les fleurs de sang, qui s’étaient épanouies sur ses flancs sous les griffes du lion, avaient eu le temps de sécher et, pour certaines même, de se refermer.
Alors que l’étoile boitait misérablement, claudiquant et trébuchant presque à chaque pas, et qu’enchaîné à elle par la fine entrave d’argent qui leur ceignait le poignet, Tristran devait marcher à son rythme, d’une consternante lenteur.
Cependant, d’un certain côté, cette simple perspective le révulsait. À ses yeux, chevaucher une licorne tenait quasiment du sacrilège : une licorne n’était pas un cheval ; elle n’avait souscrit à aucun des pactes ancestraux qui liaient indéfectiblement l’Homme et sa « Plus Noble Conquête ». Au reste, il y avait, dans ses yeux noirs, une lueur farouche et, dans son pas, quelque chose de puissant et de retenu, comme un ressort près de se détendre ou un serpent près de mordre, qui faisaient d’elle une créature éminemment dangereuse et indomptable. Mais, d’un autre côté, il lui semblait, sans trop savoir sur quoi fonder cette impression, que la licorne s’était, en quelque sorte, attachée à l’étoile et ne souhaitait rien tant que lui rendre service, le cas échéant.
— Écoutez, hasarda-t-il finalement, je sais que vous avez juré de me mettre des bâtons dans les roues et tout ça, mais, si la licorne est d’accord, peut-être pourriez-vous monter sur son dos pendant un petit bout de chemin.
Pas de réponse.
— Hein ?
La jeune fille haussa les épaules.
Tristran se tourna vers la licorne et plongea les yeux dans le puits sans fond de ses prunelles noires.
 Vous me comprenez ? demanda-t-il.
La licorne ne réagit pas. Il avait espéré qu’elle hocherait la tête ou frapperait du pied, comme un cheval dressé qu’il avait vu, un jour, sur la place du village quand il était petit. Mais la licorne se contentait de le regarder fixement.
 Accepteriez-vous de porter cette demoiselle sur votre dos ? S’il vous plaît ?
La créature ne proféra pas le moindre mot, pas plus qu’elle ne frappa le sol du pied ni ne hocha la tête, mais elle se dirigea vers l’étoile et s’agenouilla à ses pieds.
Tristran aida l’étoile à se hisser sur sa monture. La jeune fille empoigna à deux mains la crinière en bataille et s’assit en amazone, sa jambe cassée projetée en avant comme un éperon. Et c’est ainsi que, pour quelques heures du moins, ils cheminèrent en silence.

Marchant à leurs côtés, la béquille sur l’épaule, avec son sac qui se balançait comme un balluchon, à un bout, et sa main droite, à l’autre, pour équilibrer le tout, Tristran se disait que, en définitive, faire monter l’étoile sur le dos de la licorne n’était peut-être pas une aussi bonne solution qu’il l’avait tout d’abord imaginé. Avant, il était certes obligé de ralentir pour régler son allure sur celle de l’étoile, mais, maintenant, s’il cessait un seul instant de courir pour rester à la hauteur de la licorne, la chaîne qui l’unissait à l’étoile pouvait se tendre brusquement, tirant la jeune fille en arrière, au risque de la faire tomber. Ses borborygmes rythmaient ses pas et la faim le tenaillait si cruellement qu’il finit par n’être plus, à ses propres yeux, qu’un estomac sur pattes, marchant, marchant, aussi vite qu’il le pouvait, en quête de nourriture et d’un improbable dîner.
Soudain, il trébucha.
— Arrêtez, je vous en prie ! s’écria-t-il, craignant de s’effondrer.
La licorne ralentit, puis s’immobilisa. L’étoile le dévisagea. Le pitoyable spectacle qu’il lui offrit lui arracha une grimace. Elle secoua la tête.
— Vous feriez mieux de monter, vous aussi, si la licorne y consent, lui dit-elle. Sinon vous allez finir par vous évanouir ou que sais-je de pis. Vous m’entraîneriez dans votre chute. Et puis, il faut que nous nous rendions dans quelque lieu où vous pourrez vous procurer de la nourriture. Vous êtes pâle à frémir.
Tristran acquiesça avec gratitude.
Manifestement consentante, la licorne semblait attendre passivement que Tristran veuille bien monter sur son dos. Mais l’entreprise n’était guère aisée. Autant essayer d’escalader un mur lisse : épuisant et totalement vain. Tristran finit par conduire l’animal jusqu’à un hêtre déraciné – probablement arraché, plusieurs années auparavant, par quelque tempête, vent violent ou géant en colère – et, tenant d’une main son sac et la béquille, il grimpa dans les racines, puis se jucha sur le tronc et, de là, sauta sur le dos de la noble créature.
— Il y a un village de l’autre côté de cette colline, annonça-t-il. J’espère y trouver de quoi manger.
Il flatta les flancs de la licorne qui se mit aussitôt au pas. Déséquilibré, il se rattrapa à la taille de l’étoile, sentant, sous ses doigts, l’étoffe soyeuse de sa robe diaphane et, en dessous, la grosse chaîne de la topaze dont elle ne se séparait jamais.
On ne chevauche pas une licorne comme on monte à cheval : une licorne ne bouge pas comme un cheval. Son allure a quelque chose de plus indiscipliné et de plus instable aussi. La licorne attendit que Tristran et l’étoile se fussent confortablement installés, puis, progressivement et sans effort, accéléra l’allure.
Les arbres défilaient de part et d’autre du chemin à une vitesse folle. L’étoile s’était couchée sur l’encolure, se cramponnant de toutes ses forces à la crinière de sa monture. Toute faim oubliée – si ventre affamé n’a point d’oreilles, transi d’effroi n’a plus guère d’estomac – Tristran serra les genoux, prenant les flancs de la licorne en étau, et se mit à prier pour ne pas être jeté à terre par une branche perdue. Cependant, la course éveillait en lui de nouvelles sensations, des sensations si fortes, si exaltantes qu’il ne tarda pas à y prendre goût. Chevaucher une licorne constitue, en effet, – pour ceux qui peuvent encore la tenter – une expérience incomparable. C’est à la fois follement exaltant et terriblement grisant. En un mot : génial !

Quand ils atteignirent les abords du village, le soleil se couchait. Ils traversaient une ondoyante prairie quand, brusquement, la licorne s’arrêta sous un chêne et refusa d’aller plus loin. Tristran sauta à terre et atterrit dans l’herbe avec un bruit mat. Il avait le fondement si endolori qu’il tenait à peine debout. Mais, comme l’étoile le regardait sans se plaindre le moins du monde, il s’efforça de conserver un tant soit peu sa dignité.
— Vous n’avez pas faim, vous ? lui demanda-t-il, tentant d’oublier ses courbatures à défaut de pouvoir les soulager.
Pas de réponse.
— Écoutez, reprit-il, je suis tout bonnement affamé. Je ne sais pas si vous… si les étoiles mangent, ni ce qu’elles mangent, mais je n’ai pas l’intention de vous laisser mourir de faim.
Il leva vers elle un regard interrogateur. Elle demeura d’abord impassible, puis, tout à coup, ses beaux yeux bleus s’embuèrent de larmes. Elle porta la main à son visage pour sécher ses pleurs, maculant ses joues de boue.
— Nous ne nous sustentons que d’obscurité et ne nous abreuvons que de lumière, dit-elle, d’un ton didactique, avant d’éclater en sanglots. Alors, je ne… n’ai pas… pas faim. Je me s… sens seule, j’ai p… peur, j’ai f… froid, je suis dé… désespérée et… pri… prisonnière, mais je n’ai… pas… pas faim.
— Ne pleurez pas, la consola Tristran. Écoutez, je vais aller au village chercher des vivres. Vous allez m’attendre ici. La licorne vous protégera s’il vient quelqu’un.
Il tendit les bras vers elle pour l’aider à descendre et la déposa dans l’herbe tout en douceur. Libérée de son fardeau, la licorne secoua sa crinière et se mit à paître avec enthousiasme.

Le film, en revanche, n’est pas terrible.

[…]

L’étoile était trempée jusqu’aux os quand elle parvint à l’entrée du défilé ; trempée, triste et grelottante. Mais ce n’était pas sur son sort qu’elle s’apitoyait. Broussailles et fougères sylvestres avaient peu à peu laissé place à la roche stérile et la licorne n’avait rien mangé depuis plus d’un jour entier. Et puis, ses sabots nus n’étaient pas faits pour les sentes pierreuses, ni son dos, pour porter un cavalier et, plus elle mettait de distance entre l’étoile et son geôlier, plus elle ralentissait.
Tout au long du trajet, l’étoile n’avait cessé de maudire le jour où elle était tombée dans ce monde pluvieux et hostile. Lui qui paraissait si beau, si accueillant, vu du ciel ! Mais c’était avant, avant sa chute. Maintenant, elle le détestait, lui et tout ce qui s’y rapportait. Tout, sauf la licorne. Pourtant, elle était tellement meurtrie par sa folle chevauchée, tellement courbaturée et fourbue qu’elle aurait volontiers renoncé à si douce compagnie pour peu qu’elle ait pu un seul instant se reposer.
Après ces longues heures passées sur les routes, sous une averse torrentielle, les lumières de l’auberge lui parurent le plus beau spectacle qu’il lui ait été donné de voir depuis son arrivée sur Terre. « Attention où tu mets les pieds. Attention où tu mets les pieds » semblait lui dire le clapotis de la pluie. Promesse de chaleur et de réconfort, le large pinceau de lumière dorée, qui sortait par la porte ouverte, paraissait fendre la grisaille pour lui ouvrir un chemin vers le salut. Parvenue à moins de cinq cents mètres de l’auberge, la licorne se figea subitement et refusa de faire un pas de plus.
— Holà ! lança une voix féminine depuis l’entrée.
L’étoile flatta sa monture, lui parlant doucement à l’oreille pour l’amadouer, mais la licorne ne voulut rien entendre. Paralysée dans la lumière blonde, tel quelque fantôme blafard surpris par le point du jour, elle refusait obstinément d’avancer.
— As-tu l’intention de rentrer, mignonne ? Ou vas-tu rester plantée là sous la pluie ?
Enjoué et amical, le ton de la voix lui fit chaud au cœur et la réconforta : juste ce qu’il fallait de sollicitude pour dégauchir un robuste sens pratique.
— On peut t’apporter à manger, si c’est des vivres que tu veux. Mais y a une belle flambée dans la ch’minée et assez d’eau chaude pour un bon bain. Rien d’tel pour s’réchauffer les os par c’temps d’chien.
— Je… je ne pourrai pas entrer toute seule, bredouilla l’étoile. Ma jambe…
— Oh ! ma pauv’petite ! J’vais dire à Billy d’te porter – c’est mon mari, Billy – et y a du foin et d’l’eau fraîche aux écuries pour ta bête.
Comme elle s’approchait d’elle, la licorne jeta des regards effarés en tous sens, tel un animal pris au piège.
— Là, là, ma belle, la cajola la femme de Billy. Je n’vais pas v’nir trop près. Après tout, ça fait beau temps qu’j’ai plus c’qu’il faut d’virginité pour toucher une licorne et belle lurette qu’on n’en a pas vu par ici, d’ailleurs…
La licorne consentit enfin à suivre la femme aux longs cheveux gris jusqu’aux écuries, mais elle paraissait nerveuse et demeurait toujours à distance respectueuse. Elle longea tout le bâtiment pour rejoindre la stalle du fond, y entra et se coucha dans la paille sèche. L’étoile parvint tant bien que mal à mettre pied à terre. Pâle et frissonnante, avec sa mine défaite et sa chevelure dégoulinante de pluie, elle avait tout d’un chat mouillé.

[…]

Rien de tout ce que Tristran avait vu depuis qu’il avait franchi la frontière du Pays des Fées ne lui avait paru plus beau, plus réjouissant que cette lumière scintillant au cœur de la tourmente. Tandis que Primus s’époumonait pour ameuter la maisonnée, il détela les chevaux épuisés et les mena l’un après l’autre aux écuries jouxtant l’auberge. Il y avait déjà un cheval blanc endormi dans la stalle du fond, mais il avait bien trop à faire pour y prêter attention.
Il savait – quelque part, en son for intérieur, dans ce mystérieux recoin de son esprit, de son cœur ou d’ailleurs, qui connaissait la direction et l’emplacement de choses qu’il n’avait jamais vues et de lieux où il n’était jamais allé – que l’étoile était tout près. C’était rassurant de la savoir si proche, en un sens, mais, en même temps, l’imminence des retrouvailles le rendait quelque peu nerveux. Il savait que les chevaux étaient plus fatigués et plus affamés que lui : son dîner – et donc, présumait-il, sa confrontation avec l’étoile – pourrait attendre.
— Je vais panser les chevaux, dit-il à Primus. Sinon, ils vont attraper froid.
L’homme lui posa la main sur l’épaule.
— Tu es un brave garçon. J’enverrai quelqu’un de l’auberge t’apporter une bonne pinte de bière.
Tout en bouchonnant les chevaux, Tristran ne cessait de penser à l’étoile. Qu’allait-il lui dire ? Et elle, qu’allait-elle lui dire ? Il brossait le dernier étalon quand une serveuse aux yeux éteints s’approcha de lui, une chope de vin fumant à la main.
— Posez ça là, lui dit-il. Je le boirai de bon cœur dès que j’aurai les mains libres.
La fille s’exécuta sans piper et sortit.
Ce fut à ce moment-là que le cheval enfermé dans la stalle du fond se mit à donner des coups de sabot dans sa porte.
— Du calme, là-bas ! cria Tristran. Du calme, l’ami. Je vais essayer de vous trouver un peu d’avoine et, s’il y en a assez, tu auras ta part comme tout le monde.
L’étalon dont il s’occupait avait un gros caillou coincé dans la fourchette du sabot antérieur droit et il s’efforçait de l’extraire avec douceur.
« Mademoiselle, avait-il décidé de lui dire, je vous prie d’accepter mes plus humbles et plus sincères excuses. » « Monsieur, lui répondrait-elle, je vous pardonne de grand cœur. Et maintenant, allons dans votre village où vous me présenterez à votre bien-aimée en tant que gage de votre fervente et indéfectible dévotion… »
Un formidable fracas interrompit ses méditations et un énorme cheval blanc – qui, il s’en rendit compte aussitôt, n’avait, à dire vrai, rien d’un cheval – enfonça la porte de sa stalle et chargea dans sa direction, rostre pointé sur lui.
Tristran se jeta dans la paille en se protégeant la tête des bras.
Au bout de quelques instants, comme il ne se passait rien, il hasarda un coup d’œil incertain. La licorne s’était immobilisée devant la chope de vin chaud et y plongeait sa corne.
Les jambes flageolantes, Tristran se releva. Le vin s’était mis à bouillonner et de petits nuages de vapeur nauséabonde s’en échappaient. C’est alors qu’une idée lui traversa l’esprit – souvenir de quelque conte de fées ou légende enfantine depuis longtemps oubliés, sans doute : la corne de licorne n’était-elle pas un puissant antidote…
— Du poison ! souffla-t-il.
La licorne redressa la tête. Quand elle riva son regard noir au sien, Tristran sut qu’il avait vu juste. Son cœur cognait dans sa poitrine. Le vent tourbillonnait autour de l’auberge en hurlant comme une sorcière en furie.
Tristran s’élançait déjà vers la porte de la stalle quand il se figea brusquement et réfléchit. Il fouilla dans la poche de sa tunique, y trouva une feuille de hêtre pourpre sèche adhérant à un petit morceau de cire. Il décolla la feuille avec soin, puis, l’appuyant contre son oreille, écouta attentivement ce que l’arbre avait à lui dire.

[…]

Primus ôta sa houppelande dégoulinante de pluie et la suspendit près du feu. Ce fut en remarquant la robe bleue de l’étoile qu’il se retourna et aperçut la jeune fille assise à la longue table.— 
— Une autre pensionnaire ? fit-il, en s’inclinant respectueusement. Heureux de vous rencontrer, Milady, par ce temps délétère. J’espère que…
Un fracas assourdissant l’interrompit. Le bruit provenait manifestement des écuries.
— Quelque chose a effrayé les chevaux, conclut Primus, en fronçant les sourcils.
— L’tonnerre, sans doute, suggéra la femme en rouge.
— Sans doute, répondit Primus.
Il avait déjà la tête ailleurs : quelque chose avait attiré son attention. Il se dirigea vers l’étoile et plongea les yeux dans les siens pendant un long moment.
— Vous… (Il sembla hésiter.) Vous avez la pierre de mon père. Vous détenez le Pouvoir de Stormhold.
La jeune fille le fusilla des yeux.
— Eh bien, fit-elle, demandez-le-moi que je sois enfin débarrassée de cette charge ridicule.
La femme de l’aubergiste se précipita vers eux et s’immobilisa au bout de la table.
— Ah mais ! vous n’croyez tout d’même pas qu’je vais vous laisser ennuyer mes autres clients comme ça, mon cher p’tit monsieur ! intervint-elle d’un ton sévère.
Le regard de Primus s’arrêta alors sur les couteaux posés devant elle. Il les reconnut aussitôt : ils étaient représentés dans de vieux parchemins qui tombaient en poussière sous les voûtes du Fort de la Tempête. Leur nom y était consigné. Il s’agissait là d’objets fort anciens datant du Premier Âge du monde.
La porte de l’auberge s’ouvrit en coup de vent.
— Primus ! s’écria Tristran, en se ruant à l’intérieur. On a tenté de m’empoisonner !
Lord Primus porta immédiatement la main à son épée courte, mais, au même instant, la reine des sorcières s’empara de son long couteau et, d’un geste souple et sûr, lui trancha la gorge.
Pour Tristran, tout s’était passé trop vite. Il était entré, avait vu l’étoile, Lord Primus, l’aubergiste et son étrange famille, puis le sang s’était mis à gicler, fontaine écarlate dans l’éclat infernal des flammes.
— Attrapez-le ! ordonna la femme en robe rouge. Attrapez-moi cet avorton !
Billy et sa fille se précipitèrent vers Tristran. C’est à ce moment-là que la licorne fit son entrée dans l’auberge.
D’un bond, Tristran s’écarta de son chemin. La créature se cabra sur ses postérieurs. Un coup de sabot envoya la serveuse rouler à terre.
Billy baissa le front et fonça tête baissée sur la licorne, comme s’il entendait lui donner un coup de boutoir. Sans une seconde d’hésitation, la licorne en fit autant. Et c’est ainsi que Billy l’Aubergiste connut une fin tragique.
— Idiot ! hurla sa femme, ivre de rage, en se ruant sur la licorne, un couteau dans chaque main.
Le sang qui lui recouvrait la main droite jusqu’au coude lui faisait comme un long gant écarlate assorti à sa robe.
Tristran s’était jeté à terre et rampait maintenant à quatre pattes vers la cheminée. Dans sa main gauche, il tenait le petit morceau de cire qui lui restait de sa bougie, la fameuse bougie à laquelle il devait d’être parvenu jusqu’ici. Il l’avait malaxé entre ses doigts pour le ramollir jusqu’à rendre la cire parfaitement malléable.
— Ça a intérêt à marcher, monologua-t-il.
Il espérait que l’arbre savait de quoi il parlait.
Comme il arrachait un lacet de son pourpoint pour en envelopper l’extrémité d’un petit cylindre de cire, il entendit la licorne pousser un hennissement de douleur.
— Que se passe-t-il exactement ? lui demanda l’étoile qui rampait vers lui.
— Je ne sais pas vraiment, avoua Tristran.
Soudain, la sorcière hurla. La licorne lui avait embroché l’épaule sur sa corne et la soulevait triomphalement, s’apprêtant déjà à la jeter à terre pour la piétiner jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais, tout empalée qu’elle fût, la sorcière n’en parvint pas moins à se retourner et plongea la pointe de sa lame effilée dans l’œil de la licorne, la lui enfonçant dans le crâne jusqu’à la garde.
Sa belle robe blanche toute maculée de pourpre, la bête s’effondra sur le plancher. Elle tomba d’abord à genoux, puis bascula sur le flanc, sa langue pie pendant lamentablement entre ses lèvres ouvertes, tandis que la vie la quittait avec le sang qui s’écoulait de ses blessures.
La reine des sorcières s’arracha à l’éperon d’ivoire qui lui transperçait l’épaule et, une main crispée sur sa plaie et l’autre tenant son couperet, se releva, chancelante.

Illustration de Charles Vess

[…]

Elle avait les cheveux tout gris, maintenant, et le visage bouffi, et des poches sous les yeux, et des rides dans le cou, et de profonds sillons de part et d’autre de la bouche. N’eût été le rouge écarlate de sa robe, on aurait pu la prendre pour un spectre tant elle était livide. Une déchirure lui dénudait l’épaule et, sous l’étoffe, apparaissait, obscène et toute fripée, une profonde cicatrice. Le noir carrosse qu’elle conduisait à travers les landes désolées luttait contre le vent et les rafales lui rabattaient les cheveux dans les yeux, la giflant sans vergogne. Les flancs écumant de sueur, la bouche sanguinolente, les quatre étalons noirs bronchaient de plus en plus souvent. Leurs sabots martelaient pourtant vaillamment le sentier boueux à travers l’étendue stérile des Désolandes, les bien nommées.
La reine des sorcières – qui était aussi la plus vieille des Lilim – arrêta son attelage à côté d’un éperon rocheux vert-de-gris qui jaillissait du sol marécageux telle une aiguille. Puis, lentement, très lentement (Il ne faut tout de même pas trop en demander à une dame qui n’est plus de première – ni même de seconde – jeunesse), elle descendit de la banquette du cocher et mit pied à terre.
Elle se dirigea ensuite vers la portière de gauche. Quand elle l’ouvrit, la tête de la licorne s’effondra au-dehors, pendant dans le vide avec sa dague toujours fichée dans l’œil. La sorcière voulut lui ouvrir la bouche, mais la rigidité cadavérique avait déjà fait son œuvre et les mâchoires résistaient. Elle grimpa péniblement dans le carrosse, puis se mordit la langue avec force, si fort que la douleur s’enfonçait dans sa chair comme une lame. Elle mordit jusqu’à ce qu’elle ait un goût salé et légèrement métallique dans la bouche. Elle mélangea alors sang et salive (Malédiction ! elle avait déjà plusieurs dents de devant qui commençaient à se déchausser !), puis elle cracha sur la langue pie de la licorne, s’éclaboussant les lèvres et le menton de sang. Elle grommela quelques syllabes que nous ne rapporterons pas ici, puis referma la bouche de la licorne.
— Descends de là, ordonna-t-elle au cadavre.
La licorne redressa la tête avec raideur. Ses jambes remuèrent, puis, tel un jeune poulain ou un faon qui apprend à marcher, elle eut un spasme convulsif, prit maladroitement appui sur ses pattes et, moitié descendant moitié tombant, s’affala hors du carrosse pour se rétablir dans la boue. Son flanc gauche, celui sur lequel elle avait été couchée dans le carrosse, était tout gonflé et noir à cause du sang et des humeurs accumulés. Handicapée par son œil crevé, elle tituba en direction de l’aiguille minérale jusqu’à une petite dépression qui faisait comme un bassin à sa base. Là, elle tomba à genoux sur ses antérieurs dans une macabre parodie de prière.
La reine des sorcières se pencha pour retirer son couteau planté dans l’orbite de la bête, puis l’égorgea. Le sang se mit aussitôt à sourdre de la blessure. Lentement, beaucoup trop lentement à son gré. Elle retourna alors vers le carrosse et en revint, tenant son couperet à la main. Elle entreprit ensuite de taillader le cou de la licorne, jusqu’à séparer la tête du corps. La tête tranchée tomba dans le petit bassin de pierre, bientôt rempli d’un sang épais, gluant et presque noir.
Elle prit alors la tête de la licorne par la corne et la posa à côté du corps, contre le rocher, puis se pencha de nouveau pour plonger les yeux dans la mare de sang. Deux visages lui rendirent son regard : les visages de deux femmes, bien plus vieilles qu’elle ne l’était à présent.
— Où elle est ? maugréa la première. Qu’est-ce que tu en as fait ?
— Non mais, regardez-la ! s’écria la deuxième des Lilim. Tu as pris tout ce qui nous restait de la jeunesse qu’on avait réussi à sauvegarder. C’est même moi qui l’avais extirpée de la poitrine de l’étoile de mes propres mains. Il y a longtemps, si longtemps déjà… Et pourtant ! il fallait voir comme elle hurlait et se débattait. Elle gigotait dans tous les sens. À voir ta tête, tu l’as déjà presque entièrement gaspillée.
— J’étais si près ! se défendit la sorcière. Las ! elle était protégée par une licorne. Mais j’ai réussi à avoir la tête de cette maudite carne et je vais la rapporter chez nous. Ça fait bien longtemps que nous n’avons pas usé de corne de licorne fraîchement moulue dans nos sortilèges.
— Je t’en ficherais de la corne de licorne ! explosa sa plus jeune sœur. Et l’étoile ?
— Je n’arrive pas à la retrouver. À croire qu’elle n’est plus en Féerie.
Un long silence s’ensuivit.
— Si, répondit finalement une de ses sœurs. Elle est encore en Féerie. Mais elle se rend à la Foire de Wall. C’est trop près du monde d’au-delà du mur pour nous. Et, une fois qu’elle sera passée de l’autre côté, on pourra faire une croix dessus.
Car chacune d’elles savait que, si l’étoile franchissait le mur et entrait dans le monde où les choses ne sont que ce qu’elles sont, elle serait immédiatement changée en un bout de métal granuleux, tombé du ciel par une belle nuit d’octobre, autant dire qu’elle ne serait plus qu’une petite chose froide et morte, et ne leur serait donc plus d’aucune utilité.
— Dans ce cas, je vais aller l’attendre dans la Passe de Pat Lepelleteur. Tous ceux qui vont à Wall sont obligés de la traverser.
Les deux vieilles lui jetèrent un regard réprobateur. La reine des sorcières se passa la langue sur les dents (À voir comment elle bougeait, celle du haut ne passerait pas la nuit.), puis cracha dans la mare de sang. La surface se rida et les Lilim disparurent. La flaque rouge ne reflétait plus que le ciel et les petits nuages blancs qui défilaient, tout là-haut, au-dessus des Désolandes.
Elle donna un coup de pied au cadavre décapité, qui s’écroula sur le flanc, et prit la tête de la licorne pour la porter jusqu’au siège du cocher. Elle la plaça à côté d’elle sur la banquette, s’assit, puis empoigna fermement les rênes et fouetta les chevaux. Quoique rétifs, les quatre étalons noirs partirent au petit trot sur-le-champ.

➕ Peter S. Beagle, La dernière licorne, 1968

La Dernière Licorne du charmant roman de Peter S. Beagle, paru en 1968, est belle, blanche et unique. Entendant un jour un chasseurs affirmer qu’elle est la dernière de son espèce, elle entreprend de parcourir le monde pour découvrir ce qu’il est advenu de ses congénères. Capturée et enfermée dans le cirque ambulant de la Mère Fortune, elle est libérée par un magicien maladroit, Schmendrick, qui s’emmèle un peu dans ses sorts et la change en femme. Elle tombe alors amoureuse du charmant prince Lir, dans une inversion du récit médiéval de la capture de la licorne, et découvre que c’est son père, le triste et méchant roi Haggard, qui a capturé les licornes avant de les enfermer sous les flots, gardées par le terrible taureau de feu.

La dernière licorne tient son nom, Amalthea, de la chèvre mythologique, nourrice de Zeus, à laquelle le jeune Dieu arracha un jour l’une de ses cornes, qui devint la corne d’abondance, mais elle est aussi une image christique. Ce mélange ne devrait guère perturber les chasseurs de licorne.

Dans les années 1980, un dessin animé, qui fut un immense succès commercial en Allemagne, a été tiré du roman. Il a réuni pour la première fois l’essentiel de l’équipe qui allait, par la suite, avec Hayao Miyazaki, créer le studio Ghibli. Le scénario a été écrit par l’auteur du roman, Peter Beagle, et le producteur américain a ensuite sous-traité à un studio japonais encore peu connu mais diablement talentueux l’essentiel de l’animation – le méchant taureau de feu a, du coup, une bonne dégaine de dragon oriental.

On reconnait les tapisseries de la chasse à la licorne

Traduit par Brigitte Mariot

La licorne vivait dans une forêt de lilas. Elle y vivait seule. Elle était très vieille bien qu’elle ne le sût pas et n’avait plus la couleur riante de l’écume de mer mais plutôt celle de la neige qui tombe au clair de lune. Ses yeux, cependant, étaient limpides et vifs et elle se déplaçait encore comme une ombre sur l’océan.

 Elle ne ressemblait pas du tout à un cheval unicorne comme on représente souvent les licornes. Elle était plus menue, avec des pieds fourchus. Elle possédait cette grâce ancestrale et sauvage que les chevaux n’ont jamais eue, qu’on trouve chez le daim en une pâle et timide imitation et chez les chèvres dans leur simulacre de danse. Son cou, long et mince, faisait paraître sa tête plus petite qu’elle n’était. Sa crinière descendait presque jusqu’au bas de son dos et était aussi douce que le duvet du pissenlit et aussi fine qu’un cirrhe. Ses oreilles étaient pointues, ses pattes fines, munies de touffes de poils blancs sur les chevilles. La longue corne au-dessus de ses yeux brillait et scintillait sous l’effet de sa propre lumière de coquillage, même au plus profond de la nuit. C’est avec elle qu’elle avait tué des dragons, guéri un roi dont la blessure empoisonnée ne voulait pas se refermer et fait tomber des noisettes pour des oursons.

[…]

Un jour, deux hommes à cheval, armés de grands arcs, traversèrent sa forêt ; ils chassaient le daim. La licorne les suivit avec tant de discrétion que même les chevaux ignorèrent sa présence. La vue des humains la remplissait d’un sentiment étrange et lointain, mêlé de tendresse et de terreur. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle restait cachée, mais elle aimait les regarder passer et les entendre parler.
            — Je n’aime pas cette forêt, grommela le plus vieux des deux chasseurs. Les créatures qui habitent dans la forêt d’une licorne apprennent des rudiments de magie à son contact et peuvent ainsi disparaître à leur guise. Nous ne trouverons pas de gibier ici.
           — Cela fait longtemps que les licornes sont parties, dit l’autre homme. Si elles ont jamais existé ! Cette forêt est pareille à toutes les autres.
            — Alors pourquoi les feuilles ou la neige ne tombent-elles jamais ici ? Je te le dis, il y a encore une licorne en ce bas monde. Je lui souhaite bonne chance à cette pauvre vieille bête solitaire ! Et aussi longtemps qu’elle vivra dans cette forêt, pas un chasseur ne ramènera ne serait-ce qu’une mésange à la maison ! Avance, avance, tu verras. Je les connais, moi, leurs manies, aux licornes !
            — Par les livres, renchérit l’autre. Seulement par les livres, les histoires et les chansons. Même pendant trois règnes, il n’y a pas eu le moindre indice de la présence d’une licorne dans ce pays ou dans n’importe quel autre. Tu ne t’y connais pas plus que moi en licornes, car j’ai lu les mêmes livres et entendu les mêmes histoires. Et je n’en ai jamais vu non plus.


Le premier chasseur garda le silence un moment et le second sifflota d’un air renfrogné. Celui-là dit finalement :
            — Mon arrière-grand-mère a vu une licorne, un jour. Elle avait l’habitude de m’en parler quand j’étais enfant.
— Oh ! Vraiment ! Et est-ce qu’elle l’a attrapée avec une bride en or ?
            — Non. Elle n’en avait pas. On n’a pas besoin d’une bride en or pour capturer une licorne, c’est une légende. Seul un cœur pur est nécessaire.
            — Oui, oui.
Le jeune homme gloussa.
            — Alors, elle est montée sur son dos ? À cru, sous les arbres, comme une nymphe aux premiers jours du monde ?            
— Mon arrière-grand-mère avait peur des grands animaux, répondit le premier chasseur. Elle ne l’a pas montée mais est restée assise calmement ; la licorne est venue poser sa tête sur ses genoux et s’est endormie. Mon arrière-grand-mère n’a plus bougé jusqu’à son réveil.
            — À quoi ressemblait-elle ? Pline voit en la licorne un animal très féroce. Son corps est celui d’un cheval, sa tête celle d’un daim, ses pieds ceux d’un éléphant, sa queue celle d’un ours ; son beuglement est grave. Elle possède une seule corne noire de deux coudées de long. Et les Chinois…
            — Mon arrière-grand-mère a seulement dit que la licorne exhalait des effluves agréables. Toute odeur de bête lui était insupportable, que ce soit celle d’un chat ou d’une vache, sans parler de celle d’un animal sauvage. Mais la sienne, elle l’apprécia. Elle se mit à pleurer un jour où elle m’en parlait. Bien sûr, elle était déjà très vieille à l’époque et versait une larme chaque fois qu’elle évoquait sa jeunesse.
           — Rebroussons chemin et allons chasser ailleurs, dit soudain le second chasseur.
La licorne s’enfonça silencieusement dans un bosquet tandis qu’ils faisaient faire demi-tour à leurs chevaux. Elle ne se remit à les suivre que lorsqu’ils se furent éloignés d’elle. Les hommes chevauchèrent en silence jusqu’à l’orée de la forêt, puis le deuxième chasseur demanda doucement :
— Pourquoi sont-elles parties, à ton avis ? Si tant est que de telles créatures aient jamais existé !
            — Qui sait ? Les temps changent. Penses-tu que notre époque soit favorable aux licornes ?
            — Non, mais je me demande si quelqu’un a déjà pensé que son époque était la bonne pour les licornes. Maintenant que j’en parle, il me semble avoir entendu des histoires à ce propos – mais je devais être à moitié ivre ou alors je pensais à autre chose. Bon, peu importe. Il y a encore assez de lumière pour chasser, si on se dépêche. Viens !
            Ils sortirent de la forêt. D’un coup de talon, ils mirent leurs montures au galop et filèrent à toute vitesse. Mais avant de disparaître au loin, le premier chasseur jeta un regard par-dessus son épaule et, comme s’il pouvait voir la licorne debout dans l’ombre, il s’écria :
            — Reste où tu es, pauvre bête ! Ce monde n’est pas pour toi ! Reste dans ta forêt, préserve tes arbres verts et fais que tes amis restent en vie pendant longtemps ! Ne prête pas attention aux jeunes filles : leur destin est de devenir de vieilles folles. Et bonne chance !

➕ La licorne, ça va vite !

Les licornes d’Inde ou d’Éthiopie sont rapides à la course. C’est pour cela qu’on les voit rarement, et que l’on ne parvient jamais à les capturer ni même seulement à les prendre en photo.

u monoceros de l’Inde, Ctésias écrivait déjà : « Ces animaux sont très rapides, plus rapides que les ânes et même que les chevaux et les gazelles. Ils commencent à courir calmement, puis petit à petit ils accélèrent, et il devient alors impossible de les rattraper », mais le Physiologus  ne disait rien de tel de l’unicornis. Lorsque les deux animaux se sont confondus, la licorne a conservé la vitesse du monoceros. En devenant une blanche cavale, le petit chevreau du bestiaire a donc gagné en prestance héraldique, mais aussi en rapidité à la course. C’est pour cela que le pauvre homme poursuivi par une licorne dans le Dit de l’unicorne et du serpent n’a d’autre choix que de monter dans un arbre, et que la fière licorne se fait naïvement piéger dans le Vaillant Petit tailleur.

Les enlumineurs de la fin du Moyen Âge ont donc dessiné en tête ou pied de page des livres d’heures et des psautiers des licornes chargeant corne en avant sur des lions ou des éléphants, ou sur des ennemis invisibles au-delà des marges. Parfois, plus rarement, c’est la licorne qui est poursuivie par des fauves, des chiens, des chasseurs, comme peut l’être un cerf.

Au tout début du XVIIIe siècle encore, dans une note sous une traduction française du récit de voyage en Éthiopie du père portugais Jérôme Lobo, le traducteur ajoutait : « On a douté longtemps s’il y avait des licornes : ceux qui en ont écrit ne convenaient point entre eux, et ont mêlé tant de fables dans ce qu’ils en ont rapporté, qu’on avait encore plus de raisons de n’en rien croire. Cet animal est rare, on n’en a vu que dans le royaume de Damot et dans la province des Agouz. Il est sauvage, mais bien loin d’être féroce, il est si timide qu’il ne va jamais en compagnie d’autres animaux. Lorsqu’il passe d’une forêt dans une autre, il court avec tant de rapidité qu’il se dérobe bientôt à la vue. De là vient que les uns le font plus grand, les autres plus petits, les uns d’un poil, les autres d’un autre[1] ». L’orientaliste allemand Job Ludolf (1624-1704), qui ne quitta jamais l’Europe mais parlait couramment l’éthiopien et était le meilleur spécialiste de ce pays, écrit de même : «On y rencontre une bête puissante et féroce appelée Arweharis, ce qui signifie unicorne. Elle ressemble à une chèvre, mais court beaucoup plus rapidement. […] Les descriptions qu’en donnent les Portugais sont vraisemblablement exactes[2]

Les licornes d’Inde étaient tout aussi rapides que celles d’Afrique puisque, selon l’abbé Guyon dans don Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, cet animal « s’élance avec tant de vitesse qu’il n’est aucune espèce de chevaux qui puisse l’attraper. Il faut le surprendre lorsqu’il s’écarte pour mener paître ses petits que la tendresse ne lui permet pas d’abandonner. Il s’expose pour eux à tous les périls[3]

Lorsque, après plus d’un siècle d’oubli, les explorateurs du XIXe siècle se reprirent à rêver de licorne, la blanche cavale était devenue une antilope, au pelage tirant vers le roux, à la corne sans doute noire, mais elle restait svelte, racée, rapide – ou vite, comme l’on disait en un temps où ce mot était aussi un adjectif. Cette biche unicorne agile et véloce, qui ne se laisse pas approcher, est encore un peu l’albe bête des tapisseries. La licorne décrite par Flaubert dans La tentation de Saint Antoine « dépasse les autruches » et court si vite qu’elle « traine le vent ».

La force était la caractéristique physique principale de la licorne du Haut Moyen Âge et des premiers bestiaires, celle qui combattait le lion et l’éléphant. La vitesse s’y est d’abord ajoutée puis, peu à peu, la silhouette de l’animal devenant plus fine, est devenue essentielle. Dans les univers imaginaires d’aujourd’hui, la licorne arrive au galop, quand ce n’est pas à grands coups d’ailes.

C’est la vitesse de l’animal, mais aussi la forme de sa corne, qui a fait appeler licorne un attelage de trois chevaux en triangle, un en avant, à la volée, suivi de deux autres derrière. Cette technique un peu dangereuse est pourtant moins rapide que les trois chevaux de front de la troïka, également appelée attelage à l’évêque – là, je ne sais pas pourquoi !

Sans que ce soient vraiment des licornes, bien des chevaux de course à robe blanche ont aussi été baptisés ainsi. L’armée française avait baptisé Opération Licorne son intervention en Côte d’Ivoire de 2002 à 2015, parce que la licorne est exotique et, surtout dans ses variétés contemporaines, relativement pacifique, mais surtout parce qu’elle est rapide. Le choix de ce nom qui peut sembler peu martial à l’heure où la licorne se balade sur les arcs-en-ciel et dans les chambres des petites filles montre d’ailleurs que l’image traditionnelle de l’animal n’a pas totalement disparu.

George Herriman, Krazy Kat, circa 1930.

[1] Joachim Legrand, Dissertation sur la côte orientale d’Afrique…, en annexe à la Relation historique d’Abyssinie de Jérôme Lobo, Paris, 1728.
[2] Job Ludolphus, New History of Ethiopia, Londres, 1682, liv.I, ch.10.
[3] Paul Marie Guyon, Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, Paris, 1764.

Mes quatre conférences

Ma série de quatre conférences sur les licornes est maintenant terminée. Je me suis bien amusé, et j’espère que j’aurai d’autres occasions de les présenter.

Pour ceux qui n’ont pas pu y aller, et pourquoi pas pour ceux qui y étaient, voici les quatre powerpoint que j’ai utilisés :

À quoi ressemble une licorne ?
Où peut-on voir des licornes ?
La licorne et les animaux
La vie sexuelle des licornes

➕ Les bêtes de l’enfer et de l’Apocalypse

La bête de l’Apocalypse avait sept tête et dix cornes, et donc bien souvent une ou plusieurs têtes unicornes. C’est peut-être l’origine de certaines des images de dragons unicornes dont je parle dans mon livre. Ce chapitre était cependant un peu hors-sujet, c’est pourquoi il a été l’un des premiers à sauter quand j’ai du élaguer un peu.

Un autre signe parut encore dans le ciel ; et voici, c’était un grand dragon rouge feu, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes.
Sa queue entraînait le tiers des étoiles du ciel, et les jetait sur la terre. Le dragon se tint devant la femme qui allait enfanter, afin de dévorer son enfant, lorsqu’elle aurait enfanté.
Elle enfanta un fils, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer. Et son enfant fut enlevé vers Dieu et vers son trône.
Et la femme s’enfuit dans le désert, où elle avait un lieu préparé par Dieu, afin d’y être nourrie pendant mille deux cent soixante jours.
Et il y eut guerre dans le ciel. Michel et ses anges combattirent contre le dragon. Et le dragon et ses anges combattirent, mais ils ne furent pas les plus forts, et leur place ne fut plus trouvée dans le ciel.
Et il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre, il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui.

— Apocalypse, 12, 3-9

Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème.
La bête que je vis était semblable à un léopard; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. Le dragon lui donna sa puissance, et son trône, et une grande autorité.
Et je vis l’une de ses têtes comme blessée à mort; mais sa blessure mortelle fut guérie. Et toute la terre était dans l’admiration derrière la bête.
Et ils adorèrent le dragon, parce qu’il avait donné l’autorité à la bête; ils adorèrent la bête, en disant: Qui est semblable à la bête, et qui peut combattre contre elle ?
Et il lui fut donné une bouche qui proférait des paroles arrogantes et des blasphèmes; et il lui fut donné le pouvoir d’agir pendant quarante-deux mois
Et elle ouvrit sa bouche pour proférer des blasphèmes contre Dieu, pour blasphémer son nom, et son tabernacle, et ceux qui habitent dans le ciel.
Et il lui fut donné de faire la guerre aux saints, et de les vaincre. Et il lui fut donné autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation.
Et tous les habitants de la terre l’adoreront, ceux dont le nom n’a pas été écrit dès la fondation du monde dans le livre de vie de l’agneau qui a été immolé.
Si quelqu’un a des oreilles, qu’il entende !

— Apocalypse, 13, 1-9.

Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes.
Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, et parée d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or, remplie d’abominations et des impuretés de sa prostitution.
Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre.

— Apocalypse, 17, 3-5

« Alors un autre signe apparut dans le ciel : c’était un grand dragon rouge feu. Il avait sept têtes et dix cornes et, sur les sept têtes, sept diadèmes». Un peu plus loin, une bête qui n’a plus rien du dragon monte de la mer ; elle est semblable à un léopard à pattes d’ours et tête de lion, mais elle aussi  a « dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes ».

Si la bête à sept têtes est présente dans de nombreuses traditions, en Occident comme au Moyen Orient, les dix cornes sont plus originales et posent un problème anatomique car le texte sacré ne précise pas comment elles sont réparties entre les chefs de la créature. Sauf à placer, comme le firent quelques enlumineurs, les dix cornes sur une seule ou sur quelques-unes des sept têtes, souvent plus grosses que les autres, il fallait, pour de simples raisons arithmétiques, que certains des chefs du dragon de l’Apocalypse et de la bête de la mer fussent unicornes.

Pour les diadèmes, sept sur les chefs du dragon et dix sur les cornes de la bête, c’est un peu plus complexe, mais les artistes les ont parfois ignorés, les jugeant sans doute moins intéressants que les cornes. La bête de la terre, dernière à faire son entrée, est décrite très succinctement et n’a, plus classiquement, qu’une tête et deux cornes ; on comprend qu’elle ait moins inspiré peintres et graveurs.

Les nombreuses représentations de l’Apocalypse ont sans doute contribué, dès le Haut Moyen Âge, à répandre l’image de créatures démoniaques unicornes. Les cornes dans l’Apocalypse peuvent cependant, comme dans tous les textes bibliques, être bonnes ou mauvaises, et le Christ y apparaît aussi, bien avant le dragon et la bête, sous la forme d’un agneau à sept cornes et sept yeux.

Dans la Divine Comédie, au chant trente-deuxième du Purgatoire, Dante décrit comment, des côtés du char triomphal du griffon, symbole de l’Église, s’élèvent peu à peu les sept têtes hideuses de la bête de l’Apocalypse : « Il me sembla que la terre s’ouvrait entre les roues et j’en vis sortir un dragon qui enfonça sa queue dans le char.[…] Ainsi transformé, le char sacré fit paraître plusieurs têtes en ses diverses parties, trois au timon et une à chacun de ses coins. Les premières avaient des cornes comme les bœufs, mais les autres n’en avaient qu’une au milieu du front ; on ne vit jamais un pareil monstre ».

L’hydre de Lerne a parfois aussi des chefs unicornes, comme dans Le théâtre des bons engins  de Guillaume de la Perrière, un livre d’emblèmes du début du XVIe siècle. Même Cerbère a, sur un dessin de Giuseppe Arcimboldo, sa tête centrale armée d’une courte corne spiralée.

📖 La licorne de mer

La licorne de mer était certes moins connue que celle de terre, mais peintres et graveurs l’ont néanmoins représentée à l’occasion, tantôt plutôt licorne, tantôt plutôt poisson.

Le monoceros de mer

Au Moyen Âge et à la Renaissance, les licornes de mer doivent moins à une mauvaise description du narval ou poisson-scie qu’à l’idée qu’aux créatures terrestres, homme compris, correspondent des créatures marines.

L’univers marin était mal connu, et les textes des traités médiévaux ne donnent guère de détail sur l’unicornis ou le monoceros de mer. S’il a la même corne et parfois la même silhouette que la licorne terrestre, il ne combat pas le lion ou l’éléphant de mer, ne purifie bien sûr pas les eaux, et n’est pas particulièrement intéressé par les jeunes vierges ou les sirènes.

L’enlumnieur de ce manuscrit du De natura rerum de Thomas de Cantimpré (Bibliothèque de valenciennes, ms 320, fol 125r), à la fin du XIIIe siècle, est à ma connaissance le seul à avoir pensé que le coup de la jeune vierge pouvait aussi marcher avec la licorne de mer.

À la fin du Moyen Âge, le monoceros de mer ressemble de plus en plus à une licorne. L’animal n’étant pas censé voler, ce qui nous semble des ailes sur les gravures de l’Ortus Sanitatis de Johannes de Cuba est sans doute des nageoires.

Au XVIe siècle, si Olaus Magnus, qui avait vécu en Suède, puis Conrad Gesner ont sans doute entendu parler du narval, les animaux représentés dans leurs ouvrages sont encore des monoceros de mer.

Le capricorne ou hippocampe unicorne

Le capricorne était souvent marin, et rarement unicorne. Celui du psautier de Saint Louis et Blanche de Castille est le seul que j’aie trouvé dans un manuscrit médiéval qui ait les deux caractéristiques.

C’est pourtant ce modèle qui s’est ensuite répandu dans l’art baroque, où il côtoie toutes les créatures marines de la mythologie grecque. On remarque que, s’il en a la longue corne spiralée, l’animal n’y a jamais la barbiche ou les sabots fendus de la licorne, il s’agit bien d’un hippocampe unicorne, pas d’une licorne de mer.

Si cet hippocampe unicorne apparait à l’occasion sur les cartes marines, voyageurs et cosmographes sont peu nombreux à la décrire. Je n’ai trouvé qu’une représentation d’une telle licorne de mer, accompagnée d’une sirène, dans un traité du XVIIe siècle sur les indes orientales et occidentales et la Chine rédigé par un érudit allemand qui n’avait guère voyagé qu’en France, en Italie et aux Pays-Bas.

Et la licorne des airs ?

S’il y avait des poissons-licornes, personne ne croyait vraiment aux oiseaux licornes. On peut en croiser un ou deux, dans les marges des manuscrits ou les sculptures des églises, mais ce sont des délires d’artiste sans grande signification. C’est aussi à la Renaissance qu’apparaissent les toutes premières licornes ailées, mais cela, j’en parle dans mon livre, et dans d’autres posts de ce blog.

📖 La licorne connait l’avenir

Faute de place, on n’a pu mettre dans mon livre qu’une image du songe de Childéric et une des prophéties papales, mais pas d’horoscope médiéval, alors qu’ils sont assez amusants. Voici donc quelques autres images de licornes horoscopiques, astrologiques ou simplement zodiacales.

Commençons par quelques horoscopes :

Et d’autres images des aventures nocturnes de la reine Basine et du roi Childeric.

Les prophéties papales attribuées à Joachim de Fiore.

Une autre séries de prophéties, peut-être un peu plus anciennes,et venues du monde grec, celles de Léon le Sage. Les manuscrits parvenus jusqu’à nous sont moins nombreux, et la scène moins amusante. Parfois, comme dans le manuscrit de Carpentras, les copistes ont regroupé les deux séries.

Quelques images de Lossbuch, petits traités de prédictions beaucoup utilisés en Allemagne, dont quelques uns avec de jolies volvelles – j’explique dans mon livre le principe de la licorne volvelle.

Et sur le même principe, le Passetemps de la fortune des dez de Lorenzo Spirito, dont certaines éditions grouillent de licornes, souvent accompagnant la vierge.

Le capricorne a traditionnellement deux cornes, mais quelques enlumineurs ont pensé qu’il serait plus classe avec une seule. À partir du XVIe siècle, la vierge zodiacale, comme celle des Annonciations et Passions médiévales, est parfois aussi accompagnée d’une licorne. J’aurais pu vous mettre les jolies images ici, mais elles sont déjà dans mon post consacré aux licornes de la lune et des étoiles.