➕ Le renne à trois bois

Jules César avait décrit, dans la Guerre des gaules, un cerf ayant une corne au milieu du front. S’agissait-il d’un cerf unicorne, ou d’un cerf portant un troisième bois entre les deux autres ?

Le froid était terrible. Le sabot du cheval faisait crier le givre. Les cent-treize rangifères, les alses et les satyres couraient comme des ombres à travers la brume. L’âpreté des bois et des montagnes était affreuse. Il n’y avait à l’horizon que deux ou trois rochers d’une hauteur immense autour desquels volaient les mouettes et les stercoraires, et à travers d’horribles verdures noires on entrevoyait de grandes vagues blanches auxquelles le ciel jetait des flocons de neige et qui jetaient au ciel des flocons d’écume. Pécopin traversait les mélèzes de la Biarmie, qui sont au cap Nord.
Qu’était-ce donc que cette effroyable forêt, qui faisait le tour de la terre?


— Victor Hugo, Le Rhin, 1842

Dans son histoire naturelle, Pline l’ancien avait décrit un quadrupède à tête de cerf ayant une corne au milieu du front. Il lui avait donné le nom monoceros, unicorne en grec. Quelques enlumineurs médiévaux étourdis ou peu versés en grec ont imaginé et dessiné l’animal avec deux bois de cerf encadrant une longue corne de licorne. Graecum est, non legitur – c’est du grec, cela ne se lit pas – disait-on parfois dans les ateliers de copistes.

Dans la Guerre des Gaules, Jules César n’emploie en revanche pas le mot licorne – unicornis ou monoceros – quand il assure qu’« Il y a (dans les forêts de Germanie), un bœuf ayant l’allure d’un cerf qui porte au milieu du front une corne plus haute et plus droite que toutes les autres cornes de nous connues[1] ». Tout comme pour le bouc de la vision de Daniel, le texte est donc ambigu et l’on peut imaginer l’animal unicorne ou, puisqu’il avait l’allure d’un cerf, portant trois bois, deux très classiquement positionnés à gauche et à droite, sur le dessus de la tête,et un troisième central – voire deux bois de cerfs et une corne de licorne.

Astérix et le griffon.

César n’était pas homme à se laisser aller au merveilleux, ses descriptions sont habituellement exactes, et l’on peut penser qu’il a vu, et décrit de manière imprécise, un renne ou un élan, animal qui pouvait alors se trouver dans ces régions.

Un renne dont il n’est pas très aisé de compter les bois…
Photo Alexandre Buisse, Wikimedia Commons

À la Renaissance, ce texte fut parfois cité pour défendre l’existence d’une très hypothétique licorne hercynienne, voire pour affirmer que l’on croisait aussi bien des licornes que des rhinocéros dans les forêts d’Europe centrale, comme l’assure en 1552 le médecin anglais Edward Wotton dans son De differentiis animalium. La distinction que fait le français contemporain entre les bois ou cors caducs et les cornes persistantes n’existe pas en latin, et n’était pas systématique en français médiéval, ce qui facilitait la confusion.

Le passage de la guerre des Gaules a aussi été utilisé pour décrire des animaux tricornes censés vivre en Europe du Nord. Dès le XIIIe siècle Albert le Grand, dans son traité De Animalibus, distingue ainsi soigneusement dans la faune scandinave le ramifer bicorne et le rangifer tricorne. C’est bien sûr dans les deux cas de notre renne qu’il s’agit, mais d’un renne encore mal connu et mal décrit.

Johannes de Cuba, Hortus Sanitatis, 1497.
BNF, FOL-S-545

L’autorité du Grand Albert n’étant guère contestée, on retrouve dès lors des rangifers à trois bois, rangifères en français, dans toute la littérature consacrée au Septentrion, et dans quelques bestiaires d’Europe du nord. Celui de Thomas de Cantimpré, le De natura rerum, précise cependant que si le rangifère a trois bois, deux d’entre eux sont plus longs que le troisième. Sur un très beau manuscrit conservé à la bibliothèque de Valenciennes, sa ramure semble faite de quatre bois ; quelques pages plus loin, le tragelaphus, nom aujourd’hui donné à une antilope, est représenté avec pas moins de cinq cornes, mais le texte dit juste qu’il a « des cornes », sans en préciser le nombre.

Olaus Magnus, Historia de gentibus septentrionalis, 1555.

Olaus Magnus publia en 1555 une volumineuse Historia de Gentibus Septentrionalibus (Histoire des gens du Nord). Ce texte assez réaliste est parfois considéré comme un précurseur de l’ethnographie moderne. L’ancien archevêque d’Uppsala exilé à Rome, qui connaissait son sujet, n’y écrit nulle part que le renne porte trois bois, mais c’est ainsi que le graveur l’a représenté sur toutes les illustrations d’un ouvrage qui fut un grand succès d’édition.

À la même époque, Conrad Gesner, dans son traité De Quadrupedibus Viviparis nuance quelque peu, précisant que «le rangifère a habituellement trois cornes, mais il arrive que certains individus n’en aient que deux… Deux de ses cornes, au même emplacement que les cornes du cerf, sont plus grandes que la troisième[2]

Contrairement à la licorne, le rangifère ne vivait pas dans des régions lointaines ; la Scandinavie était mieux connue que l’Inde et l’Éthiopie. L’animal n’avait rien de sauvage ou d’indomptable, et les gravures le montrent fréquemment monté par des chasseurs, tirant un traineau ou trait par une fermière.

En 1614, dans son Histoire de la lycorne, l’apothicaire Laurent Catelan fait du rangifère un unicorne, écrivant que  «Thevet en sa cosmographie récite qu’en Finlande il y a une sorte de rangifère demi-cerf et demi-cheval qui est pareillement unicorne et qui est une bête forte et grandement puissante, d’où vient qu’on l’emploie à l’attelage des chariots et des charrettes[3]» . Sa source était inexacte, et de cette erreur naquit le rarissime rangifère unicorne, que l’on retrouve dans quelques traités de médecine écrits par des lecteurs du pharmacien montpelliérain ; si Thevet parlait certes du rangifère à deux reprises dans sa cosmographie universelle, l’animal était pour lui, comme pour tous les cosmographes et naturalistes du XVIe siècle «une bête portant trois rameaux de cornes[4].» 

En 1650 encore, dans son Historia Naturalis de Quadrupedibus, le polonais Jon Jonston tourne autour du pot pour décrire la ramure du rangifer, faite de trois bois, ou peut-être deux, ou peut-être trois dont un plus court que les autres. L’illustrateur, inspiré par les gravures d’Antonio Tempesta, ne se posait pas tant de questions et dessina un superbe renne triplement armé.

On comprit progressivement au XVIIe siècle que le ramifère, bicorne, et le rangifère, tricorne, n’étaient qu’un seul et même animal, le renne, dont les premiers andouillers, longs et aplatis, avaient pu passer aux yeux d’un observateur inattentif pour un troisième bois. Linné disposait donc de deux noms possibles pour l’espèce renne ; il choisit curieusement celui de rangifer, et non de ramifer.

S’il faut en croire l’atlas du pilote malouin Guillaume le Testu, des rangifères tricornes vivent également au Mexique.
Cosmographie universelle, selon les navigateurs tant anciens que modernes, par Guillaume Le Testu, pillotte en la mer du Ponent, de la ville francoyse de Grâce, 1555.
BNF, Service historique de la défense, Vincennes, D.1.Z14, fol 54v

[1]  Est bos cervi figura, cujus a media fronte inter aures unum cornu existit, excelsius magisque directum his quæ nobis nota sunt cornibus. De Bello Gallico, VI, 26.
[2] Conrad Gesner, Historia Animalium, de Quadrupedibus Viviparis, Francfort,1603 (1551), p.839.
[3] Laurent Catelan, Histoire de la Nature, chasse, proprietez, vertus et usages de la licorne, Montpellier 1624, p.9.
[4] André Thevet, Cosmographie universelle, Paris, 1575, liv.V, cap.5.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *