➕ La girafe et le bison unicornes

Sur les fresques et tapisseries de la Renaissance, la girafe, que l’on connaissait mal, est parfois représentée avec une corne unique. Dans les ouvrages d’histoire naturelle, c’est parfois le bison, pourtant plus proche.

L’un des tweets les plus partagés durant l’année 2018 demandait « comment se fait-il que les girafes soient réelles et pas les licornes. Le plus plausible est-il un cheval avec une corne ou un chameau-léopard-souris avec un cou de 12 mètres ? ». Son auteur, Kyle Brown, n’était pas le premier à faire cette remarque.

Lorsque les savants de la Renaissance firent un premier tri dans la vaste ménagerie du bestiaire médiéval, griffons et sirènes furent assez vite éliminés. D’autres créatures qu’ils n’avaient pu observer, mais qui semblaient relativement plausibles, ne restèrent dans leurs ouvrages qu’au bénéfice du doute. Parmi elles la licorne, mais aussi la girafe au trop long cou, que les bestiaires appelaient caméléopard et dont certains assuraient qu’elle était issue du croisement entre un chameau et un léopard (lui-même issu du croisement entre un lion et un pard, mais c’est une autre histoire). La fine licorne apparaissait moins extraordinaire et donc plus probable que la ridicule girafe ou le cauchemardesque rhinocéros.

Les cas de la girafe et du rhinocéros furent cependant vite réglés, les témoignages de voyageurs s’avérant bien plus nombreux et concordants que pour la licorne, et les premiers spécimens débarquant en Europe. On vit une girafe à Rome en 1486, offerte à Laurent de Médicis par le sultan d’Égypte, et un rhino à Lisbonne en 1515, dont je parle en détail dans mon livre, car c’était pour beaucoup une licorne.

La girafe de l’Historia animalium de Conrad Gesner, en 1551.

La girafe restait cependant assez mal connue. Celle représentée dans l’Historiæ Animalium de Conrad Gesner, en 1551, a de vraies cornes, et non les protubérances couvertes de poils du véritable animal. Certains artistes de la Renaissance l’ont même dessinée unicorne. Contrairement à la licorne, la girafe unicorne ne se rencontre pas isolée, mais au sein de vastes fresques du monde animal, la création du monde, Adam nommant les animaux, l’embarquement dans l’Arche, où elle voisine parfois avec une plus classique licorne. Elle ne côtoie en revanche jamais de girafe normalement bicorne, ce qui confirme bien qu’il y a là une inexactitude dans la figuration de l’animal générique, et non une variété de girafe unicorne tenue pour distincte.

Cette erreur a été commise par Raphaël dans la série de fresques du Vatican représentant la Création du Monde. Très connue dès le XVIe siècle, fréquemment reproduite en gravures, la fresque de Raphaël a inspiré d’autres artistes, peintres, graveurs ou liciers, qui répétèrent cette erreur.

Parmi eux, les tisserands flamands qui réalisèrent pour le roi de Pologne Sigismond la série de tapisseries animalières qui décorent encore aujourd’hui le palais du Wawel, à Cracovie. Sur ces plus de quarante tentures, on voit, outre quelques classiques et blanches licornes, une demi-douzaine de girafes, toutes unicornes. L’une est, avec un lynx, la vedette d’une tapisserie que des catalogues hésitants appellent tantôt Le lynx et la girafe, tantôt Le lynx et la licorne. Les autres apparaissent à l’arrière-plan de plusieurs scènes. Ici, une licorne s’apprête à tremper la pointe de sa corne dans un lac infesté de serpents, là, des griffons combattent des panthères.

Quelques girafes unicornes se promènent aussi, bien plus discrètes que les licornes du premier plan, sur une autre série de violentes tapisseries animalières, celles qui qui ornent les murs du palais Borromée à Isola Bella, sur le lac Majeur.
Alors que je faisais des recherches pour ce livre, j’ai vu passer sur internet la photographie d’une tapisserie, certes de moins bonne facture, mais du même style et de la même période, sur laquelle on voit en premier plan une girafe unicorne, et au second plan une scène classique de chasse à la licorne à l’aide d’une jeune vierge. N’en ayant jamais entendu parler auparavant, j’ai partagé la photographie sur les réseaux sociaux en demandant si quelqu’un savait où se trouvait cette tenture. J’ai très rapidement été contacté par son propriétaire anglais, désireux de savoir si je voulais l’acheter. La toile était bien trop grande pour mon appartement parisien, et sans doute trop chère pour mon budget.

Les girafes les plus étonnantes passent en couple devant le premier homme sur une tapisserie d’Adam nommant les animaux, aujourd’hui à Florence à la galerie des Offices, puis se promènent côte à côte dans la forêt sur l’une des tentures du Wawel. Le front de la femelle est armé d’une petite corne spiralée à la manière de celle des licornes, tandis que le mâle arbore un très modeste bois de cerf. La girafe y est donc un peu biche et un peu licorne, mais ne se confond avec aucun de ces animaux qui participent tous également au défilé devant Adam. 

Un animal unicorne n’avait, pour les hommes de la Renaissance, rien d’inconcevable ni même de réellement remarquable. Ceux qui ont dessiné ces girafes avaient une certaine connaissance de l’animal, de son long cou, de sa robe tachetée, mais ils n’avaient certainement rien lu d’une corne unique sur laquelle nul n’avait jamais rien écrit. Cela ne les empêcha nullement d’imaginer unicorne le mystérieux camelopardal ou caméléopard – notre girafe.

Jacob van Maerlant, Der Naturen Bloeme, XIVe siècle.
Bibliothèque de Leiden, ms BPL 14A, fol 55v.

Dans la Guerre des Gaules, Jules César décrit l’urus, dont le nom a donné auroch mais qui était peut-être un bison. Ce bœuf sauvage de la forêt hercynienne se capture en le faisant tomber des fosses couvertes de branchages. Même si César ne le précise pas, ses cornes, qui sont des vaisseaux à boire recherchés, sont de l’avis général au nombre de deux. Sur un manuscrit du XIVe siècle du bestiaire flamand de Jacob van Maerlant, Der naturen Bloeme, le puissant animal est cependant représente avec une unique et impressionnante corne.
À la Renaissance, bison d’Europe ou auroch, la distinction entre les deux espèces n’étant pas toujours évidente, sont parfois imaginés avec une corne unique, comme sur l’atlas Vallard, un luxueux ensemble de cartes du milieu du XVIe siècle, voire confondu avec le rhinocéros – si du moins on interprète ainsi l’affirmation du savant anglais Edward Wotton, selon laquelle on croise des rhinocéros dans les forêts d’Europe centrale[1]. En 1587, le médecin italien Antonio Anguisciola classe aussi le bison parmi les quadrupèdes unicornes[2]. Pour la plupart des auteurs cependant, et pour le célèbre et plus volumineux qu’on ne le pense dictionnaire d’Ambrosio Calepino, les spécimens unicornes sont relativement rares[3]. L’existence de bisons unicornes est encore confirmée au XVIIe siècle dans une savante dissertation, de Basilisco, unicornu, phoenice, Behemoth, Leviathan, dracone, araneo, tarantula et ave paradisi, publiée en 1669 par Georg Kaspar Kirchmaier, qui vivait pourtant en Saxe, pas trop loin des coins à bisons. Pour Conrad Gesner, citant un témoin oculaire de ses amis, ce sont les chamois des tatras, au sud de la Pologne, qui sont souvent unicornes.

Une corne unique n’étant pas pour les hommes du Moyen Âge quelque chose de vraiment étonnant, des enlumineurs en ont parfois armé le front d’autres créatures. Le bonnacon est un quadrupède du bestiaire médiéval dont la seule originalité est habituellement qu’il pète des flammes empoisonnées. Sur un manuscrit anglais du XIIIe siècle, le ms Royal 12 F XIII de la British Library, cet animal habituellement bicorne est aussi dessiné avec une seule corne, et mais c’est là, je crois, un cas unique. Sur un rouleau de prières anglais du XVe siècle, c’est le griffon.

Dans le monde arabe, c’est le tigre qui a parfois une corne, là encore sans que les manuscrits ne disent quoi que ce soit à ce sujet. Sur une copie du Livre des Merveilles, le fauve arbore au sommet de la tête un appendice dont on ne sait trop si c’est une corne ou un toupet de poils, montrant sans doute une confusion entre panthère et rhinocéros. Sur un manuscrit de l’Historia Plantarum, encyclopédie médicale traduite de l’arabe, qui se trouve à Rome à la bibliothèque Casanatense, la panthère a pris son allure occidentale, robe claire et taches multicolores, mais elle est armée d’une une corne blanche, de longueur modeste mais spiralée comme celle d’une licorne.

[1] Edward Wotton, De differentiis animalium, Paris, 1552, lib V, fol 75r.
[2] Antonio Anguisciola, Compendium Simplicium et Compositorum Medicamentorum, Piacenza, 1587, p.175.
Christophore Hartknoch, Alt und neues Preussen oder preussischen Historien, Francfort, 1684, pp.211-213.
[3] Thomas Bartholin, De Unicornu Observationes Novæ, Padoue, 1645, p.109.

Une licorne au long cou sur un manuscrit persan du XVIIe siècle.
Manchester University, Persian ms 3, fol 254r

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