➕ La licorne parmi les animaux

La licorne était l’une des bêtes sauvages vivant dans l’Orient lointain, où elle côtoyait le lion, l’éléphant, la panthère, le griffon. Elle est dans le texte de tous les bestiaires, et dans les illustrations de beaucoup.

Barthélémy l'Anglais
Barthélémy l’Anglais, Livre des Propriétés des choses, circa 1410. Aux animaux bien de chez nous, l’enlumineur Évrard d’Espinques a ajouté quelques créatures exotiques, le lion, le dragon, la licorne. Cette dernière est représentée parmi les animaux sauvages, qui sont à droite et en arrière-plan. BNF, ms fr 9140, fol 327r

Si la licorne est devenue une créature de légendes, c’est à tort que nous lui croyons parfois une origine mythologique. Pour les lettrés du Moyen Âge, il existait, quelque part en Orient, un quadrupède unicorne, mais ce n’était que l’une des nombreuses créatures merveilleuses des contrées lointaines qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’observer, au même titre que le tigre ou la girafe. Lions et guépards assez fréquents dans les ménageries des puissants, parfois même intégrés aux équipages de chasse, étaient mieux connus ; le singe était presque en Europe un animal familier.

(Dans le livre, vous aurez tous les détails sur les licornes d’Inde, d’Égypte, et d’Éthiopie, sur celles du jardin d’Eden qui se situait aussi par là bas, et même sur celles, moins connues, d’Amérique du Nord).

Les bestiaires médiévaux reprennent la liste d’animaux du Physiologus, y ajoutant d’autres créatures, de plus en plus nombreuses, voire des pierres ou des plantes. Voici les 38 articles du premier bestiaire en langue vulgaire, celui de Philippe de Thaon, au début du XIIe siècle: lion, licorne, panthère, dorcon (chèvre sauvage), hydre, crocodile, cerf, antilope, fourmi, centaure, castor, hyène, belette, autruche, salamandre, sirène, éléphant, mandragore, vipère, sarce, hérisson, goupil, onagre, singe, baleine, perdrix, aigle, pluvier, phénix, pélican, colombe, tourterelle, huppe, ibis, foulque, chouette, aimant, autres pierres.

Le Liber Subtilitatum de Divinis Creaturis, attribué à sainte Hildegarde de Bingen, est plus riche, décrivant 36 poissons, 72 oiseaux, 45 bêtes sauvages et 8 reptiles, sans compter les pierres et plantes. Le Bestiaire rimé de Guillaume le Clerc de Normandie développe avec une ampleur et une poésie jusque-là inconnues les métaphores chrétiennes. Dans le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, l’allégorie chrétienne s’efface devant la rhétorique de l’amour courtois. Souvent écrits en langue vulgaire, ces traités ne sont pas des ouvrages savants ou religieux, mais ils s’adressaient à un public cultivé. Leurs références antiques ou orientales sont bien éloignées des traditions populaires orales, sur lesquelles nous en savons peu. Les contes de nos campagnes, dont sont issus les garous et autres farfadets, absents de l’univers des bestiaires, semblent avoir ignoré la licorne. Tout au plus devine-t-on quelques liens, ténus et peut-être récents, entre l’unicorne des traditions lettrées et la blanche biche des contes et chansons populaires.

Le cinquième des quinze signe de l’Apocalypse : les arbres et les plantes suintent du sang, à la consternation des animaux.
Et le quint signe si sera
Plaint de tristece et de dolour
Ces bestes mues crieront
Mercie à Dieu, leur creatour
Leur teste en haut leveront
Molt haurons angoisse et tristours

Le Livre de la vigne nostre Seigneur, XVe siècle.
Oxford, Bodleian Library, ms Douce 134, fol 43v

Rédacteurs et copistes des bestiaires se souciaient peu de savoir à quoi ressemblait la bête unicorne, et, si la tradition enseigne comment la capturer, nul ne s’est jamais préoccupé d’organiser une chasse. Au lecteur, il suffisait de savoir qu’elle était attirée par les jeunes vierges. C’était là sa nature, tout à la fois sa spécificité et sa raison d’être, et cette nature avait pour fonction première de permettre une représentation des mystères chrétiens. Il en allait de même de toutes les créatures du bestiaire médiéval, ce qui explique que, jusqu’au quatorzième siècle, les lettrés se soient peu préoccupés d’ajouter à ce corpus les animaux d’Europe qu’ils connaissaient bien, comme le lapin ou le loup, ou d’en ôter ceux qu’ils n’avaient jamais vus, comme la licorne, le dragon ou le phénix. La question de l’existence de la licorne ne se posait pas vraiment, et eût sans doute été jugée incongrue.

Le cor de Savernake, au British Museum. Le cor lui même date du XIIe siècle, le placage d’argent représentant des scènes de chasse du XIVe..

Le Livre des propriétés des choses du frère franciscain Barthélémy l’Anglais est considéré comme la première encyclopédie médiévale. De nouveaux animaux, mieux connus, intègrent son bestiaire, mais aucun n’en sort. Sur les nombreux manuscrits, puis sur les premiers livres imprimés, une grande image en demi ou pleine page ouvre généralement le XVIIIe livre, des proprietez des bestes. La licorne, le lion, le cerf et le cheval sont presque toujours présents à l’appel.

La avoit mainte beste fiere,
Lyons, liepars et autres bestes,
Faisans par le bois grans tempestes.
De sanglés et de pors sauvages
Retentissoit tous li boscages ;
Ours y avoit et unicornes,
Et autres bestes qui ont cornes,
Cerfs, dains, chevriaus, sauvages bous,
Qui d’arbrissiaus broustent les brous,
Aveques les sauvages chievres.

Nicole de Margival, Le dit de la panthère d’amours, fin du XIIIe siècle.

De bestes crueuses et fieres,
Dragons, serpens, escorpions,
De toutes générations,
Buglos, chameus, tygres, panthères,
De tous genres, pères et mères,
Olifans, liepars et liepardes,
Ourses, lions, renars et renardes,
Loiemiers, grans alans d’Espaingne,
Et pluseurs matins d’Alemagne,
Castors, aspis et unicornes,
Et une autre beste a deus cornes,
Trop diverse et trop périlleuse,
Trop estrange et trop venimeuse…
Son nom ne saroie nommer.
Je croy qu’elle vint d’outre mer,
Si vorroie bien qu’elle y fust
Et que retourner n’en peust.

— Guillaume de Machaut, Le dit du lion, 1342

Je treuve en une fiction
Que sire Noble le lion
Fut Jadis si sires des bestes,
Que en tous cas les trouvoit prestes
De faire son commandement,
Et vivoit on si largement
A sa court de son vray demaine,
Que tousjours la trouvissiez plaine
D’alans, de cerfs, de lévriers,
De chevaulx et de bons coursiers,
De panthères et d’unicornes
De sangliers, si que leurs cornes
N’osassent lever a ce temps
Ne faire noise ne contens.
Brebis, vaches, moutons ne tors,
Chievres ne beufs, asnes ne pors,
Loups ne renars ne li tessons (blaireaux),
Lièvres, connins (lapins) ne hérissons
Ne nulle autre commune beste
N’eust osé lever la teste
Contre le dict du souverain,

— Eustache Deschamps, Traité du mauvais gouvernement de ce royaume…,1395

Barthélémy l’Anglais, Le livre des propriétés des choses, XIVe siècle.
Outre la licorne, remarquez le dragon et la sirène.
Bibliothèque municipale de Reims, ms 993, fol 254v.

À la Renaissance, les érudits font un premier tri dans le bestiaire médiéval, s’interrogent sur la réalité des animaux, terme qui remplace celui de bêtes, et leurs caractéristiques physiques. Leur caractère merveilleux, c’est-à-dire leur non-conformité aux modèles animaux habituels, entraîne l’élimination du centaure et du griffon hybride, des humains déformés blemmyes et monopodes, des harpies cauchemardesques et de l’unique et flamboyant Phénix. Les satyres furent parfois assimilés aux singes, les sirènes à des cétacés, lamantins ou autres. Le dragon et son petit cousin le basilisc, qui n’étaient après tout que des lézards ailés, résistèrent quelques temps, et la licorne un peu plus longtemps encore. Si l’on renonçait au triste conte rapportant sa capture par une vierge traîtresse, et on l’abandonna comme on abandonnait légendes de l’ours qui lèche ses petits pour leur donner forme ou du pélican qui nourrit ses oisillons de son sang, elle n’avait plus rien d’extraordinaire, excepté que ceux qui en parlaient ne l’avaient jamais vue. Nul, en Europe du moins, n’avait non plus jamais vu de girafe ou d’autruche.

Au début du XVIe siècle, deux licornes, trois griffons et deux dragons côtoient encore quelques centaines d’animaux très réels dans les marges du livre de partitions pour luths du vénitien Vincenzo Capirola, qui semblent pourtant dessinées d’après nature.

La licorne est, de toutes les créatures imaginaires du bestiaire, celle qui passa le plus aisément dans le nouveau corpus des sciences de la nature. Le retour aux classiques, notamment Aristote dont l’oryx était une sorte d’antilope unicorne, et les multiples récits de voyageurs, comme Ludovico Barthema de retour de La Mecque, aidaient à y voir un animal comme les autres, quoique plus rare que beaucoup d’autres. Elle figura donc, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, dans des recueils de figures animales et des représentations peintes ou sculptées de la nature d’où griffons et même dragons, disparaissaient peu à peu.

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