➕ Les sylvains, les licornes et les chevaliers noirs

Les miniatures d’un livre d’heures de la fin du XVe siècle apportent sur la vie des hommes sauvages, et leurs relations avec les licornes, un éclairage presque ethnographique.

Je pensais avoir quasiment terminé d’écrire ce livre lorsque j’ai découvert un manuscrit à côté duquel j’étais passé jusqu’ici, les Vanderbilt Hours. Copié à Bourges à la toute fin du XVe siècle, ce livre d’heures en français a été illustré par deux enlumineurs, Jean de Montluçon et son fils Jacquelin. Il est aujourd’hui dans les collections de la bibliothèque Beinecke de l’université de Yale, aux États-Unis.

Dans les bandeaux inférieurs de presque tous les folios sont dessinées des scènes de la vie très mouvementée d’un peuple d’hommes des forêts, barbus et trappus, le corps couvert de poils blancs ou bruns à l’exception du visage et des genoux. L’ensemble des miniatures forme non pas un récit linéaire, mais comme une série d’instantanés de la vie de cette tribu sylvestre, dans lesquels on devine une critique pleine d’humour mais assez féroce de la société chevaleresque.

Faute de texte, puisque tout cela illustre un livre d’heures, nous n’avons que les images pour tenter de comprendre la vie des sylvains et la place qu’y tiennent les licornes. Je vais sûrement dire quelques bêtises, mais l’historien a déjà sur l’ethnologue ou le journaliste l’énorme avantage que son sujet d’études ne risque pas de venir lui faire remarquer qu’il écrit n’importe quoi ; cet avantage est encore plus manifeste lorsqu’il travaille sur une peuplade imaginaire.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 51v-52r, Vanderbilt Hours

Beaucoup de représentations d’hommes sauvages à la fin du Moyen Âge montrent, par inversion parodique, une société dominée par les femmes. La tribu représentée ici soit, par exception, plutôt patriarcale, ou que les femmes y soient peu nombreuses puisqu’elles apparaissent rarement sur les miniatures, qui il est vrai mettent en scène de très nombreux combats.

Sur près de la moitié des pages du manuscrit, les sylvains affrontent les créatures féroces qui infestent la région, dragons bipèdes ou quadrupèdes, lions, ours, éléphants, chameaux et porcs épics géants. Les blanches licornes, sans doute herbivores comme les cerfs, ne semblent pas leurs ennemies et ne sont jamais agressives.

Une guerre oppose les hommes de la forêt à une troupe de chevaliers protégés par des armures noires. S’il arrive que les sylvains se battent entre eux, ils se défendent surtout contre les envahisseurs. Ces derniers sont le plus souvent sur des chevaux à la robe sombre, tandis que les hommes sauvages montent des ours, des chameaux, parfois même des dragons… ou des licornes. Tout nus et sauvages qu’ils soient, les indigènes ne sont en rien des primitifs et savent manœuvrer des navires à voiles, utiliser des bombardes contre les fortifications, et même danser au son de la harpe.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 26v, Vanderbilt Hours

Ici, un sylvain monté sur une licorne tente d’en capturer une autre, montrant que si l’animal est bien sauvage, il peut être maîtrisé et apprivoisé. On remarque que la licorne chassée a une silhouette plutôt caprine, et des sabots fendus, tandis que celle qui la poursuit, d’allure plus équine, a des sabots pleins. Peut-être s’agit-il de deux espèces différentes ?

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 15v, Vanderbilt Hours

Un homme sauvage aux épais poils bruns chevauche une licorne équine couverte d’un caparaçon de brocart rouge, dont on devine qu’il a dû être volé aux  envahisseurs. Le sylvain semble jouer au chevalier, et peut-être se moque-t-il des étrangers vêtus de métal noir, qui dans l’ensemble n’ont pas le beau rôle sur cette série de miniatures postcoloniales avant l’heure. Peut-être les Montluçon père et fils avaient-ils lu Tacite décrivant la résistance des Pictes et des Germains à l’invasion romaine.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 75r, Vanderbilt Hours

Une femme sauvage, montée en amazone sur une licorne à la démarche tranquille, mène par une laisse un cheval noir et un envahisseur récemment capturé. On devine que le prisonnier doit se sentir un peu humilié sous son épaisse armure. 

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 86r, Vanderbilt Hours

Découvrant qu’il y avait des licornes dans la région, les chevaliers noirs ont décidé eux aussi d’en capturer une. Ils ont donc installé une jeune vierge dans un lieu discret, et se sont postés aux alentours. C’est lorsque la licorne s’est approché que les sylvains, dissimulés dans les fourrés, ont pris les chasseurs à revers et se sont emparé de l’animal et de la demoiselle. Un chevalier a été tué, ou au moins laissé nu dans la forêt, puisque l’un des hommes sauvages a rapporté son épée, qui semble un peu trop grande pour lui, et revêtu son tabard bleu.

Yale, Beinecke Library, ms 436, fol 82v, Vanderbilt Hours

J’avoue ne pas savoir trop qui dire de cette dernière peinture. La licorne et le cerf ont une forte symbolique christique, mais c’est moins le cas de l’ours, et les yeux de la fontaine regardent la scène un peu bizarrement. Si l’écu de tanné aux quatre étoiles d’or, le seul qui apparaisse sur tout le manuscrit, indique le propriétaire originel du livre d’heures, l’image est peut-être une sorte de rébus qui pourrait aider à retrouver son nom.

Bibliothèque de Grenoble, ms 1011, fol 41r

Cette miniature provient d’un autre livre d’heure illustré par les mêmes enlumineurs, jean et Jacquelin de Montluçon, et présentant aussi, quoi que de manière beaucoup moins scénarisée, la vie des hommes sauvages. À défaut de licorne, j’y ai trouvé cet espèce de griffon sans ailes et unicorne.

Copiées et illustrées à la fin des années 1490, les Heures Vanderbilt sont plus ou moins contemporaines de la découverte du nouveau monde. La première lettre de Christophe Colomb dans laquelle il décrit ses rencontres avec des Indiens, était traduite et publiée en latin dans toute l’Europe dès 1493. Chacun savait qu’il y avait en Inde des licornes et des dragons, et les Indiens du Nouveau Monde furent d’emblée assimilés aux hommes sauvages de l’imaginaire médiéval. Peut-on donc voir dans les illustrations de ce livre d’heures une allusion à la conquête de l’Amérique, qui ne commençait qu’à peine ?
Ce n’est pas absolument impossible, mais cela semble quand même un peu tôt, et donc improbable. Le thème de l’affrontement entre hommes sauvages et chevaliers apparait d’ailleurs sur des tapisseries dès les années 1400. S’il y a dans les curieuses images de ce manuscrit une critique de la colonisation, c’est plus vraisemblablement de celle, un peu abstraite, des sylvains vivant dans les profondeurs des forêts d’Europe.

Licorne et homme sauvage
Cette scène bizarre, dans laquelle une licorne pointe sa corne vers la plante du pied d’un homme sauvage, apparait sur plusieurs manuscrits du XVe siècle. Il s’agit peut-être d’une fable ou légende qui, faute d’être passée dans la tradition écrite, a été oubliée.
Yale, Beinecke Library, ms 1216, fol 41r

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