➕ Neil Gaiman, Stardust, 1999

Un jeune homme, une étoile, une licorne, sept frères, un arbre et la reine des sorcières.

Traduction de Frédérique Le Boucher

Et, soudain, il y eut un fracas épouvantable, là-bas, de l’autre côté de la clairière – au cœur des futaies semblait-il –, puis un grand cri inarticulé. C’est alors qu’un énorme cheval blanc surgit dans la lumière. Ses flancs lacérés ruisselaient de sang. Il chargea à travers la clairière, puis volta et, baissant la tête, s’apprêta à affronter son poursuivant. Ce dernier bondit à sa suite avec un rugissement si terrifiant que Tristran en eut la chair de poule. C’était un lion, mais un lion qui ne ressemblait en rien à celui que Tristran avait vu, un jour, à la foire d’un village voisin : une pauvre bête édentée aux yeux chassieux et au pelage mité. Ce lion-ci était gigantesque et presque doré dans le soleil tardif. Il déboula dans la clairière, puis se figea et riva les yeux sur son adversaire en retroussant les babines.
Le cheval blanc semblait terrorisé. Une lueur de folie dansait dans ses prunelles de jais et un mélange d’écume et de sang souillait sa crinière en bataille. C’est alors que Tristran aperçut la longue corne d’ivoire qui lui ornait le front. Tout à coup, la licorne se cabra et s’ébroua avec des hennissements de terreur. Un de ses sabots heurta le lion à l’épaule. Le fauve poussa un hurlement de chat échaudé et recula d’un bond. Puis, tout en restant à distance respectueuse, il se mit à tourner autour de sa rivale, sans quitter des yeux le redoutable rostre qui demeurait pointé sur lui. Tous les sens aux aguets, la licorne suivait le moindre de ses mouvements.
— Arrêtez-les, chuchota l’étoile. Ils vont s’entre-tuer.
Le lion défia son adversaire d’un grondement menaçant. Ce fut d’abord comme un lointain roulement de tonnerre qui allait s’amplifiant et s’acheva par un formidable rugissement qui fit trembler ciel et terre. Même les rochers tressautaient. C’est alors que le lion attaqua. La licorne plongea, corne en avant. Bientôt, la clairière ne fut plus qu’or, pourpre et argent mêlés. Agrippé au dos de sa proie, emprisonnant son cou dans l’étau de ses mâchoires, les crocs plantés dans sa chair, le lion lui labourait les flancs de ses longues griffes acérées. La licorne gémissait, ruait et se roulait dans l’herbe pour déloger le félin. Mais elle avait beau donner de la corne, des dents et des sabots, s’efforçant par tous les moyens de l’atteindre, son tortionnaire conservait l’avantage.
— Je vous en prie, faites quelque chose, le supplia la jeune fille, d’un ton pressant. Le lion va la massacrer.
Tristran lui aurait volontiers expliqué qu’à trop s’approcher des bêtes en furie, il ne pourrait guère y gagner que coups de sabots et de griffes à l’envi, voire de se faire embrocher, hacher menu et dévorer, et que, si, par miracle, il réussissait à y survivre, il ne voyait toujours pas ce qu’il aurait pu faire, n’ayant pas même, à portée de la main, le moindre seau d’eau : instrument essentiel de la méthode wallienne pour séparer les animaux belliqueux qui se battaient entre eux. Mais, toutes ces belles pensées n’avaient pas encore eu le temps de lui traverser l’esprit que Tristran Thorn se trouvait déjà au centre de la clairière et si près des bêtes qu’en étendant le bras il aurait pu les toucher. L’odeur du lion était forte, animale, terrifiante et la supplique dans les yeux noirs de la licorne, intolérable.

Lion et Licorne pour la couronne se battaient, songea-t-il, se remémorant la vieille comptine.
Dans toute la ville, le Lion la Licorne poursuivait
Il la frappa une fois
Il la frappa deux fois
De toutes ses forces, trois fois de suite il la frappa
Que ne ferait-on pour rester roi ?

Et, sans plus attendre, il ramassa la couronne – qui était lourde et lisse comme du plomb –, puis, se dirigeant vers les combattants, s’adressa au lion avec cette façon toute particulière qu’il avait de parler aux béliers enragés, brebis rétives et autres quadrupèdes par trop agités sur les terres de son père :
— Là, là… tout doux, tout doux… la voilà ta couronne…
Tel un gros chat malmenant une écharpe, le lion secouait la licorne entre ses mâchoires. Il lança à Tristran un regard dans lequel se lisait la plus vive perplexité.
— Salut, fit Tristran.
Et, sur ces bonnes paroles, il tendit la couronne vers le grand fauve à la crinière tout emmêlée de feuilles et de petites boules de bardane.
— Tu as gagné, lui dit-il, se rapprochant d’un pas. Lâche la licorne, maintenant. Laisse-la partir.
Il tendit alors des mains tremblantes et couronna le lion.

Le lion sauta lourdement à bas de sa proie, puis, tête haute, se mit à arpenter la clairière en silence, dans une attitude régalienne. Parvenu à la lisière de la forêt, il prit le temps de lécher consciencieusement ses blessures de sa grande langue toute rouge, puis, avec un ronronnement de tremblement de terre, s’enfonça dans la forêt.
L’étoile clopina jusqu’à la licorne. Les yeux clos, l’animal demeurait prostré dans l’herbe ensanglantée et la jeune fille s’assit tant bien que mal près de lui, sa jambe cassée étendue sur le côté. Puis elle commença à lui caresser l’encolure avec force murmures compatissants.
La licorne souleva les paupières, riva sur elle ses prunelles de jais, puis posa la tête sur ses genoux et ferma de nouveau les yeux.

Ce soir-là, Tristran grignota son dernier croûton de pain en guise de souper, sous le regard impavide de l’étoile qui, comme à son habitude, mit un point d’honneur à ne rien avaler. Elle avait insisté pour qu’ils restent aux côtés de la licorne et Tristran n’avait pas eu le cœur de le lui refuser.
La nuit était tombée, plongeant la clairière dans l’obscurité, mais les étoiles scintillaient par milliers et la femme-étoile brillait comme si, la frôlant au passage, la Voie Lactée l’avait poudrée de lumière céleste. La licorne ne luisait que très faiblement, guère plus que la lune lorsqu’un nuage vient à voiler sa face blême. Allongé contre l’énorme masse de l’animal, Tristran sentait sa chaleur irradier dans la nuit. L’étoile s’était couchée de l’autre côté de la licorne et Tristran avait l’impression qu’elle la berçait. Il aurait bien aimé pouvoir écouter ce qu’elle lui disait. Les bribes de mélodie qui lui parvenaient avaient quelque chose d’étrange et d’envoûtant, mais l’étoile chantait si doucement qu’il ne pouvait presque pas l’entendre.
Il frôla des doigts la fine chaîne qui les liait l’un à l’autre : elle était froide comme la neige et aussi ténue qu’un rayon de lune sur un bief ou que l’éclat des écailles d’une truite qui remonte à la surface pour se nourrir.
À peine suivait-il, en pensée, la trajectoire du poisson argenté qu’il plongeait avec lui dans les profondeurs du sommeil.

Illustration de Charles Vess pour la très belle édition illustrée de Stardust.

[…]

C’était la solution la plus évidente. Après tout, ne les avait-elle pas suivis toute la matinée, allant même jusqu’à pousser l’étoile à petits coups de tête taquins ? En outre, depuis la veille, les fleurs de sang, qui s’étaient épanouies sur ses flancs sous les griffes du lion, avaient eu le temps de sécher et, pour certaines même, de se refermer.
Alors que l’étoile boitait misérablement, claudiquant et trébuchant presque à chaque pas, et qu’enchaîné à elle par la fine entrave d’argent qui leur ceignait le poignet, Tristran devait marcher à son rythme, d’une consternante lenteur.
Cependant, d’un certain côté, cette simple perspective le révulsait. À ses yeux, chevaucher une licorne tenait quasiment du sacrilège : une licorne n’était pas un cheval ; elle n’avait souscrit à aucun des pactes ancestraux qui liaient indéfectiblement l’Homme et sa « Plus Noble Conquête ». Au reste, il y avait, dans ses yeux noirs, une lueur farouche et, dans son pas, quelque chose de puissant et de retenu, comme un ressort près de se détendre ou un serpent près de mordre, qui faisaient d’elle une créature éminemment dangereuse et indomptable. Mais, d’un autre côté, il lui semblait, sans trop savoir sur quoi fonder cette impression, que la licorne s’était, en quelque sorte, attachée à l’étoile et ne souhaitait rien tant que lui rendre service, le cas échéant.
— Écoutez, hasarda-t-il finalement, je sais que vous avez juré de me mettre des bâtons dans les roues et tout ça, mais, si la licorne est d’accord, peut-être pourriez-vous monter sur son dos pendant un petit bout de chemin.
Pas de réponse.
— Hein ?
La jeune fille haussa les épaules.
Tristran se tourna vers la licorne et plongea les yeux dans le puits sans fond de ses prunelles noires.
 Vous me comprenez ? demanda-t-il.
La licorne ne réagit pas. Il avait espéré qu’elle hocherait la tête ou frapperait du pied, comme un cheval dressé qu’il avait vu, un jour, sur la place du village quand il était petit. Mais la licorne se contentait de le regarder fixement.
 Accepteriez-vous de porter cette demoiselle sur votre dos ? S’il vous plaît ?
La créature ne proféra pas le moindre mot, pas plus qu’elle ne frappa le sol du pied ni ne hocha la tête, mais elle se dirigea vers l’étoile et s’agenouilla à ses pieds.
Tristran aida l’étoile à se hisser sur sa monture. La jeune fille empoigna à deux mains la crinière en bataille et s’assit en amazone, sa jambe cassée projetée en avant comme un éperon. Et c’est ainsi que, pour quelques heures du moins, ils cheminèrent en silence.

Marchant à leurs côtés, la béquille sur l’épaule, avec son sac qui se balançait comme un balluchon, à un bout, et sa main droite, à l’autre, pour équilibrer le tout, Tristran se disait que, en définitive, faire monter l’étoile sur le dos de la licorne n’était peut-être pas une aussi bonne solution qu’il l’avait tout d’abord imaginé. Avant, il était certes obligé de ralentir pour régler son allure sur celle de l’étoile, mais, maintenant, s’il cessait un seul instant de courir pour rester à la hauteur de la licorne, la chaîne qui l’unissait à l’étoile pouvait se tendre brusquement, tirant la jeune fille en arrière, au risque de la faire tomber. Ses borborygmes rythmaient ses pas et la faim le tenaillait si cruellement qu’il finit par n’être plus, à ses propres yeux, qu’un estomac sur pattes, marchant, marchant, aussi vite qu’il le pouvait, en quête de nourriture et d’un improbable dîner.
Soudain, il trébucha.
— Arrêtez, je vous en prie ! s’écria-t-il, craignant de s’effondrer.
La licorne ralentit, puis s’immobilisa. L’étoile le dévisagea. Le pitoyable spectacle qu’il lui offrit lui arracha une grimace. Elle secoua la tête.
— Vous feriez mieux de monter, vous aussi, si la licorne y consent, lui dit-elle. Sinon vous allez finir par vous évanouir ou que sais-je de pis. Vous m’entraîneriez dans votre chute. Et puis, il faut que nous nous rendions dans quelque lieu où vous pourrez vous procurer de la nourriture. Vous êtes pâle à frémir.
Tristran acquiesça avec gratitude.
Manifestement consentante, la licorne semblait attendre passivement que Tristran veuille bien monter sur son dos. Mais l’entreprise n’était guère aisée. Autant essayer d’escalader un mur lisse : épuisant et totalement vain. Tristran finit par conduire l’animal jusqu’à un hêtre déraciné – probablement arraché, plusieurs années auparavant, par quelque tempête, vent violent ou géant en colère – et, tenant d’une main son sac et la béquille, il grimpa dans les racines, puis se jucha sur le tronc et, de là, sauta sur le dos de la noble créature.
— Il y a un village de l’autre côté de cette colline, annonça-t-il. J’espère y trouver de quoi manger.
Il flatta les flancs de la licorne qui se mit aussitôt au pas. Déséquilibré, il se rattrapa à la taille de l’étoile, sentant, sous ses doigts, l’étoffe soyeuse de sa robe diaphane et, en dessous, la grosse chaîne de la topaze dont elle ne se séparait jamais.
On ne chevauche pas une licorne comme on monte à cheval : une licorne ne bouge pas comme un cheval. Son allure a quelque chose de plus indiscipliné et de plus instable aussi. La licorne attendit que Tristran et l’étoile se fussent confortablement installés, puis, progressivement et sans effort, accéléra l’allure.
Les arbres défilaient de part et d’autre du chemin à une vitesse folle. L’étoile s’était couchée sur l’encolure, se cramponnant de toutes ses forces à la crinière de sa monture. Toute faim oubliée – si ventre affamé n’a point d’oreilles, transi d’effroi n’a plus guère d’estomac – Tristran serra les genoux, prenant les flancs de la licorne en étau, et se mit à prier pour ne pas être jeté à terre par une branche perdue. Cependant, la course éveillait en lui de nouvelles sensations, des sensations si fortes, si exaltantes qu’il ne tarda pas à y prendre goût. Chevaucher une licorne constitue, en effet, – pour ceux qui peuvent encore la tenter – une expérience incomparable. C’est à la fois follement exaltant et terriblement grisant. En un mot : génial !

Quand ils atteignirent les abords du village, le soleil se couchait. Ils traversaient une ondoyante prairie quand, brusquement, la licorne s’arrêta sous un chêne et refusa d’aller plus loin. Tristran sauta à terre et atterrit dans l’herbe avec un bruit mat. Il avait le fondement si endolori qu’il tenait à peine debout. Mais, comme l’étoile le regardait sans se plaindre le moins du monde, il s’efforça de conserver un tant soit peu sa dignité.
— Vous n’avez pas faim, vous ? lui demanda-t-il, tentant d’oublier ses courbatures à défaut de pouvoir les soulager.
Pas de réponse.
— Écoutez, reprit-il, je suis tout bonnement affamé. Je ne sais pas si vous… si les étoiles mangent, ni ce qu’elles mangent, mais je n’ai pas l’intention de vous laisser mourir de faim.
Il leva vers elle un regard interrogateur. Elle demeura d’abord impassible, puis, tout à coup, ses beaux yeux bleus s’embuèrent de larmes. Elle porta la main à son visage pour sécher ses pleurs, maculant ses joues de boue.
— Nous ne nous sustentons que d’obscurité et ne nous abreuvons que de lumière, dit-elle, d’un ton didactique, avant d’éclater en sanglots. Alors, je ne… n’ai pas… pas faim. Je me s… sens seule, j’ai p… peur, j’ai f… froid, je suis dé… désespérée et… pri… prisonnière, mais je n’ai… pas… pas faim.
— Ne pleurez pas, la consola Tristran. Écoutez, je vais aller au village chercher des vivres. Vous allez m’attendre ici. La licorne vous protégera s’il vient quelqu’un.
Il tendit les bras vers elle pour l’aider à descendre et la déposa dans l’herbe tout en douceur. Libérée de son fardeau, la licorne secoua sa crinière et se mit à paître avec enthousiasme.

Le film, en revanche, n’est pas terrible.

[…]

L’étoile était trempée jusqu’aux os quand elle parvint à l’entrée du défilé ; trempée, triste et grelottante. Mais ce n’était pas sur son sort qu’elle s’apitoyait. Broussailles et fougères sylvestres avaient peu à peu laissé place à la roche stérile et la licorne n’avait rien mangé depuis plus d’un jour entier. Et puis, ses sabots nus n’étaient pas faits pour les sentes pierreuses, ni son dos, pour porter un cavalier et, plus elle mettait de distance entre l’étoile et son geôlier, plus elle ralentissait.
Tout au long du trajet, l’étoile n’avait cessé de maudire le jour où elle était tombée dans ce monde pluvieux et hostile. Lui qui paraissait si beau, si accueillant, vu du ciel ! Mais c’était avant, avant sa chute. Maintenant, elle le détestait, lui et tout ce qui s’y rapportait. Tout, sauf la licorne. Pourtant, elle était tellement meurtrie par sa folle chevauchée, tellement courbaturée et fourbue qu’elle aurait volontiers renoncé à si douce compagnie pour peu qu’elle ait pu un seul instant se reposer.
Après ces longues heures passées sur les routes, sous une averse torrentielle, les lumières de l’auberge lui parurent le plus beau spectacle qu’il lui ait été donné de voir depuis son arrivée sur Terre. « Attention où tu mets les pieds. Attention où tu mets les pieds » semblait lui dire le clapotis de la pluie. Promesse de chaleur et de réconfort, le large pinceau de lumière dorée, qui sortait par la porte ouverte, paraissait fendre la grisaille pour lui ouvrir un chemin vers le salut. Parvenue à moins de cinq cents mètres de l’auberge, la licorne se figea subitement et refusa de faire un pas de plus.
— Holà ! lança une voix féminine depuis l’entrée.
L’étoile flatta sa monture, lui parlant doucement à l’oreille pour l’amadouer, mais la licorne ne voulut rien entendre. Paralysée dans la lumière blonde, tel quelque fantôme blafard surpris par le point du jour, elle refusait obstinément d’avancer.
— As-tu l’intention de rentrer, mignonne ? Ou vas-tu rester plantée là sous la pluie ?
Enjoué et amical, le ton de la voix lui fit chaud au cœur et la réconforta : juste ce qu’il fallait de sollicitude pour dégauchir un robuste sens pratique.
— On peut t’apporter à manger, si c’est des vivres que tu veux. Mais y a une belle flambée dans la ch’minée et assez d’eau chaude pour un bon bain. Rien d’tel pour s’réchauffer les os par c’temps d’chien.
— Je… je ne pourrai pas entrer toute seule, bredouilla l’étoile. Ma jambe…
— Oh ! ma pauv’petite ! J’vais dire à Billy d’te porter – c’est mon mari, Billy – et y a du foin et d’l’eau fraîche aux écuries pour ta bête.
Comme elle s’approchait d’elle, la licorne jeta des regards effarés en tous sens, tel un animal pris au piège.
— Là, là, ma belle, la cajola la femme de Billy. Je n’vais pas v’nir trop près. Après tout, ça fait beau temps qu’j’ai plus c’qu’il faut d’virginité pour toucher une licorne et belle lurette qu’on n’en a pas vu par ici, d’ailleurs…
La licorne consentit enfin à suivre la femme aux longs cheveux gris jusqu’aux écuries, mais elle paraissait nerveuse et demeurait toujours à distance respectueuse. Elle longea tout le bâtiment pour rejoindre la stalle du fond, y entra et se coucha dans la paille sèche. L’étoile parvint tant bien que mal à mettre pied à terre. Pâle et frissonnante, avec sa mine défaite et sa chevelure dégoulinante de pluie, elle avait tout d’un chat mouillé.

[…]

Rien de tout ce que Tristran avait vu depuis qu’il avait franchi la frontière du Pays des Fées ne lui avait paru plus beau, plus réjouissant que cette lumière scintillant au cœur de la tourmente. Tandis que Primus s’époumonait pour ameuter la maisonnée, il détela les chevaux épuisés et les mena l’un après l’autre aux écuries jouxtant l’auberge. Il y avait déjà un cheval blanc endormi dans la stalle du fond, mais il avait bien trop à faire pour y prêter attention.
Il savait – quelque part, en son for intérieur, dans ce mystérieux recoin de son esprit, de son cœur ou d’ailleurs, qui connaissait la direction et l’emplacement de choses qu’il n’avait jamais vues et de lieux où il n’était jamais allé – que l’étoile était tout près. C’était rassurant de la savoir si proche, en un sens, mais, en même temps, l’imminence des retrouvailles le rendait quelque peu nerveux. Il savait que les chevaux étaient plus fatigués et plus affamés que lui : son dîner – et donc, présumait-il, sa confrontation avec l’étoile – pourrait attendre.
— Je vais panser les chevaux, dit-il à Primus. Sinon, ils vont attraper froid.
L’homme lui posa la main sur l’épaule.
— Tu es un brave garçon. J’enverrai quelqu’un de l’auberge t’apporter une bonne pinte de bière.
Tout en bouchonnant les chevaux, Tristran ne cessait de penser à l’étoile. Qu’allait-il lui dire ? Et elle, qu’allait-elle lui dire ? Il brossait le dernier étalon quand une serveuse aux yeux éteints s’approcha de lui, une chope de vin fumant à la main.
— Posez ça là, lui dit-il. Je le boirai de bon cœur dès que j’aurai les mains libres.
La fille s’exécuta sans piper et sortit.
Ce fut à ce moment-là que le cheval enfermé dans la stalle du fond se mit à donner des coups de sabot dans sa porte.
— Du calme, là-bas ! cria Tristran. Du calme, l’ami. Je vais essayer de vous trouver un peu d’avoine et, s’il y en a assez, tu auras ta part comme tout le monde.
L’étalon dont il s’occupait avait un gros caillou coincé dans la fourchette du sabot antérieur droit et il s’efforçait de l’extraire avec douceur.
« Mademoiselle, avait-il décidé de lui dire, je vous prie d’accepter mes plus humbles et plus sincères excuses. » « Monsieur, lui répondrait-elle, je vous pardonne de grand cœur. Et maintenant, allons dans votre village où vous me présenterez à votre bien-aimée en tant que gage de votre fervente et indéfectible dévotion… »
Un formidable fracas interrompit ses méditations et un énorme cheval blanc – qui, il s’en rendit compte aussitôt, n’avait, à dire vrai, rien d’un cheval – enfonça la porte de sa stalle et chargea dans sa direction, rostre pointé sur lui.
Tristran se jeta dans la paille en se protégeant la tête des bras.
Au bout de quelques instants, comme il ne se passait rien, il hasarda un coup d’œil incertain. La licorne s’était immobilisée devant la chope de vin chaud et y plongeait sa corne.
Les jambes flageolantes, Tristran se releva. Le vin s’était mis à bouillonner et de petits nuages de vapeur nauséabonde s’en échappaient. C’est alors qu’une idée lui traversa l’esprit – souvenir de quelque conte de fées ou légende enfantine depuis longtemps oubliés, sans doute : la corne de licorne n’était-elle pas un puissant antidote…
— Du poison ! souffla-t-il.
La licorne redressa la tête. Quand elle riva son regard noir au sien, Tristran sut qu’il avait vu juste. Son cœur cognait dans sa poitrine. Le vent tourbillonnait autour de l’auberge en hurlant comme une sorcière en furie.
Tristran s’élançait déjà vers la porte de la stalle quand il se figea brusquement et réfléchit. Il fouilla dans la poche de sa tunique, y trouva une feuille de hêtre pourpre sèche adhérant à un petit morceau de cire. Il décolla la feuille avec soin, puis, l’appuyant contre son oreille, écouta attentivement ce que l’arbre avait à lui dire.

[…]

Primus ôta sa houppelande dégoulinante de pluie et la suspendit près du feu. Ce fut en remarquant la robe bleue de l’étoile qu’il se retourna et aperçut la jeune fille assise à la longue table.— 
— Une autre pensionnaire ? fit-il, en s’inclinant respectueusement. Heureux de vous rencontrer, Milady, par ce temps délétère. J’espère que…
Un fracas assourdissant l’interrompit. Le bruit provenait manifestement des écuries.
— Quelque chose a effrayé les chevaux, conclut Primus, en fronçant les sourcils.
— L’tonnerre, sans doute, suggéra la femme en rouge.
— Sans doute, répondit Primus.
Il avait déjà la tête ailleurs : quelque chose avait attiré son attention. Il se dirigea vers l’étoile et plongea les yeux dans les siens pendant un long moment.
— Vous… (Il sembla hésiter.) Vous avez la pierre de mon père. Vous détenez le Pouvoir de Stormhold.
La jeune fille le fusilla des yeux.
— Eh bien, fit-elle, demandez-le-moi que je sois enfin débarrassée de cette charge ridicule.
La femme de l’aubergiste se précipita vers eux et s’immobilisa au bout de la table.
— Ah mais ! vous n’croyez tout d’même pas qu’je vais vous laisser ennuyer mes autres clients comme ça, mon cher p’tit monsieur ! intervint-elle d’un ton sévère.
Le regard de Primus s’arrêta alors sur les couteaux posés devant elle. Il les reconnut aussitôt : ils étaient représentés dans de vieux parchemins qui tombaient en poussière sous les voûtes du Fort de la Tempête. Leur nom y était consigné. Il s’agissait là d’objets fort anciens datant du Premier Âge du monde.
La porte de l’auberge s’ouvrit en coup de vent.
— Primus ! s’écria Tristran, en se ruant à l’intérieur. On a tenté de m’empoisonner !
Lord Primus porta immédiatement la main à son épée courte, mais, au même instant, la reine des sorcières s’empara de son long couteau et, d’un geste souple et sûr, lui trancha la gorge.
Pour Tristran, tout s’était passé trop vite. Il était entré, avait vu l’étoile, Lord Primus, l’aubergiste et son étrange famille, puis le sang s’était mis à gicler, fontaine écarlate dans l’éclat infernal des flammes.
— Attrapez-le ! ordonna la femme en robe rouge. Attrapez-moi cet avorton !
Billy et sa fille se précipitèrent vers Tristran. C’est à ce moment-là que la licorne fit son entrée dans l’auberge.
D’un bond, Tristran s’écarta de son chemin. La créature se cabra sur ses postérieurs. Un coup de sabot envoya la serveuse rouler à terre.
Billy baissa le front et fonça tête baissée sur la licorne, comme s’il entendait lui donner un coup de boutoir. Sans une seconde d’hésitation, la licorne en fit autant. Et c’est ainsi que Billy l’Aubergiste connut une fin tragique.
— Idiot ! hurla sa femme, ivre de rage, en se ruant sur la licorne, un couteau dans chaque main.
Le sang qui lui recouvrait la main droite jusqu’au coude lui faisait comme un long gant écarlate assorti à sa robe.
Tristran s’était jeté à terre et rampait maintenant à quatre pattes vers la cheminée. Dans sa main gauche, il tenait le petit morceau de cire qui lui restait de sa bougie, la fameuse bougie à laquelle il devait d’être parvenu jusqu’ici. Il l’avait malaxé entre ses doigts pour le ramollir jusqu’à rendre la cire parfaitement malléable.
— Ça a intérêt à marcher, monologua-t-il.
Il espérait que l’arbre savait de quoi il parlait.
Comme il arrachait un lacet de son pourpoint pour en envelopper l’extrémité d’un petit cylindre de cire, il entendit la licorne pousser un hennissement de douleur.
— Que se passe-t-il exactement ? lui demanda l’étoile qui rampait vers lui.
— Je ne sais pas vraiment, avoua Tristran.
Soudain, la sorcière hurla. La licorne lui avait embroché l’épaule sur sa corne et la soulevait triomphalement, s’apprêtant déjà à la jeter à terre pour la piétiner jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais, tout empalée qu’elle fût, la sorcière n’en parvint pas moins à se retourner et plongea la pointe de sa lame effilée dans l’œil de la licorne, la lui enfonçant dans le crâne jusqu’à la garde.
Sa belle robe blanche toute maculée de pourpre, la bête s’effondra sur le plancher. Elle tomba d’abord à genoux, puis bascula sur le flanc, sa langue pie pendant lamentablement entre ses lèvres ouvertes, tandis que la vie la quittait avec le sang qui s’écoulait de ses blessures.
La reine des sorcières s’arracha à l’éperon d’ivoire qui lui transperçait l’épaule et, une main crispée sur sa plaie et l’autre tenant son couperet, se releva, chancelante.

Illustration de Charles Vess

[…]

Elle avait les cheveux tout gris, maintenant, et le visage bouffi, et des poches sous les yeux, et des rides dans le cou, et de profonds sillons de part et d’autre de la bouche. N’eût été le rouge écarlate de sa robe, on aurait pu la prendre pour un spectre tant elle était livide. Une déchirure lui dénudait l’épaule et, sous l’étoffe, apparaissait, obscène et toute fripée, une profonde cicatrice. Le noir carrosse qu’elle conduisait à travers les landes désolées luttait contre le vent et les rafales lui rabattaient les cheveux dans les yeux, la giflant sans vergogne. Les flancs écumant de sueur, la bouche sanguinolente, les quatre étalons noirs bronchaient de plus en plus souvent. Leurs sabots martelaient pourtant vaillamment le sentier boueux à travers l’étendue stérile des Désolandes, les bien nommées.
La reine des sorcières – qui était aussi la plus vieille des Lilim – arrêta son attelage à côté d’un éperon rocheux vert-de-gris qui jaillissait du sol marécageux telle une aiguille. Puis, lentement, très lentement (Il ne faut tout de même pas trop en demander à une dame qui n’est plus de première – ni même de seconde – jeunesse), elle descendit de la banquette du cocher et mit pied à terre.
Elle se dirigea ensuite vers la portière de gauche. Quand elle l’ouvrit, la tête de la licorne s’effondra au-dehors, pendant dans le vide avec sa dague toujours fichée dans l’œil. La sorcière voulut lui ouvrir la bouche, mais la rigidité cadavérique avait déjà fait son œuvre et les mâchoires résistaient. Elle grimpa péniblement dans le carrosse, puis se mordit la langue avec force, si fort que la douleur s’enfonçait dans sa chair comme une lame. Elle mordit jusqu’à ce qu’elle ait un goût salé et légèrement métallique dans la bouche. Elle mélangea alors sang et salive (Malédiction ! elle avait déjà plusieurs dents de devant qui commençaient à se déchausser !), puis elle cracha sur la langue pie de la licorne, s’éclaboussant les lèvres et le menton de sang. Elle grommela quelques syllabes que nous ne rapporterons pas ici, puis referma la bouche de la licorne.
— Descends de là, ordonna-t-elle au cadavre.
La licorne redressa la tête avec raideur. Ses jambes remuèrent, puis, tel un jeune poulain ou un faon qui apprend à marcher, elle eut un spasme convulsif, prit maladroitement appui sur ses pattes et, moitié descendant moitié tombant, s’affala hors du carrosse pour se rétablir dans la boue. Son flanc gauche, celui sur lequel elle avait été couchée dans le carrosse, était tout gonflé et noir à cause du sang et des humeurs accumulés. Handicapée par son œil crevé, elle tituba en direction de l’aiguille minérale jusqu’à une petite dépression qui faisait comme un bassin à sa base. Là, elle tomba à genoux sur ses antérieurs dans une macabre parodie de prière.
La reine des sorcières se pencha pour retirer son couteau planté dans l’orbite de la bête, puis l’égorgea. Le sang se mit aussitôt à sourdre de la blessure. Lentement, beaucoup trop lentement à son gré. Elle retourna alors vers le carrosse et en revint, tenant son couperet à la main. Elle entreprit ensuite de taillader le cou de la licorne, jusqu’à séparer la tête du corps. La tête tranchée tomba dans le petit bassin de pierre, bientôt rempli d’un sang épais, gluant et presque noir.
Elle prit alors la tête de la licorne par la corne et la posa à côté du corps, contre le rocher, puis se pencha de nouveau pour plonger les yeux dans la mare de sang. Deux visages lui rendirent son regard : les visages de deux femmes, bien plus vieilles qu’elle ne l’était à présent.
— Où elle est ? maugréa la première. Qu’est-ce que tu en as fait ?
— Non mais, regardez-la ! s’écria la deuxième des Lilim. Tu as pris tout ce qui nous restait de la jeunesse qu’on avait réussi à sauvegarder. C’est même moi qui l’avais extirpée de la poitrine de l’étoile de mes propres mains. Il y a longtemps, si longtemps déjà… Et pourtant ! il fallait voir comme elle hurlait et se débattait. Elle gigotait dans tous les sens. À voir ta tête, tu l’as déjà presque entièrement gaspillée.
— J’étais si près ! se défendit la sorcière. Las ! elle était protégée par une licorne. Mais j’ai réussi à avoir la tête de cette maudite carne et je vais la rapporter chez nous. Ça fait bien longtemps que nous n’avons pas usé de corne de licorne fraîchement moulue dans nos sortilèges.
— Je t’en ficherais de la corne de licorne ! explosa sa plus jeune sœur. Et l’étoile ?
— Je n’arrive pas à la retrouver. À croire qu’elle n’est plus en Féerie.
Un long silence s’ensuivit.
— Si, répondit finalement une de ses sœurs. Elle est encore en Féerie. Mais elle se rend à la Foire de Wall. C’est trop près du monde d’au-delà du mur pour nous. Et, une fois qu’elle sera passée de l’autre côté, on pourra faire une croix dessus.
Car chacune d’elles savait que, si l’étoile franchissait le mur et entrait dans le monde où les choses ne sont que ce qu’elles sont, elle serait immédiatement changée en un bout de métal granuleux, tombé du ciel par une belle nuit d’octobre, autant dire qu’elle ne serait plus qu’une petite chose froide et morte, et ne leur serait donc plus d’aucune utilité.
— Dans ce cas, je vais aller l’attendre dans la Passe de Pat Lepelleteur. Tous ceux qui vont à Wall sont obligés de la traverser.
Les deux vieilles lui jetèrent un regard réprobateur. La reine des sorcières se passa la langue sur les dents (À voir comment elle bougeait, celle du haut ne passerait pas la nuit.), puis cracha dans la mare de sang. La surface se rida et les Lilim disparurent. La flaque rouge ne reflétait plus que le ciel et les petits nuages blancs qui défilaient, tout là-haut, au-dessus des Désolandes.
Elle donna un coup de pied au cadavre décapité, qui s’écroula sur le flanc, et prit la tête de la licorne pour la porter jusqu’au siège du cocher. Elle la plaça à côté d’elle sur la banquette, s’assit, puis empoigna fermement les rênes et fouetta les chevaux. Quoique rétifs, les quatre étalons noirs partirent au petit trot sur-le-champ.

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