L’un des chapitres de ma thĂšse Ă©tait consacrĂ© Ă Laurent catelan et son Histoire de la lycorne. Il m’a semblĂ© plus bref et plus facile Ă lire que beaucoup d’autres, et je le recopie donc ici.
On est facilement surpris, puis dĂ©bordĂ©, par la part quâoccupent les ouvrages de mĂ©decine et de pharmacie dans la littĂ©rature savante du XVIĂšme et de la premiĂšre moitiĂ© du XVIIĂšme siĂšcle. Les mĂ©decins connus, et quelques autres, ont rĂ©digĂ© de longues pharmacopĂ©es Ă vocation encyclopĂ©dique, et il nâest guĂšre de philosophe, naturaliste ou polygraphe foisonnant qui nâait Ă©tĂ© quelque peu versĂ© en science mĂ©dicale et nâait Ă©prouvĂ© le besoin de publier ses secrets de mĂ©decine. Des controverses tantĂŽt feutrĂ©es, tantĂŽt vĂ©hĂ©mentes, y opposent les tenants de la mĂ©decine traditionnelle, humorale ou galĂ©niste, avec sa pharmacopĂ©e Ă base de plantes et de simples, aux partisans de Paracelse (1493-1541) et de la mĂ©decine spagyrique ou chimique. Une vie entiĂšre ne suffirait pas Ă seulement feuilleter ces ouvrages, et nous avons dĂ» nous contenter de sondages au hasard des catalogues. Tous les traitĂ©s consultĂ©s ne cĂ©lĂšbrent pas la licorne avec le mĂȘme enthousiasme, mais il en est fort peu, quâils soient galĂ©nistes ou paracelsiens, qui lâignorent. MĂȘme les auteurs qui jugent la belle corne blanche des trĂ©sors royaux trop dĂ©considĂ©rĂ©e ne dĂ©daignent pas de sâintĂ©resser aux «licornes fossiles» dâEurope centrale.
NĂ©anmoins, la corne de licorne nâest dans la plupart des traitĂ©s de mĂ©decine quâun remĂšde parmi dâautres. Lâauteur y consacre rarement plus de quelques lignes, et lorsquâil le fait, ce nâest que pour sâengager dans une brĂšve digression sur lâexistence de lâanimal et lâauthenticitĂ© de telle ou telle corne. Quelques mĂ©decins cependant ont consacrĂ© sinon un ouvrage entier, du moins un long chapitre Ă la licorne et aux propriĂ©tĂ©s alexitĂšres, pour employer le vocabulaire dâalors, de sa corne. A quelques annĂ©es de distance, le Discours contre la fausse opinion de la licorne du mĂ©decin florentin Andrea Marini[1], le Discours de la licorne dâAmbroise ParĂ©[2], le TraitĂ© sur la licorne, la pierre bĂ©zoard, lâĂ©meraude, les perles et leur usage contre les fiĂšvres pestilentielles[3] de Giovanni Baptista Silvatico, se sont attaquĂ©s Ă lâusage mĂ©dical de la poudre de corne de licorne. Dâautres traitĂ©s, tout aussi savants, ont pris la dĂ©fense du prĂ©cieux remĂšde et du noble animal outragĂ©. Le TraitĂ© de la licorne, de ses admirables propriĂ©tĂ©s et de son usage dâAndrea Bacci[4], compatriote et contemporain dâAndrea Marini, fut largement mis Ă contribution par lâapothicaire montpelliĂ©rain Laurent Catelan dans son Histoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usage de la lycorne[5], parue en 1624. Entre les deux, se situe le bref opuscule du mĂ©decin danois Caspar Bartholin, qui croyait fermement Ă lâexistence de lâanimal mais restait sceptique sur les propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de sa corne, La licorne, ses affinitĂ©s et ses succĂ©danĂ©s[6], ce dernier terme sâappliquant aux « licornes fossiles » dĂ©couvertes dans des mines. Sans doute existe-t-il encore dâautres ouvrages de ce type que ces recherches nâont pu exhumer.
Ătudier tous ces ouvrages avec le mĂȘme soin Ă©tait impossible, et un choix sâimposait. Plus concis, les livres de Silvatico et Bartholin nâĂ©taient pas consacrĂ©s entiĂšrement Ă la licorne. Restaient ceux dâAndrea Bacci et de Laurent Catelan, assez comparables dans leur structure et dans les arguments quâils avancent pour dĂ©fendre lâanimal et sa corne. Au traitĂ© du mĂ©decin vĂ©nitien, contemporain dâAmbroise ParĂ©, nous avons prĂ©fĂ©rĂ© le discours, plus tardif et rĂ©digĂ© en français, du pharmacien montpelliĂ©rain, qui emprunte beaucoup Ă Bacci, mais apporte aussi nombre dâopinions et dâarguments personnels.
Laurent Catelan, apothicaire de Montpellier
Les ancĂȘtres de Laurent Catelan, venus, comme leur nom lâindique, de Catalogne, sâĂ©taient Ă©tablis Ă Montpellier au dĂ©but du XVĂšme siĂšcle. La vie de cette famille marrane[7] fut dĂ©crite en dĂ©tail, dans leurs relations de voyage, par les Ă©tudiants bĂąlois FĂ©lix et Thomas Platter, qui furent hĂ©bergĂ©s au logis des Catelan, le premier de 1552 Ă 1559, le second en 1595 et 1596. Chez les Catelan, on Ă©tait apothicaire de pĂšre en fils, et la boutique avait dĂ©jĂ , au milieu du XVIĂšme siĂšcle, une certaine importance[8]. Laurent, dont le pĂšre sâĂ©tait converti au protestantisme, Ă©tait naturellement destinĂ© Ă la pharmacie.
« DĂšs mes plus tendres annĂ©es, marchant sur les pas de mes ancĂȘtres, je me suis vouĂ© Ă lâĂ©tude de la pharmacie, me trouvant le quatriĂšme des miens qui, de pĂšre en fils, en cette ville en fait profession; et dĂ©sireux de pouvoir profiter au public en une vocation si importante, jâai employĂ© le meilleur de mes jours Ă courir les royaumes Ă©trangers et faire des voyages vers les nations les plus Ă©loignĂ©es, pour en acquĂ©rir lâintelligence sous les plus grands mĂ©decins de ce siĂšcle », Ă©crit-il lui mĂȘme dans sa prĂ©face aux Ćuvres pharmaceutiques du mĂ©decin montpelliĂ©rain François Ranchin, chancelier de lâuniversitĂ©[9]. Thomas Platter nous dit avoir assistĂ©, en 1597, Ă sa rĂ©ception comme Docteur en pharmacie.
Laurent Catelan Ă©tait un apothicaire installĂ© et estimĂ©, puisquâil fut le premier invitĂ© Ă prĂ©senter, devant la facultĂ© de mĂ©decine de Montpellier, la confection de la thĂ©riaque. Les thĂšses quâil dĂ©fendait dans ses ouvrages Ă©taient assez peu acadĂ©miques, mais une certaine excentricitĂ© en matiĂšre scientifique Ă©tait sans doute plus aisĂ©e Ă vivre Ă Montpellier quâĂ Paris. En effet, lâuniversitĂ© de Montpellier Ă©tait alors la seule, hors du monde germanique, Ă ne pas exclure formellement les partisans de la mĂ©decine spagyrique, initiĂ©e un siĂšcle plus tĂŽt par Paracelse. Les ouvrages de Laurent Catelan Ă©tant largement influencĂ©s par les thĂ©ories nouvelles, on imagine mal la publication Ă Paris dâun texte comme lâHistoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usages de la lycorne[10]. Curieusement, notre apothicaire, qui semble avoir Ă©tĂ© bien vu de la facultĂ© de mĂ©decine, avait avec celle de pharmacie des relations orageuses et procĂ©duriĂšres, qui dĂ©notent un caractĂšre difficile[11]. Ce nâest pas Ă cette facette du personnage que nous nous intĂ©resserons, mais il importe de savoir que si la compĂ©tence du pharmacien Ă©tait reconnue, le personnage nâen passait pas moins pour assez original.
Le cabinet de curiosités
Laurent Catelan, comme beaucoup dâĂ©rudits de ce temps, Ă©tait fascinĂ© par les « singularitĂ©s » et « raretĂ©s » de la nature, hĂ©ritiĂšres isolĂ©es et exotiques des innombrables «merveilles» mĂ©diĂ©vales. Dans son cabinet de curiositĂ©s, selon la description dâun voyageur anonyme, « il y a un ciel de papier Ă quoi sont attachĂ©s quatre globes de verre et une terre, qui reprĂ©sentent les quatre Ă©lĂ©ments. Il y a deux enfants sans pieds mais un autre qui en a trois, un camĂ©lĂ©on qui change de couleur autant de fois quâon change dâobjet, un crocodile bien grand qui a toujours des vers dans les dents, et il y a un petit oiseau qui sans aucune apprĂ©hension vient les manger⊠Une petite coupe dâune corne de rhinocĂ©ros, une lampe qui, Ă©tant mise devant une chandelle, vous Ă©claire Ă cinquante pas, une fontaine qui nâa quâun trou par oĂč lâeau doit et peut entrer, et Ă©tant tournĂ©, le robinet jette lâeau plus haut de trois piedsâŠ[12] » et il y avait bien sĂ»r, mais peut-ĂȘtre pas Ă cette date, la corne de licorne dont parle Thomas Bartholin[13], et « mille et plus de raretĂ©s de trĂšs grande importance que jâai dans mon cabinet rangĂ©es suivant lâordre de leur origine et gĂ©nĂ©ration, en expliquant par icelles les anneaux de Platon, lâĂ©chelle de Jacob, et la quasi divine chaĂźne dâor dâHomĂšre. Ayant eu lâhonneur de les avoir fait voir aux plus grands princes de la France et aux plus doctes et curieux du Royaume, tant prĂ©lats que magistrats, lorsque le roi entra avec joie et applaudissements de ses fidĂšles sujets dans cette ville, et lesquelles jâeusse infailliblement prĂ©sentĂ©es Ă sa MajestĂ©, si lâexcessive quantitĂ© de poudres de Chypre, de Violette, de chaĂźnes de musc, de peaux de senteur, de cassolettes et semblables⊠nâeussent donnĂ© des apprĂ©hensions Ă messieurs les mĂ©decins⊠que lâexcĂšs de telles odeurs eussent pu Ă©branler en quelque façon sa santĂ©[14]. »
Si Catelan fut quelque peu déçu de ne pas avoir lâhonneur dâune visite royale, son cabinet de curiositĂ©s semble avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune certaine notoriĂ©tĂ© puisque, dĂšs 1609, Nicolas Fabri de Peiresc, le plus renommĂ© des collectionneurs de cette Ă©poque, recommandait Ă son ami Denis Guillemin, partant pour Montpellier, de «voir le sr Catalan, apothicaire, et son cabinet de choses naturelles[15]». En 1609 Ă©galement, dans son Jardin et cabinet poĂ©tique, le botaniste et collectionneur poitevin Paul Contant ne tarit pas dâĂ©loges sur le pharmacien montpelliĂ©rain, qui lui avait offert un superbe oiseau rare – un « phoenicoptĂšre » – naturalisĂ©[16].
En 1623, ayant acquis « un des plus beaux, plus rares et plus extraordinaires bĂ©zoards qui se puisse peut-ĂȘtre jamais rencontrer, qui est vĂ©ritablement oriental, de grosseur dâun Ćuf de poule, et de poids de deux onces ou peu sâen faut, au lieu que les ordinaires et communs nâexcĂšdent pas les olives ou les fĂšves en grosseur, et de poids dâune dragme ou environ, entrouvert au reste dâun cĂŽtĂ© tout exprĂšs pour y voir et remarquer la dĂ©licatesse, la beautĂ©, la polissure et la multitude des ses pellicules proprement entassĂ©es les unes sur les autres », Laurent Catelan lâavait exposĂ© en bonne place dans son musĂ©e et y avait trouvĂ© matiĂšre et prĂ©texte Ă un TraitĂ© de lâorigine, vertus, proprietez et usage de la pierre Bezoar, dâune cinquantaine de pages. Un an plus tard, « Ayant par un soin extraordinaire recouvrĂ© du plus profond de lâĂthiopie une corne de licorne entiĂšre, rĂ©pondant Ă la description que lui donnent Pline, Ălien et autres auteurs, et laquelle est trĂšs belle Ă voir[17] », notre apothicaire ne pouvait faire moins. LâHistoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usage de la lycorne, avec ses quatre-vingt-dix-neuf pages, est presque deux fois plus longue que le petit traitĂ© du bĂ©zoard. Pour Ă©pargner le lecteur, nous ne lâappellerons plus dĂ©sormais que lâHistoire deâŠla lycorne, sans avoir eu le cĆur pourtant de lui ĂŽter cette Ă©trange voyelle dont nous aurons peut-ĂȘtre lâexplication.
Au XVIIĂšme siĂšcle, de tels « cabinets de curiositĂ©s », marque dâune sorte dâĂ©rudition non livresque, nâĂ©taient pas vraiment rares. A Montpellier mĂȘme, celui constituĂ© dans les derniĂšres annĂ©es du XVIĂšme siĂšcle par le mĂ©decin Laurent Joubert (1529-1582), dont on trouve une longue description dans le rĂ©cit de Thomas Platter[18], semble avoir Ă©tĂ© plus fourni et plus renommĂ© que les collections de Laurent Catelan. A en lire les catalogues, tous ces petits musĂ©es, ces «thĂ©Ăątres de la nature» devaient beaucoup se ressembler, et nous trouvons par exemple en 1649 dans les collections de Pierre Borel (1620-1689), mĂ©decin de Castres, les mĂȘmes prodiges de la nature que chez Laurent Catelan, parmi lesquels « une piĂšce de vraie corne de licorne » et « des pierres de BĂ©zoard[19]».
Une curieuse bibliographie
Dans lâĂ©pĂźtre dĂ©dicatoire de son Discours sur les vertus et les proprietez de la thĂ©riaque, son avant-dernier ouvrage, Catelan a lui mĂȘme dressĂ© la liste de « ses autres petits ouvrages qui ont Ă©tĂ© aussitĂŽt translatĂ©s Ă Francfort en latin et en la langue allemande, consistant en sept piĂšces. Primo le Discours sur les ingrĂ©diens de la thĂ©riaque. Secundo sur la Confection AlkermĂšs. Tertio sur la Confection de hyacinthe. Quarto sur les Eaux distillĂ©es servant Ă la mĂ©decine. Quinto lâHistoire deâŠla lycorne. Sexto celle de la Pierre de bĂ©zoard et la derniĂšre le Moyen de se prĂ©server des maladies contagieuses, en suivant les ordonnances de Messieurs les Professeurs de MĂ©decine de cette ville[20]. »
Catelan se trompait quelque peu dans lâordre chronologique de ses publications puisque, comme nous lâavons Ă©crit plus haut, le TraitĂ© de la pierre bĂ©zoar est antĂ©rieur dâun an Ă lâHistoire deâŠla lycorne. En outre, notre apothicaire se vante un peu trop, puisquâaucun de ses livres ne semble avoir Ă©tĂ© traduit en latin, et que seule le TraitĂ© du bezoar et lâHistoire de⊠la lycorne furent effectivement publiĂ©s en allemand[21]. Ă cette liste dâouvrages, il convient dâajouter le Discours de la plante appelĂ©e mandragore, qui est postĂ©rieur, et les Ćuvres pharmaceutiques de M. François Ranchin, que Catelan semble avoir aidĂ© Ă rĂ©diger, et dont il signa la prĂ©face.
Le goĂ»t de Laurent Catelan pour les lĂ©gendes et les singularitĂ©s exotiques ne sâexprimait donc pas seulement dans son cabinet de curiositĂ©s, puisque les thĂšmes de ses principaux ouvrages montrent la mĂȘme fascination pour lâOrient lointain, les lĂ©gendes, les remĂšdes aux propriĂ©tĂ©s miraculeuses ou occultes. LâAlkermĂšs et la ThĂ©riaque, les prĂ©parations quâil prĂ©senta publiquement Ă lâuniversitĂ©, sont les plus renommĂ©es, mais surtout les plus complexes et les plus mystĂ©rieuses, avec leur centaine dâingrĂ©dients. Et lorsquâil sâintĂ©ressait Ă des simples, câĂ©taient la pierre de BĂ©zoard, la corne de licorne et la Mandragore, trois panacĂ©es aux propriĂ©tĂ©s lĂ©gendaires. Dans la prĂ©face au TraitĂ© du bĂ©zoar, il assurait nâavoir rĂ©digĂ© cet ouvrage quâ« en attendant de mieux faire, Dieu aidant, sur la Licorne, lâongle de lâĂ©lan[22], les vases de porcelaine[23], les pierres crapaudines[24], dâarondeles, les oiseaux de Paradis, la remore, la salamandre, les pourpres, la mandragore, le camĂ©lĂ©on, le pĂ©lican, lâasbestos[25], le byssus[26], la momie, et sur telles autres singularitĂ©s que jâai et que je prĂ©tends expliquer au premier jourâŠ[27] »
On connaĂźt encore de nos jours la mandragore, cette plante Ă la racine anthropomorphe nĂ©e, dit-on, du sperme des pendus[28]. EntĂ©rinant Ă demi cette lĂ©gende, Laurent Catelan distingue deux sortes de mandragore : « Lâune qui est rare et qui provient dâune production extraordinaire, naissant en lieux Ă©cartĂ©s de la sociĂ©tĂ© humaine, et lâautre qui se trouve Ă la campagne⊠et qui est produite par la voie de semence en la mĂȘme forme que les autres sortes de plantes. » La premiĂšre provient « du sperme des hommes pendus Ăšs gibets, ou Ă©crasĂ©s sur les roues⊠qui se liquĂ©fiant et coulant avec la graisse, et tombant goutte Ă goutte dans la terre⊠produit ainsi cette plante de Mandragore, le sperme dâun homme faisant en ce rencontre, pour produire cette plante, lâoffice et lâeffet de graine. » Quant Ă ses propriĂ©tĂ©s, elles ne peuvent ĂȘtre dues quâau « diable qui sâest fourrĂ© » dans cette plante, puisquâelle procure richesse, gloire, valeur guerriĂšre et, bien sĂ»r, puissance sexuelle. Pour autant, il nây a pas de mal Ă rechercher la plante « tant pour admirer sagement les merveilleuses productions de la Nature, que pour se servir des rares qualitĂ©s, vertus et propriĂ©tĂ©s lĂ©gitimes que Dieu lui a attribuĂ©es ».
OubliĂ©e, alors que beaucoup connaissent encore la corne de licorne, la pierre de bĂ©zoard avait pourtant dans la pharmacopĂ©e de la Renaissance un rĂŽle trĂšs similaire. Ambroise ParĂ© en avait critiquĂ© lâusage au mĂȘme titre que celui de la licorne, contant quâun cuisinier de Charles IX, condamnĂ© Ă mort pour avoir dĂ©robĂ© des plats en argent, accepta «trĂšs volontiers» dâĂȘtre empoisonnĂ© plutĂŽt que pendu quand on sâengagea Ă lui administrer aussitĂŽt aprĂšs le poison quelques grains de pierre de « Bezahar ». Le condamnĂ© mourut dans dâatroces souffrances et « ainsi la pierre dâEspagne, comme lâexpĂ©rience le montra, nâeut aucune vertu. A cette cause le roi commanda quâon la jeta au feu, ce qui fut fait[29] .»
Laurent Catelan, qui sâenorgueillissait de possĂ©der « un des plus beaux, plus rares et plus extraordinaires Bezoars » avait dans les propriĂ©tĂ©s de ce dernier la mĂȘme confiance quâen celles de la corne de licorne, mais distinguait soigneusement deux variĂ©tĂ©s de la prĂ©cieuse pierre. Le bĂ©zoard des anciens, le plus rare, est constituĂ© des larmes pierreuses des vieux cerfs mourants. Le bĂ©zoard des modernes, formĂ© « de petites pierres de diverse couleur et forme quâon tire de certains animaux comme chĂšvres et chevreuils en Asie, ou comme moutons et brebis en AmĂ©rique », a Ă©tĂ© utilisĂ© par les mĂ©decins de Montpellier, mĂȘlĂ© Ă lâAlkermĂšs, « pour prĂ©server et guĂ©rir les maladies contagieuses qui ont grandement ravagĂ© cette province Ăšs derniers troubles ». Il sâagit en fait dâune sĂ©crĂ©tion calcaire que lâon retrouve effectivement parfois dans lâestomac de certains animaux, notamment les caprins[30].
Le traité de la licorne
« La sage nature souveraine de lâunivers, aprĂšs avoir comme par testament disposĂ© de ses biens en faveur des crĂ©atures dâici-bas, et fourni le monde de ce quâelle jugea lui ĂȘtre prĂ©cisĂ©ment nĂ©cessaire pour son entretenement, elle lui tira sagement hors de la presse et loin des yeux les autres choses esquelles il y avait plus de majestĂ©, dâexcellence et de valeur, pour autant quâelle ne veut pas ĂȘtre forcĂ©e Ă profaner Ă tous moments, et Ă Ă©taler tous les jours dans le marchĂ© de ce monde les chefs dâĆuvre et les merveilles qui sont par dessus le commun douĂ©s de non pareilles propriĂ©tĂ©s, de peur que par une trop familiĂšre accoutumance elles ne fussent mises au rabais et Ă quelques fĂącheux mĂ©pris[31]. » Câest ainsi que commence lâHistoire deâŠla lycorne, et cette Ă©lĂ©gante accroche, justification philosophique de lâamour des « curiositĂ©s et singularitĂ©s », pourrait tout aussi bien introduire les dissertations de Catelan sur le bĂ©zoard ou la mandragore.
Ce que la nature offre de plus beau est nĂ©cessairement cachĂ©, dit en substance Catelan, et il nây a pas bien loin de cette idĂ©e aux thĂ©ories occultistes qui avaient alors une certaine vogue. Les textes de lâapothicaire montpelliĂ©rain sont, en effet, plus proches des idĂ©es mĂ©dicales nĂ©oplatoniciennes de Paracelse que de la thĂ©rapeutique galĂ©niste classique dâinspiration aristotĂ©licienne, mais il peut citer Ă quelques lignes dâintervalle Ambroise ParĂ© et Marsile Ficin. ExceptĂ©es quelques considĂ©rations sur les signatures dans le Discours sur la mandragore – avec sa forme humanoĂŻde le sujet sây prĂȘte particuliĂšrement[32] – on ne trouve cependant rien dans les ouvrages de Catelan qui puisse le faire qualifier dâhermĂ©tiste[33]. Il nâest alchimiste que si lâon donne trĂšs largement ce nom Ă tous les mĂ©decins, et ils Ă©taient alors lĂ©gion, notamment Ă Montpellier, qui sâinspiraient des thĂ©ories mĂ©dicales essentialistes de Paracelse.
LâHistoire deâŠla lycorne, le TraitĂ© du bĂ©zoard et le Discours sur la mandragore sont des ouvrages similaires, mais le premier est sensiblement plus long et dĂ©taillĂ©. Les deux derniers opuscules traitent presquâuniquement des hypothĂ©tiques propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de ces rares et merveilleux produits; la licorne posait Ă Catelan, comme aux autres auteurs de son Ă©poque, une question prĂ©alable, celle de sa rĂ©alitĂ©, qui occupe prĂšs la moitiĂ© du traitĂ© quâil lui a consacrĂ©.
Le frontispice porte comme titre Histoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usages de la lycorne, mais le texte dĂ©bute aprĂšs celui, plus sobre, de TraitĂ© de la lycorne. Câest effectivement de tous les aspects de la licorne quâil est question dans ce petit in quarto dont voici le plan tel quâil nous est donnĂ© par lâauteur :
« Mais parce que plusieurs se persuadent en considĂ©ration dâune raretĂ© si Ă©trange que cette sorte de quadrupĂšde, MonocĂ©rot ou Unicorne, nâa jamais Ă©tĂ© en la nature, et que ce que le vulgaire en rĂ©cite ne sont que pures imaginations, jâai cru pour soudre toutes sortes de difficultĂ©s et donner lâintelligence de la vĂ©ritĂ© au public, devoir diviser ce discours en quatre points ou articles principaux, espĂ©rant que par mon moyen demeurera ci-aprĂšs satisfait de lâhistoire de ce rare et prĂ©cieux animal, mây voulant dâautant plus affectionner, puisque seul dâentre les Français, au moins que nous sachions, je me trouverai seul avoir entrepris ce rĂ©cit rare et si excellent[34].
« Par le premier article, je vous dirai quâest-ce quâil faut entendre par licorne, Unicorne et MonocĂ©rot.
« Au second, vous aurez la figure de la bĂȘte appelĂ©e licorne, en quel pays on la trouve, comment on la prend Ă la chasse, quelles sont les preuves pour reconnaĂźtre la corne dâicelle, les vertus qui lui sont attribuĂ©es et comment on la doit employer au fait de la mĂ©decine.
« Tertio je vous rapporterai dix-huit notables objections en apparence assez pressantes de ceux qui veulent soutenir et dire que la licorne est purement imaginaire et fabuleuse, et que les propriĂ©tĂ©s quâon rĂ©cite de sa corne sont entiĂšrement ridicules.
« Mais au contraire par le dernier article je ferai voir, confesser et dire Ă tous ceux qui voudront me prĂȘter audience, que les susdites objections sont abusives et insoutenables, pour conclure que lâanimal licorne est, et que grandes et merveilleuses sont les vertus de sa corne, pourvu quâelle soit de la vraie et lĂ©gitime[35]. »
Les unicornes et la licorne
« Vous disant donc, pour commencer Ă lâĂ©tymologie et aux espĂšces, quâil ne faut pas entendre par les susdites appellations une mĂȘme et semblable bĂȘte: dâautant que le nom de monocĂ©rot en grec et unicorne en latin est vĂ©ritablement un nom de genre comprenant quatre diverses sortes de bĂȘtes armĂ©es dâune seule corne, au lieu que la licorne est dâentre les unicornes une espĂšce particuliĂšreâŠ
« ⊠La premiĂšre forme de monocĂ©rot ou unicorne est un oiseauâŠ
« Secundo ParĂ© aprĂšs Olaus Magnus rĂ©cite quâĂšs rĂ©gions septentrionales, il sây trouve un monocĂ©rot ou unicorne marinâŠ
« Tertio, il y a en la nature une sorte dâescargot⊠qui porte sur sa tĂȘte une corneâŠÂ«Finalement la derniĂšre espĂšce de Monocerotes ou unicornes sont certains quadrupĂšdes, huit en nombre, toutes ne portant quâune seule corne, dont la premiĂšre est cette sorte de bĂȘte qui porte sur ses narines une corne, en ayant moi une tout entiĂšre dans mon cabinet qui est massive, fort grosse et belle, et que jâestime prĂ©cieuse et rare, lequel animal en cette considĂ©ration est appelĂ© rhynocĂ©ros ou naricornis, bien quâen effet il semble en porter une seconde, mais beaucoup moindre, sur le dos et de couleur verdĂątre⊠laquelle on estime autant que la premiĂšre pour ĂȘtre un souverain antidote contre les venins ou semblables choses qui tuent, dâoĂč les habitants des Indes, oĂč on la trouve, ont pris occasion de croire que ce soit la vraie et tant renommĂ©e unicorne, chose nĂ©anmoins absurde au rapport de ceux qui sây entendent [Catelan cite ici Garcia da Orta]âŠ
« La seconde sont les Onagres, câest Ă dire les Ăąnes sauvages de la grandeur des chevaux ordinaires quâon dit se trouver⊠Ús dĂ©serts dâĂthiopie et Ăšs environs du fleuve Hypasis aux Indes, comme aussi en Lycaonie, qui ont le corps blanc et la tĂȘte rouge, lesquels sont accusĂ©s dâune abominable jalousie envers leurs faons propres, en ce que soudain quâils naissent, si la mĂšre nâest diligente de les cacher pour quelques jours loin de la vue du pĂšre, il leur arrache Ă belles dents leurs pauvres petits gĂ©nitoires, dâapprĂ©hension que devenus grands ils ne viennent Ă couvrir leur propre mĂšre⊠lesquels au reste ont une seule corne au front, grande dâune coudĂ©e et demie, blanche vers la racine, vers la pointe de couleur de pourpre et vers le milieu entremĂȘlĂ©e de couleur noire⊠De laquelle les Indiens ont accoutumĂ© de faire des tasses rĂ©servĂ©es pour les seuls rois de telles contrĂ©es, affirmant que qui y boit ne sentira de tout ce jour lĂ aucun mal, voire aucune douleur de ces blessures. Et qui plus est par ce moyen on est prĂ©servĂ© des maladies incurables et de lâĂ©pilepsie, Ă ce quâils disentâŠ
« Tertio, il y a des bĆufs, ce dit Pline, et des vaches selon Cardan en Ăthiopie, qui sont unicornes, portant une corne longue dâun pan ou davantage, et courbĂ©e sur le derriĂšre.
« Quarto, Ălien rapporte quâĂšs Indes il y a des chevaux armĂ©s dâune seule corne, de laquelle faisant des tasses Ă boire ceux qui sâen servent sont garantis de toutes sorts de poisons et venins, quand mĂȘme on en aurait jetĂ© dans lesdites coupes.
« Quarto (sic), Thevet et aprĂšs lui ParĂ© en ses Ćuvres nous reprĂ©sentent un animal amphibie, appelĂ© camphurc, ayant quelque rapport aux chevaux ordinaires, hormis que les pieds du derriĂšre sont faits comme ceux dâune oie, qui est au reste armĂ© dâune trĂšs belle et seule corne sur la tĂȘte.
« Sexto, il y a des chevreuils et des chĂšvres qui portent une seule corne. Car lâoryx dâĂgypte, espĂšce de chĂšvre, est une espĂšce de monocĂ©rot ou unicorne, et le chevreuil gadderin des Indes de mĂȘme, selon Aristote, Mathiole et autres.
« Septimo Thevet en sa cosmographie rĂ©cite quâen Finlande il y a une sorte de rangifer demi cerf et demi cheval qui est pareillement unicorne, et qui est une bĂȘte forte et grandement puissante, dâoĂč vient quâon lâemploie Ă lâattelage des chariots
« Finalement la huitiĂšme et derniĂšre bĂȘte quadrupĂšde monocĂ©rot ou unicorne est celles quâĂlien rapporte sâappeler aux Indes Cartazonum et par le vulgaire en France, en Italie et en Espagne Lycorne, Ă lâendroit de laquelle seule privativement Ă toutes les susmentionnĂ©es, lâusage a prĂ©valu en telle sorte quâon nâentend Ă prĂ©sent pour MonocĂ©ros ou Unicorne quâicelle seule en considĂ©ration des grandes, rares et extraordinaires propriĂ©tĂ©s qui sont attribuĂ©es Ă sa corne. A lâhistoire de laquelle particuliĂšre, il faut que maintenant je mâarrĂȘte, dĂ©laissant Ă une autre occasion les susmentionnĂ©es[36]. »
Ce chapitre plus Ă©rudit que le reste de lâouvrage permet de citer bon nombre dâauteurs, alors mĂȘme que leurs descriptions ne coĂŻncident pas avec lâidĂ©e que notre apothicaire se fait de la licorne, mais Catelan nâa pas en ce domaine la virtuositĂ© dâun Gesner ou dâun Bartholin. ConfrontĂ© Ă la diversitĂ© des descriptions donnĂ©es de la licorne tant par les anciens (Pline, CtĂ©sias et Ălien), que par les modernes (Marco Polo, Barthema et quelques autres), certains ont pu douter de lâexistence rĂ©elle de lâanimal. Catelan, comme dâautres auteurs avant lui, conclut plutĂŽt Ă lâexistence de plusieurs animaux unicornes quâil prend soin de distinguer. Pour autant, sâil fait des quadrupĂšdes unicornes une large famille comprenant aussi bien lâĂąne des Indes que le rhinocĂ©ros, il se refuse Ă leur attribuer indistinctement le nom de monocĂ©ros ou de licorne, quâil rĂ©serve Ă une espĂšce particuliĂšre. La distinction soigneuse entre licorne et rhinocĂ©ros nâest guĂšre originale; les auteurs du XVIĂšme siĂšcle se sont volontiers reprochĂ©s les uns les autres de confondre les deux animaux. Une typologie aussi dĂ©taillĂ©e est en revanche moins usuelle, seul Thomas Bartholin ira plus loin en ce sens.
Cela frappe dâautant plus que cette classification des quadrupĂšdes unicornes est bien Ă©trangement construite. On comprend aisĂ©ment que bĆufs, vaches, rhinocĂ©ros, camphur et rangifer soient distinguĂ©s de la licorne. La corpulence des trois premiers interdit de les assimiler Ă lâanimal reprĂ©sentĂ© sur lâunique gravure de lâouvrage. Les pattes palmĂ©es du camphur en font une espĂšce bien Ă part, et lâhabitat septentrional du rangifer, proche cousin du renne, le distingue dâune licorne dont il Ă©tait admis quâelle vivait dans les pays dâOrient. On est dâautant plus surpris de voir lâappellation de « vraie licorne » refusĂ©e aux Ăąnes sylvestres de CtĂ©sias, aux chevaux unicornes dâĂlien, Ă lâoryx dâAristote, alors que, leur description ne diffĂ©rant guĂšre de lâimage habituelle de la licorne, de nombreux auteurs les considĂ©raient comme tels. Notant que la corne de certains dâentre eux, lâonagre ou Ăąne sylvestre et le cheval des Indes, est utilisĂ©e comme contrepoison, Catelan semble dĂ©truire Ă lâavance les arguments qui lui font distinguer la licorne dâentre tous les quadrupĂšdes unicornes « en raison des grandes, rares et extraordinaires propriĂ©tĂ©s qui sont attribuĂ©es Ă sa corne ». Certes, il nâĂ©tait pas seul Ă procĂ©der Ă une telle distinction, que nous trouvons par exemple, quelques annĂ©es plus tĂŽt, dans un traitĂ© de mĂ©decine allemand, qui distinguait parmi les animaux dont la corne est un contrepoison efficace lâĂąne des Indes, le cheval des Indes, le rhinocĂ©ros, le monocĂ©ros, le camphur, le pirassouppi, tous dĂ©crits comme unicornes, et le cerf[37]. Laurent Catelan a vraisemblablement empruntĂ© lâessentiel de cette classification au traitĂ© sur la licorne dâAndrea Bacci[38], dont on retrouve la trace en plusieurs points de lâHistoire deâŠla lycorne.
Quoi quâil en soit, ce classement pointilleux a la mĂȘme fonction dans les deux ouvrages. Les animaux unicornes sont dĂ©jĂ fort rares, le lecteur qui nâen a jamais vu le sait fort bien, or voilĂ quâon lui apprend que tous ceux-ci ne sont pas, loin de lĂ , dâauthentiques licornes. Câest rendre plus rare encore le bel animal, et plus prĂ©cieuse sa corne, cette corne que Laurent Catelan montrait fiĂšrement dans son cabinet, et que possĂ©daient les MĂ©dicis employeurs de Bacci. Comment expliquer autrement que des descriptions comme celles dâĂlien, de CtĂ©sias ou dâAristote, qui ne contredisent en rien la description habituelle de la licorne, soient rĂ©futĂ©es, tandis quâest acceptĂ© plus loin le tĂ©moignage de Marco Polo, dĂ©crivant de gros animaux patauds et gris se vautrant dans la boue. Compliquant encore les choses, Catelan revient plus loin sur les Ă©videntes contradictions entre les descriptions de la licorne, arguant cette fois-ci que «Les chiens de Pologne et dâAngleterre ne sont-ils pas du tout dissemblables avec les mĂȘmes de leur espĂšce? Les vieux boucs ne sont-ils pas diffĂ©rents des jeunes chevreaux?âŠ[39]». Pour dĂ©crire le monocĂ©ros, il fait mĂȘme appel Ă lâoccasion Ă des tĂ©moignages dâabord rĂ©futĂ©s, comme celui de CtĂ©sias[40].
«De forme et figure fort diverse»
La seconde partie de cette dissertation aurait pu Ă elle seule porter son titre, Histoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usages de la lycorne. Laurent Catelan y dĂ©crit tout dâabord la licorne «authentique». Abordant les mĆurs de lâanimal, il sâattarde longuement sur les moyens de le chasser afin de se procurer la prĂ©cieuse corne. Il en vient enfin Ă son domaine de prĂ©dilection, la pharmacie, convoquant dâinnombrables autoritĂ©s pour confirmer les propriĂ©tĂ©s merveilleuses de la corne solitaire.
« Pour reprĂ©senter et dire, satisfaisant au second article, que cette rare et admirable bĂȘte, selon Pline aprĂšs CtĂ©sias, est de forme et figure fort diverse et Ă©trange. Car de corpulence elle est comme un cheval, de crin comme un lion, de la tĂȘte comme un cerf, des pieds comme les Ă©lĂ©phants et de la queue comme les sangliers ordinaires, portant au beau milieu du front une corne de forme diverse, Ă savoir selon quelques uns de couleur baie obscure, ou de couleur dâivoire et lyonnĂ©e, ou selon dâautres de couleur noire et contournĂ©e en quelque maniĂšre, finissant nĂ©anmoins en pointe aiguĂ«. Inter supercilia cornu uno eodemque nigro, non levi quidem sed versuras quasdam naturales habente, atque in acutissimum mucronem desinente (Ălien)[41]. Sâaccordant nĂ©anmoins tous en cela que les cornes de licorne sont presque toujours longues dâenviron deux coudĂ©es, droites en haut Ă©levĂ©es en telle sorte que cette bĂȘte semble en ĂȘtre grandement superbe et belle[42]. »
On reconnaĂźt sans difficultĂ© dans la licorne de Catelan le monocĂ©ros de Pline, qui est dâailleurs citĂ© en marge de ce passage. Le procĂ©dĂ©, pratique mais imprĂ©cis, consistant, pour dĂ©crire un animal inconnu, Ă le ramener Ă ses diffĂ©rentes parties pour en faire une sorte de puzzle naturalistique Ă©tait passĂ© de lâAntiquitĂ© au Moyen-Ăge. Le dĂ©veloppement de la gravure a permis de dĂ©crire autrement, et plus prĂ©cisĂ©ment, les nouveaux animaux dĂ©couverts ou redĂ©couverts au XVIĂšme siĂšcle, tatou ou rhinocĂ©ros, mais faute de modĂšle rĂ©el, les reprĂ©sentations de la licorne sont restĂ©es tributaires des descriptions antĂ©rieures, et notamment du texte de Pline. Seul ajout de Catelan, le crin de lion ne se trouve ni chez Pline ni chez aucun des deux autres auteurs citĂ©s en marge de ce passage, Ălien et Paul Jouve[43], qui semblent lĂ uniquement pour faire bonne mesure car leurs descriptions de lâanimal sont assez Ă©loignĂ©es de celle de Catelan. La source pourrait ĂȘtre la gravure de lâHistoria Animalium de Conrad Gesner, qui a servi de modĂšle Ă la gravure de lâHistoire deâŠla licorne et reprĂ©sente un monocĂ©ros Ă la criniĂšre assez abondante, mais sans que ce point ne soit confirmĂ© par le texte[44]. Lâunique gravure du texte français, suivie en cela par les sept illustrations de lâĂ©dition allemande, reproduit consciencieusement ce dĂ©tail en dotant le monocĂ©ros dâune flamboyante criniĂšre.
Les rĂ©fĂ©rences se multiplient pour dĂ©crire la corne de lâanimal: Boethius de Boodt, Paul Jouve, Andrea Bacci, Pline, Munster et de nouveau Ălien. Ces sources sont loin dâĂȘtre concordantes, et un auteur comme Andrea Bacci consacrait dĂ©jĂ plusieurs dizaines de pages Ă discuter de lâapparence, de la forme et de la nature de cette corne. Catelan sâen tire ici par une pirouette: la corne de la licorne est⊠« de forme diverse », ce qui lui permettra plus loin de revendiquer lâauthenticitĂ© de sa petite corne noire de deux coudĂ©es de long, tout en acceptant celle de la grande ivoire blanche du roi de France, conservĂ©e Ă Saint Denis.
le ProphĂšte David en ses Psaumes
La Bible grecque des Septante parlait Ă plusieurs reprises du monocĂ©ros, rendu par unicornis dans la Vulgate, puis par licorne ou ses Ă©quivalents dans la quasi totalitĂ© des traductions jusquâĂ la fin du XVIIĂšme siĂšcle. GĂ©nĂ©ralement admise, la prĂ©sence de la licorne et de sa corne dans les Ăcritures Saintes Ă©tait alors lâargument le plus solide ou en tout cas le plus difficilement contestable en faveur de lâexistence rĂ©elle de lâanimal. La description de la corne de lâanimal est lâoccasion pour Catelan de rappeler certains de ces passages.
«âŠEt ainsi Louis BarthĂšme et Cadamoste[45] rĂ©citent en avoir vu deux vivantes, lâune chez le grand seigneur en La Mecque, et une autre au palais du grand Cham de Tartarie qui Ă raison de leur corne ne pouvaient pas paĂźtre Ă Terre, mais tiraient le foin des rĂąteliers, parce que leur corne les empĂȘchait dâincliner la tĂȘte dans les crĂšches comme Ă©tant fort longues et droites[46]. Voila pourquoi le ProphĂšte Royal David en ses Psaumes, Ă propos de la beautĂ© de la corne de la licorne droite et haut Ă©levĂ©e, espĂ©rait que Dieu relĂšverait sa dignitĂ© royale comme Ă la licorne, sa corne usurpant en cet endroit lâappellation de corne pour couronne. Et exaltabitur sicut Unicornis cornu meum.[47]».
Vient ensuite la description par Marco Polo des licornes « desquelles au reste on rĂ©cite quâelles se vautrent ordinairement de mĂȘme que les pourceaux dans la fange et vilenie, quâelles hurlent hideusement[48], et quâelles sont de mĂȘme que les lions des plus fortes, sauvages et furieuses bĂȘtes qui soient au monde, aiguisant leur corne⊠pour la rendre plus perçante⊠dâoĂč le ProphĂšte David prit occasion de prier Dieu quâil le garantit de la gueule des lions et de la force des licornes. Salvum me fac ex ore leonis, et a cornibus unicornium humilitatem meam[49].» Catelan cite encore de la mĂȘme maniĂšre IsaĂŻe menaçant les ennemis dâIsraĂ«l de la colĂšre divine, « et les licornes descendront avec lui, et les fĂ©roces taureaux[50]», puis Job, « Te fieras-tu en la licorne, pour autant que sa force est grande[51]». Quelques pages plus loin, le mĂȘme prophĂšte est invoquĂ© pour illustrer la puissance de lâanimal, « disant en propres termes, la lycorne te voudra-t-elle servir, ou demeurera-t-elle auprĂšs de ta crĂšche? Pourras-tu lier la licorne de ton lien pour labourer tes sillons? Rompra-t-elle les mottes de terre aprĂšs toi?[52]»
Ces rĂ©fĂ©rences bibliques ne sont pas originales. On les trouvait dĂ©jĂ chez Conrad Gesner, en 1551[53], et ce sont elles qui avaient fini par « convaincre » Ambroise ParĂ© de lâexistence rĂ©elle de la licorne[54]. Le fait que Catelan soit tout Ă la fois marrane et protestant nâest cependant peut-ĂȘtre pas Ă©tranger Ă son insistance sur ce point.
De la licorne Ă la lycorne
En avançant dans la lecture de lâHistoire deâŠla lycorne, on se fait une image de plus en plus prĂ©cise de lâanimal que Laurent Catelan imagine, animal qui se rapproche bien plus du sauvage monocĂ©ros des Indes que de la licorne des artistes. Le massif monocĂ©ros Ă la voix grave de Pline, lâunicornis de la Vulgate dĂ©crit comme un taureau dĂ©vastateur et indomptable, lâunicorne de Marco Polo, « trĂšs vilaine bĂȘte Ă voir[55]» sont bien diffĂ©rents de la belle licorne blanche de lâiconographie de la Renaissance. Certes, la force invincible de la licorne nâest pas une idĂ©e originale, on la trouvait dĂ©jĂ chez Isidore de SĂ©ville et dans les bestiaires mĂ©diĂ©vaux confondant unicorne et rhinocĂ©ros. Mais sâils y font allusion, rares sont les auteurs de la Renaissance et des dĂ©buts de lâĂ©poque moderne qui insistent aussi nettement sur cet aspect.
EmpruntĂ©e au Discorso dellâalicorno dâAndrea Bacci[56], lâĂ©tymologie du mot lycorne qui nous est proposĂ©e renforce encore cette impression. « On a appelĂ© cet animal en France et en Italie Lycorne, car ça a Ă©tĂ© comme pour dire Lion-corne, non pas pour avoir le crin semblable Ă celui des lions ordinairesâŠmais bien dâautant que cette bĂȘte est fort sauvage et furieuse de mĂȘme que les lions, comme jâai dĂ©jĂ dit, auxquels pour ce regard elle se rapporte[57].» Bacci ignorait que la fĂ©rocitĂ© de la licorne devait plus au pataud rhinocĂ©ros quâau fier lion[58].
Sauvage, fĂ©roce, indomptable, la lycorne de Laurent Catelan nâest pas une haquenĂ©e. Câest peut-ĂȘtre ce qui lui fait refuser lâappellation de licorne Ă lâoryx unicorne dâAristote, ou Ă lâĂąne des Indes de CtĂ©sias, trop modestes pour soutenir la comparaison avec les effrayants monocĂ©ros qui « se retirent aux dĂ©serts dans de profondes, obscures et plus inaccessibles taniĂšres des montagnes parmi les crapauds et autres insectes vilains et sales[59].» De sa retraite, la licorne ne ressort que « trĂšs rarement⊠et nullement pour sâassocier avec dâautres bĂȘtes, non pas mĂȘme avec celles de sa propre espĂšce. Car hors de la copulation que Dieu a ordonnĂ©e pour la propagation de celles de sa sorte, lesdites licornes sont furieusement enragĂ©es les unes contre les autres[60].» On voit plus loin Catelan se demander trĂšs sĂ©rieusement pourquoi la licorne, irrĂ©sistiblement attirĂ©e par les jeunes pucelles, sâendort dans leur giron au lieu de les violer sur place comme son tempĂ©rament le laisserait prĂ©sager[61]. GĂȘnĂ© peut-ĂȘtre par lâinsistance avec laquelle lâauteur dĂ©crivait la force et la sauvagerie de lâanimal, le graveur chargĂ© dâillustrer la traduction allemande de lâouvrage se sentit obligĂ© de rappeler la vision classique de la jolie bĂȘte. La premiĂšre gravure nous montre donc une licorne symbole de lâInnocence et la Foi (Candor et Fides), devant une Ă©glise, prĂȘte Ă affronter les forces du mal, figurĂ©es par un dĂ©mon dont lâaspect Ă©voque plutĂŽt la gravure romantique du XIXĂšme siĂšcle que les naturalistes de la Renaissance.
La plus grande partie de lâouvrage est consacrĂ©e aux usages mĂ©dicaux de la corne de licorne. Nous verrons que lâargumentation mĂ©dicale de Laurent Catelan est largement tributaire des thĂ©ories de Marsile Ficin et Paracelse, selon lesquelles le semblable se guĂ©rit par le semblable. DĂ©sireux dâexpliquer comment la corne de licorne peut ĂȘtre un puissant antidote contre tous les poisons, il va jusquâĂ supposer que la corne elle-mĂȘme est « virtuellement » vĂ©nĂ©neuse[62], quâune vraie corne doit ĂȘtre « fĂ©tide et puante[63]», et que « les douleurs et la rage continuelle qui rend [les licornes] extraordinairement sauvages, errantes et furieuses ne procĂšdent que de la virulence et qualitĂ© corrompue des humeurs qui leur causent telle rage, et qui les occasionnent Ă rechercher lâeau infecteâŠÂ». La licorne, Pline lâĂ©crivait dĂ©jĂ de son monocĂ©ros, ne peut ĂȘtre capturĂ©e vivante. Signe dâune sauvagerie extrĂȘme, mais aussi dâune certaine noblesse, lâanimal, sâil vient Ă ĂȘtre pris, se laisse dĂ©pĂ©rir, Ă©crit Catelan citant Albert le Grand[64].
Un animal aussi redoutable ne pouvait se rencontrer quâen des lieux reculĂ©s, sauvages et Ă peine frĂ©quentĂ©s par lâhomme. Aussi peu gĂ©ographe que ParĂ©, Catelan ne sâattarde guĂšre sur le sujet. Sa lycorne se « trouve en trois parties du monde. A savoir au pays des NĂšgres, en Ăthiopie, selon Cadamoste, disant quâun esclave de ses cĂŽtes lâavait assurĂ© au Roi de Portugal, en la prĂ©sence de Pierre de Syntre. Secundo, selon Bartheme, en quelque endroit du nouveau monde, Ă savoir Ă Caraian, Basman et Lambry, Ăles de Java, Ăšs Indes Orientales selon Paul de Venise⊠». TrĂšs approximatives, mĂȘme pour lâĂ©poque, les rĂ©fĂ©rences gĂ©ographiques de Catelan laissent deviner quâil manquait un globe terrestre Ă son cabinet de curiositĂ©s. Le navigateur italien Alvise de Cadamosto nâa visitĂ© que lâAfrique de lâOuest alors que le terme dâĂthiopie dĂ©signait dĂ©jĂ plutĂŽt lâAfrique Orientale, et mĂȘme en incluant dans le Nouveau Monde lâensemble des Indes orientales rĂ©cemment explorĂ©es, il est difficile dây situer La Mecque, ou Luigi Barthema vit deux licornes. Quant aux royaumes de Caraian, Basman et Lambry, effectivement citĂ©s par Marco Polo, du moins pour les deux premiers dâentre eux, ils ne disaient sans doute guĂšre plus Ă Catelan quâĂ ses lecteurs. Reste que la fonction essentielle de ce bref passage nâest pas de nous dire prĂ©cisĂ©ment oĂč trouver des licornes, mais simplement de renforcer encore lâexotisme de lâanimal, et donc la raretĂ© de la corne que lâapothicaire sâenorgueillissait de possĂ©der.
On sait que, depuis le roman dâAlexandre, la licorne fut souvent associĂ©e au grand conquĂ©rant et Catelan voit dans une monnaie possĂ©dĂ©e par le Duc de Ferrare une preuve supplĂ©mentaire de la prĂ©sence de lâanimal dans lâOrient lointain. Cette mĂ©daille, tout comme quelques autres oĂč figuraient des licornes, Ă©tait considĂ©rĂ©e comme lâune des preuves sinon de lâexistence de lâanimal, du moins de lâanciennetĂ© du mythe. AndrĂ©a Bacci, repris sur ce point par Catelan, croyait que cette mĂ©daille, « chose fort antique et remarquable », « sur laquelle il y avait une licorne, qui sâinclinait tout doucement, buvait du vin dans un vase et au revers Ă©tait Ă©crit en lettres grecques, Ă savoir au langage dudit Alexandre, Nyzeon » avait Ă©tĂ© frappĂ©e par Alexandre le Grand « pour montrer quâil avait acquis les rĂ©gions oĂč se trouvaient les tant rares et merveilleuses licornes[65]». Plus prĂ©cis que Catelan, Bacci affirmait que cette mĂ©daille cĂ©lĂ©brait la conquĂȘte par Alexandre de la rĂ©gion du mont Nysa, lieu de la naissance de Bacchus[66]. Loin de douter de lâauthenticitĂ© de la mĂ©daille, Thomas Bartholin, qui ne lâavait pas plus vue que Catelan, se demandait seulement si elle concernait le mont Nysa ou NicĂ©e en BithynieâŠ
Lâimage de la licorne trempant sa corne dans une fontaine nâapparaissant pas dans lâiconographie avant le XVĂšme siĂšcle, cette mĂ©daille est sans doute, comme la plupart des « camĂ©es antiques » exhumĂ©s de temps Ă autre par les chasseurs de licorne[67], une imitation plus rĂ©cente, peut-ĂȘtre italienne. On sait que la mode des collections de camĂ©es, mĂ©dailles et monnaies antiques donna lieu Ă cette Ă©poque Ă bien des contrefaçons. La licorne passant alors pour un animal de lâOrient, ou Ă tout le moins pour un mythe hĂ©ritĂ© de lâAntiquitĂ©, il nây avait rien dâĂ©tonnant Ă ce que son effigie figurĂąt sur de telles piĂšces.
Comment capturer la licorne
« Et voila ce qui concerne le naturel de cet animal tant rare, afin de passer outre et parler de sa chasse, sur quoi je trouve trois opinions aucunement diffĂ©rentes. La premiĂšre, dâun roi dâĂthiopie, la seconde dâIsidore, et lâautre de TzetzĂšs, qui vivait en lâan de notre seigneur 1176.»
Si les deux premiĂšres de ces sources sont assez classiques, la troisiĂšme lâest moins mais nous verrons quâelle a son utilitĂ© dans la logique de lâouvrage.
« Primo, un roi dâĂthiopie, en lâĂ©pĂźtre hĂ©braĂŻque quâil a Ă©crite au Pontife de Rome, dit que le lion craint grandement la licorne, et quand il la voit, il se retire vers quelque grand arbre, et se cache derriĂšre. Lors la licorne le voulant poursuivre, fiche sa corne bien avant dans lâarbre et demeure lĂ prise, et lors le lion la tue, puis on la trouve ainsi morte[68].» La lettre envoyĂ©e au pape par le PrĂȘtre Jean, premier texte contant lâaffrontement du lion et de la licorne, avait connu un grand succĂšs dans les premiers temps de lâimprimerie. Le texte de Catelan reprend ici presque mot pour mot celui dâAmbroise ParĂ© dans son Discours de la licorne. Ce procĂ©dĂ© nâĂ©tait cependant pas le plus connu, ni celui sur lequel Catelan sâattarde le plus. Sans doute Ă©tait-il plus facile au chasseur de licorne de se procurer une jeune vierge que de capturer un lion.
« Secundo les deux autres auteurs disent quâon prend et attrape les licornes par lâaide et industrie dâune jeune fille pucelle quâon appose sĂ©ante au pied des montagnes oĂč on pense que telles bĂȘtes se retirent: lĂ oĂč il advient, ce dit lâhistoire, que la licorne flairant de loin cette fille et prenant la course dâune furie apparente vers cette vierge, soudain quâelle lâaborde, au lieu que cette bĂȘte doive mal faire, attaquer et dĂ©chirer cruellement cette fille suivant sa rage naturelle, au contraire ladite pucelle, avec les bras Ă©tendus la recevant amoureusement pour lui faire caresses. Cette pauvre bĂȘte incline tout doucement la tĂȘte, et se couchant en terre pose son chef sur le giron de cette fille, et prend un singulier plaisir quâelle lui frotte tout doucement le crin et la tĂȘte avec des huiles, onguents ou eaux bonnes et soufflairantes comme si elle le faisait par amourettes. Sur quoi cette misĂ©rable bĂȘte sâendort, et se trouve saisie dâun si profond somme que les chasseurs lĂ prĂȘts au guet, Ă©piant le signal que leur donnera la fille, ont force loisir de sâapprocher avec liens et cordages pour la saisir et prendre. Mais sâĂ©veillant par la douleur des bandages et se voyant ainsi prise, alors dâune furie incroyable, comme si elle voulait accuser la trahison de cette vierge, elle hurle si piteusement et de telle rage quâon ne la peut pas longuement entretenir en vie⊠Ainsi cet animal, furore, se videns vinci, se ipsum occidit.
« Que si par quelque grande diligence on lâen empĂȘche pour lâheure, ce nĂ©anmoins pendant ce peu de temps quâon la peut conserver en vie, elle reste tellement farouche et indomptable, que jamais on nâen a pu apprivoiser aucuneâŠ[69]»
La lĂ©gende de la capture de la licorne Ă lâaide dâune jeune vierge servant dâappĂąt et dans le giron de laquelle le fĂ©roce animal vient sâendormir est trĂšs ancienne, mais elle prend chez Catelan une forme originale. Nulle part, ni dans les bestiaires mĂ©diĂ©vaux, ni dans les Ătymologies dâIsidore de SĂ©ville dont se rĂ©clame pourtant Catelan, ni dans lâHistoria Animalium de Conrad Gesner qui est citĂ©e en marge en cet endroit, on ne lit que la jeune fille, pour faciliter lâendormissement de la licorne, doive masser le crĂąne de lâanimal avec des huiles et des onguents.
Laurent Catelan, on retrouve ce parti-pris dans lâensemble de son Ćuvre, tenait pour fondĂ©es la plupart des lĂ©gendes que lâon racontait sur la licorne. Il nây Ă©tait pas obligĂ©: Ă la mĂȘme date, dâautres auteurs comme Caspar et Thomas Bartholin croyaient Ă lâexistence de la licorne mais nâen jugeaient pas moins ces rĂ©cits fabuleux; AndrĂ© Thevet nây voyait que « Discours de MĂ©lusine ». Que la cavale blanche trempĂąt sa corne dans lâeau pour la laver de tout poison, ou quâelle sâendormĂźt sur les genoux dâune jeune vierge, notre apothicaire acceptait cela comme un phĂ©nomĂšne rĂ©el, naturel. Dans la description comme dans lâexplication, il lui fallait donc rĂ©duire autant que faire se pouvait la part du merveilleux. Ce stratagĂšme employĂ© pour endormir la bĂȘte suffit Ă faire dâun rĂ©cit fabuleux une description crĂ©dible, presque technique, de la chasse Ă la licorne, impression encore renforcĂ©e dans lâĂ©dition allemande par une gravure montrant la jeune fille versant une huile sur lâĂ©paisse criniĂšre de lâanimal. La suite du texte renforce encore cette impression.
« Mais TzetzĂšs contre cette procĂ©dure assure quâau lieu dâune fille vierge, on peut supposer un jeune garçon, pourvu quâil soit habillĂ© en fille, et quâainsi la chasse et la prise se succĂšdent de mĂȘme[70].»
Rien nâobligeait Catelan Ă emprunter Ă Conrad Gesner cette surprenante citation dâun grammairien grec du XIIĂšme siĂšcle, que lâon ne trouve Ă ma connaissance dans aucun autre ouvrage de son temps sur la licorne. Si le rĂ©cit de TzetzĂšs intĂ©resse ainsi notre apothicaire, câest quâil montre bien quâil nây a rien de magique dans la chasse Ă la licorne, quand lâanimal peut se laisser prendre Ă un assez grossier subterfuge. Câest bien Ă une dĂ©mythification de la lĂ©gende que se livre ici Catelan, non pour la nier comme le font dâautres Ă la mĂȘme Ă©poque, mais pour la ramener Ă une simple rĂ©alitĂ© naturelle et explicable. Nous ne sommes plus Ă lâĂąge des merveilles mais Ă celui des raretĂ©s.
Au risque de contredire la citation de TzetzĂšs, Catelan revient plus loin sur cette chasse Ă la licorne. « Ne savons-nous pas, et les mĂ©decins avec les sages femmes, que [la virginitĂ© dâune fille] est une chose non seulement malaisĂ©e, mais impossible de reconnaĂźtre? Nâest-il pas Ă©crit aux saintes lettres quâentre quatre choses inconnues Ă lâhomme, câest de juger si une fille est vierge?[71]». LĂ encore, lâapothicaire trouve une explication « naturelle », rationnelle, car « les animaux irraisonnables ont leurs facultĂ©s sensibles, hormis la raison, plus exquises que les personnes, pouvant parvenir Ă cette connaissance par lâodorat quâelles ont grandement bon, parfait et exact⊠et ainsi je dis que par lâodorat la licorne reconnaĂźt fort bien la fille vierge dâavec une dĂ©florĂ©e, car soudain quâune fille a perdu son pucelage elle perd cette bonne senteur de son corpsâŠ[72]». Et Catelan de nous signaler plus loin, Ă lâappui de sa dĂ©monstration, quâun dragon qui terrorisait une ville dâItalie et auquel on avait coutume dâoffrir de temps Ă autre une jeune fille en sacrifice «r ecevait lâoffrande des vierges seules, rejetant celles des autres dâoĂč on prenait occasion dâen punir souvent quelques-unes comme impudiquesâŠ[73]».
Lâexplication nâest pas neuve. Les textes mĂ©diĂ©vaux, comme le Bestiaire dâamour de Richard de Fournival, suggĂ©raient parfois que lâodorat Ă©tait pour quelque chose dans lâattirance de la licorne pour les jeunes vierges: « Et je fus pris Ă©galement par lâodorat, tout comme la licorne qui sâendort au doux parfum de la virginitĂ© de la demoiselle⊠Car lorsque son flair lui en fait dĂ©couvrir une, elle va sâagenouiller devant elle et la salue humblement et avec douceur comme si elle se mettait Ă son service[74].» TzetzĂšs, qui commençait sa description du monocĂ©ros en prĂ©cisant que « cet animal fĂ©roce aime les bonnes odeurs» Ă©crivait quelques lignes plus bas que le jeune homme qui sert dâappĂąt doit ĂȘtre « parfumĂ© avec des arĂŽmes trĂšs odorants[75]». Jamais cependant les spĂ©culations sur lâodor castitatis nâavaient Ă©tĂ© poussĂ©es aussi loin. LĂ encore, comme lorsquâil reprend le rĂ©cit de TzetzĂšs, Catelan veut rendre la licorne plus crĂ©dible sans pour autant abandonner les lĂ©gendes qui la font merveilleuse. Le moins que lâon puisse dire est quâen gagnant du flair, elle perd aussi du charme.
Catelan ne pense pas quâil soit absolument nĂ©cessaire de chasser la licorne pour se procurer sa corne, puisque « on en rencontre par hasard sous terre enterrĂ©es sous le sable, quâon prĂ©suppose avoir Ă©tĂ© des licornes mortes, et desquelles les corps et carcasses par trait de temps ont Ă©tĂ© consommĂ©es, si ce nâest que telles cornes encore se trouvent en chemin comme tombĂ©es des tĂȘtes des licornes en certains Ăąges, comme il advient aux cerfs et aux Ă©lĂ©phants[76]».
La corne de monsieur Catelan
Toutes les dix pages environ, Laurent Catelan nous rappelle quâil a en sa possession une corne de licorne « toute entiĂšre, de longueur de cinq pans ou peu sâen manque, sinon de la grandeur de celles des Seigneurs et Monarques, qui sont de couleur dâivoire, Ă tout le moins qui rĂ©pond Ă la vraie description, attribuĂ©e Ă la vraie licorne par Pline, Ălien, Paul de Venise [ici Marco Polo] et autres. A savoir dâĂȘtre droite, de couleur noire, contournĂ©e jusques au milieu et Ă la cime fort pointue, ayant au dedans une moelle qui ressemble Ă lâivoire, couverte dâune Ă©corce semblable au lard[77].» Lâinsistance du pharmacien pourrait laisser penser, ce nâest pas totalement Ă exclure, quâil cherchait en publiant son ouvrage Ă convaincre un Ă©ventuel acquĂ©reur. A tout le moins escomptait-il quelques clients pour la poudre quâil ne manquait pas de tirer de la prĂ©cieuse corne, puisque sous couvert de rĂ©pondre aux objections des dĂ©tracteurs de la licorne, il consacre une bonne moitiĂ© de son ouvrage aux propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de ce produit.
Mais avant dâen arriver lĂ , pour bien convaincre le lecteur de lâauthenticitĂ© de la corne, il fallait lui expliquer comment distinguer la vraie de la fausse, comment Ă©chapper aux imposteurs si nombreux parmi les trafiquants de corne de licorne. Laurent Catelan se trouvait ici face Ă un problĂšme apparemment insoluble. La corne quâil possĂ©dait, et il croyait vraisemblablement en son authenticitĂ©, provenait sans doute, dâaprĂšs la description quâil nous en fait, dâune antilope. Elle Ă©tait certes spiralĂ©e mais elle diffĂ©rait grandement, par sa taille, sa couleur et sa substance, des dĂ©fenses de narval qui ornaient les trĂ©sors royaux et dont il ne pouvait ĂȘtre question de nier lâauthenticitĂ©. Lâapothicaire nous assure donc que « les diversitĂ©s de couleur et de grandeur aux cornes des licornes proviennent de la diversitĂ© des rĂ©gions oĂč on les trouve, ou de divers Ăąges des bĂȘtes licornes qui les portentâŠ[78]». Dâailleurs, insiste-t-il, « je soutiens et crois quant Ă moi pour chose certaine, que celle qui appartient Ă notre roi Ă Saint-Denis en France, qui est belle et longue, de couleur dâivoire ou lyonnĂ©e, peut avoir Ă©tĂ© dâune belle et grande licorne en son Ăąge parfait trouvĂ©e dans les rĂ©gions orientales, lĂ oĂč la chaleur du soleil ne noircit point les habitants, ni les cornes des bĂȘtes. Au contraire, celle que jâai et qui rĂ©pond Ă la couleur que Pline, Paul de Venise et Ălien attribuent Ă la licorne, Ă savoir ĂȘtre parfaitement noire et non si longue que la prĂ©cĂ©dente, est ou peut avoir Ă©tĂ© de quelque jeune licorne dâĂthiopie, puisque le soleil y noircit non seulement les cornes des bĂȘtes, mais aussi les personnes, qui sont les vrais Maures Abyssins, sujets du grand PrĂȘtre Jean roi dâĂthiopieâŠ[79]».
Sans doute Ă©tait-elle de mĂȘme nature que la « grande corne noire, ridĂ©e et un peu courbĂ©e, longue de quatre pans, que les uns disent ĂȘtre du Pacos, animal qui porte le bĂ©zoard, les autres de gazelle, et les autres de licorne Ă©thiopique[80]» qui se trouvait Ă Castres dans le cabinet du collectionneur Pierre Borel. Laurent Catelan pouvait bien affirmer que la corne noire fiĂšrement exhibĂ©e dans son cabinet de curiositĂ©s Ă©tait dâune licorne dâĂthiopie, cela ne suffisait pas Ă lui donner la mĂȘme valeur marchande quâaux « vraies licornes », les belles dĂ©fenses de narval. A la mort de lâapothicaire, en 1647, sa collection « consistant en toutes et chacunes les drogues, coquilles, poissons, statues, mĂ©dailles, livres, curiositĂ©s, raretĂ©s, ensemble les Ă©tages, bĂȘtes, tableaux, garde-robes, bois et autres choses qui sont dans ledit cabinet » fut en effet vendue en bloc pour 300 modestes livres[81], alors quâune seule dĂ©fense de narval se nĂ©gociait encore jusquâĂ dix fois ce prix.
Une rumeur voulait que les belles cornes de licorne des trĂ©sors royaux nâaient Ă©tĂ© en fait que des dĂ©fenses dâĂ©lĂ©phant habilement travaillĂ©es, « façonnĂ©es par artifice de quelques habiles hommes qui savent ramollir et allonger les dents des Ă©lĂ©phants, les cornes de rhinocĂ©ros, de cheval marin, de Rohart qui est lâivoire de mer » en « faisant bouillir lâivoire dans une dĂ©coction de soufre et de cendres et de coquilles », ou dans «une dĂ©coction de racine de mandragore[82]». Mais, nous assure Catelan, « que les belles cornes de licornes que les rois et les monarques ont dans leur trĂ©sor soient factices, cela est absurde de lâallĂ©guer. Car que tous les drogueurs du monde sâassemblent pour allonger et façonner lâivoire ou autres telles cornes, je soutiens que cela leur sera Ă©ternellement impossible, quelque diligence ou secret quâils y apportent. Car ores on puisse ramollir un peu les cornes dans lâeau bouillante ou par autres artifices sus allĂ©guĂ©s, ce nâest pas Ă dire pourtant quâon les puisse allonger et façonner pour faire de piĂšces si belles comme est celle qui est Ă saint DenisâŠ[83]»
NĂ©anmoins, Catelan laisse entendre que des piĂšces de moindre taille ou beautĂ© peuvent fort bien ĂȘtre fausses, et cela imposait le recours Ă quelques tests permettant de distinguer la «vraie et lĂ©gitime» corne de licorne.
La vraie et légitime corne de licorne
«âŠcar il faut en premier lieu que jetĂ©e dans lâeau, que dâicelle sâĂ©lĂšvent de petites vessies luisantes et belles comme fines perles. Secundo, que lâeau bouille visiblement et quâapprochant lâoreille contre le verre plein dâeau dans lequel sera ladite corne que lâon entende lâeau bruire et grignoter dans le verre. Tertio, on dit que la bonne et rĂ©centement arrachĂ©e de la bĂȘte doit⊠avoir sur le feu quelque odeur musquĂ©e contre lâordre de toutes les cornes du monde qui sont en les brĂ»lant fĂ©tides et puantes. Quarto, quelques uns assurent que si on approche de la licorne quelque poison, une araignĂ©e, un crapaud, une vipĂšre ou autre semblable bĂȘte venimeuse, que la bĂȘte crĂšve et meurt, et ladite corne se rend moite et sue comme si elle avait Ă©tĂ© mouillĂ©e[84].» Rappelons, une fois encore, que le crapaud passait alors pour porteur dâun venin mortel.
La batterie de tests que suggĂšre Catelan pour distinguer la vraie corne de la fausse nâa rien dâoriginal, puisquâon la retrouve Ă peu prĂšs Ă lâidentique dans tous les ouvrages des XVIĂšme et XVIIĂšme siĂšcles sur le sujet, parfois pour la dĂ©fendre (Bacci, Bartholin), parfois pour la ridiculiser (Marini, ParĂ©). Les premiĂšres recherches expĂ©rimentales effectuĂ©es sur les cornes de licorne ne visaient donc ni Ă savoir si la licorne existait, ni mĂȘme Ă vĂ©rifier les propriĂ©tĂ©s presque magiques attribuĂ©es Ă sa corne, mais plus modestement Ă distinguer les vraies cornes des fausses. Ces tests, totalement absents de la littĂ©rature mĂ©diĂ©vale, mĂȘme tardive, Ă©taient apparus vers le milieu du XVIĂšme siĂšcle, qui fut aussi lâĂ©poque oĂč le trafic de corne de licorne Ă©tait le plus florissant. Câest donc, Ă travers un exemple certes paradoxal, aux dĂ©buts de la mĂ©thode expĂ©rimentale que nous assistons ici.
Les deux premiers tests prĂ©sentĂ©s par Laurent Catelan sont relativement efficaces. La plupart des cornes de licorne tenues pour authentiques Ă©taient des dĂ©fenses de narval, donc des dents, dont la nature biologique est bien diffĂ©rente de celle des cornes. Microporeuse, donc susceptible de produire un bouillonnement assez intense lorsquâelle est plongĂ©e dans lâeau, une dent contient peu de matiĂšre organique et brĂ»le difficilement, sans odeur forte. A lâopposĂ©, les cornes ont une faible porositĂ© et dĂ©gagent en brĂ»lant une Ă©paisse puanteur. Quant aux os fossiles qui ont pu Ă©galement passer pour cornes de licornes, ils sont lisses mais ne brĂ»lent pas. Du tableau suivant, qui rĂ©sume le rĂ©sultat que lâon serait en droit dâattendre de ces expĂ©riences, on peut dĂ©duire que la dĂ©fense de narval est sans aucun doute la plus authentique des cornes de licorne.
Test «des bulles» | Test «du feu» | |
DĂ©fense de narval | Positif | Positif |
Corne | Ambigu | NĂ©gatif |
Os fossile | NĂ©gatif | Positif |
La licorne de Laurent Catelan, sâil sâagissait comme nous le pensons dâune corne dâantilope, nâaurait pas passĂ© le test du feu. Mais lĂ nâest sans doute pas lâessentiel, car lâapothicaire montpelliĂ©rain ne pouvait que reprendre les expĂ©riences qui figuraient depuis le milieu du XVIĂšme siĂšcle dans la plupart des textes sur la corne de licorne. DĂšs 1557, JĂ©rĂŽme Cardan soucieux de distinguer les vraies licornes des fausses, suggĂ©rait de tremper la corne suspecte dans lâeau fraĂźche, qui devait alors bouillonner si la corne Ă©tait authentique. Il reste que si la fausse corne Ă©tait, comme le pensait Cardan, faite dâivoire taillĂ©e, le bouillonnement produit nâĂ©tait pas moindre quâavec une «authentique» dĂ©fense de narval[85].
Le troisiĂšme test semble encore plus dĂ©terminant, puisquâil est le seul fondĂ© sur les effets thĂ©rapeutiques de la poudre de licorne. Câest un pas de plus vers la recherche expĂ©rimentale, puisque mĂȘme si son objectif affichĂ© Ă©tait simplement de vĂ©rifier lâauthenticitĂ© de la corne, ses propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales Ă©taient en mĂȘme temps mises Ă lâessai. Un animal venimeux maintenu Ă cĂŽtĂ© dâune authentique corne de licorne serait censĂ© mourir tandis que la corne se mettrait Ă suinter. Prudent, lâapothicaire, dont la corne avait peut ĂȘtre quelque difficultĂ© Ă passer cet examen, prĂ©cise plus loin que « souvent les cornes de licorne que nous avons ne font pas telles choses, et ne font crever ni crapauds ni araignĂ©es, ni ne donnent aucune sueur apparente comme a Ă©tĂ© dit et allĂ©guĂ©. Il faut dire dâicelles, ce que Galien rapporte aux vieux mĂ©taux longuement gardĂ©s et comme Amatus Lusitanus lâa remarquĂ©, disant sur le sujet de la corne de licorne que senio confectum, vires suas amittit[86].» MĂȘme authentique, une corne de licorne qui aurait perdu ses propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales nâaurait plus Ă©tĂ© dâune grande valeur, aussi lâapothicaire sâempresse-t-il de prĂ©ciser « Jâentends en sa superficie, car le dedans peut conserver une telle vertu et propriĂ©tĂ©[87].»
LĂ encore, câest dans la premiĂšre moitiĂ© du XVIĂšme siĂšcle quâĂ©tait apparue cette technique. En 1587, David Pomis recommandait pour distinguer la vraie corne de la fausse de «mettre trois ou quatre grands scorpions dans un rĂ©cipient fermĂ© avec un fragment de corne. Si trois ou quatre heures plus tard les scorpions sont morts, la licorne est authentique[88].» Quelques annĂ©es avant Catelan, le naturaliste bolonais Ulysse Aldrovandi nous contait par le menu comment, Ă Venise, un juif sây prit pour dĂ©montrer lâauthenticitĂ© de la corne de licorne quâil cherchait Ă vendre: il traça avec la pointe de la corne un cercle sur une table, puis mit dans le cercle dâabord un scorpion, ensuite une araignĂ©e; ne pouvant franchir le cercle, les animaux se traĂźnĂšrent pendant un quart dâheure avant de mourir dâĂ©puisement[89].
Ă peu prĂšs Ă la mĂȘme date, Rodrigo de Castro (1547-1627) rapportait une expĂ©rience similaire effectuĂ©e cette fois Ă Florence par un noble portugais; il mit une araignĂ©e Ă lâintĂ©rieur de la corne, qui devait donc ĂȘtre creuse, et lâanimal mourut sans avoir pu parvenir Ă sâĂ©chapper[90].
Les traitĂ©s alchimiques Ă©crits sous le pseudonyme de Basile Valentin datent vraisemblablement de la fin du XVIĂšme siĂšcle et dans lâun dâeux, Le chariot triomphal de lâAntimoine, se trouve la description dâune expĂ©rience identique: « Observe donc, ami lecteur, comment la vraie et sincĂšre corne de licorne rejette loin dâelle tous les poisons: trace de cette corne un cercle autour dâune araignĂ©e vivante, lâaraignĂ©e ne sortira jamais de ce cercle car elle fuit ce qui est contraire Ă sa nature[91].»
Ces quelques exemples montrent que les expĂ©riences permettant de reconnaĂźtre la vraie corne de licorne Ă©taient sinon pratiquĂ©es, du moins frĂ©quemment conseillĂ©es depuis environ un siĂšcle lorsque Catelan publia son ouvrage. Il reste quâaucun des auteurs citĂ©s plus haut, Cardan, Aldrovandi, Pomis, Rodrigo a Castro ou mĂȘme Basile Valentin ne figurent parmi les sources du pharmacien montpelliĂ©rain qui, pour ce qui concerne ces tests, semble surtout tributaire⊠dâAmbroise ParĂ© qui, dans son Discours de la licorne[92], sâĂ©tait Ă©chinĂ© Ă les disqualifier. Resurgit ici un soupçon qui effleure parfois le lecteur de lâHistoire deâŠla lycorne, et lâon se demande si lâouvrage est globalement de bonne foi. Catelan voulait-il vraiment dĂ©fendre la licorne contre ses tristes dĂ©tracteurs? Ne faisait-il pas plutĂŽt la rĂ©clame de son officine oĂč lâon trouvait, Ă des prix certainement trĂšs Ă©levĂ©s, thĂ©riaque, bĂ©zoard, racine de mandragore et poudre de licorne?
En 1556, Conrad Gesner, lâune des sources de Catelan, citait dans un paragraphe assez confus deux autres procĂ©dĂ©s permettant de reconnaĂźtre la vraie corne de licorne. Le premier, dont on ne trouve trace nulle part ailleurs, est assez curieux. Il consiste Ă placer un petit animal sur des charbons ardents, puis Ă placer au dessus de celui-ci la corne de licorne. Si elle est authentique, lâanimal ne se brĂ»le pas.
Plus classique Ă©tait le procĂ©dĂ© consistant Ă donner du poison Ă deux pigeons (deux chiots, chez certains auteurs), puis Ă faire avaler Ă lâun dâentre eux un peu de la corne suspecte, rĂ©duite en poudre[93]. Si la corne est authentique, lâanimal qui en a consommĂ© doit survivre tandis que lâautre meurt. Le naturaliste français Geoffroy Linocier nous apprend que vers 1560 la licorne du marĂ©chal de Brissac passa cet examen avec succĂšs[94]. Le marrane portugais Amatus Lusitanus, lâun des pionniers de lâanatomie moderne, raconte une expĂ©rience similaire effectuĂ©e Ă Venise par un marchand avec une corne dont il demandait deux mille ducats. Il donna de lâarsenic Ă deux pigeons. Lâun dâentre eux mourut dans lâheure, tandis que lâautre auquel on avait fait avalĂ© un peu de rĂąpure de corne lui survĂ©cut cinq heures. Amatus en concluait quâĂ©tant donnĂ© la virulence de lâarsenic, contre lequel il nây a pas de contrepoison efficace, lâexpĂ©rience pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un succĂšs[95].
Il y a alchimiste et alchimiste
Revenons un instant sur le Chariot triomphal de lâantimoine, traitĂ© de mĂ©decine spagyrique attribuĂ© Ă Basile Valentin. Nous y avons lu quâune araignĂ©e peut se retrouver prisonniĂšre dâun cercle tracĂ© avec une corne de licorne. Rien nâĂ©tant plus pur que la corne de licorne, lâalchimiste explique cela par la thĂ©orie paracelsienne selon laquelle les contraires se repoussent. De mĂȘme, les semblables sâattirent, ce qui lui donne la matiĂšre dâun second test: «Si vous jetez un petit morceau de pain pur, sans aucun mĂ©lange, dans un vaisseau rempli dâeau jusquâau bord, et vous tenez la vraie licorne auprĂšs de lâeau, sans la toucher, vous verrez que la licorne attirera petit Ă petit le pain Ă elle. Il est merveilleux que dans la nature une chose attire ce qui lui est similaire et repousse, fasse fuir, ce qui lui est contraire[96].» Plus quâun simple contrepoison, la licorne devient ici un vĂ©ritable apotropaĂŻque.
Toute lâargumentation mĂ©dicale de Laurent Catelan est fondĂ©e sur cette mĂȘme thĂ©orie selon laquelle les semblables sâattirent, mais lâeĂ»t-il connu quâil nâaurait cependant pas proposĂ© ce test. En effet, Ă lâinverse de son collĂšgue spagyriste, Catelan soutenait que la corne de licorne Ă©tait extrĂȘmement vĂ©nĂ©neuse, ce qui lui permettait dâattirer Ă elle et dâabsorber toujours plus de poison.
De tous ces tests, qui nous donnent une image vivante des premiĂšres «expĂ©riences» mĂ©dico-chimiques, il ne resterait bientĂŽt plus grand chose. Voici ce quâen dit, en 1689, lâĂ©dition française augmentĂ©e par le mĂ©decin Jean de Rostagny du trĂšs populaire TraitĂ© sur les erreurs vulgaires de la mĂ©decine de Jacob Primerose:
« Je dis donc en terminant ce chapitre que comme lâexpĂ©rience seule nous manifeste les propriĂ©tĂ©s de ces sortes de mĂ©dicaments, il est bien aisĂ© Ă ceux qui en ont quelque piĂšce, ou qui dĂ©sirent en faire lâessai, de donner du poison Ă un petit chien, ou Ă quelque poulet, aprĂšs quoi leur faire prendre de la corne en poudre, et sâils ne meurent point il nâen faut pas davantage pour croire quâelle est un vĂ©ritable antidote. Et encore quâon ignore les animaux desquels ces cornes proviennent, on ne doit pas leur dĂ©nier la vertu quâelles ont⊠âNâĂ©coutez pas, dit AimĂ© de Portugal, ceux qui tĂąchent de vous prouver la corne de licorne en jetant de sa raclure ou de sa limure dans de lâeau qui, Ă leur dire, sue et bouillonne, puisquâon peut apercevoir la mĂȘme chose dans toute sorte de raclure de quelque os que ce soit, infusĂ©e dans de lâeau, comme il paraĂźt dans lâivoire[97].â On ne doit pas non plus se fier aux autres Ă©preuves de cette nature dont usent quelques-uns pour voir si la corne de licorne est bonne, car Ă leur dire elle sue Ă©tant mise auprĂšs du poison, ou de quelque animal empoisonnĂ©, comme si elle souffrait Ă la vue du venin. Ils disent ensuite de faire comme un cercle de la mĂȘme poudre, au milieu de laquelle, ou bien dans le creux de la corne, ils mettent une araignĂ©e laquelle sautant par dessus est une marque quâelle est contrefaite. Si au contraire elle crĂšve et quâelle meure, câest une marque quâelle est vraiment lĂ©gitime. Mais toutes ces Ă©preuves ne sont pas recevables.[98]»
Le bon usage de la corne de licorne
« Laquelle [corne] se peut employer et mettre en usage de trois maniĂšres. 1. Prise en substance par la bouche. 2. En amulettes, et finalement en infusion dans quelque liqueur Ă ce propre. Quant Ă la procĂ©dure des amulettes, on dit quâune pierre attachĂ©e Ă un ruban, en sorte quâelle touche la poitrine, ou tenue Ă la bouche, que lâeffet en est merveilleux et utile. Unicornu suspende collo, ut pectus tangat et etiam in ore tene (Marsil.)
Secundo on la peut prendre par la bouche en poudre jusques Ă une dragme. Monocerotis unicornisve frontis os, cornuve, singula die sumptum pondere 3 I pestes refrenat contagia.
AprĂšs encore parlant de la mĂȘme procĂ©dure. Cornu unicornu ramenta ex vino pota valet ad venena pestilentiamque abigendam (Andernacus) et Ă suite Holier disait: Bibatur ramentum monocerotis, ex aqua baglossioxalydis et arbuti, ou bien dans des eaux cordiales, in aqua nenupharis, acetosĂŠ vel quavis alia frigida exhibetur contra pestem (Amatus Lusitanus).
Mais la plus commune usance est de la faire tremper dans de lâeau commune, et en boire dâordinaire, lorsque lâoccasion se prĂ©sente. Unicornu intingatur in aquis quando debet sumi, quoniam deffendit cor a veneno et a vaporibus venenosis(Valesius). Que si on la fait infuser dans lâeau commune jâavertis ceux qui prĂȘtent courtoisement leurs fragments de licornes pour en tirer lâinfusion Ă boire comme Ă Paris cela est dâordinaire, ainsi que ParĂ© le remarque. Quâon se garde de la faire bouillir, ou de la laisser infuser dans lâeau chaude, car par le moyen dâune telle chaleur on lui emporte aisĂ©ment la propriĂ©tĂ© et la vertu que peut contenir sa substance, et ainsi elle est par aprĂšs aucunement inutile, au contraire si on se contente que lâeau soit froide, elle sera ainsi de longue durĂ©e[99].»
DĂšs quâil aborde la question des propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de la corne de licorne, notre apothicaire est en un territoire plus connu, mais moins balisĂ©. La poudre et lâeau de licorne nâayant plus vĂ©ritablement bonne presse au dĂ©but du XVIIĂšme siĂšcle, il sâempresse dâaccumuler quelques citations de mĂ©decins connus Ă lâappui de sa thĂšse. Marsile Ficin (1433-1499) prĂ©conise de porter un fragment de licorne en pendentif, sur la poitrine, ou de le tenir dans la bouche. Fumannelli nous apprend que, prise Ă raison de trois grains par jour, la poudre de corne de licorne (ou de monocĂ©ros) protĂšge de la peste. Andernacus nous assure que « La rĂąpure de corne de licorne bue dans du vin repousse venin et maladies contagieuses.» Holier et Amatus Lusitanus suggĂšrent de la dissoudre dans une eau dâarbouse, de nĂ©nuphar ou dans quelque autre dĂ©coction assez mystĂ©rieuse, tandis que pour Valesius lâeau dans laquelle a seule trempĂ© la corne de licorne suffit Ă protĂ©ger le cĆur des venins. A la fin du XVIIĂšme siĂšcle, les mĂȘmes procĂ©dĂ©s Ă©taient encore employĂ©s puisque Pierre Pomet, qui ne croyait guĂšre en la licorne, Ă©crivait dans son Histoire gĂ©nĂ©rale des drogues: «on attribue Ă lâune ou lâautre de ces cornes [de licorne ou de rhinocĂ©ros] des vertus Ă©gales, soit en donnant la raclure en substance ou en infusion, depuis un scrupule jusquâĂ deux ou trois, soit en en faisant des tasses pour y laisser reposer le vin avant que de le boire, ou pour sâen servir Ă lâordinaire comme dâun verre Ă boire, dans la pensĂ©e que lâon a que ces tasses empĂȘchent lâeffet de toutes sortes de poison[100].»
Nous trouverions sans grande peine dâautres mĂ©decins et pharmaciens du XVIĂšme siĂšcle pour proposer de telles recettes, mais ajouter encore Ă la dĂ©jĂ longue liste avancĂ©e par Laurent Catelan nâapporterait pas grand chose Ă son propos, ni au nĂŽtre. Remarquons plutĂŽt que dâautres encore, et pas seulement les plus acadĂ©miques, ceux qui ne signalent que les remĂšdes dĂ©jĂ prĂ©conisĂ©s par les sources universitaires classiques, Galien et Dioscoride, ignoraient la corne de licorne, et ce mĂȘme dans des ouvrages spĂ©cifiquement consacrĂ©s aux poisons et contrepoisons. En 1567 le mĂ©decin Jacques GrĂ©vin se fondait sur la thĂ©orie aristotĂ©licienne des quatre humeurs (chaude, froide, sĂšche et humide) pour dĂ©montrer quâil ne peut y avoir de contrepoison universel, chaque poison Ă©tant caractĂ©risĂ© par un excĂšs dâhumeur et ne pouvant ĂȘtre combattu que par un contrepoison dâhumeur contraire; on ne sâĂ©tonnera donc pas que la corne de licorne ne figure pas parmi les remĂšdes quâil prĂ©conisait[101].
Certains, parce que Dioscoride signalait que la corne de cerf faisait fuir les serpents, recommandent cette derniĂšre et semblent ignorer jusquâĂ lâexistence de la licorne, comme le cĂ©lĂšbre mĂ©decin siennois Pier Andrea Mattioli (1500-1577); Ses Commentaires sur les six livres de la matiĂšre mĂ©dicale de Dioscoride furent le plus grand succĂšs de lâĂ©dition mĂ©dicale de la Renaissance, puisque leur Ă©diteur vĂ©nitien en vendit plus de 30.000 exemplaires; ils ne mentionnent nulle part licorne ou corne de licorne[102]. Cependant, dâautres mĂ©decins se livrant Ă cet exercice obligĂ© quâĂ©tait le commentaire de Dioscoride profitĂšrent du passage sur la corne de cerf pour aborder celle de la licorne. Sous le titre trompeur De Cornu Cervi, Amatus Lusitanus, lâune des sources de Catelan, consacre onze lignes aux propriĂ©tĂ©s de la corne de cerf et quatre-vingt Ă celles de la corne du monocĂ©ros[103].
MĂȘme les traitĂ©s mĂ©dicaux inspirĂ©s par la pensĂ©e alchimique ignoraient parfois la licorne. Ăcrit dĂšs les derniĂšres annĂ©es du XIIIĂšme siĂšcle, le TraitĂ© des remĂšdes Ă tous les venins de Pierre dâAbban (Petrus de Abbano, 1246-1320), mĂ©decin et philosophe farfelu, grand voyageur, vaguement sorcier, soupçonnĂ© dâathĂ©isme et rĂ©cupĂ©rĂ© par lâalchimie de la Renaissance, Ă©numĂšre longuement les diffĂ©rents types de venins et leurs contrepoisons, parmi lesquels reviennent frĂ©quemment ces autres panacĂ©es que sont le bĂ©zoard, la thĂ©riaque ou la terre scellĂ©e, mais ne cite jamais la licorne[104].
LâannĂ©e mĂȘme oĂč paraissait Ă Stuttgart la traduction allemande de lâHistoire de la lycorne, un mĂ©decin de Francfort, Rudolph Goclenius, publiait son Livre des merveilles de la nature et des choses qui sâattirent et se repoussent. Si les pouvoirs du sang de basilic ou de lâĆil de dragon y sont traitĂ©s comme des superstitions[105], lâauteur de ce traitĂ© Ă©minemment paracelsien prĂ©conise en revanche lâusage de presque toutes les parties de presque tous les animaux connus, et lâon sâĂ©tonne de le voir dĂ©laisser la licorne.
Des vertus incomparables
« Auxquelles cornes au reste les mĂ©decins attribuent des vertus et des perfections incomparables, tant contre les venins que contre la peste et les maladies contagieuses. Voila pourquoi Paul Jouve disait en propres termes, louant la licorne: Ad obtudenda hebetandaque venena mirificam habet potestatem[106]Ă suite duquel ce grand Fernel a Ă©crit Cornu unicornis omnium prĂŠstantissimum creditur cor tueri veneni vim obtundere et pestilentium morborum sevitiam lenire[107]et Johannes CratoâŠet Henricus Dobbinus Unicornu est cornu de monocerotis animalibus contra quodvis venenum efficax antidotum, ideoque in febribus pestilentialibus datur, quia venenum a corde per sudorem extrudit et corroborat.[108]Joubert parlant de la peste Ă©crit dâicelle en ces termes. La vertu de la Lycorne nâa point Ă©tĂ© connue des anciens mĂ©decins dâautant peut-ĂȘtre quâils ne lâavaient pas expĂ©rimentĂ©e, ainsi les mĂ©decins plus rĂ©cents lâont trouvĂ©e fort cordiale, mĂȘme on assure quâelle rĂ©siste Ă tous venins indiffĂ©remment. Mais elle se peut employer les riches (sic), comme remarque Gesner[109].»
Si ses citations sont exactes, Catelan nâen force pas moins quelque peu des sources qui ne font pas toutes grand cas de la corne de licorne, sâabritant qui derriĂšre les formulations impersonnelles permises par le passif latin, qui derriĂšre un simple «on dit queâŠÂ». Jean Fernel (1497-1558), le plus cĂ©lĂšbre des mĂ©decins citĂ©s ici, Ă©tait de ceux qui prenaient quelque distance avec les textes de Galien. Mais dans les huit cents pages de sa thĂ©rapeutique, la corne de licorne nâapparaĂźt quâune seule fois, au chapitre XXI du cinquiĂšme livre, traitant des mĂ©dicaments cardiaques, et câest le passage citĂ© par Catelan[110]. Les contrepoisons sont traitĂ©s plus loin, au livre VII qui traite des antidotes solides qui fortifient particuliĂšrement les parties nobles, et la licorne nây figure point.
La mĂȘme remarque peut ĂȘtre faite Ă propos de Laurent Joubert (1529-1582), mĂ©decin montpelliĂ©rain, personnage que son bon sens et son tempĂ©rament peuvent faire comparer Ă son contemporain plus connu Ambroise ParĂ©. Dans son long traitĂ© de la peste, aprĂšs avoir assurĂ© que « le premier remĂšde et le principal est de prier Dieu » mais que « le plus expĂ©dient et le plus prompt est la fuite[111]», il Ă©numĂšre avec une grande prudence les mĂ©dications utilisĂ©es de son temps, et lĂ encore la licorne nâapparaĂźt quâune fois en plus de deux cents pages, bien moins souvent que le bol dâArmĂ©nie, la thĂ©riaque ou la terre scellĂ©e. Du paragraphe duquel Laurent Catelan a extrait sa citation, il ressort que Joubert croyait certes fermement Ă lâexistence de la licorne, mais restait assez prudent quant Ă ses propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales: « Or est-il que toutes ces pierres [topaze et agate] se portent enchĂąssĂ©es dans des anneaux, on les porte pendantes au col jusques Ă la rĂ©gion du cĆur, ou on les tient en bouche pour les sucer, ou bien on les mĂȘle parmi les viandes de maniĂšre que lâon croit (quoi que ce soit vain, Ă mon avis) que le venin sâĂ©vanouit ou sâamortit par ce moyen lĂ . A cette mĂȘme intention on sâaide de la vraie corne, et non feinte, de cet animal, lequel Ă ces fins a Ă©tĂ© dit des Latins unicornis. Pline lâappelle en grec monocerota. Le commun la nomme licorne. Sa vertu nâa point Ă©tĂ© connue des anciens mĂ©decins (dâautant peut-ĂȘtre quâils ne lâavaient point expĂ©rimentĂ©e) mais les modernes et plus rĂ©cents lâont trouvĂ©e fort cordiale, mĂȘme quâon assure quâelle rĂ©siste Ă tous venins indiffĂ©remment. Aux dĂ©fauts de laquelle ceux qui seront plus pauvres pourront se servir de la corne de cerf, qui nâest de guĂšre moindre Ă lâautre quant aux effets et propriĂ©tĂ©s[112].»
Nous pouvons, sans mĂȘme avoir lu tous les auteurs citĂ©s, supposer quâil en va de mĂȘme avec les autres autoritĂ©s mĂ©dicales avancĂ©es par Laurent Catelan. Le chroniqueur Paul Jouve (Paolo Giovio, 1483-1552), qui figure dans la mĂȘme liste, nâa quant Ă lui rien dâun mĂ©decin.
Quelques sondages dans lâabondante littĂ©rature mĂ©dicale du XVIĂšme et du dĂ©but du XVIIĂšme siĂšcle montrent que la licorne y est frĂ©quemment citĂ©e, mais presque toujours avec la plus grande prudence. Elle Ă©tait plus populaire chez les auteurs influencĂ©s par les thĂ©ories alchimistes ou nĂ©oplatoniciennes que chez les galĂ©nistes orthodoxes, pour qui un contrepoison universel ne pouvait exister. NĂ©anmoins, lorsquâelle apparaĂźt câest presque toujours au dĂ©tour dâune liste de cardiaques, dâ«alexitĂšres» ou de «prĂ©servatifs contre la peste», parmi dâautres remĂšdes donc, et sans quâun livre ou mĂȘme un chapitre lui soit intĂ©gralement consacrĂ©.
La licorne et ses semblables
Sur tout ce qui concerne lâanimal, son aspect, ses mĆurs et mĂȘme sa corne, lâouvrage de Laurent Catelan nâest guĂšre original. Ses sources principales sont le TraitĂ© de la licorne du mĂ©decin vĂ©nitien Andrea Bacci (1566), lâarticle Monoceros de lâHistoire des animaux de Conrad Gesner et mĂȘme le Discours de la licorne dâAmbroise ParĂ©, qui dĂ©fend pourtant, quant au fond de lâaffaire, des thĂšses opposĂ©es. Catelan fait par contre Ćuvre plus personnelle lorsque, dans les quinze derniĂšres pages de son livre, il sâefforce, dâexpliquer rationnellement les propriĂ©tĂ©s de la corne de licorne. Deux extraits, un peu longs peut-ĂȘtre, vont nous permettre de suivre son raisonnement:
« Afin de passer outre Ă la dix-septiĂšme objection sur ce qui a Ă©tĂ© dit que la vraie corne de licorne sue prĂšs des venins et poisons, et que les crapauds, araignĂ©es et serpents crĂšvent et meurent si on les en approche; sur quoi je dis que cela peut ĂȘtre vrai et on le peut soutenir par plusieurs valables raisons prises de la vraie sympathie, convenance, rapport et similitude[113] quâont la licorne, les venins et les bĂȘtes virulentes ensemble, en ce que les esprits virulents imbibĂ©s dans la propre substance de cette corne, appĂ©tant de se joindre avec les esprits vĂ©nĂ©neux des poisons ou des animaux virulents, semblent sortir et quitter la corne. Lesquels par lâair ambiant qui condense les vapeurs contre ladite corne fait que la corne apparaĂźt moite et aucunement suante⊠Si que par mĂȘme raison les animaux ou insectes virulents peuvent crever Ă proches de la corne de licorne, parce que les esprits virulents de ces bĂȘtes, pour sâaller unir et joindre avec ceux de la corne, sortant en trop grande abondance et par prĂ©cipitation ce semble, attirĂ©s quâils sont de ceux de ladite corne, en sortant Ă©touffent et Ă©tranglent ces bĂȘtes, jetant par ce moyen quelque sorte de bave qui les Ă©touffe et les Ă©trangle[114].»
« Mais jâentends ce me semble quelquâun qui me dira que, ores ces raisons puissent ĂȘtre admises, que ce nĂ©anmoins il reste Ă prouver que dans la propre substance des cornes licornes il y ait de la virulence, pour faire voir la sympathie et convenance dâicelle avec tels animaux. A quoi je rĂ©ponds que cela est hors de doute, car les douleurs et la rage continuelle qui les rend extraordinairement sauvages, errantes et furieuses, ne procĂšdent que de la virulence et qualitĂ© corrompue des humeurs qui leur causent telle rage et qui les occasionnent Ă rechercher lâeau infecte pour remĂšde Ă leur douleur. Or les plus aĂ©rĂ©s, plus imperceptibles et plus subtils esprits de telles virulences, procĂ©dant des humeurs qui les tourmentent et de lâeau quâelles boivent qui est envenimĂ©e comme dit est, sâĂ©lĂšvent en haut comme câest leur propre, sâimbibent dans la substance de la corne et lĂ sâincorporent et se digĂšrent en sorte que ladite corne contient par aprĂšs telles qualitĂ©s virulentes, et de lĂ vient que tant sâen faut que telles cornes possĂšdent dâodeurs musquĂ©es comme quelques uns ont pensĂ©, car au contraire elles doivent ĂȘtre comme elles sont fĂ©tides et puantes, nâĂ©tant pas besoin quâelles soient dâautre condition et nature, et ainsi concluons que ladite corne peut suer, et les animaux crever Ă©tant approchĂ©s lâun de lâautre si par une extraordinaire vieillesse sa vertu nâest en quelque façon affaiblie[115].»
Le grand dĂ©bat intellectuel de la Renaissance, opposant lâacadĂ©misme aristotĂ©licien Ă un modernisme nĂ©oplatonicien pouvant aller jusquâĂ lâhermĂ©tisme, traversait bien sĂ»r aussi la science mĂ©dicale. La mĂ©decine universitaire revendiquait sa fidĂ©litĂ© aux textes de Galien et Dioscoride. Pour ses partisans, toute maladie relĂšve dâun excĂšs de lâune des quatre humeurs (chaude, froide, sĂšche et humide) associĂ©es aux quatre Ă©lĂ©ments, et doit ĂȘtre combattue par un apport de lâhumeur contraire; elle reconnaĂźt cependant Ă certains simples des propriĂ©tĂ©s «occultes», inexpliquĂ©es et inexplicables, rĂ©vĂ©lĂ©es par lâexpĂ©rience. Sa rivale, la mĂ©decine spagyrique, prend sa source dans lâAllemagne de Luther, avec Paracelse, et dans lâItalie redĂ©couvrant Platon avec Marsile Ficin. Pour ses adeptes, maladies et remĂšdes ont des essences, des «esprits» divers, qui se rĂ©pondent Ă travers un complexe rĂ©seau de correspondances, auxquelles sont aussi parfois rattachĂ©es Ă©toiles, planĂštes et pierres prĂ©cieuses[116]. A la mĂ©decine mĂ©diĂ©vale, la premiĂšre emprunte ses bases aristotĂ©liciennes, tandis que la seconde dĂ©veloppe, formalise et explique les «propriĂ©tĂ©s occultes» des simples[117]. Pour les galĂ©nistes, les contraires se combattent par les contraires, pour les spagyristes, les maladies se guĂ©rissent par les «semblables», câest Ă dire les remĂšdes prĂ©sentant avec elles des correspondances exprimĂ©es par un rapport de similitude.
Dans ce dĂ©bat thĂ©orique, les praticiens avaient rarement des positions bien tranchĂ©es. A feuilleter les traitĂ©s de mĂ©decine du XVIĂšme siĂšcle, on voit souvent alterner dans le mĂȘme livre, selon quâil est question dâune maladie ou dâune autre, humeurs et essences, contraires et semblables. Il est bien peu de ces volumineux ouvrages dont on puisse sans la moindre ambiguĂŻtĂ© classer lâauteur parmi les galĂ©nistes ou les spagyristes. Laurent Catelan pourtant appartient sans nul doute aux seconds.
Le raisonnement par lequel lâapothicaire montpelliĂ©rain explique les propriĂ©tĂ©s de contrepoison de la corne de licorne est basĂ© sur deux postulats. Tout dâabord, il suppose lâexistence dâune virulence essentielle, indĂ©pendante des quatre humeurs dont il nâest mĂȘme pas question ici. Dâautre part, Catelan admet la thĂ©orie paracelsienne selon laquelle «les semblables sâattirent». Ces deux hypothĂšses scientifiques clairement affirmĂ©es suffisent Ă rattacher sans la moindre Ă©quivoque Laurent Catelan Ă lâĂ©cole spagyrique, et ce dâautant plus que le nom de Galien nâapparaĂźt pas une seule fois dans lâHistoire deâŠla lycorne, alors que le petit traitĂ© de mĂ©decine du philosophe nĂ©oplatonicien Marsile Ficin y est citĂ© Ă plusieurs reprises. Une seule fois dans tous le cours de lâouvrage, Catelan a recours au raisonnement humoral («le venin que peuvent avoir jetĂ© les dragons et couleuvres dans lâeau susmentionnĂ©e ne peut ĂȘtre que dâune qualitĂ© chaude et brĂ»lante, et la corne comme fĂ©tide nâest que chaude et sĂšche, si que ce ne sont pas de qualitĂ©s contrairesâŠ[118]»), mais câest pour laisser la parole Ă ses contradicteurs, et leur rĂ©pondre en arguant de la «virulence» de la corne.
Un an plus tĂŽt, dans le TraitĂ© de lâorigine, vertus, propriĂ©tĂ©s et usage de la Pierre Bezoar, Catelan avait tenu exactement le mĂȘme discours pour justifier lâusage du BĂ©zoard comme contrepoison. Mais autant le caractĂšre « virulent » et « infect » des calculs rĂ©naux ou stomacaux de divers animaux Ă©tait aisĂ© Ă mettre en avant, autant la tĂąche Ă©tait ardue sâagissant de la longue corne de lâamie des jeunes vierges. Il devenait en effet nĂ©cessaire de faire de la licorne une crĂ©ature peu sympathique, bien Ă©loignĂ©e de la belle cavale blanche de lâiconographie. Les tĂ©moignages sur cet animal Ă©taient heureusement suffisamment nombreux et variĂ©s pour permettre une sĂ©lection. Catelan privilĂ©gie donc ceux qui mettent en avant la force et la violence de lâanimal, tels les rĂ©cits bibliques ou la description par Marco Polo de cette bĂȘte « trĂšs vilaine Ă voir, et dĂ©goĂ»tant e» qui « demeure volontiers dans la boue et la fange[119]». La rĂ©pĂ©tition incessante des termes « vilainie », « infection », « virulence », « corruption », « venin » et de leurs dĂ©rivĂ©s met ainsi en place, peu Ă peu, une terrible image de la licorne, peu compatible avec la « noblesse » de lâanimal pourtant affirmĂ©e en introduction et rappelĂ©e dans la derniĂšre phrase du livre. Câest donc parce quâelle se nourrit de vermine, parce quâelle boit des eaux infectĂ©es, parce quâelle vit dans des marĂ©cages malsains, que la licorne acquiert cette « virulence » dont Catelan nous explique ensuite pourquoi elle se concentre dans la corne.
A dĂ©faut de licorneâŠ
« ⊠que les cornes dussent contenir et avoir de propriĂ©tĂ©s au fait de la mĂ©decine, attendu que toutes semblent ĂȘtre infectes, fĂ©tides et puantes, pourquoi non pas aussi excellemment les cornes des autres animaux sauvages, ou les cornes des animaux domestiques aussi bien que lâimaginaire licorne, et pourquoi encore non pas plutĂŽt les cornes des animaux qui en portent deux, trois et quatre comme animaux plus parfaits plutĂŽt que la corne qui se trouve seule et unique. A quoi je rĂ©ponds quâĂ mesure que quelque partie du corps soit des personnes ou des bĂȘtes est plus employĂ©e et exercĂ©e, que câest vers icelle que la nature envoie ses esprits en plus grande abondance. DâoĂč sâensuit que telles parties sont plus fortes et deviennent plus vigoureuses, et en tout prĂ©fĂ©rables aux restantesâŠ. Voila pourquoi les animaux cornigĂšres exerçant et employant leur corne pour leur dĂ©fense, les sangliers leurs dents, les Ă©lans leurs ongles, les oiseaux leurs griffes, et ainsi les autres, telles parties reçoivent les esprits les plus importants de tout le corps de la bĂȘte. Et dâautant que toute lâexcellence de la corne de la licorne procĂšde de la virulence quâelle contient, provenue infailliblement du plus subtil des insectes, des charognes et des plantes et eaux venimeuses quâelle boit et mange, voire du virus des corruptions infectes de son corps, comme se vautrant dâordinaire dans la boue et dans la fange et vilainie parmi les crapauds et autre vermine virulente. Ainsi les cornes des autres bĂȘtes tant sauvages que domestiques, et moins encore les derniĂšres, parce quâelles ne sont nourries que de bonnes eaux et plantes saines ne peuvent ĂȘtre alexitĂšres, que si dâentre les sauvages il y en a quelques uns qui mangent parfois des insectes et des herbes venimeuses.
« Il est certain en ce cas que leurs cornes sont trĂšs bonnes pour servir dâantidotes alexitĂšres contre les poisons, venins et maladies contagieuses. mais plus excellemment les cornes qui sont unicornes, parce que virtus unita fortior est dispersa⊠ainsi les pommes sont meilleures se trouvant en petit nombre sur lâarbre, que sâil y en a multitude, car toute la vertu de la bĂȘte ou de lâarbre, sâaccumulant en une seule partie se trouve plus puissante, que non pas si elle est Ă©parpillĂ©e en plusieurs autres, voila pourquoi pour y bien voir de loin on cligne volontiers un Ćil, pour faire que les esprits vifs sâaccumulant Ă lâautre rendent la vue meilleure. Or parce quâentre tous les animaux unicornes et sauvages il ne se trouve pas que outre les insectes et vilainies quâelles mangent, quâelles boivent de lâeau virulente et infecte, quâaucun autre se vautre parmi la boue et la fange et qui soient si frĂ©quemment tourmentĂ© de virulences enragĂ©es comme la seule licorne, il est tout certain, apparent et manifeste que sa corne en emporte en cette considĂ©ration le prix, par dessus toutes les autres de quelles qualitĂ© et condition quâelles puissent ĂȘtre, soutenant que pour ce sujet elle est douĂ©e de vertus et propriĂ©tĂ©s incomparables, et que non sans grande connaissance de cause elle en a de tous temps emportĂ© le prix et lâavantage par dessus tout autre chose qui soit au monde, bien est vrai toutefois quâĂ dĂ©faut de pouvoir recouvrer de ladite corne de licorne, quâon peut avoir recours aux autres cornes qui de plus prĂšs sâen approchent. Câest Ă dire qui soient tirĂ©es des animaux unicornes et outre cela fort sauvages, telles sont les cornes de lâĂąne sauvage, du cheval indique, du rhinocĂ©rot et semblables. Et en dĂ©faut de toutes lesdites cornes, on pourra en une nĂ©cessitĂ© employer les cornes des taureaux sauvages comme bisons, buffles et autres. Voila pourquoi les anciens monarques avaient accoutumĂ© de boire dans de semblables cornesâŠ[120]»
Toutes les rĂąpures de cornes Ă©taient alors employĂ©es en mĂ©decine, et nous avons vu de nombreux mĂ©decins du XVIĂšme siĂšcle prescrire, Ă dĂ©faut de cornes de licorne, «la corne de cerf, qui nâest de guĂšre moindre Ă lâautre quant aux effets et propriĂ©tĂ©s[121]». CâĂ©tait aussi lâopinion de Jean de Renou, mĂ©decin parisien contemporain de Catelan, qui rĂ©servait la corne de licorne aux plus riches de ses patients et conseillait aux autres celles du rhinocĂ©ros ou du cerf, quâil affirmait avoir souvent utilisĂ© et trouvĂ© «guĂšre moins efficacieuse[122]».
Ne voulant pas nier toute efficacitĂ© aux autres cornes, plus frĂ©quemment employĂ©es que celle de licorne, et peut-ĂȘtre parfois avec succĂšs du simple fait de leur porositĂ©, Laurent Catelan affirme quant Ă lui que lâauthentique corne de licorne est bien plus efficace que ses succĂ©danĂ©s. Encore parmi ceux-ci privilĂ©gie-t-il les cornes dâautres animaux unicornes, le rhinocĂ©ros, lâĂąne indique dâAristote, le cheval sauvage dâĂlien, moins rĂ©pandues encore que celles des authentiques licornes. ConsĂ©quence logique du raisonnement de lâapothicaire, cette position sâexplique aussi sans doute par des raisons commerciales; on peut vendre plus cher la poudre de corne de rhinocĂ©ros que celle de corne de cerf.
La licorne fossile
« Mais passons outre sur ce quâon objecte, quâil y a de coureurs qui exposent en vente des fragments de quelques cornes, os ou dents dâanimaux inconnus trouvĂ©s sous terre qui ressemblent Ă plĂątre. A quoi je rĂ©ponds quâil pourrait ĂȘtre que tels fragments aient Ă©tĂ© des licornes, et la preuve en cela doit juger de la chose. Mais je dis que quand il arriverait du contraire, quâen cela les voyageurs sont fort excusables de les qualifier procĂ©dĂ©es des cornes de licornes, car câest comme sâils voulaient dire que ce sont substituts, vicaires ou succĂ©danĂ©s dâicelles⊠car tels os ou cornes dĂ©terrĂ©s possĂšdent de vertus approchables de celles de la corne de licorne, et plut Ă Dieu que nous eussions de tels fragments en abondance, car ils sont douĂ©s de propriĂ©tĂ©s, sinon si excellentes que celles que possĂšde la corne de la licorne, Ă tout le moins qui sont grandement utiles et recommandables au fait des venins et maladies contagieuses. Faciunt n. ad Epilepsiam, syncopem, cardiacam passionem, cordis tremorem, aliosque cordis affectus; sudore egregie movent, ob id, febribus malignis et pestilentibus conducunt, ac venenum omne foras ad cutim pellunt. ( Boethius, De Lapidibus, lib. II, cap. 243)[123]. Et de fait il se vĂ©rifie par expĂ©rience quâun jeune garçon ayant par cas fortuit avalĂ© une balle de plomb quâil avait trouvĂ© longtemps auparavant parmi des toiles dâaraignĂ©es, soudain le ventre lui enfla de telle sorte que les assistants nâattendaient autre chose sinon quâil dut crever par le ventre⊠Mais lui ayant donnĂ© un scrupule dâune telle corne ou dent trouvĂ©e sous terre, il fut miraculeusement dĂ©livrĂ© dâune telle attaque⊠[suivent dâautres «cas cliniques»].
«Que si quelquâun demande comment il est possible que telles piĂšces de dents ou de cornes dâanimaux enterrĂ©es et trouvĂ©es sous terre puissent possĂ©der les qualitĂ©s susdites et dâoĂč elles ont acquises, attendu que nous ne savons pas de quelles bĂȘtes elles procĂšdent, je rĂ©ponds que câest des vapeurs, exhalaisons et humiditĂ©s corrompues de la terre, qui sâincorporent et sâimbibent dans leur matiĂšre sous terre durant les longues annĂ©es quâelles y sĂ©journent, ce qui les fait devenir blanches, tendres et friables, adhĂ©rentes Ă la langue et aux lĂšvres comme si elles avaient Ă©tĂ© cuites et calcinĂ©es, si que desdites virulences, de non guĂšre diffĂ©rente façon Ă la corne des licornes, telles piĂšces sont alexitĂšres. Car puisque du virus des animaux et des viandes et eaux virulentes que lesdites licornes mangent et boivent leurs cornes tirent et possĂšdent de vertus tant admirables, ainsi tels fragments trouvĂ©s sous terre sont douĂ©s de facultĂ©s aucunement semblables, y ayant tant seulement cette diffĂ©rence que le virus contenu dans les cornes, et particuliĂšrement dans celle de la licorne est plus excellemment Ă©laborĂ© et corrigĂ© que non pas dans telles piĂšces trouvĂ©es sous terre. Car les animaux virulents qui hument les infections de la terre, comme sont les crapauds, les dragons et les couleuvres, les digĂšrent en eux-mĂȘmes et leur donnent ainsi quelque prĂ©paration particuliĂšre avant que de les jeter dans lâeau quâils boivent, puis la licorne venant Ă les avaler et prendre les redigĂšre et reprĂ©pare encore avant que de les envoyer comme excrĂ©ment Ă la corne dans laquelle finalement ledit virus se perfectionne en telle sorte quâil est dâune action merveilleusement subtile et pĂ©nĂ©trante au contraire des fragments trouvĂ©s sous terre, lesquelles ont attirĂ© immĂ©diatement de la terre lesdites vapeurs et lesdites exhalaisons pourries et corrompues sans lâentremise dâaucune bĂȘte et sans ĂȘtre si parfaitement digĂ©rĂ©es et exactement Ă©laborĂ©es. Par tous lesquels discours je veux dire que ores la corne de licorne soit de beaucoup plus prĂ©cieuse et plus importante, et que en son dĂ©faut les cornes de rhinocĂ©ros, dâĂąne sauvage, de cheval des Indes et semblables, ou selon Joubert celle de cerf, pourvu quâelles soient des premiĂšres sorties⊠puissent ĂȘtre employĂ©es, que aprĂšs tout les fragments susmentionnĂ©s peuvent lĂ©gitimement ĂȘtre admis pour substitut et succĂ©danĂ© de tels alexitĂšres et antidotes. Et de fait jâen ai parmi les singularitĂ©s de mon cabinet les plus raresâŠ[124]»
La dĂ©couverte au XVIĂšme siĂšcle, en Allemagne dâabord et surtout, mais parfois aussi dans le reste de lâEurope, dâossements fossiles de grande taille donna lieu Ă une longue controverse scientifique. Le monde lettrĂ© rivalisa dâĂ©rudition pour expliquer leur origine, y voyant les restes de tel ou tel hĂ©ros de lâAntiquitĂ©, plus vaguement ceux des « gĂ©ants dâavant le dĂ©luge », ou plus prudemment ceux des Ă©lĂ©phants dâHannibal, dont on avait du mal cependant Ă expliquer comment ils seraient parvenus dans le Harz, rĂ©gion dâAllemagne centrale oĂč furent trouvĂ©s les premiers et les plus nombreux de ces ossements. Conrad Gesner nous apprend mĂȘme que certains pensaient quâil sâagissait là « des cornes de licornes dispersĂ©es par le dĂ©luge[125]». Lâorthodoxie religieuse, tant Ă Rome quâĂ Wittenberg, voulait que, la crĂ©ation Ă©tant parfaite et complĂšte, aucune espĂšce ne pĂ»t avoir disparu ou ĂȘtre apparue depuis lors, et amenait donc Ă rejeter cette sĂ©duisante hypothĂšse.
La licorne fossile connut pourtant une brillante carriĂšre. Il nous est difficile aujourdâhui de savoir quels Ă©taient exactement les produits qui circulaient en Europe au XVIIĂšme siĂšcle sous le nom dâ« unicornu fossilis ». Certains Ă©taient effectivement des ossements pĂ©trifiĂ©s, comme ceux dĂ©couverts en 1663 dans le Harz, Ă lâaide desquels le physicien Otto von Gericke (1602-1686) reconstitua le squelette dâune licorne fossile[126]. Dâautres Ă©taient sans doute du bois fossile, voire de simples stalactites.
Quelle que soit leur origine, tous ces produits Ă©taient appelĂ©s «unicornu fossilis», expression dans laquelle unicornu dĂ©signe la corne et non lâanimal. La licorne fossile tient en effet son nom, non de son origine supposĂ©e, la plupart des auteurs ne croyant pas quâil puisse sâagir de restes de licorne, mais de ses propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales que lâon pensait Ă©quivalentes, voire supĂ©rieures, Ă celle de la vĂ©ritable corne de licorne. Boethius de Boodt, mĂ©decin de lâempereur Rodolphe II, consacra trois chapitres de sa Gemmarum et Lapidarum Historia aux cornes fossiles, que lâon prend vulgairement pour la corne de licorne[127]. Sâil savait Ă quoi sâen tenir quant Ă lâorigine de ces « cornes », il ne leur en reconnaissait pas moins des usages mĂ©dicaux considĂ©rables: «âŠen premier lieu elles sont dessicatives et astringentes, elles cicatrisent les ulcĂšres sans mordicationâŠOutre ce, si leur moelle a une odeur agrĂ©able, elle est en premier lieu amie et agrĂ©able au cĆur, et le conforte et fortifie, de mĂȘme que le boli Armeni ou la terre Lemnienne, de peur quâil ne soit facilement opprimĂ© par lâair infect, ou par le venin quâon aura pris. Et mĂȘme si la substance de cette moelle avant la transmutation a Ă©tĂ© dâun cerf, dâun Ă©lĂ©phant, dâun frĂȘne, dâune noix, dâun arbre ou autre chose qui rĂ©siste et est contraire aux venins, elle aura une trĂšs grande Ă©nergie pour les chasser et les surmonter. Et encore plus grande si lâodeur de lâarbre mĂȘme, ou premiĂšre substance, peut encore ĂȘtre aperçue. Car alors il est certain que quelques qualitĂ©s sont encore restĂ©es dans le corps changĂ©, et que les forces qui sont attachĂ©es Ă la matiĂšre plus subtile ne sont pas encore pĂ©ries, mais quâelles sont augmentĂ©es, une nouvelle matiĂšre souterraine survenant. Une corne donc de cette sorte et qualitĂ© est un trĂšs souverain et unique antidote pour chasser tous les venins, fiĂšvres pestilentielles, et la peste mĂȘme, en faisant prendre au malade avec eau appropriĂ©e, ou vin oligophore⊠le poids dâune dragme ou quatre scrupules[128].»
En 1645, Thomas Bartholin consacra Ă la «licorne fossile», dont lui aussi connaissait parfaitement lâorigine, le dernier chapitre de ses Observations sur la licorne. Alors mĂȘme quâil ne croyait guĂšre aux propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de la corne de licorne, il est beaucoup plus affirmatif sur celles de la corne fossile[129]. La pharmacopĂ©e du paracelsien lyonnais Pierre Potier, qui ignore totalement la licorne, fait en revanche grand cas du bĂ©zoard et de la licorne fossile, tous deux prĂ©sentĂ©s comme de puissants contrepoisons, mais ne se prononce pas sur lâorigine de cette derniĂšre[130]. Tout au long du XVIIĂšme siĂšcle, câest donc ce nom gĂ©nĂ©rique de licorne fossile qui dĂ©signa les fossiles animaux et vĂ©gĂ©taux, et parfois plus particuliĂšrement les dĂ©fenses de mammouths, utilisĂ©s en mĂ©decine. Le traitĂ© quây consacra en 1666 un mĂ©decin allemand sâintitule dâailleurs De unicornu fossili[131].
Lorsque Laurent Catelan Ă©crivit son Histoire deâŠla lycorne, la corne de lâanimal avait beaucoup perdu de son prestige. Les licornes fossiles dâAllemagne Ă©taient, en revanche, tenues en haute estime par la majoritĂ© du corps mĂ©dical, et lâapothicaire ne pouvait quâen parler. En donnant aux propriĂ©tĂ©s de la corne fossile et de la corne authentique la mĂȘme explication scientifique, Catelan voulait donc relĂ©gitimer cette derniĂšre. Mais il allait plus loin encore, affirmant et expliquant, dâune maniĂšre quelque peu alambiquĂ©e il est vrai, que la corne fossile ne pouvait quâavoir des propriĂ©tĂ©s moindres que celles de la corne vĂ©ritable. Câest ainsi la corne fossile, de dĂ©couverte plus rĂ©cente et dont on savait quâelle nâavait dâunicorne que le nom, qui venait rĂ©habiliter la vieille licorne mĂ©diĂ©vale mise Ă mal par Ambroise ParĂ© et quelques mĂ©decins trop sceptiques.
Objections et RĂ©ponses
Dans notre Ă©tude sur lâHistoire deâŠla Lycorne,, nous avons dĂ©libĂ©rĂ©ment nĂ©gligĂ© ce qui semble Ă premiĂšre vue le cĆur de lâouvrage, les rĂ©ponses dĂ©finitives que Laurent Catelan affirme apporter aux dĂ©tracteurs de la licorne. En effet, le dĂ©bat que lâapothicaire prĂ©tend refermer est fort mal ouvert, mĂȘlant quelques objections bien rĂ©elles, empruntĂ©es souvent au Discours de la licorne dâAmbroise ParĂ©, Ă dâautres qui ne semblent lĂ que pour prĂ©parer une rĂ©plique cinglante, comme le montre le tableau suivant, rĂ©capitulant les dix-huit objections Ă©numĂ©rĂ©es par Catelan et les rĂ©ponses quâil y apporte.
1 | CtĂ©sias nâest pas un auteur digne de foi | p.26 | CtĂ©sias nâest pas le seul Ă en parler | p.46 | |
2 | LâĂcriture Sainte parle de Reem, qui peut dĂ©signer une autre bĂȘte unicorne | p.27 | Câest bien du fĂ©roce MonocĂ©ros quâil est question dans la Bible | p.47 | |
3 | la licorne est un hybride impossible (cheval, lion, éléphant, cerf, sanglier) | p.28 | La licorne est une espÚce à part entiÚre, pas un hybride | p.48 | |
4 | Les descriptions des licornes et de leurs cornes sont discordantes | p.29 | Selon leur Ăąge et les rĂ©gions oĂč elles vivent, les licornes et leurs cornes peuvent avoir des aspects diffĂ©rents. | p. 50 | |
5 | Les Romains ne connaissaient pas les licornes, on nâen a pas vu dans les triomphes | p.30 | Les Romains nâont pas Ă©tĂ© en Inde | p. 55 | |
6 | Aristote nâa pas parlĂ© de la licorne, celle des monnaies dâAlexandre est donc symbolique | p.31 | Il y a beaucoup dâautres choses dont les classiques nâont pas parlĂ©, et les mĂ©dailles dâAlexandre reprĂ©sentent ses conquĂȘtes rĂ©elles. | p.56 | |
7 | LâĂ©tymologie lion-corne est absurde | p.33 | Pourquoi pas? On dit bien un loup-cervier. | p.58 | |
8 | Lâeau que boit la licorne ne peut pas ĂȘtre empoisonnĂ©e, car couleuvres et dragons nâont pas lâhaleine empoisonnĂ©e. | p.33 | Les dragons et couleuvres des pays chauds, oĂč vivent les licornes, sont venimeux. | p.59 | |
9 | Quand bien mĂȘme ce serait le cas, les animaux ne pourraient pas le savoir et la corne de licorne ne pourrait dĂ©sinfecter si rapidement lâeau (raisonnement galĂ©niste sur les humeurs) | p.35 | Lâodorat des animaux, et de la licorne, leur permet de reconnaĂźtre lâeau empoisonnĂ©e. Câest la virulence de la corne qui lui fait attirer Ă elle tous les poisons prĂ©sents dans lâeau (raisonnement paracelsien sur les essences) | p.63 | |
10 | La licorne ne peut boire du bout des lÚvres | p.36 | Cela est dû à son humeur «mélancolique», comme celle des ùnes. | p.69 | |
11 | La licorne solitaire ne peut pas se reproduire | p.37 | De temps en temps, le mĂąle rencontre la femelle. | p.70 | |
12 | La licorne ne peut reconnaĂźtre la virginitĂ© dâune fille | p.37 | Elle le peut, grĂące Ă son odorat | p.70 | |
13 | Si la licorne Ă©tait vĂ©ritablement attirĂ©e par la jeune vierge, elle la violerait au lieu de sâendormir. | p.38 | De joie, la licorne sâĂ©vanouit. De plus, une telle copulation est impossible. | p.72 | |
14 | La licorne capturée ne peut se tuer | p.41 | Elle peut se laisser mourir de faim | p.75 | |
15 | Si la licorne existait, on lâaurait capturĂ©e, ou on en aurait au moins des cadavres. | p.41 | La chasse est difficile et dangereuse (pour la jeune vierge). Si un cadavre est trouvĂ© par des paysans, ils ne vont sĂ»rement pas le crier sur les toits pour se le faire confisquer. | ||
16 | Les cornes de licornes sont des faux ou viennent dâautres animaux. | p.42 | Il est techniquement impossible de fabriquer de tels faux. | p.80 | |
17 | Comment la corne de licorne peut-elle suer en présence du poison et tuer les animaux venimeux? | p.44 | Par «sympathie», le venin attirant le venin. | p.81 | |
18 | La corne de licorne ne peut ĂȘtre un contrepoison universel, ni avoir plus de pouvoir que dâautres cornes | p.45 | Une corne retient toute la force de lâanimal, lĂ oĂč deux cornes nâen ont que moitiĂ© chacune. Câest un contrepoison universel parce que dĂ©jĂ imbibĂ© de poison. | p.85 Ă 99 |
MĂȘlant jusquâĂ la confusion deux dĂ©bats, celui sur lâexistence de lâanimal et celui sur les propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de la corne, cette partie de lâouvrage de Laurent Catelan produit plus dâobscuritĂ© quâelle nâen dissipe. Nous avons donc privilĂ©giĂ© dans notre Ă©tude les dĂ©veloppements plus longs que lâauteur consacre Ă lâexistence et Ă lâaspect de la licorne, dans les premiĂšres pages du livre, puis Ă lâusage de sa corne en mĂ©decine, Ă la fin de lâouvrage, quitte Ă aller frĂ©quemment chercher des Ă©claircissements dans la discussion de telle ou telle controverse.
La corne empoisonnée
La lecture de lâHistoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usages de la lycorne laisse perplexe. A quelques reprises, nous nous sommes interrogĂ©s sur la bonne foi de lâauteur. Sans aller jusque lĂ , on peut se demander si son texte nâavait pas, entre autres, une fonction publicitaire. Cela ne signifie pas nĂ©cessairement que Laurent Catelan ait voulu vendre sa prĂ©cieuse corne, encore que tout eĂ»t sans doute dĂ©pendu du prix qui pouvait lui en ĂȘtre offert. En publiant rĂ©guliĂšrement des ouvrages sur les « raretĂ©s et singularitĂ©s » de son cabinet, notre apothicaire avide de reconnaissance sociale se prĂ©sentait Ă la fois comme un Ă©rudit et comme un homme riche, puisque possesseur dâobjets dâune valeur inestimable. Les dĂ©mĂȘlĂ©s juridico-financiers qui ont opposĂ© ce personnage quelque peu paranoĂŻaque Ă la facultĂ© de pharmacie de Montpellier[132] lâobligeaient Ă afficher et revendiquer sans cesse sa compĂ©tence. Ils peuvent aussi expliquer le penchant de Catelan pour des sources et des thĂ©ories assez peu acadĂ©miques, mais il convient de ne rien exagĂ©rer sur ce point, de nombreux ouvrages de lâĂ©poque, Ă Montpellier plus souvent quâĂ Paris, ayant fait une large place aux idĂ©es nouvelles.
Il reste que Catelan nâest guĂšre convaincant, son Histoire deâŠla lycorne nâayant jamais la rigueur et lâĂ©vidence du Discours de la licorne dâAmbroise ParĂ©. Il consacre beaucoup dâĂ©nergie et dâĂ©rudition Ă construire lâimage dâune licorne fĂ©roce, violente, se nourrissant de vermine et dâeau empoisonnĂ©e, pour expliquer la « virulence » de la corne dans laquelle sont concentrĂ©s tous les poisons animaux et vĂ©gĂ©taux. Comment expliquer alors que le malade qui prend de la poudre de licorne en dĂ©coction ne succombe pas sur le champ? que celui qui porte une piĂšce de licorne en pendentif ne brise pas la chaĂźne pour jeter au loin lâobjet qui lui cause une atroce brĂ»lure?
Toutes ces contradictions, que Catelan nâavait peut-ĂȘtre pas vues, dĂ©coulent de la thĂšse selon laquelle « seul le poison peut lutter contre le poison ». Elles Ă©taient inĂ©vitables dĂšs lors que lâon voulait appliquer aux venins, ou aux maladies « pestilentielles », les thĂ©ories paracelsiennes selon lesquelles les semblables sâattirent.
Ătudiant la mĂ©decine Ă Montpellier au tout dĂ©but des annĂ©es 1630, le jeuneThomas Browne, qui allait devenir l’un des savants anglais les plus rĂ©putĂ©s, a trĂšs probablement frĂ©quentĂ© la boutique et le petit musĂ©e de Laurent Catelan, et peut-ĂȘtre lu son livre. Il faut croire qu’il ne fut guĂšre convaincu puisque, quinze ans plus tard, dans ses essais sur les erreurs en mĂ©decine (pseudodoxia epidemica), il moqua la croyance en l’existence de la licorne et l’usage mĂ©dical de sa corne, avec des arguments qui sont encore souvent ceux que l’apothicaire montpelliĂ©rain avait cru dĂ©molir : « Since therefore there be many Unicorns; since that whereto we appropriate a Horn is so variously described, that it seemeth either never to have been seen by two persons, or not to have been one animal; Since though they agreed in the description of the animal, yet is not the Horn we extol the same with that of the Ancients; Since what Horns soever they be that pass among us, they are not the Horns of one, but several animals; Since many in common use and high esteem are no Horns at all; Since if they were true Horns, yet might their vertues be questioned; Since though we allowed some vertues, yet were not others to be received; with what security a man may rely on this remedy, the mistress of fools hath already instructed some, and to wisdom (which is never too wise to learn) it is not too late to consider.[133] »
[1] Discorso dâAndrea Marini, medico, contro la falsa opinione dellâalicorno, Venise, 1566.
[2] Discours d’Ambroise ParĂ©, conseiller, et premier chirurgien du Roy. Asçavoir de la Mumie, des venins, de la licorne et de la peste, Paris, 1582.
[3]Johannes Baptista Silvaticus, De Unicornu, Lapide Bezaar, Smaragdo & Margaritis, eorumque in Febribus Pestilentibus Usu Tractatio, Bergame, 1605.
[4] Andrea Bacci, Discorso ⊠nel quale si tratta della natura dell alicorno e delle sue virtu eccelentissimmeâŠ, Venise, 1566. J’ai surtout consultĂ© la traduction latine De Monocerote seu Unicornu, ejusque Admirandis Viribus et Usu, Tractatus, Stuttgart, 1598.
[5] Laurent Catelan, Histoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usage de la lycorne, Montpellier, 1624.
[6] Caspar Bartholin, De Unicornu ejusque Affinibus et Succedaneis, in Opuscula Quatuor Singularia, La Haye, 1628.
[7] «AprĂšs souper, quand nous nous chauffions prĂšs de l’Ăątre, M. Catalan me donnait une vieille bible latine ou manquait le Nouveau Testament. Je lui faisais une lecture accompagnĂ©e parfois de commentaires. Quand je lui lisais le prophĂšte Baruch, qui s’Ă©lĂšve contre les images et les idoles, il Ă©tait dans l’enchantement. En sa qualitĂ© de marrane, il ne les aimait pas plus que ne font les juifs, mais il n’osait le dĂ©clarer ouvertementâŠÂ» FĂ©lix Platter, 1553, in FĂ©lix et Thomas Platter Ă Montpellier, notes de voyage de deux Ă©tudiants BĂąlois, Marseille, Laffitte reprints, 1979, p.34.
[8] «J’avais d’ailleurs l’avantage de loger dans la boutique de mon maĂźtre, qui Ă©tait considĂ©rable, et exigeait quatre ou cinq aides-apothicaires; j’y voyais chaque jour du nouveau.» FĂ©lix Platter, ibid.
[9] François Ranchin, Ćuvres pharmaceutiques, Lyon, 1624, p.IX.
[10] Sur les diffĂ©rences thĂ©oriques entre la facultĂ© de Paris et celle de Montpellier, voir lâouvrage, factuel et datĂ© mais assez complet, de J. Levy-Valensi, La mĂ©decine et les mĂ©decins français au XVIIĂšme siĂšcle, Paris, 1933.
[11] On trouvera une relation dĂ©taillĂ©e des procĂ©dures ayant opposĂ© Laurent Catelan aux doyens de la facultĂ© de Pharmacie dans F. Gay, Une LignĂ©e dâapothicaires, Montpellier, 1896.
[12] M. Marty, La pharmacie Ă Montpellier, Montpellier, 1889, pp.41-42, citĂ© in F. Gay, ibid. Marty donne de ce texte une rĂ©fĂ©rence inexacte, et ni F. Gay, ni plus rĂ©cemment Antoine Schnapper dans son Ă©tude sur les collectionneurs du XVIIĂšme siĂšcle, Le GĂ©ant, la licorne, la tulipe, n’ont pu retrouver la source exacte.
[13] Thomas Bartholin, De Unicornu Observationes NovÊ, Padoue, 1645, p.198. Caspar Bartholin, le pÚre de Thomas, nous apprend dans son De Unicornu ejusque Affinibus et Succedaneis, La Haye, 1628, que le musée de Laurent Catelan contenait également des insectes unicornes.
[14] Laurent Catelan, Histoire de la lycorne, prĂ©face. Il est question ici de la visite de Louis XIII Ă Montpellier en 1622, qui suivit de peu le rĂ©tablissement de l’autoritĂ© royale dans cette ville.
[15] Nicolas Fabri de Peiresc, Lettres, Ă©d. Ph. Tamizey de Larroque, Paris, 1888, t.V, p.243 .
[16] Paul Contant, Le Jardin et cabinet poétique, Poitiers, 1609, p.85.
[17] ibid.
[18] FĂ©lix et Thomas Platter Ă Montpellier, notes de voyage de deux Ă©tudiants bĂąlois, Marseille, 1979, pp.288-292. Voir aussi Louis Irissou, âQuelques MontpelliĂ©rains collectionneurs de curiositĂ©sâ, in Revue d’histoire de la pharmacie, dĂ©c.1947, pp.232-234.
[19] Catalogue des choses rares de maistre Pierre Borel in Les antiquitĂ©s de Castres, Paris, 1878, p.148. On trouve Ă©galement deux cornes de licorne dans le catalogue du cabinet d’un curieux italien, Francesco Calzolari. Museum Calceolarianum, 1622, pp.687-691. L’origine et l’usage de ces cornes sont dĂ©crits d’une maniĂšre assez similaire Ă celle de Catelan. Thomas Platter cite bien «une queue de licorne», parmi les curiositĂ©s prĂ©sentĂ©es en 1599 par Sir Walter Cope dans son chĂąteau de Kensington, mais la corne de lâanimal, son attribut spĂ©cifique, sa «nature» aurait-on pu dire au Moyen-Ăge, est la seule partie de lâanimal figurant trĂšs rĂ©guliĂšrement dans les collections.
[20] Laurent Catelan, Rare et curieux Discours sur les vertus et propriĂ©tĂ©s de la ThĂ©riaque, publiquement dispensĂ©e et faite en la prĂ©sence de messieurs les TrĂšs-illustres professeurs en lâUniversitĂ© de MĂ©decine de MontpellierâŠ, Montpellier, 1629.
[21]Laurentius Catelanus, Ein schöner neuer Diskurs von der Natur, Tugenden, Eigenschafften und Gebrauch des Einhorns, Francfort sur le Main, 1625.
[22] Lâongle du sabot avant gauche de lâĂ©lan, appliquĂ© contre lâoreille, Ă©tait tenu pour souverain contre lâĂ©pilepsie.
[23] qui, si la porcelaine est pure, se fendent lorsque lâon y verse du poison.
[24] Le crapaud était encore au XVIÚme siÚcle tenu pour puissamment vénéneux, et la crapaudine, pierre censée se trouver dans son crùne, passait pour un puissant contrepoison. Voir aussi supra, p.Erreur : source de la référence non trouvée.
[25] Amiante.
[26] Graines de lin.
[27] Traité du bézoard, p.11.
[28] On pourra lire sur ce sujet la brÚve et étonnante monographie consacrée à la mandragore, en 1911, par Gustave Le Rouge, plus connu pour les aventures du Mystérieux Docteur Cornelius.
[29] Ambroise ParĂ©, Le livre des venins, in Ćuvres complĂštes, Ă©d. Malgaigne, t.III, pp.339-342.
[30] On pourrait sâĂ©tonner que personne nâait jamais trouvĂ© de bĂ©zoard de licorne, ni vantĂ© les mĂ©rites de cette merveille, dont on nâose imaginer les propriĂ©tĂ©s.
[31] H.L., p.1.
[32] Discours sur la mandragore, p.37.
[33] Comme le fait la Nouvelle biographie gĂ©nĂ©rale de HĆfer.
[34] Câest tenir pour nĂ©gligeable le Discours de la licorne dâAmbroise ParĂ©, qui soutenait sur le sujet des positions radicalement opposĂ©es Ă celles de Catelan. Catelan cite pourtant frĂ©quemment ParĂ©, sans jamais pourtant signaler au lecteur que le chirurgien des derniers Valois ne croyait guĂšre Ă lâexistence de la licorne, et point du tout aux propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales de sa corne.
[35] H.L., pp.3-4.
[36] H.L., pp.4-9.
[37] Johann Schenck, Observationum Medicarum Rararum, Novarum, Admirabilium et Monstrosarum, Francfort, 1600, t.II, pp.864-866.
[38] Andrea Bacci, De Monocerote seu Unicornu Tractatus, Stuttgart, 1598, pp.41-54.
[39] H.L., p.51.
[40] H.L., p.10, par exemple.
[41] Elle a entre les sourcils une corne noire, non pas lisse mais annelĂ©e (ou spiralĂ©e), et finissant en une pointe trĂšs aiguĂ«. Ălien, Histoire des animaux, XVI, 20.
[42] H.L., p.10.
[43] Histoires de Paolo Iovio, Comois, ĂvĂȘque de Nocera, sur les choses faites et advenues de son temps en toutes les parties du monde, Lyon, 1552, liv.XVIII, pp.298-299.
[44] Conrad Gesner, Historia Animalium, de Quadrupedibus Viviparis, Turin, 1559, p.780.
[45] LâĂ©rudition de Catelan est parfois approximative, et cette derniĂšre source est inexacte. Cadamosto Ă©crit seulement quâun noir ramenĂ© par ses soins au Portugal affirma que dans son pays dâorigine vivaient des licornes. Câest dâailleurs ce quâĂ©crira Catelan deux pages plus loin. Relation des voyages Ă la cĂŽte occidentale dâAfrique dâAlvise de Caâda Mosto, Ă©d. Scheffer, Paris, 1895. Quant Ă Ludovico Barthema, nous avons vu que c’est deux licornes, dont un poulain il est vrai, et non une qu’il dit avoir vu Ă La Mecque.
[46] Ces deux derniers dĂ©tails – la licorne du khan de Tartarie et les difficultĂ©s dâalimentation de lâanimal – ne se trouvent ni chez Barthema ni chez Cadamosto.
[47] Et ma corne sera exaltée comme celle de la licorne, Psaume 92; H.L., pp.10-11.
[48] Ce dernier trait vient de Pline et non de Marco Polo.
[49] Sauve moi de la gueule du lion et protÚge mon humilité des cornes des licornes, Psaume 22.
[50] IsaĂŻe, 34.
[51] Job 39.
[52] Job 39, H.L. pp.17-18.
[53] Conrad Gesner, Historia Animalium, Liber Primus, de Quadrupedibus Viviparis, Francfort, 1625 (1551), p.690.
[54] Ambroise Paré, Discours de la licorne, Paris, 1582, fol.31-32.
[55] Marco Polo, Le Devisement du Monde, Ă©d. Hambis, p.243.
[56] Andrea Bacci, De Monocerote seu Unicornu Tractatus, Stuttgart, 1598, p.56. Si la forme lioncorne ne se rencontre jamais dans les textes français, on trouve effectivement parfois lioncorno en Italien.
[57] H.L., p.12.
[58] S’il avait eu d’autres lectures, Andrea Bacci aurait pu trouver une Ă©tymologie plus sĂ©duisante, mais convenant peut-ĂȘtre moins Ă son propos, dans un poĂšme de Guido Cavalcanti, maĂźtre et ami de Dante: lunicornio, corne de lune.
[59] H.L., p.13.
[60] H.L., p.15.
[61] H.L., p.16; pp.38-40.
[62] H.L., pp.82-88.
[63] H.L., p.84.
[64] H.L., p.17.
[65] H.L., pp.13-14.
[66] Andrea Bacci, De Monocerote seu Unicornu Tractatus, Stuttgart, 1598, pp.1-63.
[67] Voir par exemple: Augustin Belley, âObservations sur un camĂ©e antique du cabinet de M. le duc dâOrlĂ©ansâ, in MĂ©moires de lâacadĂ©mie des inscriptions et belles lettres, vol. 26, pp.485-488, Paris, 1755 ou Bernard de Montfaucon,SupplĂ©ment Ă lâantiquitĂ© expliquĂ©e, Paris, 1724, t.III, ch.9, pp.36-37.
[68] H.L., p.16.
[69] H.L., p.16-18.
[70] H.L., p.18, citant Johannes TzetzĂšs, Chiliad V, in Variarum Historiarum Liber, BĂąle, 1546, p.86.
[71] H.L., p.38.
[72] H.L., pp.71-72.
[73] H.L., p.72.
[74] Richard de Fournival, Bestiaire dâamour, in G. Bianciotto, Bestiaires du Moyen-Ăge, Paris, 1980.
[75] Conrad Gesner, Historia Animalium, Liber Primus, de Quadrupedibus Viviparis, Francfort, 1625 (1551), p.692. Johannes TzetzĂšs, Chiliad V, in Variarum Historiarum Liber, BĂąle, 1546, p.86.
[76] H.L., pp.18-19.
[77] H.L., p.20.
[78] H.L., p.20.
[79] H.L., pp.54-55.
[80] Catalogue des choses rares de maistre Pierre Borel in Les antiquités de Castres, Paris, 1878, p.148.
[81] Arch. Munic. de Montpellier; notaires du Consulat, BB 147, n° 13, Marye, fol.478 et 480, citĂ© in Louis Irissou, âQuelques MontpelliĂ©rains collectionneurs de curiositĂ©sâ, in Revue d’histoire de la pharmacie, dĂ©c.1947, pp.232-234.
[82] H.L., pp.42-43.
[83] H.L., pp.80-81.
[84] H.L., pp.23-24.
[85] JĂ©rĂŽme Cardan, De Rerum Varietate, BĂąle, 1557, liv.XVII, ch.97, p.1164.
[86] Vieille, elle perd ses vertus.
[87] H.L., p.83.
[88] David Pomis, Dittionario novo hebraĂŻco, molto copioso, dechirato in tre lingue, Venise, 1587, fol.238f.
[89] Ulysse Aldrovandi, De Quadrupedibus Solipedibus , Bologne, 1616, p.385.
[90] Esteban Rodrigo a Castro, De Meteoris Microcosmi, Florence, 1621, pp.163-164.
[91] Basile Valentin, Currus Triumphalis Antimonii, Toulouse, 1646, pp.51-52.
[92] Ambroise Paré, Discours de la licorne, Paris, 1582, pp.33 sq.
[93] Conrad Gesner, HistoriĂŠ Animalium., de Quadrupedibus Viviparis., Francfort, 1603, p.693.
[94] Geoffroy Linocier, Histoire des plantes avec leurs pourtraictz, Ă laquelle sont adjoutĂ©es celles des simples, aromatiques, animaux Ă quatre pieds, oiseaux, serpens et autres bĂȘtes venimeuses, Paris, 1584, p.716.
[95] Amatus Lusitanus, in Dioscoridis de Materia Medica Enarrationes, Strasbourg, 1554, p. 206.
[96] Basile Valentin, Currus Triumphalis Antimonii , Toulouse, 1646, p.52. On trouvera une description plus détaillée de cette expérience in Théodore Kerckring, Commentarius in Currum Triumphalem Antimonii Basilii Valentini, Amsterdam, 1671, p.81.
[97] DâaprĂšs Amatus Lusitanus, in Dioscoridis de Materia Medica Enarrationes, Strasbourg, 1554, p.206.
[98] Jacob Primerose, TraitĂ© sur les erreurs vulgaires de la mĂ©decine, Lyon, 1689. Le traducteur a beaucoup ajoutĂ© et nâa pas craint de âmettre Ă jourâ les arguments de Jacob Primerose dĂ©veloppĂ©s par Primerose dans De Vulgi Erroribus in Medicina, Amsterdam, 1639.
[99] H.L., p.22.
[100] Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, traitant des plantes, des minéraux et des animaux, Paris, 1696, t.II, p.26.
[101] Jacques Grévin, Deux Livres des venins, Anvers, 1568, pp.187-201.
[102] Commentaires de M. P. André Matthiolus, médecin siennois, sur les six livres de Dioscoride de la matiÚre médicinale, Lyon, 1572, p.151.
[103] Amatus Lusitanus, In Dioscoridis de Materia Medica Enarrationes, Strasbourg, 1554, pp. 204-206.
[104] Petrus de Abbano, Tractatus Aureus et NaturĂŠ HumanĂŠ Perutilis de Remediis Omnium Venenorum, Paris, 1533.
[105] Rudolph Goclenius, Mirabilium NaturĂŠ Liber Concordias et Repugnantias Rerum, Francfort, 1625, p.111.
[106] Elle a lâextraordinaire pouvoir dâaffaiblir et diminuer le poison.
[107] On pense que la corne de licorne protĂšge le cĆur, affaiblit les poisons et calme les maladies contagieuses.
[108] La licorne est la corne des animaux unicornes; câest un antidote efficace contre nâimporte quel venin et pour cette raison on la donne en cas de fiĂšvre pestilentielle parce quâelle expulse le venin du cĆur et fortifie [le malade].
[109] H.L., p. 21.
[110] Signalons cependant, pour ĂȘtre complet, que, dans ce mĂȘme livre V, la corne de licorne apparaĂźt aussi incidemment dans une recette de poudre mĂ©dicinale: «Prenez corne de cerf et de licorne, perles luisantes, limaille dâivoire de chacun six grains, soit faite poudre fort dĂ©liĂ©e pour prendre avec la cuillĂšre, Ă©tant dĂ©layĂ©e dans eau de buglose et vin blanc. Avec deux dragmes de cette poudre que lâon met dans trois onces de sucre blanc dĂ©layĂ© dans lâeau de rose, on forme les tablettes quâon appelle Manus Christi; on y met aussi quelquefois un peu dâambre. Il sâen fait contre la pestilence en cette maniĂšre.»
Les sept Livres de la thérapeutique médicale de Messire Jean Fernel, premier médecin de Henry II, Paris, 1548, p.425.
[111] Laurent Joubert, Traité de la peste, Toulouse, 1581, p.66.
[112] ibid., p.138.
[113] Les savantes nuances entre sympathie, convenance et similitude ont été explicitées par Michel Foucault in Les Mots et les choses, ch. II, p.32-45.
[114] H.L., pp.82-83.
[115] H.L., pp.84-85.
[116] Voici par exemple une explication typiquement nĂ©oplatonicienne, par Marsile Ficin, des propriĂ©tĂ©s de la corne de licorne: «Toutefois nous ne disons pas que notre esprit soit prĂ©parĂ© aux influences cĂ©lestes seulement par les qualitĂ©s des choses connues aux sens, mais encore beaucoup davantage par certaines propriĂ©tĂ©s du ciel, entĂ©es aux choses, et cachĂ©es Ă nos sens voire Ă grand peine connues Ă la raison. Car autant que telles propriĂ©tĂ©s et leurs effets ne peuvent consister de vertu Ă©lĂ©mentaire, il s’ensuit quâelles procĂšdent singuliĂšrement de la vie et de lâesprit du monde par les mĂȘmes rayons des Ă©toiles, et pourtant que lâesprit est beaucoup et bien touchĂ© et affectĂ© par icelles, et grandement exposĂ© aux cĂ©lestes influences. En cette sorte lâĂmeraude, lâHyacinthe, le Saphir, le Rubis, la corne de lâunicorne et principalement la pierre que les Arabes appellent Bezaar, sont douĂ©es des secrĂštes propriĂ©tĂ©s des GrĂąces. Et pourtant non seulement Ă©tant prises par dedans, mais encore si elles touchent la chair, et quâĂ©chauffĂ©es elles y dĂ©couvrent leur vertu, et de lĂ entent et insinuent une force cĂ©leste aux esprits, par laquelle ils se conservent et contregardent de la peste et des venins. Or que telles choses et semblables produisent leurs effets par la vertu cĂ©leste, cela en fait foi quâĂ©tant prises en petit poids elles ne produisent pas action de petite importance.»
Marsile Ficin, Les trois Livres de la vie, traduits en français par Guy Le FĂšvre de la Boderie, Paris, 1586, livre III, âPour acquĂ©rir la vie du cielâ, p.210.
[117] Sur ce sujet, on pourra se rĂ©fĂ©rer Ă deux recueils d’articles de Walter Pagel :
The Smiling Spleen, Paracelsianism in Storm and Stress, BĂąle, 1984.
Religion and Neo-Platonism in Renaissance Medicine, Londres, 1985.
ou, pour avoir un jugement d’Ă©poque de cette controverse mĂ©dicale, au compte rendu du dĂ©bat tenu le 17 septembre 1640 au Bureau d’Adresse de ThĂ©ophraste Renaudot, âSi les maladies se guĂ©rissent par leurs contraires ou par leurs semblablesâ, in Quatriesme Centurie des confĂ©rences tenues au Bureau d’adresse, Paris, 1641, pp.313-316.
[118] H.L., p.36.
[119] Marco Polo, Le Devisement du Monde, ch.CLXVII.
[120] H.L., pp.85-88.
[121] Laurent Joubert, Traité de la peste, Toulouse, 1581.
[122] Les Ćuvres pharmaceutiques du Sieur Jean de Renou, Lyon, 1636, ch.XXI, p.450.
[123] Traduction de lâĂ©dition française de 1594 de lâHistoire des pierreries dâAnselme BoĂšce de Boodt, mĂ©decin de lâempereur Rodolphe II (p.551): «Elle profite contre lâĂ©pilepsie, syncope, cardiaque passion, termeur du cĆur. Elle provoque puissamment les sueurs, pour cette raison elle est propre aux fiĂšvres malignes et pestilentielles et pousse tout le venin dehors la peau».
[124] H.L., pp. 95-99.
[125] Conrad Gesner, De Rerum Fossilium, Lapidum et Gemmarum Figuris et Similitudinibus Liber, Turin, 1565.
[127] Anselme BoĂšce de Boodt, Le parfait Joaillier, ou histoire des pierreries, Lyon, 1644 (1609 en latin), liv. II, ch.211, 212 et 213.
[128] ibid., pp.548-549.
[129] Thomas Bartholin, De Unicornu Observationes NovĂŠ, Padoue, 1645, ch.37, pp.275-288.
[130] Pierre Potier, Pharmacopea Spagyrica, in Opera Omnia Medica et Chymica, Lyon, 1645, pp.529-530.
[131] Johann Bausch, De Unicornu Fossili, Iena, 1666.
[132] Sur ce sujet voir Francis Gay, Une lignĂ©e dâapothicaires montpelliĂ©rains, Montpellier, 1896.
[133] Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica, or, Enquiries into Very many Received Tenents, and commonly Presumed Truths, 1646.