➕ Sur les rives du lac de Constance

C’est en Bavière, en Suisse alémanique, dans le Tyrol, que sont apparues au XIIIe siècle les premières licornes héraldiques. Elles y restèrent longtemps plus nombreuses qu’ailleurs.

Pour trouver aisément des licornes dans l’héraldique médiévale, il faut consulter les armoriaux de la seule région d’Europe où l’unicorne fut dès le XIIIe siècle une figure héraldique assez usuelle, la Bavière, le Tyrol, la Suisse alémanique, le Trentin – en gros, un rayon d’une trentaine de lieues autour du lac de Constance, dans lequel nos blanches bêtes semblent avoir volontiers trempé la corne.

L’animal y est le plus souvent rampant, dressé sur ses pattes arrières, parfois passant, marchant trois pattes au sol. Lorsqu’il tire une longue langue rouge, il ne faut y voir nulle moquerie ou ironie ; cette attitude signifiait alors le courage et l’agressivité.

Sur l’armorial d’Uffenbach, copié vers 1400 , l’unicorne, dont la robe prend toutes les couleurs du blason, est soigneusement dessinée avec des sabots fendus, une petite barbiche, et une corne en scie plus qu’en spirale. Une demi douzaine de grandes familles du sud de l’Allemagne y portent un blason à la licorne, auxquelles il faut ajouter… le très ancien et fort peu bavarois roi Salomon. Il était fréquent de commencer de tels recueils d’armoiries en présentant les écus imaginaires, mais plus ou moins standardisés, de personnages bibliques, historiques ou légendaires. Sur l’une des pages de l’armorial, on voit donc un maure sur l’écu de Melchior, ce qui se tient, même si, selon jacques de Voragine, c’était Balthazar le roi Maure. Des étoiles sur celui de Balthazar, c’est aussi très logique pour un roi mage. Un lion pour David, c’était ça ou la harpe. Mais une licorne pour Salomon, allez savoir pourquoi…

La licorne héraldique n’a pas de caractère particulièrement religieux et, sur un armorial des participants au concile de Constance, de 1414 à 1418, les bêtes, le plus souvent blanches mais parfois noires, sont moins fréquentes sur les écus des ecclésiastiques que sur ceux des laïcs[1].

J’ai feuilleté pas mal de recueils de blasons bavarois, cherchant une page avec au moins deux écus à la licorne qui ne soit pas la même que celle du beau livre sur la licorne de Michel Pastoureau et Élisabeth Delahaye, et n’y suis pas vraiment parvenu. Même en Bavière ou au Tyrol, les bêtes unicornes ne sont pas si nombreuses, apparaissant sur moins d’un blason sur cent. Les seules pages qui aient un peu d’allure que j’ai finalement trouvées se sont avérées n’être que des copies plus récentes du même manuscrit, l’armorial de Conrad Grünenberg.

Armorial de Conrad Grünenberg,circa 1490.
Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms cgm 145, p.315

Ce recueil, dont la plus ancienne copie date de 1483, présente plus de deux-mille armoiries sur près de quatre-cent pages. C’est ce que l’on appelle un armorial universel, recensant des blasons de toute la chrétienté, mais aussi de personnages historiques, mythologiques, bibliques, exotiques et souvent un peu tout cela à la fois. Il s’ouvre sur les armoiries de l’empereur germanique, mais on trouve dans les pages suivantes les armes des neuf preux, parmi lesquels César, Alexandre et le roi Arthur, et dans les pages suivantes celles de David, avec bien sûr une harpe, de Nabuchodonosor et du Prêtre Jean, pour se limiter à des personnages dont il a été question ici ou là dans ce livre. Une dizaine de pages sont consacrées aux écus d’autres monarques imaginaires d’Afrique, d’Inde ou de Perse ; bien que vivant en des temps où il y avait des licornes, ou dans des régions à licornes, aucun de ces personnages n’a la bête sur son écu. Quatre ou cinq princes d’Europe ou dignitaires d’Empire en ont une en cimier, mais aucun ne l’a dans le blason lui-même.

Plus on se rapproche de Constance, où vivait Conrad Grünenberg, plus l’armorial devient détaillé, présentant les écus de modestes barons et chevaliers du coin, et c’est là, dans les cent-cinquante dernières pages, que les licornes se font plus nombreuses, mais elles restent néanmoins plus rares que les lions et les griffons ou même les cygnes et les chèvres.

Toutes les illustrations de ce petit chapitre proviennent de ces armoriaux bavarois ou autrichiens de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, car ensuite, l’illustration héraldique décline ; les couleurs deviennent fades, les écus biscornus, les figures trop petites, et tout cela perd de son charme. Cela commence déjà ici….

Jusqu’au début du XVIe siècle, la Suisse alémanique et la Bavière sont restées les régions où les licornes apparaissaient le plus fréquemment, non seulement sur les blasons, mais aussi sur les tapisseries, les coffrets de mariage, les carreaux de céramique des fours, les menues monnaies.

Aujourd’hui, elles n’y sont guère plus nombreuses que dans le reste de l’Europe, excepté peut-être lors des fêtes traditionnelles de quelques villages qui ont encore la blanche bête dans leurs armoiries. L’animal fétiche de ces régions est devenu l’ours, pourtant assez rare sur les anciens blasons du coin, bien qu’il figure à la façon d’une onomatopée sur celui du canton suisse de Berne.

La bête cornue n’est pas totalement oubliée pour autant, et l’écrivain Martin Walser, dans les années soixante, a fait de l’animal éponyme, dans son roman La licorne,tout à la fois le symbole de la triste sexualité de son héros et celui de la petite bourgeoisie de Constance et de Munich.


[1] Ulrich von Richental, Hienach ist zu dem ersten verschriben wie die Cardinael und erczbischof fürsten und herren gen Costentz zu dem concilio einrittend, Augsburg, 1483.

4 thoughts on “➕ Sur les rives du lac de Constance

  1. Merci beaucoup pour cet article ! Je suis curieux de savoir quelle manuscrit vous entendez par “Armorial de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg”. Avez-vous pris les photos vous-même ? Je connais trois manuscrits de la confrérie de Saint-Christophe d’Arlberg et un fac-similé (par Otto Hupp), mais pas de numérisation.

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