➕ La dame à la licorne et le biau chevalier

Un roman courtois, plein de batailles, de merveilles, de monstres,  de rois et de reines, d’amours interdites et de trahisons.

Le miroir, symbole de pureté, est l’un des codes de l’amour courtois.
BNF, ms fr 12562, fol 1r

Le Ronmans de la dame a la licorne et du biau chevalier fut rédigé et copié en pleine guerre de Cent-Ans, sans doute à l’intention de Blanche de Navarre, éphémère Reine de France en 1350. C’est le seul roman médiéval dans lequel la licorne est omniprésente, jusque dans son titre et sur la centaine de miniatures du seul manuscrit connu, le français 12562 de la Bibliothèque Nationale, mais son rôle s’y limite à accompagner sa dame comme le lion accompagne le biau chevalier. En 1536, le catalogue de la bibliothèque de Charles Quint cite « un petit livre en parchemin, escript à la main, illuminé, couvert de cuir rouge, intitulé De la dame à la licorne, commenchant …quand il les vit venant par le sablon » qui contait peut-être la même histoire mais qui semble perdu [1]. ». Jusqu’ici peu connu et difficilement accessible, le texte du manuscrit parisien vient d’être traduit en français moderne par Nathalie Koble, en même temps que la Bibliothèque Nationale mettait en ligne la numérisation complète du manuscrit.

Comment le beau chevalier et la dame à la licorne s’entrefont hommage.
BNF, ms fr 12562, fol 67r

Ce roman en vers octosyllabes conte l’histoire d’une dame qui « était si douce et si belle, en tout point si parfaite, que Jésus avait fait pour elle un miracle. Je vais vous le révéler. Il s’agissait d’une bête : Dieu la réserva pour elle. Par Sa grâce, la bête avait une telle noblesse et une si grande pureté qu’elle avait en horreur tous les vices, et ne pouvait demeurer dans un espace impur. Le dieu d’Amour fit ce don à la dame de sorte qu’elle fût surnommée la Blanche Dame qui la licorne garde ».

Le chevalier en armure, prêt à partir à l’aventure.
BNF, ms fr 12562, fol 56v.

La dame épousa un seigneur de haut lignage, mais devint la dame de cœur du « biau chevalier ». En l’honneur de sa dame, le chevalier partit à l’aventure dans le vaste monde, de la Frise à la Turquie. Il combattit des géants, un dragon, un sanglier à la toison d’or, un arbre aux automates et bien d’autres merveilles. Au Val Aventureux, il captura et apprivoisa un lion qui devint son fidèle et courageux compagnon et sans l’aide duquel il n’aurait pu vaincre le dragon.

Comment la dame à la licorne pense au beau chevalier dans son lit.
BNF, ms fr 12562, fol 25r.

Entre deux aventures, l’amant passait revoir sa dame, mais leur relation, quoique non dénuée de sensualité, resta d’une chasteté exemplaire, conformément aux codes de l’amour courtois et contrairement aux médisances répandues par la jalouse et malveillante Dame à la Pie.
La Dame à la licorne reçut un jour la fausse nouvelle de la mort de son amant, et défaillit. Un mauvais seigneur du voisinage, le chevalier au Chef d’Or, en profita pour l’enlever. Croyant à sa mort, le chevalier au lion fut frappé de folie, avant de reprendre ses esprits et de partir, avec la bénédiction de l’époux de sa dame, à l’assaut du château du ravisseur. Il libéra sa bien-aimée et ils quittèrent tous deux le château maudit, la dame montée sur la licorne, le chevalier sur son lion, le lion passant devant et guidant la licorne lorsqu’il fallut traverser à gué un large fleuve. C’est le seul épisode où la licorne joue un rôle actif.

Le mauvais chevalier au chef d’or regarde la dame et le chevalier s’enfuir sur la licorne et le lion.
BNF, ms fr 12562, fol 59v.
La dame ne monte pas la licorne, mais partage le destrier du beau chevalier.
BNF, ms fr 12562, fol 59v.

L’animal, représenté sur les miniatures avec une robe bleue pâle tachetée de blanc, se contente dans le reste du roman de tenir compagnie à la dame, comme symbole de sa pureté et de sa perfection. Ce texte est l’un des premiers textes, peut-être le premier, dans lequel la licorne, dont l’attirance pour les jeunes filles vierges était jusque-là plutôt interprétée comme un signe de mâle sensualité, devient, par métonymie, une figure féminine. Elle représente la beauté et de la pureté de la dame tout comme le lion représente la force masculine et le courage du chevalier. Le texte est aussi l’un des premiers à appeler l’animal la licorne (ou la lycorne, on y trouve les deux orthographes) et non l’unicorne ou l’alicorne, deux noms masculins.
Le Ronmans de la Dame à la Licorne et du Biau Chevalier ne devint pas un classique de la littérature courtoise, mais le thème de la licorne symbolique accompagnant une belle et pure dame se répandit dans la littérature et, surtout dans l’art. La licorne et le lion des tapisseries de Cluny viennent un peu de ce roman.

La Dame à la licorne, Le Toucher, circa 1500.

Pierre Sala était un homme de cour du XVIe siècle qui trouvait que, décidément, l’imprimerie, ça faisait un peu cheap, un peu peuple. Il préférait que ses œuvres fussent copiées à la main, en un ou deux exemplaires élégamment enluminés, puis gracieusement offerts au roi et à la reine, qui ne manquaient pas de lui faire quelques cadeaux en retour. Parmi ses textes un peu oubliés figure un Tristan en prose qui revisite les aventures du chevalier cornique en laissant autant de place à la galanterie qu’à la chevalerie. À la fin du roman, Tristan croise une damoiselle que suit partout une ellicorne à la fonction essentiellement décorative, et peut-être inspirée de celle du Romans de la dame à la licorne et du biau chevalier.

Miniature à l’aquarelle, c’était sûrement très classe, du Tristan de Pierre Sala, circa 1520
Coligny, Suisse, Fondation Martin Bodmer, Cod Bodmer 148, fol 212v.

Au XVIIIe siècle, le thème est parodié dans un ouvrage bizarre et interdit, politique et libertin, anonyme et imprimé « où l’on a pu », Atalzaïde. L’amour courtois n’y est plus ce qu’il était :

« Le Prince allait répondre sans doute, lorsque l’attention de la Princesse fut détournée par l’Objet qui lui était le plus cher au monde: c’était une Licorne de la petite espèce, de la hauteur environ d’un Lévrier d’Angleterre, et différente seulement de ces animaux par une corne d’ivoire longue de deux pieds environ, qui s’élevait au-dessus des yeux, entre les deux oreilles et lui donnait une physionomie de fantaisie, à qui le Prince fût obligé de donner des louanges. Le récit de ses gentillesses dura beaucoup plus longtemps que le Prince ne l’aurait désiré, et il fût même obligé de se lever pour lui aller chercher à boire, et lorsqu’après avoir caressé sa maîtresse, elle se fut couchée fur un carreau de velours bleu qui était auprès d’elle, le Prince continua en ces termes. […]
Le Prince avait trop lu de Romans, savait trop de chansons, pour ne pas sentir tous les avantages d’une pareille situation; il baisa tendrement la main d’Atalzaïde, et devenant ensuite plus téméraire, il portait la sienne au bas de sa robe, lorsque la Licorne qui était auprès lui donna un si furieux coup sur les doigts, en lui laissant tomber sa corne sur la main, qu’il la retira promptement par un mouvement machinal dont il ne fut pas le maître. La Licorne en même temps sauta sur le giron de la princesse, et tenant sa corne comme une lance en arrêt, menaçait le Prince de tous côtés, et se présentait toujours pour s’opposer à ses entreprises. Après plusieurs tentatives inutiles, il comprit enfin, que l’heure de son bonheur n’était pas venue; il jugea cependant que pour sa réputation il ne fallait pas aller appeler de secours étranger, d’autant plus qu’Atalzaïde ne paraissait souffrir aucun mal: il s’assit sur un sofa, fort éloigné d’elle. La Licorne se coucha sur les genoux de sa maitresse toujours disposée à la défendre. »

Sentimental et courtois, puis comique et libertin, le thème de la dame à la licorne et du beau chevalier devient au XXe siècle, dans le ballet La dame à la licorne de Jean Cocteau, une tragédie de la modernité. Lorsqu’il fut monté en 1959 à l’Opéra de Paris, un article du Monde  le résumait ainsi :  « L’argument – inspiré à M. Jean Cocteau par une célèbre tapisserie du musée de Cluny – tient en peu de mots : la Licorne ne peut recevoir de nourriture que de la main d’une vierge; la Dame et la Licorne vivent heureuses dans la forêt. Vient un Chevalier chevauchant une bête fabuleuse, un hippogriffe à tête de lion. Il écarte les jeunes licornes assemblées devant la demeure de la Dame, les terrasse, les met en fuite. Il approche de la Dame, l’entraîne, l’étreint, puis s’éloigne. Lorsque la Dame tendra son miroir à la Licorne c’est le visage de l’homme que celle-ci va découvrir se reflétant dans la glace. Ne pouvant plus recevoir de nourriture, la Licorne, affaiblie, délire, tombe et meurt, et la Dame reste seule, avec son seul désir : la mort dans la paix éternelle[2]. »


[1] Cité in Bulletin de la comission d’histoire de Belgique, 1872.
[2] René Dumesnil, La Dame à la licorne, in Le Monde, 30 janvier 1959.

➕ Une licorne à la cour du roi Arthur

La licorne était un animal de l’Orient, du bout du monde. Alexandre pouvait en avoir vu en Perse ou en Inde, mais il eut semblé curieux qu’Arthur et ses chevaliers en croisassent une en forêt de Brocéliande

Enluminure marginale d’un Lancelot en français du XIVe siècle. Il n’y a bien sûr pas de licorne dans le texte.
Oxford, Bodleian Library, ms Ashmole 828, fol 7v
Il n’y a pas non plus de licorne dans les sagas nordiques, mais Ratatoskr, l’écureuil qui monte et descend le long du tronc d’Yggdrasil, est ici représenté avec une corne.
Reykjavik, Árni Magnússon Institute for Icelandic Studies, ms AM 738 4to, fol 43r

Nulle licorne ne pointe ne serait-ce qu’un petit bout de corne dans les textes de Geoffroy de Monmouth ou de Chrétien de Troyes. Il faut bien chercher pour trouver quelques licornes, au rôle mineur, dans les romans médiévaux.

Un dragon dans la marge d’un manuscrit du roman de Tristan.
BNF, ms fr 334, fol 72r

Il est un animal qu’on appelle licorne. cet animal tient en une telle estime la pureté des vierges qu’il dort dans leur giron.Pour apaiser les maux du roi, nous procurâmes le cœur de cet animal. Nous prîmes l’escarboucle sur l’os du front de l’animal, qui croît sous sa corne. Nous passâmes la pierre sur la blessure et l’enfonçâmes au plus profond. La blessure demeura entachée de pus.

Wolfram von Eschenbach, Parzival, circa 1205 [1]

Le premier texte arthurien dans lequel il est fait mention de licornes est, au début du XIIIe siècle, le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Pour tenter de guérir Anfortas, le roi pêcheur, blessé dans ses parties viriles par une lance empoisonnée, bien des remèdes lui sont administrés en vain, des herbes venues du paradis terrestre, le rameau que la Sybille a donné à Énée, le sang que le pélican fait boire à ses petits. Le dernier antidote est préparé avec le cœur d’une licorne et l’escarboucle cachée à la base de sa corne ; cela suppose de capturer et tuer l’animal, mais l’auteur nous épargne le récit de la chasse et de la mise à mort. Ce remède échoue comme les précédents car Dieu ne veut pas que le roi guérisse[2]. Wolfram von Eschenbach connaissait la manière de capturer une licorne, à laquelle il est fait allusion un peu plus haut dans le texte, et écrit du duc de Logres Cidegast, époux de la belle Orgeluse (orgueilleuse), qu’il est fidèle comme une licorne, mais le poète chevalier semble avoir ignoré les propriétés alexitères de la corne de l’albe bête, à laquelle il préfère le cœur.

Alixandre combat des dragons qui avoient une émeraude enmy le front.
Le Livre et vraie Histoire du bon roi Alixandre, circa 1425.
British Library, ms 20 b xx, fol 73

Sans doute Eschenbach avait-il lu le Livre des subtilités d’Hildegarde de Bingen dans lequel il est dit qu’une pierre précieuse est logée à la base de la corne de la licorne. Corne et gemme faisaient cependant trop double emploi pour que le thème puisse s’imposer et, dans les légendes médiévales, escarboucles, rubis, émeraudes et autres pierres magiques et merveilleuses sont plutôt associées aux dragons, notamment à la vouivre bipède, et parfois aux crapauds. Je n’ai pu trouver aucune image de l’escarboucle de la licorne.

Faute de roi Arthur chassant la licorne, en voici un chassant, en vain car on ne le prend jamais, l’un de ses lointains cousins, le cerf blanc. Le cerf, surtout blanc, a une très fort symbolique christique.
Chrétien de Troyes, Erec et Enide, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 24403, fol 119r

Dans Peredur, fils d’Efrawg, un roman en Gallois du XIIIe siècle, la sombre damoiselle, vaguement sorcière, demande au héros amoureux de lui rapporter la tête d’un cerf unicorne qui terrorise la région[3]. La scène est peut-être inspirée d’un épisode similaire de Perceval, dans lequel le cerf est plus classiquement bicorne.

L’ermite Nascien à l’île Tornéant, Miniature du maître d’Adélaïde de Savoie, Lancelot-Graal, XVe siècle. Deux licornes sont représentées parmi les animaux sauvages.
BNF, ms fr 96 fol 23v

La licorne du très bref roman anglais de Sir Isumbras, écrit aux alentours de 1300, apparait aussi d’abord comme un monstre féroce et sauvage, avant de changer de rôle et de sauver rien de moins que le héros et peut-être la chrétienté. Sur la route de la Terre Sainte, la femme du héros est capturée par un Sultan, sa fortune volée par un griffon, et ses trois fils enlevés par un lion, un léopard et une licorne. Sir Isumbras retrouve d’abord son épouse, devient sultan à la place du sultan et tente de convertir le pays au christianisme. Une partie de son armée se révolte alors mais, lorsque la bataille semble mal tourner, ses trois fils disparus arrivent, montés sur le lion, le léopard et la licorne, pour sauver la victoire.

Deux siècles plus tard, une licorne joue un rôle plus important et plus actif dans un roman arthurien peu connu et un peu parodique, qui mérite Le conte du papegau, qui mérite bien un petit chapitre spécifique.

La chanson de Gaufrey n’appartient pas au cycle arthurien mais à celui, tout aussi riche, de Charlemagne. La licorne médiévale n’est pas toujours positive, et c’est le frère félon du héros, Grifon, qui a pour monture un cheval qui :

L’un costé avoit taint aussi comme arrement[5],
Et l’autre resembloit coton , tant estoit blanc;
Une petite corne avoit u front devant.
Le cheval Cornuet l’apeloient la gent[6].

Les héraldistes de la fin du Moyen Âge siècle ont attribué à bien des personnages historiques ou bibliques, notamment les neuf preux, et bien sûr aux chevaliers de la table ronde, des armoiries imaginaires. De vingt-quatre chevaliers à l’origine, on passe sur certains de ces manuscrits qui étaient aussi des exercices de style pour héraldistes, à plus de deux-cent. Gringalas le Fort, qui a pour devise Du tout sauvage, porte le plus souvent de sable à la licorne passante d’argent encornée d’azur. Il est le seul des chevaliers à avoir une licorne sur son écu, mais d’autres peuvent à l’occasion les avoir en support ou en cimier.

Quelques montures unicornes qui ne font que passer apparaissent à l’occasion dans Amadis de Gaule, très long roman espagnol du début du XVIe siècle, montures de fée comme Urcande la décogneüe qui protège le héros, ou de reine comme Zahara de Sarmarte. Affrontant en tournoi Lisvart de Grèce, Zahara chargea sur sa licorne et les deux combattant tombèrent à terre « si mal à propos pour Lisvart qu’une partie de la corne de la licorne luy demeura rompue dans le muscle de la cuisse gauche, dont il sentit trèsgrand douleur[7] ». 

Dans un autre roman de chevalerie de la Renaissance, la Chronique de Gérard d’Euphrate, le héros « se trouva  au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[8] ». On peut regretter que la scène du chevalier au trident sur un char tiré par deux licornes n’ait pas eu l’honneur d’une gravure dans ce texte pourtant assez abondamment illustré, publié en 1549.

La vie de Merlin, ses prophéties et leur interprétation, 1641.
Derrière un Merlin imberbe quelques animaux, dont deux bébés dragons qui jouent et une licorne.

Et je crois que bien que c’est tout. Bref, alors que nous imaginons aujourd’hui volontiers une licorne vaguement celtique, gaélique ou nordique tenant compagnie aux fées dans les bois entourant Camelot, il faut pour trouver quelques licornes dans le cycle arthurien chercher dans des manuscrits peu connus et sans grand intérêt, ou dans des imitations et réécritures récentes. Dans Morgus ou la tour sans huis, un faux et médiocre roman arthurien prétendument « extrait d’un manuscrit rare des monumens de la première chevalerie » et publié à la fin du XVIIIe siècle, c’est dans le « château de la licorne », construit par son père « contre les incursions des Danois » que le chevalier Morgus, « guerrier discourtois qui ne croyoit point à l’honneur des dames » et ne rêve que « de se venger des chevaliers de la table ronde » séquestre la belle Carly, gardée par un nain hideux « venu d’Yspahan ou de Babylone »[9]. Entre 1900 et 1910, l’américain Howard Pyle, auteur prolifique de littérature pour la jeunesse, s’attaqua à l’univers de la Table Ronde. Fidèle au récit médiéval, il ne trouva pas la moindre licorne à mettre dans son texte, mais en dessina quand même une, très héraldique, dont on ne sait bien si elle est dans le rêve de Sir Geraint ou sur la tenture qui pend derrière son lit.

Howard Pyle, The Story of the Grail and the Passing of King Arthur, 1910.

The Once and Future King est une réécriture moderne, subtile et drôle, du cycle arthurien. T.H. White, qui avait par ailleurs publié une traduction d’un bestiaire latin du XIIIe siècle et maîtrisait donc le sujet, y conte que Morgause prenait prétexte d’infructueuses chasses à la licorne, dans lesquelles elle jouait le rôle assez peu crédible de la jeune vierge, pour séduire ses chevaliers. Lorsque ses enfants Gareth, Gauvain et Agravain tentèrent eux aussi d’organiser une chasse, en utilisant une de leurs servantes comme appât, ils capturèrent, puis tuèrent par inadvertance, une licorne, mais ils tuèrent aussi la magie de l’histoire.


[1] Wolfram von Eschenbach, Parzival,482-483,, éd. D. Buschinger et Jean-Marc Pastré
[2] Wolfram von Eschenbach, Parzival und Titurel, livre IX, cité in Jean-Marc Pastré, Grâl et médecine chez Wolfram von Eschenbach, in Le Cuer au Moyen-Âge, PUF, 2014.
[3] Brianna Daigneault, The Unicorn in Peredur, 2016.
[4] Le Conte de Papegau, édité par Hélène Charpentier , 2004, p.236 sq.
[5] Encre
[6] Antoine Rivet de la Grange, Histoire littéraire de la France, 1873, p.202
[7] Le huitiesme livre d’Amadis de Gaule, mis en françoys par le Seigneur des Essars Nicolas de Herberay, Paris, 1555, p.137.
[8] Ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, Paris, 1783 (1549), p. 363 sq.
[9] Bibliothèque universelle des romans, 1879.

➕ La licorne, les saints et Orphée

Bien des saints ermites, manquant de compagnie, ont tenté d’évangéliser les animaux sauvages. Orphée se contentait de jouer de la lyre pour les charmer. Et toujours, la licorne était là, souvent au premier rang, comme devant Adam.

Sainte Flore prêchant les animaux sauvages, XVe siècle. Heidelberg, Universitätsbibliothek, ms bav pal lat 1726, fol 49r.

Le statut ontologique de l’animal, plus qu’une chose et moins qu’un homme, était aussi ambigu à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance qu’il l’est aujourd’hui. D’un côté, la théologie chrétienne fondée sur le texte de la Genèse distinguait soigneusement l’homme et les bêtes, et soumettait celles-ci à celui-là, comme illustré par les nombreuses représentations d’Adam, fier et debout, nommant les animaux. Parallèlement, un autre courant de pensée qui trouvait son origine chez Aristote et dans les légendes d’Europe du Nord, insistait sur la continuité entre l’homme et les créatures vivantes et se glissait aussi parfois dans les textes chrétiens, notamment les vies de saints.

La vie et le martyre de saint Blaise, Heures de Louise de Savoie, circa 1450. En haut à gauche, les animaux, au premier rang desquels la blanche licorne, s’assemblent à l’entrée de la caverne du saint pour qu’il les nourrisse et soigne ceux d’entre eux qui sont malades.
BNF, ms latin 9473, fol 176v.

Le modèle iconographique de Dieu créant les animaux, puis d’Adam les nommant, a été appliqué à d’autres scènes chrétiennes, mais non bibliques, faisant intervenir des bêtes sauvages mais pacifiées. Elles protègent Sainte Marie d’Égypte dans le désert, veillent sereinement le corps du premier martyr Saint Étienne, et surtout écoutent avec passion Saint Jean-Baptiste, Saint Blaise, Saint Roch, Saint Mammès de Césarée, Sainte Flore et quelques autres leur prêcher l’Évangile, qui dans le désert, qui dans la forêt.

La prédication aux bêtes sauvages, qui les rapproche de l’homme, est un classique de l’hagiographie légendaire médiévale. Sur les miniatures, le lion, le cerf et la licorne, les plus christiques des animaux, sont souvent au premier rang, donnant à la scène un caractère allégorique qui atténue ce qu’il pouvait y avoir de théologiquement problématique à trop assimiler l’animal à l’homme.
Si Saint François d’Assise, patron des animaux, n’a guère été représenté avec une licorne, c’est parce qu’il parlait surtout aux oiseaux et est sans doute venu trop tard dans une Italie où les quadrupèdes unicornes étaient rares. Je n’ai trouvé qu’un tableau du XVIIIe siècle, donc tardif, où une licorne de mer figure parmi ses auditeurs.


Les Métamorphoses d’Ovide sont un long poème latin, suite de récits allant de la création du monde à l’époque d’Auguste, dans un univers mythologique gréco-latin, donc païen. Nul, bien sûr, n’y est jamais changé en licorne. Rédigées au début du XIVe siècle, Les Métamorphoses d’Ovide moralisées en reprennent la structure dans un contexte plus chrétien et furent un des textes les plus recopiés, et les plus enluminés, de la fin du Moyen Âge.

Après son retour des enfers, le poète Orphée, triste et vieux, mène une vie solitaire que seule la musique égaie parfois. Le chant de sa lyre est si beau qu’il captive même les bêtes féroces, qui se réunissent en paix autour de l’artiste. Dieu créait les animaux, Adam les nommait, Saint Jean-Baptiste et quelques autres leur prêchaient l’Évangile, Orphée les charme, mais la composition scénique reste la même, un personnage central entouré d’animaux calmes et attentifs. Revenu des enfers, Orphée devient dans l’Ovide moralisé médiéval une figure christique, et la blanche licorne conserve donc sa place, souvent au premier rang des auditeurs[1].


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Lorsque, à la Renaissance, l’Ovide moralisé est délaissé pour laisser la place aux Métamorphoses redécouvertes, le modèle iconographique reste inchangé. Comme dans les images de la Genèse, dragons et griffons se font rares puis disparaissent, mais la licorne garde sa place.

Orphée charmant les animaux resta, jusqu’au XVIIIe siècle, un exercice quasi-obligé du répertoire des peintres et graveurs, peut-être parce que, les thèmes chrétiens passant de mode, c’était la seule scène classique et profane à la disposition d’artistes qui devaient montrer, comme c’est encore le cas aujourd’hui, qu’ils pouvaient représenter avec réalisme toute la nature morte et surtout vivante.

Chaque musée européen a depuis, sur ses murs ou dans sa réserve, au moins un tableau, une gravure, une médaille représentant l’aède jouant de la lyre dans la forêt, parfois devant la bouche fumante des enfers, pour un auditoire bestial et attentif. Les deux frères flamands Jacob et Rolandt Savery, ont bien dû peindre cette scène une trentaine de fois, et la licorne est toujours là, tandis que les autres créatures merveilleuses du bestiaire médiéval tendent à disparaître des peintures.


Elle est là aussi, tout comme le griffon, dans le poème de Tristan l’Hermite, L’Orphée, en 1641 :

Là se viennent coucher en diverse posture
Cent animaux divers de forme & de nature :
La frauduleuse Hyène, & de qui la beauté
Sous un port innocent cache sa cruauté.
Le Cheval glorieux, simbole de la guerre,
Le Linx aux yeux perceants, dont l’eau se change en pierre.
L’Escurieu sautelant qui n’a point de repos,
La Marmote assoupie et le Singe dispos.
Le Castor y fait voir sa longue pane rousse,
Le Por espic ses trais dont luy-mesme est la trousse.
Le Tigre y met au jour son beau gris argenté
Qu’avec art la nature a si bien moucheté.
[…]
Là, se vient présenter la Martre Zibeline,
Là, se laisse ravir la pure et blanche Hermine.
Le chat que al Lybie enfante en ses ardeurs,
Y fait profusion de ses bonnes odeurs:
Le Grifon de son or, & l’aimable Licorne.
Y donne pour tribut sa précieuse corne.

Le char d’Orphée. Sur le char d’Orphée, les animaux sauvages qui, charmés par le son de sa lyre, quittaient la sombre forêt pour venir l’écouter. La femme aux seins nus est l’une des terribles ménades, ou bacchantes, qui dans certaines versions du mythe sont responsables de sa mort.
Album de tournois et parades de Nuremberg, circa 1650.
Metropolitan Museum, New York

Plus près de nous Gustave Moreau, puis Reiner Maria Rilke, puis Jean Cocteau, ont peint, écrit, monté ou filmé Orphée et les licornes, mais séparément, comme s’ils relevaient de la même esthétique, mais pas, finalement, de la même histoire.

  et chacun de vous se retourne sur son Eurydice de fumée
 qui du regard même se brouille évanouissante sans surseoir
 ne reste que la licorne du soir fouillant dans le tuf du soir
 et son gros œil d’escarboucle tourne câlin de gêne embrumée
  
 ― Jacques Roubaud, ∈ 

[1] Julia Drobinsky, Le cycle d’Orphée dans l’Ovide moralisé de Rouen, et Stefania Cerrito, L’Ovide moralisé à l’aube de la Renaissance,  in Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2015.