➕ Peter S. Beagle, La dernière licorne, 1968

La Dernière Licorne du charmant roman de Peter S. Beagle, paru en 1968, est belle, blanche et unique. Entendant un jour un chasseurs affirmer qu’elle est la dernière de son espèce, elle entreprend de parcourir le monde pour découvrir ce qu’il est advenu de ses congénères. Capturée et enfermée dans le cirque ambulant de la Mère Fortune, elle est libérée par un magicien maladroit, Schmendrick, qui s’emmèle un peu dans ses sorts et la change en femme. Elle tombe alors amoureuse du charmant prince Lir, dans une inversion du récit médiéval de la capture de la licorne, et découvre que c’est son père, le triste et méchant roi Haggard, qui a capturé les licornes avant de les enfermer sous les flots, gardées par le terrible taureau de feu.

La dernière licorne tient son nom, Amalthea, de la chèvre mythologique, nourrice de Zeus, à laquelle le jeune Dieu arracha un jour l’une de ses cornes, qui devint la corne d’abondance, mais elle est aussi une image christique. Ce mélange ne devrait guère perturber les chasseurs de licorne.

Dans les années 1980, un dessin animé, qui fut un immense succès commercial en Allemagne, a été tiré du roman. Il a réuni pour la première fois l’essentiel de l’équipe qui allait, par la suite, avec Hayao Miyazaki, créer le studio Ghibli. Le scénario a été écrit par l’auteur du roman, Peter Beagle, et le producteur américain a ensuite sous-traité à un studio japonais encore peu connu mais diablement talentueux l’essentiel de l’animation – le méchant taureau de feu a, du coup, une bonne dégaine de dragon oriental.

On reconnait les tapisseries de la chasse à la licorne

Traduit par Brigitte Mariot

La licorne vivait dans une forêt de lilas. Elle y vivait seule. Elle était très vieille bien qu’elle ne le sût pas et n’avait plus la couleur riante de l’écume de mer mais plutôt celle de la neige qui tombe au clair de lune. Ses yeux, cependant, étaient limpides et vifs et elle se déplaçait encore comme une ombre sur l’océan.

 Elle ne ressemblait pas du tout à un cheval unicorne comme on représente souvent les licornes. Elle était plus menue, avec des pieds fourchus. Elle possédait cette grâce ancestrale et sauvage que les chevaux n’ont jamais eue, qu’on trouve chez le daim en une pâle et timide imitation et chez les chèvres dans leur simulacre de danse. Son cou, long et mince, faisait paraître sa tête plus petite qu’elle n’était. Sa crinière descendait presque jusqu’au bas de son dos et était aussi douce que le duvet du pissenlit et aussi fine qu’un cirrhe. Ses oreilles étaient pointues, ses pattes fines, munies de touffes de poils blancs sur les chevilles. La longue corne au-dessus de ses yeux brillait et scintillait sous l’effet de sa propre lumière de coquillage, même au plus profond de la nuit. C’est avec elle qu’elle avait tué des dragons, guéri un roi dont la blessure empoisonnée ne voulait pas se refermer et fait tomber des noisettes pour des oursons.

[…]

Un jour, deux hommes à cheval, armés de grands arcs, traversèrent sa forêt ; ils chassaient le daim. La licorne les suivit avec tant de discrétion que même les chevaux ignorèrent sa présence. La vue des humains la remplissait d’un sentiment étrange et lointain, mêlé de tendresse et de terreur. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle restait cachée, mais elle aimait les regarder passer et les entendre parler.
            — Je n’aime pas cette forêt, grommela le plus vieux des deux chasseurs. Les créatures qui habitent dans la forêt d’une licorne apprennent des rudiments de magie à son contact et peuvent ainsi disparaître à leur guise. Nous ne trouverons pas de gibier ici.
           — Cela fait longtemps que les licornes sont parties, dit l’autre homme. Si elles ont jamais existé ! Cette forêt est pareille à toutes les autres.
            — Alors pourquoi les feuilles ou la neige ne tombent-elles jamais ici ? Je te le dis, il y a encore une licorne en ce bas monde. Je lui souhaite bonne chance à cette pauvre vieille bête solitaire ! Et aussi longtemps qu’elle vivra dans cette forêt, pas un chasseur ne ramènera ne serait-ce qu’une mésange à la maison ! Avance, avance, tu verras. Je les connais, moi, leurs manies, aux licornes !
            — Par les livres, renchérit l’autre. Seulement par les livres, les histoires et les chansons. Même pendant trois règnes, il n’y a pas eu le moindre indice de la présence d’une licorne dans ce pays ou dans n’importe quel autre. Tu ne t’y connais pas plus que moi en licornes, car j’ai lu les mêmes livres et entendu les mêmes histoires. Et je n’en ai jamais vu non plus.


Le premier chasseur garda le silence un moment et le second sifflota d’un air renfrogné. Celui-là dit finalement :
            — Mon arrière-grand-mère a vu une licorne, un jour. Elle avait l’habitude de m’en parler quand j’étais enfant.
— Oh ! Vraiment ! Et est-ce qu’elle l’a attrapée avec une bride en or ?
            — Non. Elle n’en avait pas. On n’a pas besoin d’une bride en or pour capturer une licorne, c’est une légende. Seul un cœur pur est nécessaire.
            — Oui, oui.
Le jeune homme gloussa.
            — Alors, elle est montée sur son dos ? À cru, sous les arbres, comme une nymphe aux premiers jours du monde ?            
— Mon arrière-grand-mère avait peur des grands animaux, répondit le premier chasseur. Elle ne l’a pas montée mais est restée assise calmement ; la licorne est venue poser sa tête sur ses genoux et s’est endormie. Mon arrière-grand-mère n’a plus bougé jusqu’à son réveil.
            — À quoi ressemblait-elle ? Pline voit en la licorne un animal très féroce. Son corps est celui d’un cheval, sa tête celle d’un daim, ses pieds ceux d’un éléphant, sa queue celle d’un ours ; son beuglement est grave. Elle possède une seule corne noire de deux coudées de long. Et les Chinois…
            — Mon arrière-grand-mère a seulement dit que la licorne exhalait des effluves agréables. Toute odeur de bête lui était insupportable, que ce soit celle d’un chat ou d’une vache, sans parler de celle d’un animal sauvage. Mais la sienne, elle l’apprécia. Elle se mit à pleurer un jour où elle m’en parlait. Bien sûr, elle était déjà très vieille à l’époque et versait une larme chaque fois qu’elle évoquait sa jeunesse.
           — Rebroussons chemin et allons chasser ailleurs, dit soudain le second chasseur.
La licorne s’enfonça silencieusement dans un bosquet tandis qu’ils faisaient faire demi-tour à leurs chevaux. Elle ne se remit à les suivre que lorsqu’ils se furent éloignés d’elle. Les hommes chevauchèrent en silence jusqu’à l’orée de la forêt, puis le deuxième chasseur demanda doucement :
— Pourquoi sont-elles parties, à ton avis ? Si tant est que de telles créatures aient jamais existé !
            — Qui sait ? Les temps changent. Penses-tu que notre époque soit favorable aux licornes ?
            — Non, mais je me demande si quelqu’un a déjà pensé que son époque était la bonne pour les licornes. Maintenant que j’en parle, il me semble avoir entendu des histoires à ce propos – mais je devais être à moitié ivre ou alors je pensais à autre chose. Bon, peu importe. Il y a encore assez de lumière pour chasser, si on se dépêche. Viens !
            Ils sortirent de la forêt. D’un coup de talon, ils mirent leurs montures au galop et filèrent à toute vitesse. Mais avant de disparaître au loin, le premier chasseur jeta un regard par-dessus son épaule et, comme s’il pouvait voir la licorne debout dans l’ombre, il s’écria :
            — Reste où tu es, pauvre bête ! Ce monde n’est pas pour toi ! Reste dans ta forêt, préserve tes arbres verts et fais que tes amis restent en vie pendant longtemps ! Ne prête pas attention aux jeunes filles : leur destin est de devenir de vieilles folles. Et bonne chance !

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