➕ La licorne, ça va vite !

Les licornes d’Inde ou d’Éthiopie sont rapides à la course. C’est pour cela qu’on les voit rarement, et que l’on ne parvient jamais à les capturer ni même seulement à les prendre en photo.

u monoceros de l’Inde, Ctésias écrivait déjà : « Ces animaux sont très rapides, plus rapides que les ânes et même que les chevaux et les gazelles. Ils commencent à courir calmement, puis petit à petit ils accélèrent, et il devient alors impossible de les rattraper », mais le Physiologus  ne disait rien de tel de l’unicornis. Lorsque les deux animaux se sont confondus, la licorne a conservé la vitesse du monoceros. En devenant une blanche cavale, le petit chevreau du bestiaire a donc gagné en prestance héraldique, mais aussi en rapidité à la course. C’est pour cela que le pauvre homme poursuivi par une licorne dans le Dit de l’unicorne et du serpent n’a d’autre choix que de monter dans un arbre, et que la fière licorne se fait naïvement piéger dans le Vaillant Petit tailleur.

Les enlumineurs de la fin du Moyen Âge ont donc dessiné en tête ou pied de page des livres d’heures et des psautiers des licornes chargeant corne en avant sur des lions ou des éléphants, ou sur des ennemis invisibles au-delà des marges. Parfois, plus rarement, c’est la licorne qui est poursuivie par des fauves, des chiens, des chasseurs, comme peut l’être un cerf.

Au tout début du XVIIIe siècle encore, dans une note sous une traduction française du récit de voyage en Éthiopie du père portugais Jérôme Lobo, le traducteur ajoutait : « On a douté longtemps s’il y avait des licornes : ceux qui en ont écrit ne convenaient point entre eux, et ont mêlé tant de fables dans ce qu’ils en ont rapporté, qu’on avait encore plus de raisons de n’en rien croire. Cet animal est rare, on n’en a vu que dans le royaume de Damot et dans la province des Agouz. Il est sauvage, mais bien loin d’être féroce, il est si timide qu’il ne va jamais en compagnie d’autres animaux. Lorsqu’il passe d’une forêt dans une autre, il court avec tant de rapidité qu’il se dérobe bientôt à la vue. De là vient que les uns le font plus grand, les autres plus petits, les uns d’un poil, les autres d’un autre[1] ». L’orientaliste allemand Job Ludolf (1624-1704), qui ne quitta jamais l’Europe mais parlait couramment l’éthiopien et était le meilleur spécialiste de ce pays, écrit de même : «On y rencontre une bête puissante et féroce appelée Arweharis, ce qui signifie unicorne. Elle ressemble à une chèvre, mais court beaucoup plus rapidement. […] Les descriptions qu’en donnent les Portugais sont vraisemblablement exactes[2]

Les licornes d’Inde étaient tout aussi rapides que celles d’Afrique puisque, selon l’abbé Guyon dans don Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, cet animal « s’élance avec tant de vitesse qu’il n’est aucune espèce de chevaux qui puisse l’attraper. Il faut le surprendre lorsqu’il s’écarte pour mener paître ses petits que la tendresse ne lui permet pas d’abandonner. Il s’expose pour eux à tous les périls[3]

Lorsque, après plus d’un siècle d’oubli, les explorateurs du XIXe siècle se reprirent à rêver de licorne, la blanche cavale était devenue une antilope, au pelage tirant vers le roux, à la corne sans doute noire, mais elle restait svelte, racée, rapide – ou vite, comme l’on disait en un temps où ce mot était aussi un adjectif. Cette biche unicorne agile et véloce, qui ne se laisse pas approcher, est encore un peu l’albe bête des tapisseries. La licorne décrite par Flaubert dans La tentation de Saint Antoine « dépasse les autruches » et court si vite qu’elle « traine le vent ».

La force était la caractéristique physique principale de la licorne du Haut Moyen Âge et des premiers bestiaires, celle qui combattait le lion et l’éléphant. La vitesse s’y est d’abord ajoutée puis, peu à peu, la silhouette de l’animal devenant plus fine, est devenue essentielle. Dans les univers imaginaires d’aujourd’hui, la licorne arrive au galop, quand ce n’est pas à grands coups d’ailes.

C’est la vitesse de l’animal, mais aussi la forme de sa corne, qui a fait appeler licorne un attelage de trois chevaux en triangle, un en avant, à la volée, suivi de deux autres derrière. Cette technique un peu dangereuse est pourtant moins rapide que les trois chevaux de front de la troïka, également appelée attelage à l’évêque – là, je ne sais pas pourquoi !

Sans que ce soient vraiment des licornes, bien des chevaux de course à robe blanche ont aussi été baptisés ainsi. L’armée française avait baptisé Opération Licorne son intervention en Côte d’Ivoire de 2002 à 2015, parce que la licorne est exotique et, surtout dans ses variétés contemporaines, relativement pacifique, mais surtout parce qu’elle est rapide. Le choix de ce nom qui peut sembler peu martial à l’heure où la licorne se balade sur les arcs-en-ciel et dans les chambres des petites filles montre d’ailleurs que l’image traditionnelle de l’animal n’a pas totalement disparu.

George Herriman, Krazy Kat, circa 1930.

[1] Joachim Legrand, Dissertation sur la côte orientale d’Afrique…, en annexe à la Relation historique d’Abyssinie de Jérôme Lobo, Paris, 1728.
[2] Job Ludolphus, New History of Ethiopia, Londres, 1682, liv.I, ch.10.
[3] Paul Marie Guyon, Histoire des Indes orientales anciennes et modernes, Paris, 1764.

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