Je suis spĂ©cialiste de la licorne. J’en connais quelques autres, ainsi que des experts en sirènes et gargouilles. Il y a sans doute, mĂŞme si je n’ai jamais croisĂ© son chemin, au moins un Ă©rudit qui connait toute l’histoire de PĂ©gase et des chevaux ailĂ©s et qui, s’il lit un jour mon livre, risque d’être déçu.
Livre des caractéristiques des animaux, manuscrit arabe, XIIIe siècle.
British Library, ms Or 2784, fol 97v
Si c’est un pĂ©gase unicorne, c’est le seul connu de toute l’iconographie romaine.
Rome, Palazzo Massimo alle terme.
Boeuf ou licorne ailée, circa 1500 av J.C.
Bas relief de Persépolis, Aspadan, Iran.
Ce type d’image est peut-ĂŞtre Ă l’origine des pĂ©gases ailĂ©s d’Éthiopie de Pline.
Je suis en effet passĂ© un peu vite sur les chevaux ailĂ©s et cornus d’Éthiopie, dont j’ai fait Ă tort une invention de la fin du Moyen Ă‚ge. Ils proviennent, comme le monoceros et beaucoup de crĂ©atures des bestiaires tardifs, de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Au livre 8, quelques lignes au-dessus du passage sur les bĹ“ufs unicornes et tricornes, le naturaliste assure que « L’Éthiopie produit des lynx en grand nombre, des sphinx au poil roux, avec deux mamelles Ă la poitrine, et beaucoup d’autres animaux monstrueux, des chevaux ailĂ©s armĂ©s de cornes qu’on appelle pĂ©gases ». Pline devient plus prudent au livre X, oĂą il Ă©crit « Je regarde comme fabuleux les pĂ©gases, oiseaux Ă tĂŞte de cheval, et les griffons au bec crochu et aux longues oreilles, attribuĂ©s les uns Ă la Scythie, les autres Ă l’Éthiopie ». C’est bien sĂ»r le premier passage qui est repris dans quelques bestiaires encyclopĂ©diques tardo-mĂ©diĂ©vaux, comme le De natura rerum de Thomas de CantimprĂ© ou le Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, qui situent donc ces pĂ©gases Ă cornes, comme parfois l’unicorne ou le monoceros, en Éthiopie.
Thomas de Cantimpré, De natura rerum, XIVe siècle.
Wroclaw, ms R 174, fol 78r.
Thomas de Cantimpré, De natura rerum, XIVe siècle.
Valenciennes, ms 320, fol 76v.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
Berlin, Staatsbibliothek, ms germ fol 52, fol 11v.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
Leiden, BPL, ms 14A, fol 52v.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
La Haye, KB, ms KB KA 16, fol 67v.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
La Haye, KB, ms KB 76 E4, fol 30v.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
Brème, UB, ms A 39, fol 36r.
Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, XIVe siècle.
British Library, Add ms 11390, fol 23v.
Thomas de Cantimpré, De natura rerum, XIVe siècle.
Bibliothèque du Vatican, Bav Pal lat 1066, fol 74r.
Laurence Andrew, The noble lyfe & natures of man, of bestes, serpentys, fowles & fisshes yt be moste knowen, 1521
Il reste que le texte de Pline est clair, ces chevaux ailĂ©s sont armĂ©s de cornes, cornibus armatos, au pluriel donc. Les enlumineurs leur ont toujours attribuĂ© au moins deux cornes, les plus gĂ©nĂ©reux allant parfois jusqu’Ă cinq ou six. Ces armes sont souvent courtes et recourbĂ©es comme celles des taureaux, ou semblables Ă des bois de cerfs, le latin cornu dĂ©signant aussi bien les cornes des bovins et caprins que les bois des cervidĂ©s.
Ces pégases exotiques et cornus ne sont pas confondus avec le Pégase mythologique dont ils partagent le nom, cheval ailé qui n’a donc pas de corne. C’est en vain que l’on cherche une licorne ailée dans les miniatures illustrant les bestiaires, ou un pégase unicorne sur les pages décorées des nombreux manuscrits des Métamorphoses d’Ovide.
Un doodle étonnant dans la marge d’une Bible du XIIIe siècle.
Bibliothèque de Chambéry, ms 034, fol 215v
MĂ©daille de Sperandio de Mantoue (1425-1504).
Voici le seul PĂ©gase unicorne que j’ai pu dĂ©nicher, sur un manuscrit des AntiquitĂ©s de Gaule copiĂ© en France vers 1500.
Bellerophon, tueur de la Chimère et dompteur de Pégase, est expressément cité.
Dessins de Raphaël, circa 1510.
Le triomphe de la Prudence, XVIe siècle.
San Francisco, Museum of Fine Arts.
Les très rares licornes ailĂ©es des manuscrits, gravures, mĂ©dailles et tapisseries de la fin du Moyen Ă‚ge et de la Renaissance n’ont aucun lien avec les PĂ©gases d’Ethiopie et sont des dĂ©lires isolĂ©s, des crĂ©atures solitaires qui n’ont pas eu de descendance. MĂŞme en hĂ©raldique, oĂą tous les animaux pouvaient Ă l’occasion se voir pousser des ailes, cela arrive moins souvent Ă la licorne qu’au cerf ou mĂŞme au sanglier.
Armoiries d’Alexandre Leblancq, seigneur de Meurchin, XVIe siècle.
BNF, ms fr 5233, fol 1r.
Marque d’imprimeur de Christian Snellaert,
Die hystorie vanden grooten Coninck Alexander, 1491.
Autour des armes de Robert Stuart, dit le maréchal d’Aubigny, Maréchal de France, tout le monde a des ailes. C’est assez classique pour les cerfs, cela l’est moins pour la licorne.
Livre du gouvernement des princes, XVIe siècle.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5062
Le liber amicorum, sur lequel on faisait dessiner les armoiries des cousins et amis de passage, est un peu l’ancêtre de nos livres d’or. Jakob Hygel vécut à Dillingen, puis à Constance, puis dans les Grisons, donc dans des coins à licornes. Plusieurs de ses relations avaient sur leurs écus de très classiques licornes. Pour le cimier, où l’on pouvait prendre quelques libertés avec l’héraldique, certains ont ajouté des ailes, parce qu’avec des ailes, c’est quand même plus classe.
St Gallen, Stiftsbibliothek, cod Fab XXVIII, fol 32v.
Paris, Gravure d’Adriaen Collaert, circa 1600
Pierre tombale de Joachim von Gule, 1559. LĂĽneburg.