C’est Ă la fin du XIXe siècle, dans la peinture et la poĂ©sie symboliste, que la licorne, animal exotique des dĂ©serts d’Orient devint ce qu’elle est restĂ©e depuis, une crĂ©ature presque mythologique des forĂŞts nordiques. Voici quelques poèmes et tableaux qui tĂ©moignent de cette dernière mĂ©tamorphose.
Pour Fernand Gregh, alors critique littĂ©raire au Figaro, le genre manquait de finesse et de lĂ©gèretĂ©. Il n’avait pas complètement tort, mais cela n’en a pas moins un certain charme.
La poĂ©sie des symbolistes a exprimĂ© des rĂŞves abscons et froids, et non la vie. Ils ont crĂ©Ă© tout un dĂ©cor de glaives, d’urnes, de cyprès, de chimères et de licornes qui s’en va dĂ©jĂ rejoindre au magasin des accessoires surannĂ©s le dĂ©cor romantique, les nacelles, les Ă©charpes, les gondoles, les seins brunis et les saules, les cimeterres et les dagues qui en 1850 avaient dĂ©jĂ cessĂ© de plaire.
— Fernand Gregh, Le Figaro, 1902
Et la belle s’endormit.
La belle, dont le sort fut de dormir cent ans
Au jardin du manoir et dans le vaste songe
Où le cri né des clairons sacrés se prolonge
Pour sonner son sommeil jusqu’à l’aube des Temps
La belle pour l’éveil victorieux d’antans
Que son intacte chair proclamera mensonge
A chargé de joyaux sa main qui git et plonge
En un flot de crinière où les doigts sont latents.
Et tandis que des toits, des tours et des tourelles
Les colombes ont pris essor et qu’infidèles
Les Paons mystérieux ont fui vers la forêt
Couchée auprès de la Dormeuse, la Licorne
Attends l’heure et là -bas guette si reparaît
L’annonciateur vol blanchir l’aurore morne
Et le chevalier ne vint pas.
Les paons bleus l’ont cherché dans la forêt. Nul soir
N’a rougi son cimier d’ailes et de chimère ;
Les Colombes blanches dont l’aurore est la mère
Ont vu la tour déserte et vide le manoir
Et les Aïeux, dès jadis morts, n’eurent pas d’hoir
Avide d’aventure étrange et de mystère
Nul héros à venir, pour l’honneur de la terre,
Vaincre d’un baiser le magique sommeil noir.
L’endormie à jamais étale ses mains pâles
Où verdit une mort annulaire d’opales ;
Et la princesse va mourir s’il ne vient pas.
Plus n’a souci, Nul, de dissoudre un sortilège,
Et la licorne hennit rauque au ciel lilas
Ou frissonne une odeur de mort, d’ombre et de neige
Et la belle mourut.
La licorne ruée en fuite hume et croise
Les vents qui du midi remontent vers le nord,
Et sa crinière éparse ruisselle et se tord
Que nattait de rubis la Princesse danoise
Loin des glaciers et des neiges roses que boise
La verdure des pins oĂą gronde comme un cor
L’écho du marteau lourd des Nains qui, forgeurs d’or,
Façonnent le hanap où l’on boit la cervoise
La Princesse aux doux yeux de lac, d’astre et de mers,
Est morte, et la BĂŞte fabuleuse Ă travers
Les gels glauques, la nuit vaste, l’aurore morne,
Folle d’avoir flairé les mains froides de mort,
Se cabre, fonce et heurte et coupe de sa corne
Les vents qui du midi remontent vers le nord
— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.
RĂŞve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines
Et tes terrasses d’or où bat la mer du soir
Et ta forêt magique où dans la nuit tu mènes
La Licorne d’argent, la Guivre et le Faon noir.
— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890
Ton amour est profond comme la forĂŞt morne
Malgré ses roses et ton rire et tes oiseaux
Et la traîne de tes robes où la licorne
Écrasait des rubis au bris de ses sabots.
— Henri de Régnier, La Vigile des Grèves, in Poèmes anciens et romanesques, 1890
Et l’arbre a refermĂ© son Ă©corce fendue
Silencieusement sur la Dryade nue,
Prisonnière à jamais du tronc qui la retient,
Et, merveilleux combat héraldique et païen,
On ne reverra plus se heurter sous les branches
Le Centaure au poil rouge et la Licorne blanche.
— Henri de Régnier, La forêt, in Poèmes anciens et romanesques, 1890
Dormez, Princesses au manoir, nul cor, Ă´ Mortes,
N’Ă©veillera vos rĂŞves et nul glaive clair
Ne heurtera de son pommeau vos hautes portes
Où le béryl magique incruste son éclair.
Le vent de la Mer vaste a déchiré les voiles
Des nefs que l’albe aurore Ă©gara vers la nuit,
Et l’essieu s’est brisĂ© dans l’ombre sans Ă©toiles;
La licorne vers la forĂŞt, d’un bond, a fui!
— Henri de Régnier, Motifs de légende et de mélancolie, 1890.
Or sur or, dans la chaire d’or aux pieds croisés,
Elle siège, et sa chevelure épaisse et hère
Ruisselle sur sa robe ardente de lumière ;
Ses yeux sont beaux comme des couchants apaisés.
D’une main longue et vierge encore de baisers,
Elle caresse une licorne familière
Dont la corne est dorée et qui dans la crinière
A de grands joyaux d’or parmi les crins rosés.
Et voici que, dans l’or de midi qui l’embrase,
Cuirassé de rubis et casqué de topaze,
L’Amant paraît, le char attelé de griffons.
Et, par le palais maintenant désert et morne,
Le palais où les ors pâlissent aux plafonds,
Erre, silencieuse et seule, la licorne.
André-Ferdinand Hérold, Bellissende, 1890
De la mer propagée en lueurs de miroir
A l’horizon surgit en courbure de dĂ´me
Un ciel d’azur profond et doux comme l’espoir.
Un vent marin chargĂ© d’effluves que l’arĂ´me
Des algues satura de parfums inconnus
Souffle sur les Jardins de l’Ă©trange royaume
Où la pose hiératique des Dieux nus
Tressaille sous le poids des offrandes dont s’orne
Le marbre enguirlandé des torses ingénus,
Quand l’appel guttural henni par la Licorne
Frappant du pied le sol où réside un trésor
Vibre aux pointes des caps aigus comme sa corne.
— Henri de Régnier, Jouvence, in Episodes, sites et sonnets, 1891
Resplendissante, au pied du mont mystérieux ,
La troupe formidable et blonde des guerrières
Gardait, la lance au poing, les farouches clairières
Et la forĂŞt terrible oĂą sommeillent les dieux.
Et tous venaient vers la ténébreuse vallée
Sous les casques de bronze et les boucliers ronds ,
Vêtus de fer et d’or par de bons forgerons ,
Tous les héros, épris de gloire inviolée .
Frappant le ciel muet de sauvages clameurs,
Tous par les nuits, par les matins, par les vesprées ,
Ils venaient au galop des licornes cabrées :
« Nous verrons votre face, exécrables semeurs
Des désirs, des baisers et des larmes humaines ;
Ă” voyageurs hagards qui hurlez dans le vent,
Nos bras Ă©toufferont votre souffle vivant
Et nous tuerons en vous nos amours et nos haines.
Si vous ne craignez pas nos glaives, approchez :
Votre rire cruel insulte à nos misères.
Ă” vautours, nous irons vous prendre dans vos aires,
Ô loups, nous forcerons vos repaires cachés ! »
Tous se riaient : lĂ -haut, sous les sombres ramures,
Les calmes dieux semblaient immobiles et sourds.
Mais brandis par les mains des guerrières, toujours
Des javelots stridents vibraient sur les armures.
Et les héros, vainqueurs de monstres, les tueurs
Des dragons enflammés, des hydres et des stryges
Roulaient honteusement broyés sous les quadriges.
Leurs yeux mi-clos rougis de mourantes lueurs
Se tournaient vers les seins des prĂŞtresses complices
Qui méprisant leurs cris et leurs râles derniers,
Joyeuses, bondissaient sur les rauques charniers
Et tendaient vers le ciel leurs mains triomphatrices.
— Pierre Quillard, Le bois sacré,1897
La BĂŞte monstrueuse et le bon Chevalier
Ont lutté tout le jour : le dragon mort distille
Un suprĂŞme venin sur le sable infertile,
Et le triomphateur entre dans le hallier.
Il va, les yeux hagards d’un songe familier:
Là -bas, le palais d’or miraculeux rutile
Et la Princesse rêve, en sa grâce inutile,
À l’amant inconnu qui la doit éveiller.
Mais lorsque le vainqueur de l’hydre et des licornes
Vit, après le bois sombre et les escaliers mornes,
La vierge aux cheveux blonds comme un soleil d’Avril
Dans la jeune splendeur de sa puberté mûre,
L’angoisse de l’amour mordit son cœur viril
Et sa chair de héros trembla sous son armure.
— Pierre Quillard, La peur d’aimer, 1897
Pour un tableau d’Armand Point.
Lumineuse en sa robe où l’aurore a tremblé,
La Reine veut dompter, par le don du miracle,
La Licorne qui broute un tendre brin de blé,
Puis piaffe dans les fleurs, et s’ébroue et renâcle.
Malgré les jeux du paon qui s’éploie, ocellé,
Elle le mène au lieu désigné par l’oracle,
Où la femme, ayant lu dans le livre scellé,
Doit surprendre le Mal et détruire l’Obstacle.
Et lorsqu’au soir du monde où Jésus vaincra Pan,
La Licorne, dont l’œil luira du feu de l’âme,
Aura sous ses sabots écrasé le serpent,
La Voyante suivra la double croix de flamme
Qu’ouvrent au ciel l’essor et le glaive brandis
De l’Ange qui défend le prochain paradis.
Stuart Merrill, La princesse et la licorne, 1902
Elle était toute vêtue d’un brocart semé de feuilles de tremble, et, svelte et droite comme un lis, montait à cru une licorne, une élégante et fabuleuse bête de rêve au poil luisant comme du métal. La dame à la licorne portait sur ses cheveux noirs un casque d’or surmonté d’une petite couronne et, tel un chevalier, tenait une lance en arrêt. Elle barra le passage au jeune sire et, tandis qu’elle le menaçait de sa lance, elle démentait sa mauvaise intention d’un sourire et désignait du doigt à Bertram une énorme rose rouge saignant à sa ceinture ; mais lui n’avait que son idée de meurtre en tête ; il écartait du revers de l’épée la lance en fin acier de la belle guerrière et passait outre. La belle dame lui fouetta au passage la figure avec la rose de son gorgerin, mais c’est une rose sèche qui s’effeuilla et le jeune homme, s’étant retourné surpris, ne vit plus qu’une vieille femme qui fuyait au galop sur un âne.
— Jean Lorrain, Princesses d’ivoire et d’ivresse, 1902.
L’une n’avait-elle pas pĂ©ri, la première, Ă cause de sa robe blanche comme la neige que foulent, de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des chambres, des licornes qui marchent Ă travers des jardins, boivent Ă des vasques de jaspe, et s’agenouillent, sous des architectures, devant des Dames allĂ©goriques de Sagesses et de Vertus ? L’autre ne mourut-elle pas parce que sa robe Ă©tait bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’Ă©tĂ©, tandis que le vĂŞtement de la plus jeune qui mourut aussi, douce et presque sans pleurer, imitait la teinte mĂŞme de ces petites coquilles mauves qu’on trouve, sur le sable gris des grèves, lĂ -bas, près de la Mer.
— Henri de Régnier, Le sixième mariage de Barbe Bleue, 1894
Les nains forgeaient au soir pour le héros futur.
L’enclume sous leurs coups sonnait dans la clairière,
Et l’étincelle chue au choc du marteau dur
Posait son escarboucle aux tentures de lierre.
Les nains forgeaient, avec l’épĂ©e aux quillons d’or,
La targe d’airain noir où s’acharnait la guivre,
Le casque oĂą le griffon tentait un vain essor
Et le cor triomphal ouvert en fleur de cuivre.
Les Kobolds martelaient et les licornes blanches
Éblouissant la nuit de soudaines clartés,
De leur corne trouaient le rideau vert des branches
Et frissonnaient au bruit des marteaux enchantés.
Mais quand les nains sentant se clore leur attente
Haussèrent vers le ciel le fer qui resplendit
Les licornes vers eux hennirent d’Ă©pouvante.
Et lointain, dans la brume, un cheval répondit.
— Léon Vérane, Les licornes, 1911
La licorne était bien sûr aussi à sa place dans le château de contes de fée de Neuschwanstein, terminé à la fin des années 1880. Elle y est cependant bien moins présente que le cygne, animal héraldique de Louis II de Bavière
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