Si quelques unes en ont peut-être un, il serait certainement vain de chercher un sens à toutes les licornes qui galopent dans les marges des bréviaires ou des livres d’heures des XIIe et XIIIe siècles, puis qui se cachent dans les entrelacs de feuillages de ceux des XVe et XVIe. Ce n’est pas une raison pour ne pas vous en montrer quelques unes qui n’ont pu trouver leur place dans un livre qui manque sans doute un peu de marges.
L’enlumineur de ces deux bréviaires copiés vers 1300, aujourd’hui à la bibliothèque de Cambrai, a dessiné dans les marges de nombreuses scènes de chasse, dont certaines mettent en scène des créatures fantastiques, voire monstrueuses. Les chasses à la licorne, parfois à courre, y sont représentées sur le modèle de la casse au cerf.
Bibliothèque de Cambrai, ms 103C, fol 49r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103B, fol 81r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103B, fol 20r
Bibliothèque de Cambrai, ms 103A, fol 112r
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 207v.
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 273r.
Bibliothèque de Cambrai, ms 102, fol 337v.
Parfois, des singes, figures récurrentes des décors enluminés de l’époque, se mêlent à la chasse, sans que l’on sache bien s’ils sont complices des chasseurs ou amis des licornes, ou s’ils profitent juste de l’occasion pour s’amuser un peu. C’est en particulier le cas sur les productions d’un atelier d’enluminure flamand dont je parle dans un autre post.
Une grande partie de l’humour médiéval nous échappe sans doute, faute de références, mais quelques gags que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans des bandes dessinées sont encore très actuels. Des enlumineurs malins exploitaient ainsi le recto et le verso des feuillets, et le lecteur surpris devait sans doute prendre garde à ne pas rire trop bruyamment pendant l’office. Si le gags graphiques mettent plus souvent en scène singes, lapins, renards ou escargots, la licorne s’y glisse parfois.
British Library, Harley ms 6563, fol 91r.
La licorne s’est fait voler sa corne… qui est le voleur ?
La licorne dort tranquille dans un coin de la page.
BNF, ms fr 567, fol 15r.
Mais elle devrait se méfier….
La scène de la licorne piégée par une jeune et jolie vierge, empruntée aux bestiaires, se retrouve bien sûr également dans les décors marginaux de bien d’autres manuscrits, comme par exemple ce psautier du début du XIVe siècle, aujourd’hui à la bibliothèque de Metz.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 119r.
Psautier de Metz, BM 1588, fol 62r.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 62r.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 184v.
Cette image devrait être dans le chapitre suivant…
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 15v.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 75.
Bibliothèque de Metz, ms 1588, fol 208r.
Si leur nombre reste inférieur à celui des singes, des lapins ou même des biches, les licornes sont une figure assez fréquente des décors, qu’ils soient réalistes, fantastiques ou burlesques. Elles sont assises sur le bord des lettrines ou gambadant au dessus du texte, parfois chevauchées par des singes, sur les pages des bréviaires, psautiers et livres d’heures des XIIIe et XIVe siècle. En voici donc une dizaine d’autres, un peu au hasard.
Romans arthuriens, circa 1300. Yale University, Beinecke Library, ms 229, fol 250r.
Romans arthuriens, circa 1300. Yale University, Beinecke Library, ms 229, fol 320v.
Livre d’heures d’Isabelle de Luxembourg, début du XIVe siècle.
Chantilly, musée Condé, ms 62 (1463), fol 1v.
Psautier, circa 1260. Bibliothèque de Besançon, ms 54, fol 44.
Bible du XIIIe siècle. Pennsylvania University, Kislak Center, ms codex 724, fol 309v.
Pontifical de Guillaume Durand, évêque de Mende, circa 1357. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 143, fol 232r.
Livre d’heures, circa 1280. Bibliothèque de Marseille, ms 111, fol 61v.
Psautier, circa 1320.
Oxford, Bodleian Library, ms Douce 6, fol 136v.
Bréviaire Dominicain à destination royale, début du XIVe siècle.
BNF, NAL 3255, fol 250v.
Somme le Roi, 1311.
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 6329, fol 135r.
Livre d’heures, circa 1320.
Bibliothèque du Vatican, ms bav pal lat 538, fol 138r.
Un singe sur une licorne affronte un écureuil sur une chèvre. Brunetto Latini, Livre du trésor, XIVe siècle.
British Library, Yates Thompson ms 19, fol 3r.
Psautier, fin du XIIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 20, fol 18r.
Psautier, fin du XIIIe siècle.
BNF, ms Smith Lesouef 20, fol 73r.
Les licornes juives ne sont pas différentes des chrétiennes.
Pentateuqye, circa 1390.
British Library, Add ms 19776, fol 170r.
Bréviaire, circa 1400. Dijon, Bibliothèque municipale, ms 113, fol 120v.
Psautier flamand, circa 1300. Oxford, Bodleian Library, ms Laud Lat 84, fol 152v.
Les marges des manuscrits des XVe et XVIe siècle sont plus chargées, parfois même un peu confuses. Les animaux s’y perdent de plus en plus dans une végétation envahissante. Les licornes y ressemblent plus à celles que nous connaissons aujourd’hui, blanches, mi-caprines mi-équines, sabots fendus. Sur le premier feuillet d’un manuscrit, ou revenant régulièrement toutes les dix ou douze pages, elles peuvent être une sorte d’ex-libris indiquant le propriétaire originel de l’ouvrage, en particulier lorsqu’elles sont accolées, ou colletées, c’est à dire arborent un collier ou une couronne autour du cou.
Le Livre des hystoires du Mirouer du monde , XVe siècle.
BNF, ms fr 328, fol 10r.
Livre d’heures de Jan van Amerongen er Mary van Vronenstey, circa 1460.
Bruxelles, Bibliothèque Royale de belgique, ms II 7619, fol 243r.
Brunetto Latin, Livre du Trésor, XVe siècle.
Bibliothèque de Genève, ms fr 160, fol 82r.
Licorne héraldique issante sur un livre d’heures du XVe siècle.
Moscou, Bibliothèque d’État de Russie, ms Ф 183.1 N446, fol 149r.
La licorne et le blason indiquent que ce volume appartenait à Antoine de Chourses, chambellan de Louis XI. Ils ont été ajoutés sur un manuscrit dont il n’était sans doute pas le premier propriétaire.
Les Faits des Romains, circa 1480.
Chantilly, Musée Condé, ms 770, fol 1r.
Antoine de Chourses avait beaucoup de livres, qui sont tous à Chantilly.
Un dernier, la Guerre des juifs de Flavius Josèphe, circa 1480.
Livre d’heures du XVe siècle.
Bibliothèque nationale d’Espagne, ms Vitr 25.3, fol 83v.
Fol 174r.
Missel, XVe siècle. Bibliothèque de Toulouse, ms 96, fol 243r.
Le plus souvent cependant, elles restent purement décoratives, comme celles des manuscrits plus anciens. Dissimulées dans les feuillages, certaines sont juste un peu plus difficiles à débusquer.
Vie de Sainte Catherine, XVe siècle. Bibliothèque Nationale, ms Néerlandais 129.
Livre d’heures, XVE siècle.
Bibliothèque de Clermont-Ferrand, ms M 2752.
Ramon Lull, libre de meravelles, XVe siècle. BNF, ms fr 189, fol 289v.
Chantilly, Musée Condé, ms 388, fol 9v
Livre d’heures, circa 1500. Bibliothèque d’Abbeville, ms 15, fol 18v.
Une licorne sombre dans un bréviaire du XVe siècle.
Bibliothèque de Besançon, ms 69, fol 5r.
Et elles continuent à entretenir avec les singes des relations bizarres.
Vous avez peut-être déjà vu cette scène bizarre dans le chapitre sur les hommes sauvages. On ignore ce qu’elle signifie.
BNF, ms latin 1159, fol 41r.
Livre d’heures dominicain, circa 1500.
British Library, Add ms 35313, fol 212v.
Fol 96v.
Fol 128r.
Livre d’heures, circa 1500.
British Library, Add ms 35313, fol 212v.
Ces licornes marginales qui n’ont le plus souvent pas de sens particulier, se croisent dans les manuscrits mais aussi sur les chapiteaux ou les frises sculptées des églises, qui sont aussi des marges, des lieux où tout n’a pas nécessairement de sens. Voici une licorne suivie par deux animaux plus difficilement identifiables sur une frise murale de l’église Sainte Marie de Bloxham, en Angleterre.
Quand les licornes se laissent encore par une jeune vierge, ou à la fin du Moyen Âge s’approchent des fontaines, les images prennent plus de sens – mais ces histoires là, je les raconte dans mon livre.