➕ Théologie naturelle et zoologie sacrée

Wolfgang Frantze, Samuel Bochart et Johann-Jakob Scheuchzer s’efforçaient de concilier les découvertes archéologiques et scientifiques de leur temps et le texte biblique. Puisqu’il y avait des licornes dans la Bible, il devait y en avoir dans le monde.

La création d’Ève, gravure ornant la dernière page de l’Historiæ Animalium de Conrad Gesner. Bibliothèque universitaire de Strasbourg

Les auteurs des premiers traités de zoologie des XVIe et XVIIe siècle, les Gesner ou Aldrovandi, faisaient certes grand cas des sources bibliques, mais elles n’étaient pas leur sujet principal. Il nous faut donc glisser quelques mots d’une école un peu particulière de l’histoire naturelle naissante, la zoologie sacrée, l’une des branches de la théologie naturelle, qui cherchait dans la Bible la vérité de toute la création, et dans la création le reflet de toute la Bible.

Wolfgang Frantze, Animalium Historia Sacra, 1654

La première édition de l’Animalium Historia Sacra du théologien allemand Wolgrang Frantze est parue en 1613. L’auteur de ce long traité, fréquemment réédité et traduit en anglais en 1670 sous le titre The History of Brutes, est très embêté par le reem (רְאֵם) hébreu, que la bible des Septante avait traduit par monoceros, et la Vulgate tantôt par unicornis, tantôt par rhinoceros. Tandis que les autres entrées de la partie consacrée aux quadrupèdes sont chacune consacrée à un animal – l’éléphant, le chameau, le lion, etc. – un même chapitre de quelques pages traite de rhinocerote et monocerote. Son contenu est assez déroutant, le théologien ne parvenant pas à décider clairement si les deux animaux sont identiques, puisqu’ils portent le même nom dans la Bible, ou s’ils sont différents, puisqu’ils n’ont pas vraiment la même silhouette et que certains rhinocéros ont deux cornes.

Adam nommant les animaux,
Frontispice du Hierozoicon, traité sur les animaux de la Bible, dans les œuvres complètes de Samuel Bochart, 1692.

Samuel Bochart (1599-1667), théologien protestant de Caen, lisait et peut-être parlait français, anglais, latin, grec, hébreu, arabe, italien, allemand, flamand, espagnol, copte, égyptien, guèze (ancien éthiopien), chaldéen, syriaque et persan, et passait à raison pour l’un des plus grands érudits de son temps. S’il maîtrisait bien des langues orientales, il n’avait cependant guère voyagé qu’en Angleterre et en Suède. Ses deux œuvres majeures, Geographia Sacra seu Phaleg et Canaan et Hierozoicon sive de animalibus Scripturæ, qui traitent respectivement de la géographie biblique et des animaux dans l’Écriture sainte, sont donc le produit de recherches effectuées exclusivement en bibliothèque et dont les conclusions sont parfois déroutantes.

Une page des longues et très érudites considérations de Samuel Bochart sur les quadrupèdes unicornes. Je n’ai même pas essayé de lire, j’ai fait totalement confiance à mes prédécesseurs.
Samuel Bochart, Hierozoicon, sive de animalibus Scripturae, 1665

Bochart s’était fait prêter par le cardinal Mazarin, à qui on l’avait offert et qui ne savait trop qu’en faire, un manuscrit du livre des animaux d’Al Damiri ; ce manuscrit ne fut jamais rendu, puisqu’il est aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Caen. Sa lecture, ainsi que celle d’autres textes zoologiques arabes auxquels l’érudit eut accès dans la bibliothèque de la reine Christine de Suède, le convainquirent qu’il y avait, de son temps, de nombreuses antilopes unicornes au Moyen-Orient[1]. L’animal étant appelé rim par l’encyclopédiste arabe, il l’identifia au reem biblique et, dans la foulée, à l’oryx unicorne rapidement décrit par Aristote et à au harish d’autres textes arabes. Le reem biblique n’était ainsi plus un rhinocéros mais une antilope unicorne, autant dire de nouveau la licorne des fables. Preuve de l’intérêt porté par le monde savant à la question de la licorne, les deux seules gravures qui illustrent l’épais Hierozoicon, texte difficilement lisible tant il jongle à loisir entre les langues et les alphabets, représentent un groupe d’oryx unicornes au bord d’une rivière, et un crâne de narval. Une seule des antilopes licornes, sans doute le seul mâle de la scène, porte une barbiche.

L’oryx unicorne d’Afrique, Samuel Bochart, Hierozoicon, sive de Animalibus Scripturæ, vol.1, p.956, Londres, 1663.

Dans les années qui suivirent, quelques voyageurs qui maîtrisaient sans doute moins le persan et l’arabe classiques mais connaissaient mieux les gazelles reprirent Bochart en signalant que les antilopes unicornes n’étaient pas si fréquentes que cela en Terre Sainte, mais leur opinion ne pesait guère face à l’autorité du grand savant, de la Bible, d’Aristote et des auteurs classiques arabes.

On peut rapprocher des textes de zoologie sacrée le long traité que le polygraphe jésuite Athanase Kircher consacre, en 1675. Une centaine de pages y discutent de divers animaux. Dans le bref chapitre consacré au monoceros, Kircher assure qu’il existe plusieurs variétés de quadrupèdes unicornes, ânes, chèvres et rhinocéros, mais ne se prononce pas clairement sur l’existence de la licorne. il condamne cependant comme niant la Divine Providence l’idée selon laquelle les licornes auraient pu vivre avant le déluge et ne pas avoir trouvé place à bord de l’Arche. Si les licornes ne sont pas représentées, comme c’était généralement le cas, sur la gravure illustrant l’embarquement dans l’Arche, on les reconnait bien sur le plan en coupe, dans l’une des cabines réservées aux quadrupèdes.

La Physique sacrée ou histoire naturelle de Bible de Johann-Jakob Scheuchzer, parue en 1732, est un peu la version grand public de l’œuvre de Samuel Bochart. Elle marque à la fois l’apogée et la fin de la théologie naturelle, tentative désespérée et hallucinée de concilier la science moderne et les textes bibliques. Illustrés de plus de sept-cent gravures de Johann Melchior Füssli, les huit tomes de la Physica Sacra furent publiés d’emblée en latin, français et allemand, et bénéficièrent d’un tirage suffisant puisqu’il soit encore possible aujourd’hui d’en trouver sur internet des exemplaires complets à un prix presque abordable ; je me suis contenté d’acheter l’une des gravures, qui reprend la scène des licornes au bord du ruisseau du Hierozoicon.


Le plan de ce traité de sciences naturelles est celui de l’Ancien Testament. Plantes, animaux et roches y sont ainsi décrits au gré de digressions sur le texte biblique, dans ce qui peut nous sembler un grand désordre mais n’est au fond guère plus absurde que l’ordre alphabétique – et de toute façon, il y a un index. Scheuchzer, qui discute du reem hébreu au chapitre XXIII du livre des Nombres avance les deux hypothèses de l’oryx unicorne et de l’identité de la licorne avec le rhinocéros. Le passage est illustré de deux gravures présentant les deux animaux, les oryx de Bochart et le rhinocéros de Dürer.

Scheuchzer s’intéressait aussi aux licornes fossiles, et le musée des sciences de la terre de Cambridge vient de retrouver un tronçon de défense de mammouth qu’il avait envoyé au docteur anglais John Woodward, dont les collections ont donné naissance au musée. Le fragment était encore étiqueté unicornu fossile Canstadiense – licorne fossile de Constance.

Dans un autre ouvrage, Ouresiphoites Helveticus, en 1702, Scheuchzer décrit une région qu’il connaît bien mieux, la Suisse, et met le promeneur en garde contre les dragons.

Même si la croyance en la réalité de la licorne s’était estompée au XVIIe siècle, le texte biblique restait donc un puissant argument en sa faveur. Si des auteurs savants continuaient à débattre longuement, citations bibliques, grecques et arabes à l’appui, de son identité avec l’oryx ou le rhinocéros, d’autres étaient cependant moins curieux, comme Bossuet qui écrivait dans son commentaire du psaume XXII : « À l’égard de la licorne, je n’ai pas besoin de rechercher curieusement quel animal c’est, et il me suffit qu’il en soit souvent parlé dans les Psaumes mêmes, comme d’un animal cruel et furieux.[2] »


[1] Pierre Ageron, Dans le cabinet de travail du pasteur Samuel Bochart, l’érudit et ses sources arabes, in Érudition et cultures savantes, 2019.
[2] Jacques-Bénigne Bossuet, Explication de la prophétie d’Isaïe, 1704, p.149.