➕ Pattes d’Eph et sabots

La licorne a-t-elle les larges pieds à cinq doigts de l’éléphant, le sabot plein de l’âne ou du cheval ou le sabot fendu de la chèvre et de l’antilope ? Si les artistes ont vite choisi le sabot fendu, savants et voyageurs sont restés divisés.

Si l’on en croit Ctésias de Cnide, l’âne sauvage des Indes n’avait qu’une corne. Pour Aristote, l’oryx était une antilope unicorne. Pline et Elien assuraient que le monocéros d’Inde avait des pieds d’éléphant. Pour le Physiologus, la licorne ressemble à un chevreau. L’animal issu de toutes ces sources pouvait donc avoir un sabot plein comme l’âne, un sabot fendu comme la chèvre et l’antilope, ou bien un pied massif dotés de cinq doigts comme l’éléphant ou de trois comme le rhinocéros. La question peut sembler d’un intérêt limité, mais elle a donné lieu à controverses, sans doute parce que les premiers traités de zoologie, suivant en cela Aristote, classaient les quadrupèdes selon qu’ils étaient solipèdes, fissipèdes (ou bisulques) ou polydactyles – rassurez-vous, on va s’arrêter là avec les mots bizarres.

Les bestiaires médiévaux ne s’attardent généralement pas sur la silhouette de la licorne, mais quand ils en glissent quelques mots, l’animal est souvent décrit comme caprin. Pour le bestiaire de Gervaise, au XIIIe siècle, l’unicorne est « à bouc semblable »[1]. La gravure de l’Historia animalium de Conrad Gesner, qui fit longtemps autorité, montre une licorne caprine, aux sabots fendus. Le naturaliste suisse écrivait pourtant, avec la même prudence que quand il abordait l’existence même de l’animal, que « la licorne doit être imaginée plutôt solipède que fissipède, les ongles étant de même nature que la corne ». Il cite sur ce point Aristote, mais on pense aussi à l’héritage des similitudes et correspondances médiévales.

Les naturalistes professionnels, les seuls sans doute à aller sur ce point de détail consulter Aristote, voyaient donc souvent dans l’unicorne – l’âne indien – un solipède, un quadrupède à sabot entier. Les humanistes moins spécialisés l’imaginaient cependant, tout comme les graveurs qui illustrèrent l’œuvre de Gesner ou l’une des premières versions imprimées du De Animalibus d’Albert le Grand, avec une silhouette légèrement caprine et des sabots fendus.

Les quadrupèdes à sabots fendus, chèvres ou antilopes, s’accroupissent en pliant tout d’abord les membres antérieurs, contrairement aux équidés qui s’assoient sur leurs pattes postérieures repliées. Pliant ses pattes avant pour laisser reposer sa tête dans le giron d’une jeune vierge, la licorne était souvent représentée par les miniaturistes du Moyen Âge dans une position naturelle aux caprins, jamais observée chez un équidé ; trempant sa corne dans l’eau pour la purifier, elle était aussi parfois dessinée dans une stature accroupie propre aux fissipèdes. Sans que nos naturalistes en soient conscients, car cet argument n’est jamais avancé dans leurs ouvrages, ces licornes agenouillées sont peut-être en partie responsables de la persistance des sabots fendus de la licorne. À la Renaissance, les licornes qui gagnent en prestance équine et commencent, notamment en héraldique, à s’asseoir sur leurs pattes arrières, conservent le plus souvent deux attributs mineurs aisément reconnaissables de la petite unicorne caprine, ses sabots divisés et son bouc, que l’on distingue clairement, par exemple, sur les tapisseries de La Dame à la licorne.

Mais la question des sabots – on disait alors des pieds – de la licorne appela aussi des réponses plus originales. À la fin du XIIIe siècle, dans le Livre du Trésor, Brunetto Latini distingue plusieurs variétés d’unicornes, dont le monocéros qui a un corps de cheval et donc le sabot massif et l’églisséron qui est une grande chèvre unicorne. Trois siècles plus tard, le voyageur André Thevet affirme que l’on trouve à Madagascar « deux sortes de bêtes unicornes, dont l’une est l’âne indique, n’ayant le pied fourché, comme ceux qui se trouvent au pays de Perse, l’autre est ce que l’on appelle Oryx ou pied fourchu[2] ».

Une licorne à pattes d’éléphant dans un traité espagnol du XVIIe siècle, qui cite Pline et Élien.
Andres Ferres des Valdecebro, Govierno general, moral y politico, 1696

Au XVIIe siècle encore, le dictionnaire raisonné des animaux précise que « Le mot grec Monocéros, et le latin unicornu, sont rendus en français par licorne et ces trois mots sont synonymes. Or il y a plusieurs sortes d’animaux terrestres dans l’Éthiopie et les Indes qui n’ont qu’une corne, les uns sur le front, les autres sur le nez, les autres sur la tête ; tels que des taureaux, des chevreaux, des ânes, des daims, des chèvres[3]».

Ludovico Varthema, Die Ritterlich vnd lobwürdig reisz, Strasbourg, 1516.

Le voyageur Ludovico Barthema avait proposé une curieuse synthèse. Les deux licornes qu’il aurait vues à La Mecque avaient des sabots caprins et fendus aux pattes avant, et des sabots chevalins et massifs aux pattes arrière – du coup, on ne sait pas bien si leur viande était licite. Le premier traducteur français a négligé ou mal compris ce détail qui apparaît dans le texte latin et dans les autres traductions. Le graveur qui illustra l’édition allemande a cependant représenté deux classiques licornes caprines aux quatre sabots fendus.

Une autre caractéristique habituelle de la licorne blasons et des tapisseries est sa singulière barbiche, que ni les sources classiques, ni les traités d’histoire des animaux, ni les récits de voyage, n’ont pourtant jamais mentionné. Le seul texte tardo-médiéval dans lequel ce bouc est explicitement présent est, au début du XVe siècle, une chanson de geste tardive, le Guerrino Meschino d’Andrea da Barberino, qui a sans doute emprunté ce détail à une tradition iconographique déjà bien installée[4]. On pourrait voir dans ce bouc un signe de vieille sagesse, ou au contraire un indice de la lubricité de cette amie des damoiselles, mais il n’est sans doute qu’un reste de la tradition du Physiologus qui comparait l’animal à un chevreau.

Les licornes contemporaines ont perdu leurs caractéristiques caprines et ne sont plus que de beaux chevaux blanc armés d’une corne. Du coup, elles peuvent être ferrées, ce qui n’est pas le cas des chèvres et des boucs. C’est cependant assez difficile, comme on peut le voir dans cette scène de Nobliaux et Sorcières, de Terry Pratchett :

La licorne fit sauter d’une ruade plusieurs pouces de bois de l’encadrement de la porte.
“ Mais du fer… protesta Jason. Et des clous…
— Oui ?
— L’fer va la tuer. Si j’y cloue du fer, j’vais la tuer.”

La foule opéra un repli. Les portes s’ouvrirent.
Sur Mémé qui menait la licorne. L’animal avançait calmement et ses muscles ondoyaient sous son pelage blanc telles des grenouilles dans un bain d’huile. Ses sabots cliquetèrent sur les pavés. Ridculle ne put s’empêcher de remarquer comme ils brillaient.
La licorne marcha poliment à côté de la sorcière jusqu’au centre de la place. Puis la vieille femme la relâcha et lui donna une petite claque sur la croupe.
La bête hennit doucement, volta et enfila la rue au galop en direction de la forêt…
Nounou Ogg apparut sans bruit derrière Mémé qui la regardait partir.
“ Des fers en argent ? dit-elle tout bas. Ils dureront pas longtemps.
— Et des clous en argent. Ça durera le temps qu’il faudra, fit Mémé comme pour elle-même. Et l’autre, elle la récupérera jamais, même si elle l’appelle pendant mille ans.
— Ferrer la licorne, dit Nounou en secouant la tête. Y a que toi pour avoir des idées pareilles, Esmé.
— Ça ou peigner la girafe, j’ai l’habitude.” 


[1] British Library, Add ms 28260, fol 88v.
[2] André Thévet, Les Singularités de la France antarctique autrement nommée Amérique et de
plusieurs terres et îles découvertes de notre temps, 1577, ch. XXIII
[3] François-Alexandre Aubert de la Chesnaye des Bois, Dictionnaire raisonné des animaux, Paris, 1759.
[4] Gloria Allaire, Animal descriptions in Andrea da Barebrino’s Guerrino Meschino, in Romance Philology, vol 56, 2002.

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