➕ Une licorne à la cour du roi Arthur

La licorne était un animal de l’Orient, du bout du monde. Alexandre pouvait en avoir vu en Perse ou en Inde, mais il eut semblé curieux qu’Arthur et ses chevaliers en croisassent une en forêt de Brocéliande

Enluminure marginale d’un Lancelot en français du XIVe siècle. Il n’y a bien sûr pas de licorne dans le texte.
Oxford, Bodleian Library, ms Ashmole 828, fol 7v
Il n’y a pas non plus de licorne dans les sagas nordiques, mais Ratatoskr, l’écureuil qui monte et descend le long du tronc d’Yggdrasil, est ici représenté avec une corne.
Reykjavik, Árni Magnússon Institute for Icelandic Studies, ms AM 738 4to, fol 43r

Nulle licorne ne pointe ne serait-ce qu’un petit bout de corne dans les textes de Geoffroy de Monmouth ou de Chrétien de Troyes. Il faut bien chercher pour trouver quelques licornes, au rôle mineur, dans les romans médiévaux.

Un dragon dans la marge d’un manuscrit du roman de Tristan.
BNF, ms fr 334, fol 72r

Il est un animal qu’on appelle licorne. cet animal tient en une telle estime la pureté des vierges qu’il dort dans leur giron.Pour apaiser les maux du roi, nous procurâmes le cœur de cet animal. Nous prîmes l’escarboucle sur l’os du front de l’animal, qui croît sous sa corne. Nous passâmes la pierre sur la blessure et l’enfonçâmes au plus profond. La blessure demeura entachée de pus.

Wolfram von Eschenbach, Parzival, circa 1205 [1]

Le premier texte arthurien dans lequel il est fait mention de licornes est, au début du XIIIe siècle, le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Pour tenter de guérir Anfortas, le roi pêcheur, blessé dans ses parties viriles par une lance empoisonnée, bien des remèdes lui sont administrés en vain, des herbes venues du paradis terrestre, le rameau que la Sybille a donné à Énée, le sang que le pélican fait boire à ses petits. Le dernier antidote est préparé avec le cœur d’une licorne et l’escarboucle cachée à la base de sa corne ; cela suppose de capturer et tuer l’animal, mais l’auteur nous épargne le récit de la chasse et de la mise à mort. Ce remède échoue comme les précédents car Dieu ne veut pas que le roi guérisse[2]. Wolfram von Eschenbach connaissait la manière de capturer une licorne, à laquelle il est fait allusion un peu plus haut dans le texte, et écrit du duc de Logres Cidegast, époux de la belle Orgeluse (orgueilleuse), qu’il est fidèle comme une licorne, mais le poète chevalier semble avoir ignoré les propriétés alexitères de la corne de l’albe bête, à laquelle il préfère le cœur.

Alixandre combat des dragons qui avoient une émeraude enmy le front.
Le Livre et vraie Histoire du bon roi Alixandre, circa 1425.
British Library, ms 20 b xx, fol 73

Sans doute Eschenbach avait-il lu le Livre des subtilités d’Hildegarde de Bingen dans lequel il est dit qu’une pierre précieuse est logée à la base de la corne de la licorne. Corne et gemme faisaient cependant trop double emploi pour que le thème puisse s’imposer et, dans les légendes médiévales, escarboucles, rubis, émeraudes et autres pierres magiques et merveilleuses sont plutôt associées aux dragons, notamment à la vouivre bipède, et parfois aux crapauds. Je n’ai pu trouver aucune image de l’escarboucle de la licorne.

Faute de roi Arthur chassant la licorne, en voici un chassant, en vain car on ne le prend jamais, l’un de ses lointains cousins, le cerf blanc. Le cerf, surtout blanc, a une très fort symbolique christique.
Chrétien de Troyes, Erec et Enide, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 24403, fol 119r

Dans Peredur, fils d’Efrawg, un roman en Gallois du XIIIe siècle, la sombre damoiselle, vaguement sorcière, demande au héros amoureux de lui rapporter la tête d’un cerf unicorne qui terrorise la région[3]. La scène est peut-être inspirée d’un épisode similaire de Perceval, dans lequel le cerf est plus classiquement bicorne.

L’ermite Nascien à l’île Tornéant, Miniature du maître d’Adélaïde de Savoie, Lancelot-Graal, XVe siècle. Deux licornes sont représentées parmi les animaux sauvages.
BNF, ms fr 96 fol 23v

La licorne du très bref roman anglais de Sir Isumbras, écrit aux alentours de 1300, apparait aussi d’abord comme un monstre féroce et sauvage, avant de changer de rôle et de sauver rien de moins que le héros et peut-être la chrétienté. Sur la route de la Terre Sainte, la femme du héros est capturée par un Sultan, sa fortune volée par un griffon, et ses trois fils enlevés par un lion, un léopard et une licorne. Sir Isumbras retrouve d’abord son épouse, devient sultan à la place du sultan et tente de convertir le pays au christianisme. Une partie de son armée se révolte alors mais, lorsque la bataille semble mal tourner, ses trois fils disparus arrivent, montés sur le lion, le léopard et la licorne, pour sauver la victoire.

Deux siècles plus tard, une licorne joue un rôle plus important et plus actif dans un roman arthurien peu connu et un peu parodique, qui mérite Le conte du papegau, qui mérite bien un petit chapitre spécifique.

La chanson de Gaufrey n’appartient pas au cycle arthurien mais à celui, tout aussi riche, de Charlemagne. La licorne médiévale n’est pas toujours positive, et c’est le frère félon du héros, Grifon, qui a pour monture un cheval qui :

L’un costé avoit taint aussi comme arrement[5],
Et l’autre resembloit coton , tant estoit blanc;
Une petite corne avoit u front devant.
Le cheval Cornuet l’apeloient la gent[6].

Les héraldistes de la fin du Moyen Âge siècle ont attribué à bien des personnages historiques ou bibliques, notamment les neuf preux, et bien sûr aux chevaliers de la table ronde, des armoiries imaginaires. De vingt-quatre chevaliers à l’origine, on passe sur certains de ces manuscrits qui étaient aussi des exercices de style pour héraldistes, à plus de deux-cent. Gringalas le Fort, qui a pour devise Du tout sauvage, porte le plus souvent de sable à la licorne passante d’argent encornée d’azur. Il est le seul des chevaliers à avoir une licorne sur son écu, mais d’autres peuvent à l’occasion les avoir en support ou en cimier.

Quelques montures unicornes qui ne font que passer apparaissent à l’occasion dans Amadis de Gaule, très long roman espagnol du début du XVIe siècle, montures de fée comme Urcande la décogneüe qui protège le héros, ou de reine comme Zahara de Sarmarte. Affrontant en tournoi Lisvart de Grèce, Zahara chargea sur sa licorne et les deux combattant tombèrent à terre « si mal à propos pour Lisvart qu’une partie de la corne de la licorne luy demeura rompue dans le muscle de la cuisse gauche, dont il sentit trèsgrand douleur[7] ». 

Dans un autre roman de chevalerie de la Renaissance, la Chronique de Gérard d’Euphrate, le héros « se trouva  au bord d’un torrent impétueux, sur lequel on avait jeté un pont étroit. Un géant se présente pour en défendre le passage ; Gérard s’élance sur lui, et du premier coup de lance le précipite dans les eaux. Il passe le pont, mais aussitôt il est obligé de livrer un nouveau combat à un chevalier monté sur un char traîné par deux licornes. Ces dangereux animaux portaient chacun au milieu du front une corne longue de six pieds, dont ils se servaient comme d’une lance pour empêcher qu’on n’approchât de leur maître, qui au moyen de cette défense restait hors de portée des armes de son adversaire, tandis que d’un long et terrible trident, il lui était possible de l’atteindre. Gérard lutta longtemps contre ce formidable ennemi, et ne put en venir à bout qu’en abattant avec sa bonne épée les deux défenses des licornes. Aussitôt, l’assaillant perdit courage et prit la fuite[8] ». On peut regretter que la scène du chevalier au trident sur un char tiré par deux licornes n’ait pas eu l’honneur d’une gravure dans ce texte pourtant assez abondamment illustré, publié en 1549.

La vie de Merlin, ses prophéties et leur interprétation, 1641.
Derrière un Merlin imberbe quelques animaux, dont deux bébés dragons qui jouent et une licorne.

Et je crois que bien que c’est tout. Bref, alors que nous imaginons aujourd’hui volontiers une licorne vaguement celtique, gaélique ou nordique tenant compagnie aux fées dans les bois entourant Camelot, il faut pour trouver quelques licornes dans le cycle arthurien chercher dans des manuscrits peu connus et sans grand intérêt, ou dans des imitations et réécritures récentes. Dans Morgus ou la tour sans huis, un faux et médiocre roman arthurien prétendument « extrait d’un manuscrit rare des monumens de la première chevalerie » et publié à la fin du XVIIIe siècle, c’est dans le « château de la licorne », construit par son père « contre les incursions des Danois » que le chevalier Morgus, « guerrier discourtois qui ne croyoit point à l’honneur des dames » et ne rêve que « de se venger des chevaliers de la table ronde » séquestre la belle Carly, gardée par un nain hideux « venu d’Yspahan ou de Babylone »[9]. Entre 1900 et 1910, l’américain Howard Pyle, auteur prolifique de littérature pour la jeunesse, s’attaqua à l’univers de la Table Ronde. Fidèle au récit médiéval, il ne trouva pas la moindre licorne à mettre dans son texte, mais en dessina quand même une, très héraldique, dont on ne sait bien si elle est dans le rêve de Sir Geraint ou sur la tenture qui pend derrière son lit.

Howard Pyle, The Story of the Grail and the Passing of King Arthur, 1910.

The Once and Future King est une réécriture moderne, subtile et drôle, du cycle arthurien. T.H. White, qui avait par ailleurs publié une traduction d’un bestiaire latin du XIIIe siècle et maîtrisait donc le sujet, y conte que Morgause prenait prétexte d’infructueuses chasses à la licorne, dans lesquelles elle jouait le rôle assez peu crédible de la jeune vierge, pour séduire ses chevaliers. Lorsque ses enfants Gareth, Gauvain et Agravain tentèrent eux aussi d’organiser une chasse, en utilisant une de leurs servantes comme appât, ils capturèrent, puis tuèrent par inadvertance, une licorne, mais ils tuèrent aussi la magie de l’histoire.


[1] Wolfram von Eschenbach, Parzival,482-483,, éd. D. Buschinger et Jean-Marc Pastré
[2] Wolfram von Eschenbach, Parzival und Titurel, livre IX, cité in Jean-Marc Pastré, Grâl et médecine chez Wolfram von Eschenbach, in Le Cuer au Moyen-Âge, PUF, 2014.
[3] Brianna Daigneault, The Unicorn in Peredur, 2016.
[4] Le Conte de Papegau, édité par Hélène Charpentier , 2004, p.236 sq.
[5] Encre
[6] Antoine Rivet de la Grange, Histoire littéraire de la France, 1873, p.202
[7] Le huitiesme livre d’Amadis de Gaule, mis en françoys par le Seigneur des Essars Nicolas de Herberay, Paris, 1555, p.137.
[8] Ancienne chronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne, Paris, 1783 (1549), p. 363 sq.
[9] Bibliothèque universelle des romans, 1879.

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