➕ Alexandre et le Dent Tyran

Unicorne dans les premières versions orientales du roman d’Alexandre, le féroce et solitaire odontotyrranos ou dentirant est devenu tricorne dans l’Europe médiévale.

Si une licorne est un animal ayant une corne unique, une bonne partie de ce petit chapitre est hors-sujet. Mais si une licorne est une créature ayant une corne au milieu du front, il faut parler des animaux tricornes, oubliés, largement ignorés des historiens, mais dont l’histoire est, en Europe tout au moins, aussi ancienne que celle des quadrupèdes unicornes.

Le taureau gallo-romain d’Avrigney, au musée de Besançon.
Wikimedia Commons, photo Wikipedro

Au musée de Besançon se trouve un très beau taureau tricorne en alliage de cuivre, que l’on pense être une représentation du dieu celto-romain Tarvos Trigaranus, le taureau aux trois grues, adoré dans le monde alpin. Les quadrupèdes tricornes, taureaux ou cerfs, étaient encore présents dans l’imaginaire médiéval, et les artistes ignorants de l’aspect de leurs cornes les ont parfois représentées longues et torsadées, à la manière des licornes. Un bestiaire, celui de l’Imago Mundi de Gauthier de Metz, consacre un bref chapitre au bœuf tricorne d’Inde, déjà cité en passant par Pline. De la fin du Moyen Âge au XVIIe siècle, nombres de savants ont cru, et écrit, que les rennes de Scandinavie, ou du moins certains d’entre eux, les rangifères, portaient trois bois, mais ce sujet a été suffisamment discuté pour mériter un autre chapitre.

Horoscope médiéval: Un taureau à trois cornes : Il y aura une personne qui a tous les sens en éveil.
Heidelberger Schicksalbuch, Universität Bibliothek Heidelberg, cod Palm germ 832, fol 68v

On ignore quand fut écrite la première version du Roman d’Alexandre. Le plus ancien texte connu figure sur un manuscrit du XIe siècle, le grec 1711 de la Bibliothèque Nationale, qui recopie sans doute un texte grec du IIIe siècle, soit cinq-cents ans après les événements qu’il est censé décrire. Si l’on y trouve déjà quelques merveilles, Bucéphale n’y a pas de corne, et les troupeaux de licornes comme les hommes cornus d’Inde en sont absents. L’armée d’Alexandre y affronte en revanche déjà un unicorne solitaire, l’odontotyrannos.

Alexandre combat le dentirant en Inde, Manuscrit arménien du Roman d’Alexandre, XVIIe siècle.
BNF,, ms Arménien 291, fol 136v,

« Et voici que soudain a surgi une bête plus gigantesque que tous les éléphants… elle a bondi au milieu des flammes, est entrée dans le camp et a tué vingt-six hommes. Alors certains d’entre nous, s’armant de courage, ont affronté ce monstre à corne unique et l’ont tué. C’est à grand peine que mille trois cents hommes ont ensuite réussi à le traîner hors de la place. Puis, comme la lune se couchait, des renards de nuit longs de dix coudées ont surgi du sable et ont tué plusieurs des nôtres. Des crocodiles sont sortis de la forêt et ont tué nos bêtes de somme. Il y avait aussi des chauve-souris dont les dents ressemblaient à celles des hommes… J’ai aussitôt fait mettre à mort les cinquante guides qui nous avaient entraînés dans cette tragique aventure[1] ».

Le roy Alixandre se combast à la beste qui a trois cornes,
Le livre de la conqueste du roy Alixandre, circa 1445.
British Library, Royal ms 15 E V, fol 16r

Dans les versions médiévales en latin et en langues vulgaires du roman d’Alexandre, l’odentotyrranos devient odenthos, dent-tyran, dentirant ou odonte en français. La traductrice d’une édition récente l’a astucieusement appelé dentirausore. Sur nombre de miniatures, ses trois cornes sont longues et spiralées comme celle de la licorne. Curieusement, ce ne sont pas ses cornes mais ses os qui ont un pouvoir thérapeutique, celui qui en boit une déciction étant protégé de la mort pendant un an.

Voici comment la même scène est décrite dans la première version en français, celle d’Alexandre de Paris. Comme toujours lorsqu’une histoire circule, chaque rédacteur en rajoute un peu ; les vingt-six morts deviennent vingt-sept, et la bête passe de une à trois cornes.
« Quelques heures avant l’aube, voici venir une bête que l’on nomme Dentirant. Elle a le front armé de trois grandes cornes. À la vue du feu, folle de rage, elle regarde le camp, le contourne en courant et vient droit sur les logis à travers le feu. Mais les hommes d’Alexandre viennent à sa rencontre, la criblent de coup d’épée, de lances tranchantes, de haches aiguisées ou lui lancent des flèches. Elle ne prête aucune attention à toutes ces attaques. De ses coups, elle tue vingt-sept chevaliers et blesse cinquante-deux sergents puis, malgré les grecs, s’enfonce dans l’eau sous leurs yeux.
Seigneurs, dit Alexandre, n’y touchez plus ! Laissez la bête boire et se désaltérer. Quand elle aura bu, elle aura perdu son courage et ne se défendra plus contre les assauts et les cris. Je l’attaquerai le premier[2]. » 

Histoire ancienne jusqu’à César, XIIIe siècle.
BNF, ms fr 20125, fol 239r

Dans une autre version du texte, la bête ne tue que vingt-six chevaliers, et c’est l’ami d’Alexandre, Emenidus, qui finit par l’abatttre : “Apres vint sor eaus une beste de merveillouse grandor, plus fort d’olyfant et avoit le chef noir et III cornes ou front et avoit nom selonc langage yndien arine qui het le tirant. Et avant qu’ele venist a l’aighe, si lor court sus mout vigherosement et ocist d’eaus XXVI et navra LII, mais en la fin l’ocist Emenidus.[3]“.

Dans les manuscrits arméniens, très proches du texte grec originel, le tyran des dents s’appelle bṙnažani et reste modestement unicorne[4]. Il en va de même dans les nombreuses versions perses ou arabes, où il est identifié au karkadan.

Mult fu hydus e laid, grant cum olifant;
Noir chef ot de cheval, e treis cornes avant.
Ly Indien apellent cest mustre dent tirant.


Le peintre qui, au XIVe siècle illustra ce Roman d’Alexandre, hésitait visiblement entre donner une et trois cornes à son dent-tirant.
BNF, ms fr 24364, fol 54v.

On retrouve l’odontotyran, au XIVe siècle, dans les récits de voyage, largement imaginaires, de Jean de Mandeville. Cette bête « aussi grande qu’un destrier » a « la tête très noire, et sur le front trois cornes rouges tranchantes comme des épées. Elle a le corps tout fauve ». En lisant que « c’est une bête trompeuse qui chasse les éléphants », on se demande du coup si, lui aussi, l’odenthos n’est pas un rhinoceros, même si son nom grec de « tyran des dents » faisait penser à l’éléphant et sa tendance à plonger dans les étangs à l’hippopotame et au crocodile. La bête doit sans doute un peu à chacun de ces quatre animaux, et beaucoup à l’imagination des rédacteurs successifs du roman d’Alexandre.

Au XVIe siècle, le roman d’Alexandre est encore l’une des sources exploitées par l’érudit protestant Sebastian Munster. Si le massacre de 8450 licornes par les armées macédoniennes, sans doute jugé excessif, est passé sous silence, l’odonte tricorne et les griffons d’Inde sont toujours là.

La licorne, comme au Moyen Âge bon nombre d’animaux réels ou imaginaires, se rangeait selon les récits tantôt dans le camp du Christ, tantôt dans celui du démon. Le dentyran n’a pas cette ambiguïté, il est, comme les serpents, toujours  mauvais. On le trouve donc dans cet inventaire du bestiaire de Satan compilé par Umberto Eco dans Le nom de la rose  « les faunes, les êtres à double sexe, les brutes aux mains à six doigts, des sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, chimères, cénopères au museau de chien qui lancent du feu par les naseaux, dentyrans, polycaudés, serpents villeux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres lisses, bicéphales à échine armée de dents, hyènes, loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en scie, grenouilles, griffons, singes, cynocéphales, léoncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes, chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues, scorpions, sauriens, cétacés, scytales, amphisbènes, schirims, dipsades, remoras, murènes, lézards verts, poulpes et tortues ».

Guillaume de Machaut, Le Dit du lion, circa 1350.
BNF, ms fr 1586, fol 106r

Dans le Dit du lyon, poème courtois de Guillaume de Machaut,le héros débarque sur une île peuplée

De bestes crueuses et fieres,
Dragons, serpens, escorpions,
De toutes générations,
Buglos[5], chameus, tygres, panthères,
De tous genres, pères et mères,
Olifans, liepars et liepardes,
Ourses, lions, renars et renardes,
Loiemiers, grans alans d’Espaingne,
Et pluseurs matins d’Alemagne,
Castors, aspis et unicornes,
Et une autre beste a deus cornes,
Trop diverse et trop périlleuse,
Trop estrange et trop venimeuse.
Son nom ne saroie nommer.
Je croy qu’elle vint d’outre mer,
Si vorroie bien qu’elle y fust
Et que retourner n’en peust.

La licorne, là encore, n’est qu’un animal dans une longue liste. L’enlumineur d’un superbe manuscrit conservé à la bibliothèque nationale jugea sans doute que « l’autre beste » paraitrait plus étrange et périlleuse encore avec trois cornes qu’avec deux. Le lion gris aux trois cornes de licorne, dont il était suffisamment fier pour le peindre une dizaine de fois sur le manuscrit, est peut-être un avatar du dent tyran.


« Une moult dommagable beste et espouvantable qui gens et bestes devoroit et despoilloit toute la terre ». La bête, qui n’est pas décrite dans le texte des métamorphoses d’Ovide, est représentée ici sous la forme d’une blanche licorne à trois cornes. Fin du XVe siècle.
BNF, ms Velins 559, fol 79r

[1] Le Roman d’Alexandre, traduit du grec par Aline Tallet-Bouvalot, 1994, p.129.
[2] Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, Lettres Gothiques, 1994, p.381
[3] Roman d’Alexandre, manuscrit de Bruxelles (KBR 11040), XIIIe siècle.
[4] Alex MacFarlane, Alexander re-mapped, Geography and Identity in the Armenian Alexander Romance, 2020.
[5] Personne ne sait ce que c’est qu’un buglo.

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