➕ La dame à la licorne et le biau chevalier

Un roman courtois, plein de batailles, de merveilles, de monstres,  de rois et de reines, d’amours interdites et de trahisons.

Le miroir, symbole de pureté, est l’un des codes de l’amour courtois.
BNF, ms fr 12562, fol 1r

Le Ronmans de la dame a la licorne et du biau chevalier fut rédigé et copié en pleine guerre de Cent-Ans, sans doute à l’intention de Blanche de Navarre, éphémère Reine de France en 1350. C’est le seul roman médiéval dans lequel la licorne est omniprésente, jusque dans son titre et sur la centaine de miniatures du seul manuscrit connu, le français 12562 de la Bibliothèque Nationale, mais son rôle s’y limite à accompagner sa dame comme le lion accompagne le biau chevalier. En 1536, le catalogue de la bibliothèque de Charles Quint cite « un petit livre en parchemin, escript à la main, illuminé, couvert de cuir rouge, intitulé De la dame à la licorne, commenchant …quand il les vit venant par le sablon » qui contait peut-être la même histoire mais qui semble perdu [1]. ». Jusqu’ici peu connu et difficilement accessible, le texte du manuscrit parisien vient d’être traduit en français moderne par Nathalie Koble, en même temps que la Bibliothèque Nationale mettait en ligne la numérisation complète du manuscrit.

Comment le beau chevalier et la dame à la licorne s’entrefont hommage.
BNF, ms fr 12562, fol 67r

Ce roman en vers octosyllabes conte l’histoire d’une dame qui « était si douce et si belle, en tout point si parfaite, que Jésus avait fait pour elle un miracle. Je vais vous le révéler. Il s’agissait d’une bête : Dieu la réserva pour elle. Par Sa grâce, la bête avait une telle noblesse et une si grande pureté qu’elle avait en horreur tous les vices, et ne pouvait demeurer dans un espace impur. Le dieu d’Amour fit ce don à la dame de sorte qu’elle fût surnommée la Blanche Dame qui la licorne garde ».

Le chevalier en armure, prêt à partir à l’aventure.
BNF, ms fr 12562, fol 56v.

La dame épousa un seigneur de haut lignage, mais devint la dame de cœur du « biau chevalier ». En l’honneur de sa dame, le chevalier partit à l’aventure dans le vaste monde, de la Frise à la Turquie. Il combattit des géants, un dragon, un sanglier à la toison d’or, un arbre aux automates et bien d’autres merveilles. Au Val Aventureux, il captura et apprivoisa un lion qui devint son fidèle et courageux compagnon et sans l’aide duquel il n’aurait pu vaincre le dragon.

Comment la dame à la licorne pense au beau chevalier dans son lit.
BNF, ms fr 12562, fol 25r.

Entre deux aventures, l’amant passait revoir sa dame, mais leur relation, quoique non dénuée de sensualité, resta d’une chasteté exemplaire, conformément aux codes de l’amour courtois et contrairement aux médisances répandues par la jalouse et malveillante Dame à la Pie.
La Dame à la licorne reçut un jour la fausse nouvelle de la mort de son amant, et défaillit. Un mauvais seigneur du voisinage, le chevalier au Chef d’Or, en profita pour l’enlever. Croyant à sa mort, le chevalier au lion fut frappé de folie, avant de reprendre ses esprits et de partir, avec la bénédiction de l’époux de sa dame, à l’assaut du château du ravisseur. Il libéra sa bien-aimée et ils quittèrent tous deux le château maudit, la dame montée sur la licorne, le chevalier sur son lion, le lion passant devant et guidant la licorne lorsqu’il fallut traverser à gué un large fleuve. C’est le seul épisode où la licorne joue un rôle actif.

Le mauvais chevalier au chef d’or regarde la dame et le chevalier s’enfuir sur la licorne et le lion.
BNF, ms fr 12562, fol 59v.
La dame ne monte pas la licorne, mais partage le destrier du beau chevalier.
BNF, ms fr 12562, fol 59v.

L’animal, représenté sur les miniatures avec une robe bleue pâle tachetée de blanc, se contente dans le reste du roman de tenir compagnie à la dame, comme symbole de sa pureté et de sa perfection. Ce texte est l’un des premiers textes, peut-être le premier, dans lequel la licorne, dont l’attirance pour les jeunes filles vierges était jusque-là plutôt interprétée comme un signe de mâle sensualité, devient, par métonymie, une figure féminine. Elle représente la beauté et de la pureté de la dame tout comme le lion représente la force masculine et le courage du chevalier. Le texte est aussi l’un des premiers à appeler l’animal la licorne (ou la lycorne, on y trouve les deux orthographes) et non l’unicorne ou l’alicorne, deux noms masculins.
Le Ronmans de la Dame à la Licorne et du Biau Chevalier ne devint pas un classique de la littérature courtoise, mais le thème de la licorne symbolique accompagnant une belle et pure dame se répandit dans la littérature et, surtout dans l’art. La licorne et le lion des tapisseries de Cluny viennent un peu de ce roman.

La Dame à la licorne, Le Toucher, circa 1500.

Pierre Sala était un homme de cour du XVIe siècle qui trouvait que, décidément, l’imprimerie, ça faisait un peu cheap, un peu peuple. Il préférait que ses œuvres fussent copiées à la main, en un ou deux exemplaires élégamment enluminés, puis gracieusement offerts au roi et à la reine, qui ne manquaient pas de lui faire quelques cadeaux en retour. Parmi ses textes un peu oubliés figure un Tristan en prose qui revisite les aventures du chevalier cornique en laissant autant de place à la galanterie qu’à la chevalerie. À la fin du roman, Tristan croise une damoiselle que suit partout une ellicorne à la fonction essentiellement décorative, et peut-être inspirée de celle du Romans de la dame à la licorne et du biau chevalier.

Miniature à l’aquarelle, c’était sûrement très classe, du Tristan de Pierre Sala, circa 1520
Coligny, Suisse, Fondation Martin Bodmer, Cod Bodmer 148, fol 212v.

Au XVIIIe siècle, le thème est parodié dans un ouvrage bizarre et interdit, politique et libertin, anonyme et imprimé « où l’on a pu », Atalzaïde. L’amour courtois n’y est plus ce qu’il était :

« Le Prince allait répondre sans doute, lorsque l’attention de la Princesse fut détournée par l’Objet qui lui était le plus cher au monde: c’était une Licorne de la petite espèce, de la hauteur environ d’un Lévrier d’Angleterre, et différente seulement de ces animaux par une corne d’ivoire longue de deux pieds environ, qui s’élevait au-dessus des yeux, entre les deux oreilles et lui donnait une physionomie de fantaisie, à qui le Prince fût obligé de donner des louanges. Le récit de ses gentillesses dura beaucoup plus longtemps que le Prince ne l’aurait désiré, et il fût même obligé de se lever pour lui aller chercher à boire, et lorsqu’après avoir caressé sa maîtresse, elle se fut couchée fur un carreau de velours bleu qui était auprès d’elle, le Prince continua en ces termes. […]
Le Prince avait trop lu de Romans, savait trop de chansons, pour ne pas sentir tous les avantages d’une pareille situation; il baisa tendrement la main d’Atalzaïde, et devenant ensuite plus téméraire, il portait la sienne au bas de sa robe, lorsque la Licorne qui était auprès lui donna un si furieux coup sur les doigts, en lui laissant tomber sa corne sur la main, qu’il la retira promptement par un mouvement machinal dont il ne fut pas le maître. La Licorne en même temps sauta sur le giron de la princesse, et tenant sa corne comme une lance en arrêt, menaçait le Prince de tous côtés, et se présentait toujours pour s’opposer à ses entreprises. Après plusieurs tentatives inutiles, il comprit enfin, que l’heure de son bonheur n’était pas venue; il jugea cependant que pour sa réputation il ne fallait pas aller appeler de secours étranger, d’autant plus qu’Atalzaïde ne paraissait souffrir aucun mal: il s’assit sur un sofa, fort éloigné d’elle. La Licorne se coucha sur les genoux de sa maitresse toujours disposée à la défendre. »

Sentimental et courtois, puis comique et libertin, le thème de la dame à la licorne et du beau chevalier devient au XXe siècle, dans le ballet La dame à la licorne de Jean Cocteau, une tragédie de la modernité. Lorsqu’il fut monté en 1959 à l’Opéra de Paris, un article du Monde  le résumait ainsi :  « L’argument – inspiré à M. Jean Cocteau par une célèbre tapisserie du musée de Cluny – tient en peu de mots : la Licorne ne peut recevoir de nourriture que de la main d’une vierge; la Dame et la Licorne vivent heureuses dans la forêt. Vient un Chevalier chevauchant une bête fabuleuse, un hippogriffe à tête de lion. Il écarte les jeunes licornes assemblées devant la demeure de la Dame, les terrasse, les met en fuite. Il approche de la Dame, l’entraîne, l’étreint, puis s’éloigne. Lorsque la Dame tendra son miroir à la Licorne c’est le visage de l’homme que celle-ci va découvrir se reflétant dans la glace. Ne pouvant plus recevoir de nourriture, la Licorne, affaiblie, délire, tombe et meurt, et la Dame reste seule, avec son seul désir : la mort dans la paix éternelle[2]. »


[1] Cité in Bulletin de la comission d’histoire de Belgique, 1872.
[2] René Dumesnil, La Dame à la licorne, in Le Monde, 30 janvier 1959.

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