L’Horreur identitaire
The Identity Horror

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Chaque fois ou presque que je suis interviewé pour une revue ou un site web français, on me pose une question sur la spécificité des auteurs ou des éditeurs français – ou parfois francophones, adjectif plus politiquement correct car il sonne un peu moins nationaliste  et un peu plus culturel, et permet d’inclure quelques suisses, québécois et belges, qui sont de fait loin d’être négligeable dans le milieu ludique. À chaque fois, cela m’énerve. Cette spécificité existe sans doute un peu, du simple fait que des auteurs  et éditeurs qui vivent assez près l’un de l’autre et parlent la même langue ont plus de facilité à se rencontrer, à parler et à collaborer, mais je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions l’entretenir, nous en réjouir, voire en être fier. Je suis auteur de jeu par passion, par curiosité intellectuelle, par choix, et j’en suis fier ; je suis français par hasard, ai toujours refusé d’y attacher la moindre importance, et n’en tire aucune fierté particulière. Cela a quelques avantages pratiques, notamment le fait qu’un passeport français ouvre plus de barrières qu’un passeport congolais ou afghan;  j’en profite assez égoïstement, mais ça ne m’empêche pas de trouver cela injuste.

L’un des charmes du milieu des auteurs de jeux, et ce qui le différencie peut-être des milieux littéraires, est son caractère très international. Si je travaille en ce moment sur quelques idées de jeu avec des auteurs français, j’ai d’autres projets en cours avec des auteurs italiens, allemands et brésiliens, sans avoir eu heureusement à apprendre l’italien, l’allemand ou le portugais. Même les règles des jeux pour lesquels je travaille avec des auteurs français et à priori pour des éditeurs français (ooops ! francophones) sont le plus souvent rédigées en anglais. Les raisons pour cela sont essentiellement techniques – cela  simplifie le travail de rédaction initiale, la langue anglaise étant plus adaptée à l’écriture de règles brèves et claires, et permet de présenter les prototypes à des éditeurs du monde entier – mais ce n’est en rien un renoncement ou une concession. Je suis même convaincu que nous gagnerions tous à utiliser, dans le jeu et dans tous les domaines où la langue a peu d’importance, la même langue. Aujourd’hui, ce ne peut-être que l’anglais, tout comme ce ne pouvait être que le français au XVIIIème siècle ou le latin au XVIème.

Je suis toujours surpris de voir des gens de gauche se joindre au discours nationaliste et réactionnaire sur la « défense de la langue française » prétendument agressée par l’impérialisme culturel américain (qui a d’autres chats à fouetter). Il me semble  qu’aujourd’hui, les nationalismes européens, dont la langue est l’un des thèmes favoris, représentent pour nos libertés de penser et de s’exprimer, et même pour la paix, un danger bien plus immédiat et bien plus grave que l’utilisation de la langue anglaise. Je suis peut-être un incorrigible utopiste, mais je crois que la paix dans le monde aura fait de sacrés progrès le jour où nous pourrons tous communiquer dans la même langue, sans doute un anglais un peu rustique (oui, je sais, c’est un peu ce qui est en train de se passer et la paix ne se porte pas si bien, mais ce serait sans doute bien pire si nous ne pouvions pas nous comprendre). Nous conserverons sans doute nos langues pour l’amour et la littérature, et quelques chansonnettes, mais nous n’en avons pas besoin pour le reste. Qui sait, nous pourrions peut-être même jouer ensemble – et l’une des raisons pour lesquelles j’essaie d’acheter tous mes jeux en anglais est que cela me permet de jouer avec à peu près n’importe qui, quand les jeux en français ne peuvent être joués qu’avec des français, et quelques rares suisses, belges ou québécois.

Alors, que l’on cesse de me bassiner avec le monde ludique francophone, les auteurs de jeux francophones, le web ludique francophone – je n’en ai pas grand chose à faire. Je m’en préoccupe par amitié, car j’y connais beaucoup de gens bien, et par intérêt, car cela reste le marché principal de beaucoup de mes jeux, mais moralement et politiquement, je n’en ai rien à faire.

Suite : Ce texte m’a valu, sur Facebook, des insultes non seulement pour moi, mais également pour quelques amis qui avaient eu le malheur de me défendre. Si je suis volontiers provocateur, ce n’est pas parce que je cherche l’affrontement mais parce que la provocation intellectuelle déstabilise, fait réfléchir et suscite le débat. Je m’attendais à des désaccords, je ne m’attendais pas à des insultes.  Lorsque les discussions ont dégéré en attaques ad hominem, j’ai cependant préféré m’éclipser, traitant le village gaulois, ringard et teigneux, avec le mépris qu’il mérite. Je remercie ceux qui, n’osant plus s’exprimer sur Facebook, m’ont apporté leur soutien par email et je maintiens ma position.


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Nearly every time I’m interviewed for a French magazine or website, there is a question about the specificity of French game designers and game publishers – or rather francophone, a more politically correct adjective because it sounds less nationalistic and more cultural, and incorporates some Swiss, Belgian or Quebecois, who are indeed important, especially among publishers. Every time, it makes me nervous, or even angry. Of course, there are some trends or characteristics more or less specific to the French gaming world, if only because designers and publishers leaving near one from the other can easily meet, talk and work together, but I don’t think we have to maintain it at all price, to be glad or proud of it. I design game by passion, by intellectual interest, by choice – and I’m proud of it. I’m French by sheer luck, and I’ve always refused to place importance on it. Being proud of it would be simply stupid. It brings some nice benefits, mainly the fact that a French passport opens more barriers than a Congolese or Afghan one; I make the most of it, but this doesn’t prevent me from knowing it’s unfair.

One of the charms of the game designers world, especially when compared with the otherwise similar writers’ world, is that it’s really international. I’m working at the moment on some designs with other French designers, but also with Italian, German and Brazilian ones – all in English, of course, because I wouldn’t have found the time to learn Italian, German and Portuguese.  Even the games I design with other French authors have usually English rules, because the English language is more convenient for writing short and clear rules, and because it allows us to show the game to publishers from all around the world – including France. I’ve never felt it was a giving up or a compromise. I’m even convinced it would be all for the better if the whole world were using the same language in all domains where language doesn’t really matter – such as games. Nowadays, this language can only be English – like it could only be French in the XVIIIth century or latin in the XVIth.

I’m always deeply disturbed when I see people who call themselves leftists join in the nationalist and reactionary discourse about the “defense of the French language” supposedly attacked by US cultural imperialism (which has probably other fish to fry). At the moment, European nationalisms, for which national languages are a very important topic, seems to be a much more immediate and threatening danger for our freedom of thought and speech, and may be even for peace, than the use of the English language. I might be an incurable utopist, but I think world peace will make a great step forward when we will all speak and understand the same language, probably some rustic form of English (Well, I know that’s what’s more or less happening and peace is not going so well, but things would probably be worse if we could not understand one another). We will probably keep our good old languages for love and literature, and some children songs, but we don’t really need more of it. Well, may be we can even play games together – and the main reason why I try to buy most of my boardgames in English and not in French is that it allows me to play them with almost anyone, when I can play French versions only with French people, and a few Swiss, Belgians and Canadians.

So, please stop annoying me with the French gaming world, the French speaking game designers, the French gaming websites, and so on – I don’t really care about it. Well, I do care because personally because I have good friends in the French gaming world, and financially, because it’s still the main market for most of my games, but morally and politically I don’t.

Follow-up : there has been some very agressive comments – in French, of course – of this blog post on Facebook. Some of this comments were deliberately insulting for me, and for friends who were trying to defend me, or only to calm things down. I am often provocative, but it is never because I’m eager for fight – it is because I know that intellectual provocation destabilizes and arouses reflection. When talks degenerates into ad hominem attacks, I prefer to quit and disregard violent and stupid people . 

20 thoughts on “L’Horreur identitaire
The Identity Horror

  1. Je suis assez d’accord avec votre analyse.
    Personnellement, je crois fortement que l’espéranto peut être une alternative à l’anglais en tant que langue internationale. Je l’ai appris récemment, et force est de constater qu’il fonctionne et est utilisé, que c’est une langue bien construite et surtout équitable (facile à apprendre pour n’importe qui dans le monde, ce qui n’est pas le cas de l’anglais actuellement !)
    Pour plus d’infos, je vous invite à consulter la page wikipédia sur le sujet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Esp%C3%A9ranto

  2. Je me moque de la défense du français. Mais je suis bien content que les jeux soient traduits ou rédigés en français – sinon je ne pourrais guère jouer avec la plupart des membres de mon entourage, bien moins habitués que moi à comprendre l’anglais.
    N’oublions pas que les “langues universelles” que vous citez, anglais aujourd’hui, latin et français jadis, chinois peut-être demain, n’ont jamais été parlées par tout le monde – “universelles” signifiant ici “universelles pour les élites”. Et c’est encore le cas. Peu de gens dans mon entourage peuvent comprendre les “reviews” de Tom Vassel. Heureusement que le web ludique francophone existe !

    De plus, je ne crois pas à la “clarté” inhérente de la langue anglaise – elle ne l’est pas plus que les autres, comme le prouve, dans le domaine du jeu, le nombre de joueurs anglophones qui ne parviennent pas à comprendre les règles originales (en anglais) de jeux créés dans leur langue – les forum “Rules” de BGG m’en soient témoins…

    Enfin – si je comprends tout à fait que vous puissiez trouver irritante la question de la défense de la langue française dans le monde du jeu, je ne vois pas en quoi cela invalide l’importance, dans le dit monde ludique, d’auteurs (tels que vous), éditeurs, chroniqueurs, qui se trouvent avoir le français comme langue maternelle, et /ou s’adresser à un public non ou peu anglophone.
    Il me semble voir là soit une réaction exagérée – d’exaspération sans doute – soit un saut logique que je parviens pas à suivre, peut-être parce que votre raisonnement n’a pas été entièrement exprimé. J’en reste dubitatif. What a rant !

  3. Merci pour cet article.

    Prof d’anglais est décidément un vrai métier d’avenir !

  4. cette vision des règles nécessitant une certaine langue pour être plus compréhensible, (ou précise) me fait vaguement penser au novlangue, inventé par G. Orwel dans 1984….

    utilisons tous la même langue et nous n’aurons plus qu’une vision du monde, identique.

    oui a l’internationalisme, non à la pensée unique.
    oui à la diffusion du savoir et des connaissance, non à l’hégémonie d’une syntaxe,
    cette dernière étant souvent la base constructive de la pensée.

    macha,
    scientifique, dont le monde se lit en anglais.

    • L’idée que la langue que nous parlons détermine la structure de notre pensée, idée assez populaire et en effet souvent défendue par Orwell, m’a toujours laissé extrêmement dubitatif.
      D’une part, mon expérience personnelle, et je pense celle de tout le monde, est qu’il m’arrive fréquemment de me faire des réflexions que je suis incapable de formaliser dans ma langue – et que je peux parfois, mais c’est loin d’être toujours le cas, formaliser dans une autre langue, en l’occurrence l’anglais. J’en déduis que ma pensée, au départ, n’était pas structurée par la langue.
      Et puis, et ce n’est pas seulement une boutade, cela peut amener à des remarques curieuses. En latin, les mots de la phrase peuvent être mis dans absolument n’importe quel ordre – doit-on en déduire que les romains pensaient n’importe comment ? En allemand, le verbe est à la fin de la phrase – doit en déduire que, pour les allemands, ce qui compte n’est pas ce que l’on fait, mais avec qui, quand, comment et éventuellement combien de fois ? Pour avoir discuté avec des anglais, des allemands, des chinois, des russes, des japonais et plein d’autres encore, je n’ai jamais eu l’impression qu’ils pensaient différemment – j’ai même plutôt été surpris de voir à quel point les mécanismes de pensée me semblaient partout les mêmes.

  5. Bonjour Bruno

    Si je comprends bien la tentation utopiste d’une langue universelle qui permettrait à chacun de communiquer avec tous ; je ne suis pas certaine d’en voir l’intérêt réel après avoir raisonné 5 minutes, car je suis persuadée que nous avons plus à y perdre qu’à y gagner en termes d’identités (merci de noter le pluriel).

    Il me semble en effet que la diversité, quel que soit le domaine dans lequel elle existe, est un gage de santé pour l’humanité toute entière –rien que ça, oui oui !-. Tout comme il est plus sain de mélanger les sangs pour produire des specimens (humains ou animaux) solides et viables. Le français ne serait sans doute pas ce qu’il est aujourd’hui s’il avait vécu en circuit fermé et ne s’était pas montré perméable aux autres langues.

    Notre français de 2013, le mien, celui d’une femme raisonnablement éduquée de la classe moyenne vivant dans un pays développé, est un sabir composé de termes –voire d’expressions- issus de l’anglais, l’arabe, et sans doute de plein d’autres origines que je n’identifie pas. Mon français serait peut-être incompréhensible à un français d’une autre époque, et pas si lointaine. Et la réciproque n’est pas totalement fausse, puisqu’il m’arrive de peiner en lisant Thomas Mann.

    Plus encore, je ressens ma langue, celle dans laquelle j’ai été élevée, éduquée et enseignée, comme une réelle composante de mon identité. C’est en français que, spontanément, j’aime, souffre, pense et exprime. C’est ma langue d’émotion, et je suis tentée de penser que personne ne peut aimer dans une autre langue que sa langue maternelle.

    (Dans ce sens, les relations amoureuses qui se vivent dans une langue « passerelle » m’ont toujours laissée perplexe, et aussi celles qui supposent que l’un des deux abandonne sa langue maternelle.)

    Je crois que les anglophones ne cautionneraient pas forcément la notion de « langue des affaires » pour l’anglais, anglais qui est en réalité, en l’occurrence, du nord-américain avec ou sans accent.

    Alors, même s’il m’arrive de penser en anglais et de trouver que cette langue se prête mieux à exprimer certaines choses, et aussi de l’utiliser par pudeur, pour dire quelque chose qui serait trop exposé en français.. ; je n’oublie jamais que c’est parce que j’ai eu la chance d’être instruite, puis de pratiquer cette langue, sans parler d’avoir du goût pour l’exercice. Formaliser une réflexion dans une autre langue que la sienne n’est pas une fatalité due au défaut de la langue maternelle…, c’est avoir le choix (luxueux) et savoir l’exercer avec discernement. Je suis bien certaine que toute réflexion trouverait à s’exprimer dans la langue maternelle de son auteur s’il n’en avait pas d’autre à sa disposition.

    Pour autant, je ne suis pas un défenseur (une défenseure ?) acharné(e) de la langue française, ni même de l’identité française –qui a été aussi mouvante que la langue- ; et je suis plutôt agacée aussi par le systématisme de la question, à l’adresse d’un peu tout le monde dès lors que la personne 1) est en visibilité, et 2) appartient à un domaine grosso modo culturel et/ artistique.

    Vouloir s’affranchir de cette définition d’auteur français est compréhensible de la part d’un interviewvé qui a à la fois l’ouverture d’esprit et la belle expérience pluriculturelle pour le faire ; mais la question de l’interviewveur me parait cependant légitime et qui plus est porteuse d’une bonne intention puisqu’elle invite à s’exprimer sur la réalité de cette identité.

    Vous êtes français, c’est un hasard et aussi un fait. Questionner l’importance de cette donnée chez un créatif ne me semble pas tout à fait incongru 🙂

    Vous êtes français, c’est un hasard mais aussi un fait, et questionner le poids ou l’importance de cette origine

  6. Ooops, désolée pour la phrase de fin en double, elle avait disparu de l’écran lorsque je tapais et je l’avais donc reformulée.

  7. “Même les règles des jeux pour lesquels je travaille avec des auteurs français et à priori pour des éditeurs français (ooops ! francophones) sont le plus souvent rédigées en anglais. Les raisons pour cela sont essentiellement techniques – cela simplifie le travail de rédaction initiale, la langue anglaise étant plus adaptée à l’écriture de règles brèves et claires”

    Etrange façon de travailler, quand même, puisqu’il faut ensuite éventuellement (re)traduire vers le français. Traduction peut rimer avec déperdition. Et quand on connaît le travail particulièrement délicat consistant à traduire une règle de jeu dans une autre langue (un des domaines de traduction parmi les plus subtils et les plus contraignants, if you ask me)… Quant à savoir si l’anglais est la langue idéale pour rédiger une règle, ça se discute. L’anglais a certes pour lui sa concision conceptuelle, mais elle est à double tranchant, car pas toujours dépourvue d’ambiguïtés à l’occasion.

    Sylvain (traducteur, de jeux parfois)

    • Je ne comprends pas bien votre remarque – l’un des avantages à faire des règles directement en anglais, c’est justement d’éviter la traduction. Un jeu en anglais peut être présenté à n’importe quel éditeur, y compris français, alors qu’un jeu en français ne peut être montré qu’aux quelques éditeurs français – et encore pas tous, car certains demandent des règles en anglais pour pouvoir essayer le jeu avec leurs distributeurs à l’étranger. L’un des avantages des règles en anglais, c’est donc d’éviter les éternels allers retours entre langues et les traductions multiples.

      Quant à la concision conceptuelle de l’anglais, elle va aussi avec la richesse du vocabulaire. Les polysémies et confusions de sens sont bien plus fréquentes en français qu’en anglais, c’est parfois un avantage pour la littérature, quand elle cultive l’ambiguïté, mais c’est un inconvénient pour l’écriture technique comme celle des règles de jeu. Un exemple que j’ai rencontré souvent, le mot “carte” qui peut en français correspondre à card ou map – et il y a beaucoup de jeux avec à la fois des cards et des maps.

      Et puis, n’exagérons rien. La traduction de règles n’est quand même pas une traduction littéraire. C’est une traduction technique, qui demande de la précision, mais pas de la subtilité – que je n’ai d’ailleurs pas en anglais.

      • Mmm, si le jeu dont les règles sont en anglais au départ est publié par un éditeur français, il faut bien en traduire les règles en français, non ?

      • Oui, bien sûr, mais cela n’arrive pas tout le temps ! Autant donc choisir d’entrée la langue qui ne limite pas dans les contacts avec les éditeurs, et pour laquelle la traduction n’est pas toujours nécessaire.

      • Étant justement traducteur littéraire, je puis dire que la frontière entre traduction littéraire et traduction technique est parfois bien floue. Traduire une règle demande et de la précision, et de la subtilité, car il faut d’une part que la règle soit complète, ensuite qu’elle soit intelligible, enfin qu’elle soit agréable à lire, et malheureusement ce dernier point est très souvent négligé par les éditeurs.
        J’observe au passage qu’il est des règles de jeux qui sont rédigées comme des textes littéraires. Celle de l’Héritage de Malonney par exemple. Pour ma part, quand je dois traduire une règle, c’est ainsi que je l’aborde, et je m’impose les mêmes contraintes que pour traduire une nouvelle, quitte à les enfreindre.

        Pour ma part, je crois véritablement que langue modifie la manière sinon de penser, du moins de concevoir le monde. Pouvoir ordonner les mots à peu près comme on veut dans un phrase, comme en russe, grâce à la souplesse qu’accorde un système de déclinaison, induit forcément, je crois, d’autre mécanismes de réflexion qu’une langue, comme le breton, où tous les éléments importants sont annoncés en début du discours. Le breton ayant quant à lui cette particularité extraordinaire de ne pas avoir un vocabulaire figé, et de se nourrir de métaphores.

        Sans doute il serait bien pratique que tous les hommes parlassent la même langue, de même qu’il serait bien pratique d’araser les montagnes, par exemple, pour pouvoir faire du vélo sans se fatiguer, de canaliser les fleuves pour les amener directement au voisinage de nos champs et nos vergers, où il n’y aurait qu’une seule espèce de grain et d’arbre, plus faciles à cultiver. Mais est-ce vraiment là le monde où vous avez envie de jouer ?
        Pas moi.
        Je pense que l’écologie commence justement par l’écologie de langue, qu’on devrait protéger soigneusement des pesticides de la publicité marchande et de la propagande idéologique, et faire croître et prospérer aux contacts d’autres langues, tout comme les paysans mexicains protègent leur maïs en lui associant courges et haricots.

        Personnellement, j’adore le français. J’aime le parler et l’entendre, j’aime le sentir se former dans ma bouche, j’aime les subtiles nuances qu’apporte son système de conjugaison, j’aime la précision et l’étendue de son vocabulaire, j’aime être impuissant à le maîtriser totalement, me sentir un peu débordé par lui, et même noyé parfois.
        C’est un peu comme le plaisir.

      • J’adore le français comme l’anglais, préférant le premier pour écrire, car je le maîtrise à peu près, et l’anglais pour lire, car je le découvre toujours. Je ne parlais pas en termes de goût personnel, mais de ce qui me semble collectivement souhaitable.

        Quant à l’idée, intellectuellement séduisante, selon laquelle la structure de la langue détermine la manière de penser, je pense qu’elle est fausse. D’abord, nous ne pensons pas en une langue précise, comme le prouve la difficulté que l’on peut avoir à exprimer sa pensée, y compris dans sa langue maternelle. Un tessinois pense bien plus (bien trop?) comme un suisse francophone ou germanophone que comme un sicilien. Et des peuples bien distincts partagent une même langue, anglais, français ou arabe. Cela me rappelle la formule de Churchill, sur les anglais et les américains qui sont séparés par une langue commune.

      • D’un autre côté, le tessinois, il parle… le tessinois, qui est déjà une variante locale, tout comme le suisse germanophone parle le suisse-allemand, bien que les écriteaux de ces régions soient en italien et allemand. De même pour les Suisses francophones (ou les Belges ou les Québecois) et les Français, qui eux parlent la même langue, mais peuvent employer un même mot pour désigner deux choses différentes, comme ce sera le cas avec le mot “cornet” par exemple (qui est un sac en Suisse, pas en France). C’est donc une question très compliquée que celle de la langue.

        En ce qui concerne le jeu de société, c’est un loisir éminemment technique d’après moi (on y parle de mécanismes, de stratégie, de tactique, le hasard y est introduit de façon volontaire, etc.). Comme la langue de la technique est l’anglais, cela ne me semble pas choquant qu’on le préfère et que l’on souhaite dépasser les frontières et toucher un maximum de gens. La notion d’identité locale ne fait donc pas sens, celle du type de technique(s) employée(s) (jeu avec/sans hasard par exemple) me semble plus logique. Cela en dit en fait plus sur la société en général que sur l’activité ludique il me semble. De même pour l’exemple Carrefour plus bas.

        Enfin, pour la traduction, j’ai l’impression que parfois le traducteur n’a pas le produit sous la main et qu’il commet des imprécisions pour cette raison. Je pense ici surtout à “De Vulgari Eloquentia” qui est un bon jeu, mais dont la traduction française est une vraie honte, puisque le traducteur rajoute des fautes (ce qui montre aussi que la règle traduite ne semble pas être testée ce qui est dommage). Du coup, parler la langue d’élaboration du produit est un plus certain, puisque cela permet de l’acheter à la sortie d’une part et d’autre part, en général, d’avoir une règle de meilleure qualité, puisque n’étant pas soumise à l’aléa de la traduction (Queen Games a été un spécialiste des erreurs de traduction en VF pendant un certain temps). Comme quoi, savoir une langue, c’est aussi utile pour de basses raisons techniques ;-).

  8. Je crois qu’il y effectivement a une tendance, dans chaque medium artistique, de vouloir créer, participer et représenter une scène, d’y voir naître une identité locale, d’où l’idée de jeux français, entretenus par des communautés françaises, tout comme il y a des jeux allemands (qu’on décrira volontiers comme un peu trop abstraits) ou américains avec leurs propres éditeurs, communautés, entourage etc, aussi irréaliste soit cette ambition dans un petit marché qui dépend du succès international et où bien sûr, le passeport de l’auteur n’influence guère les jeux. Sans m’intéresser à la teneur des messages en question, je peux imaginer qu’une demande publique de vous ficher la paix avec tout cela a dû sonner comme un franc désaveu à certains. Vous évoquiez la bd, c’est justement un monde où on place trois grandes séparations: la bd franco-belge, les comics américains (pas bd mais comics) et les mangas japonais (pas bd ni comics) alors qu’il y a eu beaucoup de collaborations, des influences globales etc: même topo quoi, et je pourrais discourir sur la tendance français à constituer un canon français pour la musique ou la litérature, mais ce serait injuste puisque la culture anglo-saxonne a exactement la même tendance, le pouvoir réel de l’impérialisme culturel en plus (pour ce que vaut ce terme après tout). Bref, cet attachement national me laisse aussi perplexe que vous, mais il est présent et très tangible. Moi je vois ça comme ça: les gens se laissent guider par leur famille, leur cercle d’amis et plus largement par leur ville et leur pays pour se développer, et le reste du monde est parfois un peu abstrait, lointain et pas franchement accessible, du coup on s’efforce d’apprécier ce qu’on a, on se dit qu’on fait les choses très bien (d’où la notion, à nouveau j’imagine, de trahison), et je me dis que la seule chose à faire c’est d’encourager l’ouverture de l’horizon. Personnellement je l’ai fait pour la musique un peu par hasard par exemple, et il m’arrive de grincer des dents en voyant les franco-français (en plus je suis suisse), mais ma foi, il faut les pousser avec positivité, à rebrousse-poil ça marche incontestablement moins bien 🙂
    Amicalement, Benoît.

    • Quelques autres éléments de réflexions sur le sujet, qui, à mon avis, méritent d’être sérieusement considérés :
      http://www.petitions24.net/non_a_langlicisation_de_carrefour_de_la_france_et_de_leurope

      Par ailleurs j’observe une contradiction dans votre discours : s’il est indifférent de penser dans une langue ou dans une autre, pourquoi une règle de jeu serait-elle plus facile à rédiger en anglais qu’en français ?
      Cela dit, il est bien certain que les sourds-muets, par exemple, n’ont pas besoin de notre langage pour penser. Mais eux-mêmes à leur tour se servent de leur langage pour non pas penser, mais créer. Il existe une poésie du signe que nous, parlant, n’entendons pas à moins de connaître le langage qui l’exprime.
      Quant à moi, je ne pense pas que le français soit moins souple que l’anglais. Carnot, Pasteur, les Curie, Poincaré, les Bourbaki ont rendu compte de leurs travaux en français, et assez bien pour être connus et entendus du monde entier.
      L’usage outrancier de l’anglais qu’on observe aujourd’hui n’est à mon sens que le reflet du snobisme ou, pour certains, de l’habitude. Et je ne parle pas ici de la langue des publicitaires, qui a pour premier objet, par définition, de leurrer en déguisant le discours.

      • Je ne vois aucune contradiction dans mes propos. La pensée se situe en amont du langage, et je ne pense pas dans une langue particulière. Quand j’imagine une règle de jeu dans ma tête, elle n’est ni en français, ni en anglais, elle est – tout simplement. Après, au moment de l’écrire, je constate qu’il m’est plus facile de le faire en anglais, et que le résultat est plus clair, alors que pour d’autres formes de pensée le français est plus adéquat. C’est un peu comme les langages informatiques, certains sont mieux adaptés à certains types de programme. Ce que vous dites des sourds muets me semble valable de tous les hommes – nous n’avons pas besoin du langage pour penser, nous l’utilisons seulement ensuite, pour communiquer notre pensée.

        Par ailleurs, dire que l’usage de l’anglais relève du snobisme est revenir cinquante ans en arrière – aujourd’hui, vanter ou utiliser l’anglais vous fait plutôt passer pour ringard, mais j’assume. Une habitude, certainement, mais une habitude partagée. L’effet de réseau dû au fait que le monde entier communique en anglais rend cette habitude pratique. Si Carnot, Pasteur, Curie, Poincaré ou Bourbaki publiaient aujourd’hui, ils le feraient certainement en anglais, car comme moi ils trouveraient cela plus pratique, et car cela leur permettrait d’être lu.

  9. Je n’ai pas envie de m’étendre davantage, mais tout de même, vous écrivez ci-dessus en toutes lettres :
    ” je constate qu’il m’est plus facile de le faire en anglais, et que le résultat est plus clair, alors que pour d’autres formes de pensée le français est plus adéquat”.
    Ainsi, selon vous, certaines langues correspondent mieux à certaines “formes de pensée” — et c’est bien justement le point soulevé par les syndicalistes CGT de chez Carrefour, dont j’ai cité la page à dessein.
    C’est pourquoi je pense que la question qu’on vous pose et qui vous agace tant (ce que je comprends fort bien) est néanmoins très légitime.

  10. Ha! Je poste mon petit commentaire des siècles après la bataille. Tant pis, le sujet est captivant.

    M. Faidutti je me souviens des murmures scandalisés de mes pairs et moi-même il y a bien des années, lors d’un cours de philo de terminale, comme on nous expliquait qu’il n’y a pas de pensée sans langage et que, si la recherche d’une antériorité de l’un par rapport à l’autre était vaine, les deux étaient advenus de concert. J’avais envie de dire alors, avec ma superbe d’adolescent qui a tout compris, que moi je pensais avec des images, des émotions, des fragments, des analogies, que tout cela était non formulé, et que blablabla. En fait, c’est une posture d’être humain ‘fini’ que celle-ci. Trop facile une fois adulte d’oublier que ce sont les signes qui ont commencé à structurer le monde lorsque nous étions enfants. Découpons un peu le temps en tranches extrêmement fines, et nous verrons très bien que le brouhaha symbolique qui charpente la moindre de nos idées s’appuie sur un système de classement du réel en groupes et sous-groupes qui se mélangent, se superposent ou s’excluent, chacun borné par un cadre conceptuel fondé sur, hé oui, la langue maternelle. Et j’affirme que grammaire et syntaxe dénotent et refondent une vision de l’homme spécifique, pour chaque langue, et que si d’une culture à l’autre les humains sont semblables ce sera seulement face à la peur, à la faim, au désir… toutes choses avec lesquelles la pensée moderne se permet des distances.

    Votre perception du monde se fonde sur vos rencontres, j’imagine votre expérience riche et variée néanmoins méfiez vous du contexte : peut-être des interlocuteurs de structure culturelle internationalisée ne suffisent pas à se rendre compte de ce qu’est une identité culturelle, en-soi.

  11. Je suis d’accord avec tout ce qu’énonce Bruno.

    Utiliser l’anglais pour communiquer est pratique.

    C’est toujours étonnant ce besoin de parler d’identité culturelle, cette “peur” de la perdre parce qu’on va utiliser l’anglais pour pouvoir communiquer avec quelqu’un qui ne parle pas notre langue.
    Encore plus étonnant ce besoin de vouloir “élever” le débat en parlant de philosophie.

    Dans les pays nordiques, et même chez les flamands, on respecte les oeuvres originales en sous-titrant systématiquement.
    Malgré cet “envahissement”, leur identité culturelle est intacte.
    On voit toujours au JT des hommes politiques lever leur verre de Duvel pour fêter une qualif’ en Coupe du Monde…
    Ici, on traduit tout mais ça n’empêche pas de copier certains ‘aspects’ de la ‘culture’ américaine.

    Mis à part pour faire de la publicité pour un distributeur ou éditeur français, je ne vois pas l’intérêt de parler d’uns spécificité francophone dans le jeu de société.
    Ou alors le côte franchouillard qui ressort…

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